L'histoire en déviation : escale manifeste en Guadeloupe

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Le modèle noir : De Géricault à Picassoexposition itinérante, commissaire Jacques Martial, du 14 septembre 2019 au 5 janvier 2020

Index

Mots-clés

exposition, Guadeloupe, histoire

Texte

Figure 1

Figure 1

Vue de l’exposition.

Énoncée en 2014 au sein de la thèse de doctorat, intitulée Seeing Laure: Race and Modernity from Manet’s Olympia to Matisse, Bearden, and Beyond, – soutenue par l’historienne de l’art Afro-Américaine Denise Murell à l’université Columbia – l’idée d’une approche de l’histoire de l’art au prorata de la condition noire s’est vue concrétisée par le biais d’une exposition itinérante. Aussi, d’abord instituée en 2018 à la Wallach Art Gallery de New‑York, conjointement aux recherches de Murell, Posing Modernity: The Black Model from Manet to Matisse to Today exprime alors la volonté de saisir des problématiques contemporaines liées aux inégalités ethno-raciales. Genèse d’une exposition devenue internationale – bien que Murell et la Wallach Gallery demeurent d’étroits collaborateurs – Posing Modernity se voitd’abord agrémentée des collections du musée du Louvre, du musée de l’Orangerie et du musée d’Orsay. À l’été 2019, ce dernier rassemble près de 500 000 visiteurs venus observer les modèles déchus de l’histoire de l’art et des inventaires parisiens au sein de Le modèle noir : de Géricault à Matisse. Six mois plus tard, l’exposition s’est étendue à Picasso et au bassin caribéen pour prendre place au Mémorial ACTe (Guadeloupe). Ainsi, ce sont 120 peintures, gravures, sculptures, photographies et documents d’archives qui sont réunis au sein des 700 m² de la salle d’exposition temporaire du MACTe. Historiquement litigieuses, vives mais suspendues, les questions relatives aux représentations artistiques de modèles noirs tombent à point nommé au regard des enjeux contemporains et de l’actualité. Sur une île où les a priori doudouistes1, exotiques et primitivistes étalonnèrent l’histoire de l’art locale sur les idéologies esclavagistes et colonisatrices successives, l’exposition formule la promesse d’une déconstruction et d’une revalorisation du patrimoine culturel noir.

Débutant par la période esclavagiste, la scénographie chronologique se montre efficace en ce qu’elle plonge le spectateur aux origines du traitement particulier réservé au modèle noir. Car, si auparavant ce dernier apparaît – bien que rarement – sur les toiles occidentales, il prend une toute autre dimension une fois mis en relation avec le bouleversement démographique et politique que constitue la traite négrière. Aussi, accompagnées de panneaux textuels rappelant les contextes historiques, nous pouvions observer les premières représentations allégoriques de modèles noirs. C’est avec intérêt que ce patrimoine se découvre sous nos yeux – Théodore Géricault, bien sûr, mais aussi Frédéric Bazille, Marie Guillemine Benoist ou Adolphe Brune sont de ces peintres français qui, au xixe siècle, représentèrent des figures noires. Polysémiques, selon les toiles, les modèles se démarquent largement de leur condition de servitude pour côtoyer la sensualité, bien qu’elle puisse relever de clichés exotiques, dans Portrait de Madeleine [Figure 2.]ou Femme aux Pivoines [Figure 3.] et la noblesse dans le Portrait d’Alexandre Dumas père [Figure 4.], père de l’auteur Alexandre Dumas. Aussi, l’esclavage est abordé d’un point de vue critique, scènes de souffrances et champs de travail sont rares – pensons tout de même à Le châtiment des quatre piquets (1843) – et laissent place aux sujets, humanisés. À titre d’exemple, la sculpture Pourquoi naître esclave ? (1875) de Jean-Baptiste Carpeaux réagit aux débats post‑abolitionistes de 1848, replaçant l’individu noir comme modèle artistique légitime et comme être apte à penser sa condition.

Figure 2

Figure 2

Marie-Guillemine Benoist, Portrait de Madeleine, dit aussi Portrait d’une femme noire, huile sur toile, 81 x 65 cm, 1800, Paris, Musée du Louvre, département des peintures.

Figure 3

Figure 3

Frédéric Bazille, Femme aux pivoines, huile sur toile, 60 x 75 cm, 1870, Washington, National Gallery of Art, Collection de M. et Mme Paul Mellon.

