Rappels sur le grand cycle de l’eau
La planète étant sphérique, la quantité d’eau qui entre dans sa composition peut être considérée comme fixe, dès lors que les échanges avec l’espace hors de la stratosphère sont considérés comme équilibrés. Il est admis (de Marsily, 2009) que 1 380,5 millions de kilomètres cubes d’eau sont présents sous forme liquide en surface et dans la croûte terrestre, et qu’un volume égal à double est contenu dans le manteau terrestre. Entre autres, cette eau interne permet la dynamique interne du globe, et contribue à la tectonique des plaques, laquelle modifie la géographie en permanence. Cependant une large part (97,5 %) de l’eau de surface est salée. Sur les 2,5 % restants, 1,9 % se trouvent temporairement figés dans les glaces. En conclusion, moins de 1 % de l’eau qui entoure la Terre est douce et suffit à la vie sous toute ses formes (Fig. 1).
L’eau est en perpétuel mouvement entre l’atmosphère, l’hydrosphère, la lithosphère et le vivant. Le grand cycle de l’eau alimente l’atmosphère par évaporation, et la redistribue par précipitation. Le transit continental se fait par divers mécanismes (ruissellement, infiltration) qui en différencient la durée, et par conséquent engendrent des stocks en équilibre dynamique (océans, lacs, cours d’eau, nappes souterraines). Au passage, le vivant utilise les remarquables propriétés physico-chimiques de l’eau pour en retirer, versus lui confier, des éléments minéraux essentiels à son métabolisme. A l’échelle de la planète, les mouvements dans les fluides (atmosphère, hydrosphère) sont déterminés par les paramètres mécaniques astronomiques, modulés localement par les effets de relief de la lithosphère. On qualifie de climat ces interactions, dont les variations zonales justifient l’hétérogénéité de répartition de l’eau autour du globe (Fig. 1).
Le bassin Artois-Picardie
La loi de 1964 (Loi n° 64-1245 du 16 décembre 1964) qui a institué les agences de bassin, a constitué un composite avec ce bassin, bien qu’il soit le plus petit (20 000 km2 ; 3,6 % du territoire) en France (Fig. 2). Il regroupe trois ensembles : les bassins versants de tous les fleuves côtiers de Bray-Dunes à Mers-les-Bains ; l’amont du bassin versant de la Sambre, rattaché pour le reste à l’Agence de bassin Rhin-Meuse, et surtout l’amont du bassin versant de l’Escaut. Le réseau hydrographique est dense : 8 000 km de cours d’eau, dont 1 000 de voies navigables. Sa caractéristique est de ne comporter aucun fleuve au débit d’étiage suffisamment important et régulier pour participer de façon significative à la ressource. La faiblesse du relief ne favorise pas le débit. Pour l’essentiel (96 %), la ressource prélevée par l’espèce humaine est donc d’origine souterraine.
La géologie régionale est formée d’un socle, avant-pays sédimentaire de la chaîne varisque (Paléozoïque), plissé et faillé, surmonté en discordance d’une mince couverture méso-cénozoïque (moins de 300 m au nord du Pays de Bray). Le socle affleure dans le Boulonnais, quelques fonds de vallées artésiennes et surtout en Avesnois. Les synclinaux de Calcaire Carbonifère y constituent les principaux aquifères locaux, soit en position libre (Avesnois, Boulonnais), soit captifs entre Armentières-Lille et Tournai - Valenciennes. Dans la couverture, la Nappe de la Craie est le principal aquifère régional ; elle est en position libre sur la majeure partie du territoire régional, et captive là où l’érosion n’a pas encore enlevé les terrains tertiaires. Les nappes locales que contiennent ces derniers ont longtemps été la ressource des localités qui couronnent les buttes picardes ; c’était aussi la nappe principale en Flandres où, de ce fait, l’habitat pouvait être plus dispersé que sur les pays crayeux. Aujourd’hui cette eau (nappe des sables landéniens) n’est pas utilisée pour la production d’eau potable, à cause de sa faible productivité ; elle est réservée aux usages industriels et agricoles.
Sans surprise, le renouvellement par les précipitations est relativement plus important sur les aires les plus hautes : revers de l’Artois jusqu’à l’Authie, Avesnois, Pays de Bray (Fig. 3). Dans l’absolu, la quantité d’eau annuelle n’est pas plus importante que dans le sud marocain, mais elle est plus largement distribuée au long de l’année.
Prélèvements et usages
Un tableau (Fig. 4) illustre la structure des prélèvements et usages en 2016, répartis selon deux origines d’une part, de surface ou souterraine, et quatre destinations d’autre part : eau potable, usages agricoles, usages industriels et le renouvellement des canaux. Ce dernier poste est le plus important en volume. L’eau potable est essentiellement d’origine souterraine, ce qui justifie les précautions nécessaires face à la vulnérabilité des nappes. Dès qu’un polluant s’infiltre, il n’est guère possible de le circonscrire pour l’extraire ; la seule mesure de défense est de condamner les captages situés en aval de l’écoulement souterrain, et d’attendre que la dilution naturelle opère. Ce qui peut prendre plusieurs années. Le deuxième poste de prélèvement concerne l’industrie. Le tableau montre une diminution. Depuis 2000, les volumes prélevés ont quasiment été divisés par deux. Cela tient à une amélioration des process de fabrication industrielle, encouragée par l’Agence de Bassin d’une part, mais hélas aussi à la désindustrialisation qu’a connue le territoire sur la même période d’autre part. L’agriculture reste stable, avec une faible orientation à la hausse. Depuis 2016, lors des années de sécheresse, les prélèvements pour l’irrigation agricole ont fortement augmenté avec une pointe à plus de 80 Mm3, soit plus du double.
