Où exposer des mandalas à l’ère contemporaine ?

DOI : 10.54563/demeter.468

Résumés

Représenter la figure du mandala à l'ère contemporaine interroge sa pérennité. En effet, les mandalas perdurent, plastiquement, de manière paradoxale ; ils sont en effet initialement voués à la destruction. Aussi, nous interrogerons les espaces contemporains au sein desquels le mandala a été mis à l'honneur, et tenterons de comprendre en quoi il y a trouvé ou non une place légitime. Tout d'abord, les expositions dans les espaces muséaux ont permis la visibilité du mandala dans l'espace artistique contemporain. Comment comprendre alors l'essence du mandala dans un lieu ignorant son rituel initiatique ? Puis, nous verrons la recherche de recréation d'un espace propre à la sacralité du mandala, qui permet au visiteur une tout autre approche, elle-même tentative de légitimation d'exposition de mandalas.

Representing mandala's figure in the contemporary era questions its durability. Indeed, the mandalas persists, plastically, in a paradoxical way; they are in fact initially doomed to destruction. Also, we will question the contemporary spaces in which the mandala has been honored, and will try to understand how it has or has not found a legitimate place in these places. First of all, the exhibitions in museum spaces allowed the visibility of the mandala in the contemporary artistic place. Thus, how to understand the essence of the mandala in a place ignoring its initiatory ritual? Then, we will see the search for the recreation of a specific place to the sacredness of the mandala, which allows the visitor a completely different approach, which is an attempt to legitimize the mandala's exhibition.

Index

Mots-clés

mandala, exposition, musée, légitimité, sacré

Plan

Texte

C’est en voyageant en Inde, au Cachemire plus précisément, au cours de l’année 2011, que la notion de « mandala » a éveillé ma curiosité, et plus particulièrement celle du mandala de Kalachakra, issue de la tradition tibétaine. Cette œuvre précieuse y est spirituellement très approuvée, et tout le travail mis en œuvre pour la réaliser me semblait très pointilleux. En me renseignant sur le rituel de Kalachakra et sur le tantra comme support principal de l'enseignement du bouddhisme tibétain, j’ai réalisé que ce mandala était normalement voué à la destruction. Effectivement, le rituel durant lequel l’œuvre était conçue imposait qu’elle « meure », dans le même temps que la fin de la prière. Le rituel de la « roue du Temps1 », initiation la plus élevée dans le bouddhisme tibétain, symbolise en fait l'impermanence ou le caractère relatif transitoire des phénomènes composés. Ceci permet également de combattre l'attachement. C'est pour cette même raison que les artistes de ces œuvres sacrées ne les signent jamais. L’œuvre était donc indissociable de l’aspect spirituel. Les familles achetaient un mandala pour le suspendre dans la pièce principale de la maison familiale, en guise de bon augure. Le mandala détient alors une fonction significative quant à l’avenir, faisant écho aux rangolis, peintures faites au sol2.

À l'ère contemporaine, le regain d'intérêt pour la figure mandalique – notamment à travers la psychanalyse de Jung – a conféré à la forme un statut d'œuvre dans sa durabilité. L'utilisation d'objets rituels à des fins scénographiques (dans les lieux consacrés à l'exposition d'art contemporain, comme les musées) questionne évidemment la légitimité de la place de l'œuvre au sein de ce dernier. Si la globalisation a permis l'entrée au musée de certains objets cultuels dont la valeur rituelle est avérée, leur exposition reste controversée. Nous pouvons alors questionner l'ouverture de l'art à exposer des mandalas, initialement voués à la destruction. Dans quelle mesure la pensée du mandala est-elle reconsidérée à l'ère contemporaine ? En dépassant la pérennisation de la forme, c'est-à-dire en admettant que les mandalas ne soient plus détruits, peut-on réellement recréer ce moment de « perception directe et pure3 » dans un contexte d'exposition contemporain tel que celui du musée ? Comment le regardeur contemporain peut-il se servir du mandala comme un support de progression, même en excluant la question de l'accomplissement religieux, sans le considérer comme un simple objet esthétique ?

Dans un premier temps, le mandala a pu être inséré dans une institution déjà existante : le musée. En effet, plusieurs expositions ont tenté de restituer le geste de création – maîtrisé et suivant des codes extrêmement précis, à l'image des conceptions bouddhiques tibétaines – afin de comprendre le rituel mandalique tel que nous comprenons celui de Kalachakra. Aussi, les expositions Magiciens de la Terre et Traces du Sacré semblent parmi les plus importantes à avoir mis à l'honneur la figure mandalique. Ensuite, nous verrons que la question du lieu en lui‑même a été soulevée pour exposer le mandala : d'une part, la « Chapelle aux Miroirs Sacrés », conçue par l'artiste américain Alex Grey, prétend exposer des mandalas qui trouvent leur place grâce à l'expérience esthétique forte, transférable au rite initial du mandala de Kalachakra, transférée par l'espace. D'autre part, l'œuvre de Léonore Mercier tente de rendre compte de l'expérience vibratoire qu'un ensemble de bols tibétains, disposés en demi-cercle, provoquent chez le visiteur, placé au centre de cette demi-sphère.