Figure 4

Figure 4

Louis Gauffier, Portrait d’un chasseur avec ses chiens dans un paysage, dit Portrait d’Alexandre Dumas père, huile sur papier, 32,5 x 25 cm, vers 1798, Bayonne, Musée Bonnat.

Difficile de parcourir cette première partie de l’exposition sans s’attarder sur Joseph, modèle récurent dans bon nombre de toiles du xixe siècle. Chosifié dans Étude de nègre de Théodore Chassériau, Joseph doit sa pérennité à Géricault qui, dès 1818 le nomme au sein de l’Étude d’homme, d’après le modèle Joseph [Figure 5.]. Au-delà de la rareté de cette nomination, cela témoigne de l’évolution des mœurs d’époque à l’égard de la condition noire et a permis, au cœur du désastre humain, d’effleurer l’humanisme. Aussi, et surtout, l’exposition accueille Le radeau de la Méduse (1918-1919), pièce maîtresse de Géricault incluant trois individus noirs – tous inspirés de Joseph – là où le radeau n’en comptait historiquement qu’un. Acte de revendication d’un peintre proche du mouvement abolitionniste et détournement d’un fait d’histoire, cette toile hisse Joseph sur le mat du bateau, comme le symbole d’une représentation déliée – départ de la suite de l’exposition.

Figure 5

Figure 5

Théodore Géricault, Étude d’homme d’après le modèle Joseph, huile sur toile, 47 x 38,7 cm, vers 1818-1819, Los Angeles, Paul Getty Museum.

Plus loin, une sélection de quelques clichés de Nadar opère la transition vers la seconde partie de l’exposition. Celle-ci se propose d’évoquer la crise de la représentation de l’individu noir en contexte post-abolitionniste, où le manichéisme chromatique s’efface au profit d’un métissage des mœurs. D’abord, Alexandre Dumas fait l’objet d’un accrochage particulier. L’intégralité d’une cimaise est consacrée à l’auteur du Comte de Monte‑Cristo, les portraits de Nadar [Figure 6.] et de Gustave Le Gray côtoient diverses caricatures du milieu du xixe siècle, insistant sur le caractère crépu des cheveux ou sur la prétendue grosseur de ses lèvres. Métis et petit-fils d’une esclave affranchie de Saint-Domingue, Dumas fut la cible d’une part des intellectuels conservateurs parisiens – hier martyr, aujourd’hui définitivement canonisé. Notons que son fils, Alexandre, a droit aux mêmes traitements stéréotypés quand il est l’objet de photographies ou de caricatures. Exposées aux côtés de celles de son père, la similitude des contenus satiriques souligne le peu d’évolution, au cours du xixe siècle, en termes de représentation noire.

Figure 6

Figure 6

Félix Nadar, Alexandre Dumas (père), épreuve sur papier salé, 24,7 x 18,8 cm, 1855, Houston, Museum of Fine Arts.

En face de la famille Dumas se tient une femme, Maria L’antillaise [Figure 7.], photographiée par Nadar entre 1856 et 1859. Par sa nomination, cette dernière témoigne d’une évolution vis-à-vis du rapport au modèle. Néanmoins, le « patronyme géographique » reste symptomatique d’une époque portée sur l’exotisme et laisse envisager le trajet restant jusqu’à la valorisation totale d’un modèle noir inconnu – au sens inverse de Dumas. Le commissariat et la scénographie sont d’une redoutable efficacité. Libres d’interprétations, les œuvres et leur disposition proposent une lecture originale et nous laissent, à l’instar de nos observations, déconstruire l’histoire sous l’auspice des diverses informations disséminées : la genèse thésarde offre un parcours convaincant et cohérent – ce qui relève un défi majeur pour ce type d’exposition anthologique.

Figure 7

Figure 7

Félix Nadar, Maria l’antillaise, épreuve sur papier salé, 25 x 19 cm, entre 1856 et 1859, Paris, Musée d’Orsay.