La consommation en eau des ménages sert à 93 % aux besoins de nettoyage et à l’hygiène, et seulement 7 % aux besoins alimentaires. Un ménage consomme entre 150 et 200 litres par jour en France, moins de 30 dans les villes d’Afrique.
A la nécessaire prise de conscience de cette distorsion géographique s’ajoute celle liée aux produits manufacturés, à la fabrication desquels l’eau prend une part significative : 140 litres pour une tasse de café, 1 500 litres pour un kilo de blé, 2 000 litres pour un tee-shirt en coton, 8 000 pour un jean en coton, 40 000 litres pour une tonne de papier, 2 millions de litres pour une tonne de plastique, 125 millions de litres pour une tonne d’aluminium. Il n’est pas plus rassurant de constater la consommation individuelle : 6 à 12 litres pour une chasse d’eau, 60 à 80 litres pour une douche, 150 à 200 litres pour un bain, plusieurs milliers de litres pour le remplissage d’une piscine. Un site internet permet de suivre l’évolution des consommations :
http://waterfootprint.org/en/resources/interactive-tools/product- gallery.
Faire face à la demande d’eau potable
Les épisodes de sécheresse de ces dernières années ont montré la fragilité du maintien de l’ensemble des usages et le lien fort entre qualité et quantité. Que les captages soient abondants autour des centres urbains n’est pas étonnant. La contrepartie est que la vulnérabilité à toutes formes de pollution l’est également. L’usage des pesticides, engrais, herbicides n’est pas restreint au milieu rural. Environ 750 captages, sur les 1 600 du territoire régional (≈ 47 %) sont dégradés par les nitrates ou les pesticides (Fig. 5). La faiblesse des pendages des couches aquifères et le faible relief contribuent à la lenteur des transferts dans la masse. Le retour à un équilibre de bonne qualité est donc très long après un accident ; on dit que les nappes sont peu réactives. Par ailleurs, même si les textes existent depuis longtemps (loi n° 64-1245 du 16 décembre 1964, relative au régime et à la répartition des eaux et à la lutte contre leur pollution et au niveau européen directive 91/271/CEE du 21 mai 1991, relative au traitement des eaux résiduaires urbaines), le raccordement obligatoire à l’assainissement contrôlé, individuel ou collectif, en tout point de la région, n’a été de fait réalisé que depuis quelques années. L’adduction à l’eau potable a été obtenue plus rapidement. Dans l’intervalle de temps entre les deux, un certain nombre de puits privés (habitat particulier) a été reconverti en fosse d’aisance, aménagée au mieux en fosse septique. Ce qui a constitué une source diffuse de nitrates durant quelques années. Un travail reste à faire pour le renouvellement des réseaux anciens (porosité, casse, mauvais/absence de raccordement), l’amélioration du traitement de certaines stations (obsolescence, traitement du temps de pluie) et la conformité des systèmes d’assainissement autonomes (30 % conformes, état des lieux 2019).
Le constat est que les solutions curatives (dilution/traitements) atteignent leurs limites (coûts, efficacité, dilution d’eaux de plus en plus dégradées…), de même que le transfert d’eau sur de longues distances (coûts, disponibilités, …) dans le contexte de changement climatique. Ceci nécessite une prise de conscience et une action collective forte à court, moyen et long terme tant sur le plan quantitatif que qualitatif.
Une volonté de réagir : le projet de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE)
Les Assises de l’eau qui se sont tenues en 2018-2019 (https://www.ecologie.gouv.fr/assises-leau) ont fait émerger 3 objectifs prioritaires :
- Protéger les captages d’eau potable pour garantir une eau de qualité à la source ;
- Économiser et mieux partager l’eau pour préserver une ressource vitale ;
- Préserver nos rivières et nos milieux humides.
Le 1er février 2022, le Premier Ministre concluait 9 mois de concertation (Varenne agricole : https://agriculture.gouv.fr/mots-cles/varenne-de-leau) avec les acteurs du monde agricole afin de développer une meilleure résilience devant les contraintes imposées par l’évolution climatique. Concernant l’eau, le but majeur était de l’économiser et d’en mieux gérer le partage. Ce qui a été décliné en objectifs :
- Réduire les fuites des réseaux.
- Favoriser l’infiltration des eaux de pluie.
- Réduire les prélèvements d’eau de 10 % en 5 ans et de 25 % en 15 ans.
- Tripler les volumes d’eaux non conventionnelles réutilisées d’ici 2025.
- Favoriser les économies d’eau dans les secteurs agricole et industriel.