Le mandala dans l'espace muséal

À l'orée de la « mondialisation de l'art4 », de nombreux espaces institutionnels ont permis la visibilité du mandala dans la sphère artistique contemporaine. Plusieurs expositions l'ont mis à l'honneur, afin d'en comprendre à la fois la forme et l'essence.

Magiciens de la Terre

Le dialogue entre des œuvres dont les traditions sociales et spirituelles étaient fortes et les œuvres contemporaines qui, elles, ont de plus en plus perdu le caractère qui les lie au sacré, a été l’initiative de l’exposition Les Magiciens de la Terre, en 19895. Il ne s’agissait pas d’établir une opposition stérile entre les styles artistiques des différents continents, ou simplement de vouloir montrer ce qui se faisait « ailleurs », mais bien de mettre en relation, affronter, et regrouper tous ces styles6. Pour l’occasion, trois moines tibétains du monastère de Pelgyeling à Swayambhunath, à Kathmandu (au Népal), ont été invités à réaliser un véritable mandala de sable [Figure 1.]. Cela soulève l’une des questions essentielles qui concerne le mandala dans sa valeur d’exposition. Il est intéressant de noter que le mandala a été créé pour l’exposition, autrement dit, dans le but d’être exposé. Toutefois, conformément au rituel qui unit les prêtres au mandala, il a été demandé que le mandala soit détruit à la fin de l’exposition ; la poudre du sable avec lequel il avait été conçue devait, ainsi, être dispersée dans le Canal Saint Martin, le plus proche de l’exposition. Aussi, la première approche du mandala dans une exposition de telle envergure montre à la fois une œuvre qui respecte sa tradition, puisque les moines sont venus l’exécuter et que le mandala a été dissout, dans le but d’enseigner le non-attachement aux objets matériels ; mais également une œuvre qui a subsisté en vue d’être exposée, qui a été abordée, en langage plastique, en tant qu’objet d’art à part entière, à valeur égale que toute autre dans l’exposition. Le musée a donc tenté de montrer le geste créateur, laissant au regardeur l'occasion de bénéficier de sa monstration. Aussi, l'exposition reflétait une volonté de mettre en avant des œuvres primitives fondées sur des croyances ou des religions, en contraste avec les œuvres modernes ou post-modernes proposées en Europe en 1989.

Figure 1.

Figure 1.

Mandala de sable réalisé à l'occasion de l'exposition Magiciens de la Terre, 1989.

La réalisation de ce mandala peut être mise en parallèle avec le mandala du népalais Nuche Kaji Bajracharya, exposé au même endroit, intitulé Mandala de la divinité bouddhique Herouka, réalisé en 1988 [Figures 2. et 3.]. Le mandala dédié à Hérouka est relié au corps et symbolise la manifestation de la compassion. Associée au tantra du yoga suprême, la divinité prône l’union entre l’esprit de félicité et celui de vacuité. Il présente toutes les caractéristiques d’un mandala traditionnel. De plus, dans la même exposition, Ronaldo Pereiro Rego, sculpteur brésilien, a présenté vingt-cinq sculptures, réunies sous le nom d’ « Imaginaire de l’Umbanda » [Figure 4.]. Produites en fer forgé entre 1985 et 1988, elles portent les symboles des divinités du panthéon de l’Umbanda brésilien7. Ces formes étaient, initialement, dessinées sur le sol. Or, l’une d’elles s’appelle Mandala [Figure 5.], elle est composée de trois cercles qui se situent au centre de la sculpture. Le fer forgé pourrait presque laisser entrevoir une forme anthropomorphique, qui placerait la tête humaine à la place du cercle, en faisant appel à sa spiritualité et en le rappelant au divin. Cela le rattache directement aux origines du mandala tibétain. Les deux œuvres de l’exposition se font donc écho, malgré le fait que l’une eût été détruite et que l’autre ait survécu, ayant comme statut officiel la « sculpture ». Exposer ces signes n’est donc pas blasphématoire pour l’artiste, et ouvre de nouvelles portes à l’art sacré.

Figure 2. et 3.

Figure 2. et 3.

Nuche Kaji Bajracharya, Mandala de la divinité bouddhique Herouka.

Figure 4.

Figure 4.