Outre Maria, la femme noire occupe une place privilégiée et ses représentations se succèdent. La troisième partie de l’exposition, résolument moderne et portée sur les individualités, fait la part belle aux « modèles » et aux acteurs noirs du xxe siècle. Aussi, dans une volonté d’élargir le spectre, une place de choix est réservée aux représentations de femmes noires – car, si l’on en croit le vieil adage : un train peut en cacher un autre, a fortiori sur une histoire en déviation. Ainsi, l’accent est ponctuellement mis sur les modèles féminins qui, cumulant les tares sociétales d’époque, se voient revalorisés et mis en perspective. Entre autres, la troisième partie de la visite se focalise sur la figure de Joséphine Baker, chanteuse, danseuse et actrice française dont le nom avait été souligné dans l’installation de Glenn Ligon Des parisiens noirs au musée lors de l’escale au Musée D’Orsay et dont l’objectif fut, selon l’artiste, de révéler cette « “invisibilité si visible” […] destin de bien des figures noires dans l’art français ». De ses charlestons lors des spectacles de la Revue nègre dès 1925 à sa célèbre ceinture de bananes [Figure 8.], l’empreinte de Baker sur la scène française se révèle davantage sur sa lutte pour les droits civiques afro-américains et ses actes de résistance durant la seconde guerre mondiale. Son parcours fait d’elle un personnage clef dans l’histoire des représentations artistiques noires : n’hésitant pas à brouiller les pistes entre vision infantilisante du noir et peur du sauvage – de quoi conforter et interroger les poncifs des siècles passés en déroutant le public d’époque. L’exposition se termine sur quelques œuvres contemporaines d’artistes invités pour l’occasion et exclusives à la manifestation guadeloupéenne. Citons la jeune artiste chinoise Wenjue Zhang qui, reprenant l’Olympia de Manet, opère d’une inversion des modèles dans Self-portrait : after Olympia [Figure 9.]. Représentant l’artiste grimée en femme noire et servie par une esclave blanche, cette photographie transgresse définitivement les barrières symboliques érigées par les siècles d’histoire de l’art qui la précède. Notons que l’origine asiatique de l’artiste élargit également le propos et donne à questionner davantage les rapports multiculturels – symptomatique de l’esthétique radicante chère à Nicolas Bourriaud2. Plus loin – et à défaut de découvrir, ou redécouvrir des artistes guadeloupéens – le guyanais Mirtho Linguet présente une partie de son Black Dolls Project, avec trois extraits de la série « A mental-cide » [Figure 10.] il scande « rien a changé3 » et souligne le trajet restant d’une histoire de l’art, certes « en déviation », mais dont la suite reste à confirmer.

Figure 8

Figure 8

Joséphine Baker portant sa célèbre ceinture de bananes en 1926 aux Folies Bergères.

Figure 9

Figure 9

Wenjue Zhang, Self-portrait : after Olympia, photographie sous Diasec, tirage jet d’encre, 98 x 150 cm, 2013, Paris, collection particulière de l’artiste.

Figure 10

Figure 10

Mirtho Linguet, Black Dolls Project, Série « A mental-cide », un « Bain démarré » n° 3, 5 et 6, 2014, photographies sous Diasec, tirages jet d’encre, 100 x 150 cm, Cayenne, collection particulière de l’artiste.

Fort d’une proposition scientifique engageante et d’un cycle de conférences pertinent, Le modèle noir : de Géricault à Picasso se distingue et intègre le cercle restreint des évènements intimement liés aux enjeux de leur époque. Nous pourrions regretter le caractère anecdotique des quelques croquis et dessins d’étude signés de Picasso qui, s’ils apparaissent dispensables, demeurent un attrait pour une partie du public et ont contribué au succès d’affluence de l’exposition. Initialement dédié à la mémoire de l’esclavage, le Mémorial ACTe semble enfin balayer les critiques concernant son immobilisme pour soumettre une proposition résolument tournée vers l’avenir. Aussi, en accueillant une exposition de cette ampleur – chose assez rare pour le souligner – la Guadeloupe se fait actrice et spectatrice face à des enjeux dont les échos résonnent en divers lieux du monde et, de facto, témoigne de ce qu’il est désormais convenu de nommer l’histoire globale, toujours, ou presque, transcendante à l’égard du patrimoine artistique.