- Élaborer des projets de territoires pour la gestion de l’eau.
Ce dernier projet est destiné à réguler les actions sur un périmètre cohérent d’un point de vue hydrologique et hydrogéologique. Il est élaboré dans la perspective d’équilibrer sur la durée les besoins avec les ressources en eau, de parvenir à une certaine sobriété dans les usages de l’eau, de préserver la qualité des eaux et la fonctionnalité des systèmes aquatiques, d’anticiper le changement climatique et ses conséquences sur la ressource en eau pour s’y adapter. Une instruction gouvernementale du 7 mai 2019 précise les trois étapes de sa réalisation :
- Mise en place d’une structure de concertation entre les différents acteurs et usagers concernés.
- Réalisation d’un diagnostic.
- Élaboration concertée et partagée d’un plan d’actions et de règles de gestion des prélèvements.
La structure de concertation qui s’impose naturellement est celle du territoire sur lequel est défini un schéma d’aménagement et de gestion de l’eau (SAGE), structure mise en place par la loi n° 92-3 du 3 janvier 1992, dite “loi sur l’eau”. Ce territoire est bâti autour d’un bassin versant (Masson, 2021) (Fig. 6) ; les relations entre bassins versants relevant d’une Agence de l’Eau sont gérées par un schéma directeur (SDAGE : Vatin & Euverte, 2021). Depuis, le plan d’action pour une gestion résiliente et concertée de l’eau (30 mars 2023) a établi une feuille de route avec 53 mesures pour l’eau :
https://www.gouvernement.fr/preservons-notre-ressource-en-eau/les-53-mesures-du-plan-eau
Détermination et évolution des tensions qualitatives sur le bassin Artois-Picardie
Une étude importante est enclenchée ; elle se déroule en quatre phases :
- Un diagnostic de l’état des ressources.
- Une analyse prospective sur la gestion de la ressource.
- Des propositions de sécurisation de l’alimentation en eau.
- La détermination d’un volume prélevable sur un territoire en tension.
Sans entrer dans les détails, quelques points de méthode peuvent être précisés. A partir des mesures directes sur le terrain (précipitations, ruissellements, évapotranspiration, RFU), divers indicateurs ont été définis, notamment pour affiner l’estimation des variations saisonnières de la disponibilité. Deux modes de calculs ont été menés : sur les relevés de l’année 2017 d’une part, sur une moyenne évaluée pour la tranche de temps 1981-2010. Ils ont permis de construire une simulation de la recharge issue d’une pluie fictive homogène. La comparaison de ces estimations de recherche avec les prélèvements réels, et leurs variations saisonnières, conduit à cerner les territoires en tension, ou menaçant de le devenir.
L’analyse prospective a été menée pour 2030 d’une part, 2050 d’autre part, en déclinant régionalement deux scénarios retenus par le GIEC (https://www.ipcc.ch/) à titre d’hypothèses de travail : IPSL-RCP4.5 est retenu comme scénario optimiste (légère augmentation de la température et de la pluviométrie) ; CRNM-RCP8.5, scénario pessimiste qui voit une augmentation de la température quotidienne et une baisse de la pluviométrie annuelle. Sans surprise, ces calculs conduisent à envisager une baisse de 5 % de l’eau disponible d’ici à 2030 et 12 % d’ici à 2050. La traduction géographique de ces perspectives dans l’étendue du bassin Artois-Picardie ne laisse que la Picardie et le Hainaut sans menace de tension identifiée à ce jour (Fig. 7).
En guise de conclusion temporaire : une démarche volontariste
Maintenant que le constat est posé, tant à l’échelle de l’ensemble du territoire que de chacun des bassins versants, que faire ? Le Schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux du bassin Artois-Picardie 2022-2027 invite les SAGE à définir les volumes disponibles par sous-bassins et proposer une répartition par usages via une démarche PTGE ou similaire (disposition B-2.3). Le décret 2021-79 du 23 juin 2021 précise la notion de volume prélevable : « on entend par volume prélevable, le volume pouvant statistiquement être prélevé huit années sur dix en période de basses eaux dans le milieu naturel aux fins d’usages anthropiques, en respectant le bon fonctionnement des milieux aquatiques dépendant de cette ressource et les objectifs environnementaux du SDAGE. Il est issu d’une évaluation statistique des besoins minimaux des milieux sur la période de basses eaux. Il est réparti entre les usages, en tenant compte des enjeux environnementaux, économiques et sociaux… ». Cette tâche étant entreprise, il faut inventorier tous les types de ressources potentiellement utilisables, en plus des ressources actuelles : eaux de pluie, eaux grises à collecter et traiter… Un des principes est de limiter les transferts d’eau, donc de retenir le plus possible en amont les eaux potentiellement disponibles. C’est une philosophie totalement opposée à celle qui, vers la fin des années 1960, comptait sur la technologie croissante pour résoudre toutes les opérations nécessaires à ce que chaque individu puisse accéder à tout moment à une eau saine, en quantité suffisante. Elle demande une prise de conscience et une volonté de réaction de la part de tous les citoyens, dans le respect des règles de vie collective élémentaires.