Ronaldo Pereira Rego, Imaginaire de l’Umbanda, vingt-cinq sculptures, pour l’exposition Magiciens de la Terre en 1989 au Centre Pompidou.

Figure 5.

Figure 5.

Ronaldo Pereira Rego, Mandala, fer forgé, 80x33 cm, 1985-1988.

L’exposition Magiciens de la Terre installe donc un jeu de questions‑réponses entre les différentes manifestations d’une même forme, mais interroge aussi les diverses manières d’exposer un art sacré, aux origines de traditions précises et respectées. Elle a été l’une des premières expositions à cristalliser les clefs qui se jouent entre l’art sacré et l’art contemporain.

Traces du Sacré

L’exposition de mandalas ne s’est pas limitée à l’exposition des Magiciens de la Terre. Au contraire, cette dernière n’était que le début de la construction du pont qui s’est forgé entre le sacré et le contemporain. L’exposition Traces du Sacré, au Centre Georges Pompidou, en 2009, en est le parfait témoin. Elle est une reformulation des interrogations fondamentales de l’humanité, qui remettent en jeu des questions métaphysiques, dans un contexte politico-social de bouleversement des croyances. Les mandalas sont évoqués dans l’exposition à plusieurs reprises. La première œuvre est assez explicite, puisque le titre lui-même évoque la forme bouddhique ; il s’agit du Mandala de Tobias Collier, réalisé grâce à des feuilles d’aluminium, du vernis et de la colle, entre 2005 et 2008 [Figure 6.]. Une interview de l'artiste à propos de la réalisation de Mandala laisse entrevoir comment il perçoit son œuvre :

« L’œuvre que je présente dans l’exposition Traces du Sacré est un mandala, un dessin éphémère sur le sol, fait de paillettes. À la manière des mandalas, dessins de sable des moines bouddhistes ou de ceux des anciennes traditions navajos, et autres. C’est une activité rituelle. Le mien est fait de paillettes, une matière synthétique, plastique, qui réfléchit la lumière. C’est bon marché et jetable, mais sa luminosité est intéressante. L’image représentée dans le mandala est la chaîne proton-proton, la représentation contemporaine de la façon dont une étoile comme le soleil consume son énergie pour nous donner sa lumière. Au départ, deux protons se combinent pour donner de l’hydrogène. Et cet hydrogène, s’unissant à un autre proton, donne du deutérium, un isotope de l’hélium, et ainsi de suite. Il faut savoir que la lumière met environ dix millions d’années pour passer du noyau du soleil à sa surface, mais qu’elle atteint la terre en huit minutes. En fin de compte, c’est une description de l’origine de toute énergie. Toute vie sur terre dépend de ce processus. C’est une sorte d’hommage, une façon respectueuse de donner un coup de chapeau à cet acte. Mais il ne faut pas pour autant croire qu’il y a du vaudou là-dedans. Ce n’est que ce que c’est. Cette œuvre est recrée à chaque exposition. Elle est composée sur place et détruite à la fin de l’exposition. Ca tombe sous le sens8.

Une fois de plus, la relation étroite se tisse entre la science moderne occidentale, qui, aujourd’hui, détient des informations données sur les origines de la vie, et les traditions des civilisations anciennes. Le mandala n’est donc en aucun cas décrédibilisé face à ces traditions ; il apporte, de plus, un sens nouveau en donnant au spectateur de nouveaux repères, plus contemporains.

Figure 6.

Figure 6.

Tobias Collier, Mandala, feuille d’aluminium, vernis, colle, 2005-2008.

L’huile sur toile de Lee Mullican, peintre et professeur d’art américain, intitulée Peyolt Candle (c’est-à-dire, littéralement, « bougie au peyotl »), se rapproche également de rituels traditionnels. Réalisée en 19519, l’œuvre se constitue comme un mandala, où, du centre, émanent de nombreux rayons dans une palette de dorés [Figure 7.]. Cependant, l’artiste n’exploite pas directement, à nouveau, les symboles tribaux dont il a été familier dès son plus jeune âge. Il s’oriente vers cette culture ancestrale pour combiner plusieurs éléments. D’abord, comme nous l’avons cité, la culture ancestrale des indiens d’Amérique est induite ici par le terme « peyotl », petit cactus sans épine utilisé par les chamans pour ses propriétés enthéogènes, psychotropes et hallucinogènes. D’autre part, l’évocation de la forme mandalique fait référence à la philosophie orientale. Certains attribuent encore à sa peinture une note surréaliste. Ce syncrétisme artistico-cultuel est réalisé dans les règles de l’abstraction, qui signe la facture singulière du peintre et son interprétation résolument contemporaine. De nouvelles voies s’ouvrent à la fusion du sacré et du contemporain, qui les fait naître à travers de nouvelles perceptions.