Le modèle noir : De Géricault à Picasso (Mémorial ACTe, Pointe-à-Pitre, Guadeloupe)

14 septembre 2019 – 5 janvier 2020

Commissaire d’exposition : Jacques Martial

Président du MACTe : Georges Brédent

Directrice des expositions au musée d’Orsay : Hélène Flon

Directrice du musée de L’Orangerie : Cécile Debray

1  Le doudouisme est une vision folklorique et stéréotypée des Antilles. « C’est ainsi qu’en littérature, le doudouisme a donné […] un exotisme de l’

2  Si l’on en croit la définition formulée par Nicolas Bourriaud : « Ce qui compte désormais, c’est la faculté d’acclimatation à des contextes divers

3  Propos de l’artiste recueillis par le Mémorial ACTe à l’occasion du vernissage de l’exposition, le 13 septembre 2019.

Notes

1  Le doudouisme est une vision folklorique et stéréotypée des Antilles. « C’est ainsi qu’en littérature, le doudouisme a donné […] un exotisme de l’intérieur […]. Au point de s’extasier sur leur paysage comme s’ils ne faisaient pas partie de leur environnement naturel […] au point surtout de donner à leurs peuples une image insignifiante […] et de leur culture un aperçu d’une affligeante vacuité ». Dictionnaire encyclopédique Désormaux, vol. 3, 1992 s.v. doudouisme. À noter que le doudouisme peut être cultivé par des artistes non-européens, sujets à une sorte d’aliénation culturelle.

2  Si l’on en croit la définition formulée par Nicolas Bourriaud : « Ce qui compte désormais, c’est la faculté d’acclimatation à des contextes divers, et les produits (les idées, les formes) que génèrent ces acculturations temporaires. […] La force de ce style de pensée réside dans des protocoles de mise en route : il s’agit d’élaborer une pensée nomade, qui s’organise en circuits et par expérimentations, et non pas en termes d’installations permanentes, de pérennisation, de bâti. […] L’artiste radicant invente des parcours parmi les signes : sémionaute, il met les formes en mouvement, inventant par elles et avec elles des trajets par lesquels il s’élabore en tant que sujet, en même temps que se constitue son corpus d’œuvres ». Bourriaud Nicolas, Radicant : pour une esthétique de la globalisation, Paris, Denoël, 2009, 217 p., pp. 59-60.

3  Propos de l’artiste recueillis par le Mémorial ACTe à l’occasion du vernissage de l’exposition, le 13 septembre 2019.

Illustrations

Figure 1

Figure 1

Vue de l’exposition.

Figure 2

Figure 2

Marie-Guillemine Benoist, Portrait de Madeleine, dit aussi Portrait d’une femme noire, huile sur toile, 81 x 65 cm, 1800, Paris, Musée du Louvre, département des peintures.

Figure 3

Figure 3

Frédéric Bazille, Femme aux pivoines, huile sur toile, 60 x 75 cm, 1870, Washington, National Gallery of Art, Collection de M. et Mme Paul Mellon.

Figure 4

Figure 4

Louis Gauffier, Portrait d’un chasseur avec ses chiens dans un paysage, dit Portrait d’Alexandre Dumas père, huile sur papier, 32,5 x 25 cm, vers 1798, Bayonne, Musée Bonnat.

Figure 5

Figure 5

Théodore Géricault, Étude d’homme d’après le modèle Joseph, huile sur toile, 47 x 38,7 cm, vers 1818-1819, Los Angeles, Paul Getty Museum.

Figure 6

Figure 6

Félix Nadar, Alexandre Dumas (père), épreuve sur papier salé, 24,7 x 18,8 cm, 1855, Houston, Museum of Fine Arts.

Figure 7

Figure 7

Félix Nadar, Maria l’antillaise, épreuve sur papier salé, 25 x 19 cm, entre 1856 et 1859, Paris, Musée d’Orsay.

Figure 8

Figure 8

Joséphine Baker portant sa célèbre ceinture de bananes en 1926 aux Folies Bergères.

Figure 9

Figure 9

Wenjue Zhang, Self-portrait : after Olympia, photographie sous Diasec, tirage jet d’encre, 98 x 150 cm, 2013, Paris, collection particulière de l’artiste.

Figure 10

Figure 10

Mirtho Linguet, Black Dolls Project, Série « A mental-cide », un « Bain démarré » n° 3, 5 et 6, 2014, photographies sous Diasec, tirages jet d’encre, 100 x 150 cm, Cayenne, collection particulière de l’artiste.

Citer cet article

Référence électronique

Théo Marteel, « L'histoire en déviation : escale manifeste en Guadeloupe », Déméter [En ligne], 5 | Été | 2020, mis en ligne le 01 février 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/126

Auteur

Théo Marteel

Originaire de Guadeloupe et titulaire d’un master 2 « Exposition/production des œuvres d’art contemporain » à l’université de Lille, Théo Marteel s’intéresse particulièrement aux enjeux qui lient art et anthropologie.

Droits d'auteur

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