Figure 7.

Figure 7.

Lee Mullican, Peyolt Candle, huile sur toile, 1951.

Enfin, l’œuvre de Robert Smithson, Spiral Jetty10, de la même exposition, renvoie implicitement aux mandalas grâce à la réflexion qu’il propose sur la géométrie sacrée. L’artiste américain, lié à l’art minimal et au Land Art, se penche sur ce type de géométrie après être allé au Grand Lac Salé dans l’état d’Utah aux États-Unis et observe les ondulations de l’eau. Il va y construire une spirale, c’est-à-dire une forme qui part d’un centre pour s’en éloigner progressivement. De même que pour les mandalas, c’est une forme que l’on retrouve fréquemment dans la nature. Une hélice, quant à elle, est une spirale, mais perçue en trois dimensions. L’artiste y fait directement référence puisque son film est réalisé à partir d’un hélicoptère, qui tourne autour du paysage dans un mouvement de spirale. D’ailleurs, le terme grec helix, helikos signifie « spirale ». Une fois de plus, les conceptions ancestrale et contemporaine se mêlent : la visite du musée d’histoire naturelle, au début du film, rappelle les connaissances archaïques que nous avons de la terre ; tandis que les machines contemporaines, qui creusent cette terre par la suite dans le film, nous rappellent la fonction première de l’art, retrouvée avec le mandala, qui est de puiser dans le noyau essentiel de l’homme, au plus profond de lui-même.

L’exposition Traces du Sacré a donc installé des relations entre l’existence fondamentale de l’homme et les œuvres qu’ils ont, par la suite, créées.

Aussi, l'espace muséal qui met en scène les mandalas légitime leur exposition en mettant en avant un questionnement lié au geste de l'artiste : un geste créateur et symbolique, reconnu par la qualité de l'acte en lui-même, et qui permet au mandala de se définir par l'acte qui le crée. En outre, le mandala outrepasse le simple objet esthétique montré au grand public, dénué de toute charge religieuse. La contemplation d'un mandala dans l'espace muséal permettrait alors de défier l'impermanence de sa forme initiale en les faisant exister en tant que tels. Les artistes les exposant sont en quête de recréation, facilitant l'accès à la prise de conscience de celui qui le regarde.

Recréer un espace pour exposer les mandalas ?

La question de l'exposition des mandalas a également été pensée à travers le lieu qui les mettait à l’honneur, occasionnant la motivation à les montrer au spectateur.

Alex Grey et l'érection de la « Chapelle aux Miroirs Sacrés »

Exposer des mandalas revient, pour Alex Grey, peintre américain, à resituer l'œuvre dans un contexte sacré. La Chapelle aux Miroirs Sacrés, à New York, est un bâtiment reconstituant vingt-et-un chefs d'œuvre, représentant des corps et y intégrant des mandalas [Figure 8.]. Les peintures représentent le voyage de l'artiste à la recherche de notre nature divine par un examen attentif du corps et de l'esprit humain. Sous les prismes cosmique, biologique et technologique, les corps sont exposés de manière à révéler les organes et les énergies spirituelles qui les imprègnent. Le mandala suppose donc la capacité de conférer à la toile plusieurs niveaux de la réalité et la conscience observables, dans un lieu où l'exposition permanente rend, à juste titre, permanente une forme qui prône le contraire. De ce fait, l'expérience esthétique du visiteur peut-elle réellement être opérée par la sacralisation des corps au sein de la chapelle ?

Figure 8.

Figure 8.

Alex Grey et sa famille dans la « Chapelle aux Miroirs Sacrés ».

Cette chapelle dédiée à l'art revendique sans doute la volonté de revenir aux sources sacrées de l'art, rappelant notamment le contexte de création des mandalas. D’origine hindoue, les premiers mandalas représentent une empreinte sainte composée d’un centre où figure Shakyamuni, le fondateur du bouddhisme, entouré de huit bodhisattvas ou « saints ». Les croyances tibétaines et indiennes, elles, font remonter l’invention de cette figure bien plus loin, au vie siècle avant Jésus Christ, à Shakyamuni lui-même, le Bouddha historique. Ce serait un an après avoir atteint l’Éveil que ce dernier aurait conçu, notamment, le mandala de Kalachakra, dédié au temps. Sa propre progression, hors du monde des phénomènes sensibles, et vers l’état d’Éveil, est retracée par un parcours de couleurs. Cette origine est incontestablement revendiquée par l'artiste américain dans ses toiles. Nous retrouvons la forme circulaire, mandalique, considérée proche de la perfection, sur le front d'un Bouddha presque intimidant, dans le panneau iii de Nature of Mind [Figure 9., Nature of Mind, panneau iii, 1996, Huile sur bois avec cadre sculpté de feuilles d'or, CoSM, New-York] qui signe résolument l’Éveil de Bouddha comme exemplarité de transcendance et de détachement. En d’autres termes, l'Éveil est la compréhension parfaite et la réalisation des quatre nobles vérités (la souffrance, l’origine de la souffrance, la cessation de la souffrance et le chemin menant à la fin de la souffrance). Il s'agit en fait de se réveiller du cauchemar des renaissances successives (qui correspond au terme sanskrit saṃsāra). L'homme éveillé atteint l'illumination (le nirvāṇa), et échappe complètement à la souffrance lors de sa mort (appelée parinirvāna, il s’agit de la dissolution complète des cinq agrégats). Le cycle des renaissances et des morts est donc brisé. Or, le parcours de la Chapelle aux Miroirs Sacrés a été pensé par l'artiste lui-même et sa femme, Alyson. Aussi, le lieu apporte la légitimité de l'exposition mandalique, dans la mesure où il serait une aide véritable à la méditation. Autrement dit, le spectateur n'est plus un simple observateur, mais devient un expérimentateur ; et le mandala n'est plus un simple objet esthétique, mais incarne un support de méditation, permettant un retour sur nous-mêmes.

Si nous comprenons la démarche plastique et spirituelle d'Alex Grey, le processus créatif devient un véritable chemin spirituel. Conséquemment, les toiles de l'artiste représentent l'aspect sacré du corps énergétique, permettant à l'Homme un dépassement de Soi. Comme le souligne Roberto Assagioli, médecin neuropsychiatre et pionner de la psychanalyse italienne :« Ce qui est capable de produire des effets dans une autre réalité doit, lui-même, être considéré comme une réalité, car il ne me paraît y avoir aucune justification philosophique pour qualifier d’irréel le monde invisible ou mystique11. » Aussi, à travers la traduction plastique du mandala, Alex Grey recherche la vérité dans les profondeurs de l'être humain.

Toutefois, cette expérience, si considérée soit-elle, répond à une investigation personnelle. Pour l'artiste, la place du mandala est légitimée dans son parcours personnel. Cela ne va pas de soi pour le simple visiteur, et pose la limite d'un tel postulat. Se rend-on sur un lieu d'exposition comme l'on se rend dans un lieu de recueillement ? Y a-t-il donc cohérence de l'œuvre vis-à-vis de son espace d'exposition ? Le mandala permet-il de se réaliser pleinement, ou reste-t-il, à distance, un simple objet esthétique ?

Ainsi, la démarche d'Alex Grey prétend pouvoir inviter le regardeur à questionner l'énergie spirituelle qui circule en lui ; c'est donc davantage cette démarche qui motiverait l'exposition des mandalas. En effet, il voit plutôt l'enseignement bouddhique comme un idéal de vie, par le support mandalique, témoin de l’impermanence, de l’impersonnalité et de l’insatisfaction12, aux résonnances universelles. La culture new age mise à l'honneur chez l'artiste américain s'explique par un retour au spirituel pour palier la chute des grandes utopies dans les années 90. Questionner l'exposition de la figure mandalique grâce à son lieu d'exposition revient donc à questionner sa pertinence, à l'heure où les réflexions post‑modernes interrogent l'humanité en elle-même.

L'installation interactive de Léonore Mercier

Enfin, la plasticienne sonore Léonore Mercier a proposé, au Fresnoy en 201113, une installation mettant en scène des demi-cercles de bols tibétains, le Damassama [Figure 9.]. Elle propose la mise en place de vingt‑quatre bols tibétains sur deux demi-arcs de cercle. Le visiteur, qui n'est donc plus simple observateur du geste comme dans l'espace muséal, ou situé dans un lieu voulu sacré comme chez Alex Grey, est donc invité à orchestrer les interactions sonores, grâce à son propre geste. En effet, un système de capteurs interposés permet à un tambour de percuter l'instrument pointé par le geste, dans un cheminement musical personnalisé. Aussi, l'œuvre ne se réalise qu'en interaction avec le visiteur.

Figure 9.

Figure 9.

Léonore Mercier, Damassama, installation sonore, 2011, Fresnoy.

Aussi, l'œuvre en elle-même n'est-elle pas là la véritable « réincarnation » contemporaine du mandala que tout un chacun, même non-initié, peut expérimenter pour rentrer au plus profond de soi ?

En effet, l'écoute de sa propre composition rend davantage attentif à l'introspection des dimensions de soi, véhiculées par le son de ces instruments. Nous ne sommes plus simples visiteurs mais les créateurs d'un univers sonore personnel, dont les vibrations qui s'imprègnent en nous incitant à « écouter le monde dans une réalité spirituelle, dont nous sommes les auteurs sur l'instant 14». Placés au centre, c'est‑à‑dire positionnés précisément à l'endroit du labyrinthe mandalique où nous sommes supposés être plus éveillés, la rondeur du son primordial « Om » engendrée par les bols, donne à l'œuvre une symbolique spirituelle caractéristique de la genèse du mandala. Ainsi, l'artiste dépasse à la fois le geste observé, qui, certes, sacralise l'espace de création, mais n'inclut pas nécessairement le spectateur ; et l'espace admis comme un lieu sacré qui permettrait une expérience esthétique unique et personnelle. En effet, Léonore Mercier orchestre plusieurs œuvres éphémères, à l'image des mandalas, que sont les mélodies évoquées par les bols des visiteurs, tout en faisant de cet espace un lieu de création et de rencontre avec le « soi » créateur.

En somme, exposer des mandalas à l'ère contemporaine présente un nécessaire parti pris réflexif. En effet, sa destruction, dans le rituel initial et initiatique tibétain, peut postuler comme le fruit d'une reconnaissance spirituelle élevée, où les richesses matérielles importeraient peu15. Dans le cadre d'un investissement total venant du pratiquant, elles doivent disparaître en signe de non-attachement. C'est pourquoi la question de leur exposition – étymologiquement, l'expositio dans la rhétorique est le fait d'exposer des idées – s'érige de manière problématique en soi. D'aucuns les ont mis à l'honneur, mettant en avant le geste créateur de ou des artiste(s), faisant dialoguer des sphères artistiques et culturelles distinctes. Le regain d'intérêt pour la forme mandalique vient également de la redécouverte de ces cultures dites « primitives ». Néanmoins, le lieu d'exposition peut aussi être pensé pour présenter les mandalas comme des objets sacrés, supports d'introspection personnelle. Par un cheminement, à l'image des labyrinthes médiévaux, le corps se réaliserait à travers l' « expérience esthétique » grâce à leur représentation. Le mandala s'érigerait ainsi comme le support qui permettrait de différencier le monde profane et utilitaire d'une autre réalité. Enfin, l'interaction du visiteur permet l'appropriation certaine de l'essence du mandala dans ce qu'il présente de reconstitué. Or, la réappropriation de ces formes antiques et intrigantes est sans doute le biais par lequel un visiteur européen, dans la sphère contemporaine, peut s'abandonner au mieux à l'essence même du mandala, sensibilisation du noyau spirituel de l'Être.

1 Cf. Interview de Natalie Fuchs quant à son documentaire Kalachakra, l'éveil, par Tewfik Hakem. Kalachakra est, en effet, l'initiation indispensable

2 Un peu partout en Inde, dans les villages, les femmes font ces dessins chaque matin sur les seuils ou dans la cour des maisons ou sur le sol des

3 Fabrice Midal, Mandalas, retrouver l’unité du monde, Paris, Seuil, octobre 2010, p. 19.

4 https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/c5eRpey

5 L’exposition s’est déroulée simultanément à Paris au Centre Georges Pompidou et à la Grande Halle de la Villette, du 18 mai au 14 août 1989, avec

6 Contrairement à ce qui avait pu se passer cinq ans plus tôt, en 1984, pour l’exposition Primitivism in TwentiethCentury Art: Affinity of the Tribal

7 L’umbanda est une religion afro-brésilienne, généralement considérée comme provenant de Rio de Janeiro.

8 L’entretien de Tobias Collier est visible sur le site du Centre Georges Pompidou : http://traces-du-sacre.centrepompidou.fr/exposition/paroles_

9 L’œuvre mesure 127 x 88,9 cm, elle est conservée au Los Angeles County Museum of Art, et provient de la Collection de Luchita Mullican, Courtesy of

10 Littéralement « Jetée en spirale », l’œuvre date de 1970, il s’agit d’un extrait d'un film cinématographique 16 mm de 34’52, Electronic Arts

11 Roberto Assagioli est un médecin neuropsychiatre, pionnier de la psychanalyse italienne. À ses débuts, le médecin se rattachait à la pensée de

12 Dans le bouddhisme, Impersonnalité, Impermanence et Insatisfaction sont les trois caractéristiques de l’existence : il n'y a rien dans le monde

13 En partenariat avec l'équipe de recherche du mint (Université Lille 1, cnrs, lifl umr 8022 & ircica, inria Lille Nord-Europe).

14 https://leonoremercier.com/damassama/

15 Guillaume Ducœur, « Corps, ascèse et extinction dans l’histoire du bouddhisme (Inde, Corée, Japon) », Revue de l’histoire des religions, n° 1

Bibliographie

Roberto Assagioli, Le développement transpersonnel, Paris, Epi, 1994

Jean-Pierre Barin, « Une exposition post-moderne ? », Libération, 27 et 28 mai 1989.

Jeanine Baron, « Les Magiciens de la Terre à la Villette et à Beaubourg : rituels et imaginaires. », La Croix, 6 Juin 1989.

Geneviève Breerette, « Oser regarder, vouloir s’étonner », Le Monde (Arts et Spectacles, supplément) 18 mai 1989.

Tobias Collier, entretien de l’artiste :
http://traces-dusacre.centrepompidou.fr/exposition/paroles_artistes.php?id=22

Ananda Coomaraswamy, Hindouisme et Bouddhisme, Paris, Gallimard, 1949.

Philippe Cornu (dir.), Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme, Paris, Seuil, 2001.

Guillaume Ducoeur, « Corps, ascèse et extinction dans l’histoire du bouddhisme (Inde, Corée, Japon) », Revue de l’histoire des religions, 2019.

Alex Grey, Mission of Art, Boston & London, Shambala, 2001.

Alex Grey, Sacred Mirrors, the visionnary art of Alex Grey, Inner Traditions, 1990.

Alex Grey, Transfigurations, Inner Traditions Bear and Company, 2004.

Jean Herbert, Jean Varenne, Vocabulaire de l'hindouisme, Dervy, 1985.

Carl Gustav Jung, « À propos de la symbolique des mandalas », Psychologie et orientalisme, Paris, Albin Michel, 1985.

Hervé Legros, « CHERI SAMBA », Beaux Arts, 1989.

Agnès Lontrade, Dossier pédagogique « Traces du Sacré, Relations entre art occidental et spiritualité au 20e siècle », Centre Pompidou, 2008.

Fabrice Midal, Mandalas, retrouver l’unité du monde, Paris, Seuil, octobre 2010.

Swami Nityabodhananda, Mythes et religions de l'Inde, Maisonneuve & Larose, 1967.

Michel Nuridsany, « Du monde entier au cœur du monde » et « Jean-Hubert Martin : un Manifeste », Le Figaro, 24 mai 1989.

C. R. Patel, Rangoli Patterns, édition Createspace, octobre 2008.

Jean-Louis Pradel, « Le Tour du Monde des “Magiciens de la Terre” », L’évènement du jeudi, du 8 au 14 juin 1989.

Louis Renou, Jean Filliozat, L'INDE CLASSIQUE, Manuel des Études indiennes, Tome I. Maisonneuve, (1985) 2004.

Sogyal Rimpoche, Le livre tibétain de la vie et de la mort, Table Ronde, collection « Les chemins de la Sagesse », 1993, trad.  Gisèle Gaudebert, Marie‑Claude Morel.

Christine Rogemer, « Sens dessous dessus », Intermédiaire, 10 juillet 1989.

Denis Roger, « Sept mois de “Couleurs du Monde” à la Villette », Le Parisien, 20 mars 1989.

A. P. Sinnett, Le Bouddhisme ésotériqueUnicursal, 20 février 2021.
https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/c5eRpey

https://www.franceculture.fr/emissions/le-reveil-culturel/natalie-fuchs-le-kalachakra-linitiation-la-plus-elevee-dans-le-bouddhisme-tibetain-est-enseignee-par

Notes

1 Cf. Interview de Natalie Fuchs quant à son documentaire Kalachakra, l'éveil, par Tewfik Hakem. Kalachakra est, en effet, l'initiation indispensable au moins une fois dans sa vie pour atteindre l'Éveil. Le rituel de la « Roue du temps » est enseigné tous les deux ou trois ans par le Dalaï-Lama devant trois-cent-mille personnes.

2 Un peu partout en Inde, dans les villages, les femmes font ces dessins chaque matin sur les seuils ou dans la cour des maisons ou sur le sol des temples. Elles tracent d'abord en pointillé le contour des motifs géométriques à l'aide d'une poudre blanche, habituellement de calcaire ou de riz, avant de le remplir d'une série de lignes. Non seulement les rangolis ajoutent une touche d'art et de beauté au foyer ou au temple, mais ils protègent également la famille ou le lieu sacré. Cf. C. R. Patel, Rangoli Patterns, édition Createspace, octobre 2008.

3 Fabrice Midal, Mandalas, retrouver l’unité du monde, Paris, Seuil, octobre 2010, p. 19.

4 https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/c5eRpey

5 L’exposition s’est déroulée simultanément à Paris au Centre Georges Pompidou et à la Grande Halle de la Villette, du 18 mai au 14 août 1989, avec pour commissaire d’exposition Jean-Hubert Martin.

6 Contrairement à ce qui avait pu se passer cinq ans plus tôt, en 1984, pour l’exposition Primitivism in TwentiethCentury Art: Affinity of the Tribal and the Modern, qui a eu lieu au moma du 27 septembre 1984 au 15 janvier 1985.

7 L’umbanda est une religion afro-brésilienne, généralement considérée comme provenant de Rio de Janeiro.

8 L’entretien de Tobias Collier est visible sur le site du Centre Georges Pompidou : http://traces-du-sacre.centrepompidou.fr/exposition/paroles_artistes.php?id=22

9 L’œuvre mesure 127 x 88,9 cm, elle est conservée au Los Angeles County Museum of Art, et provient de la Collection de Luchita Mullican, Courtesy of Marc Selwyn Fine Art, Los Angeles.

10 Littéralement « Jetée en spirale », l’œuvre date de 1970, il s’agit d’un extrait d'un film cinématographique 16 mm de 34’52, Electronic Arts Intermix, New-York Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris.

11 Roberto Assagioli est un médecin neuropsychiatre, pionnier de la psychanalyse italienne. À ses débuts, le médecin se rattachait à la pensée de Freud pour, peu à peu, s’émanciper vers sa propre approche de la psychothérapie, qu’il nomme « psychosynthèse ». Cf. Roberto Assagioli, Le développement transpersonnel, Paris, Epi, 1994, p. 221.

12 Dans le bouddhisme, Impersonnalité, Impermanence et Insatisfaction sont les trois caractéristiques de l’existence : il n'y a rien dans le monde qui ait une existence indépendante et réelle en soi ; tout est constamment changeant dans les phénomènes, on ne peut absolument rien y trouver de permanent, et enfin, aucun phénomène ne peut nous satisfaire de manière ultime et définitive. Cf. Philippe Cornu, Dictionnaire encyclopédique du Bouddhisme, Paris, Seuil, 2001.

13 En partenariat avec l'équipe de recherche du mint (Université Lille 1, cnrs, lifl umr 8022 & ircica, inria Lille Nord-Europe).

14 https://leonoremercier.com/damassama/

15 Guillaume Ducœur, « Corps, ascèse et extinction dans l’histoire du bouddhisme (Inde, Corée, Japon) », Revue de l’histoire des religions, n° 1, 2019, p. 5-9. Il n'en va pas de soi pour toutes les branches du Bouddhisme tibétain, où la dichotomie entre « une ascèse corporelle rigoriste (dhuta) qui trouverait plus tard sa régularisation dans la communauté (saṃgha) grandissante par l’observance du chemin à huit auxiliaires (aṣṭāṅgamārga) » et « la cessation (nirodha) de l’ignorance par le développement de la connaissance discernante (prajñā) qui conduirait à l’aperception du mécanisme des changements d’états ou transmigrations (saṃsāra) relevant de la production conditionnée sans fin (anitya) de toute chose (dharma) » est soulevée.

Illustrations

Figure 1.

Figure 1.

Mandala de sable réalisé à l'occasion de l'exposition Magiciens de la Terre, 1989.

Figure 2. et 3.

Figure 2. et 3.

Nuche Kaji Bajracharya, Mandala de la divinité bouddhique Herouka.

Figure 4.

Figure 4.

Ronaldo Pereira Rego, Imaginaire de l’Umbanda, vingt-cinq sculptures, pour l’exposition Magiciens de la Terre en 1989 au Centre Pompidou.

Figure 5.

Figure 5.

Ronaldo Pereira Rego, Mandala, fer forgé, 80x33 cm, 1985-1988.

Figure 6.

Figure 6.

Tobias Collier, Mandala, feuille d’aluminium, vernis, colle, 2005-2008.

Figure 7.

Figure 7.

Lee Mullican, Peyolt Candle, huile sur toile, 1951.

Figure 8.

Figure 8.

Alex Grey et sa famille dans la « Chapelle aux Miroirs Sacrés ».

Figure 9.

Figure 9.

Léonore Mercier, Damassama, installation sonore, 2011, Fresnoy.

Citer cet article

Référence électronique

Apolline Mercier, « Où exposer des mandalas à l’ère contemporaine ? », Déméter [En ligne], 7 | Hiver | 2022, mis en ligne le 15 janvier 2022, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/468

Auteur

Apolline Mercier

Apolline Mercier est enseignante en Lettres Modernes, diplômée en Lettres Modernes, Histoire de l'Art et Arts plastiques ; auteure des mémoires d'étude L'influence des mandalas dans la création contemporaine, et L'image du corps dans l'expérience esthétique sacralisée chez Alex Grey, Annette Messager et Philippe Desclais.

Droits d'auteur

CC-BY-NC