Des approches antérieures trop locales
Dans le Nord de la France, les paysages régionaux ne sont pas marqués par des reliefs prononcés ; c’est un fait que Gosselet a noté dans ses cours de géographie physique (1893-1900). A la différence du Jura, il n’y a pas de correspondance directement intelligible entre topographie et géologie. D’ailleurs, par ordre décroissant, sous les dépôts dits quaternaires, les points culminants régionaux sont localisés (Fig. 1) :
- sur des terrains cambriens à Watigny, près de Saint-Michel-en-Thiérache (295 m) ;
- sur des terrains oligocènes à Pétret (233 m), au sud de Château-Thierry ;
- sur des terrains thanétiens à Formerie (227 m) au nord du Pays de Bray ;
- sur des terrains coniaciens ou santoniens à Alquines (210 m) dans le Haut-Boulonnais.
Ces points sont positionnés sur des structures géologiques variées (Fig. 1) :
- Watigny est sur la ligne de crête du massif Ardennais qui monte jusqu’à 693 m au Signal de Botrange, près de la frontière belgo-allemande ;
- Pétret est sur un plateau, au cœur de l’Île-de-France ;
- Formerie est au nord de l’anticlinal du Bray ;
- Alquinnes est sur la crête de l’anticlinal du Boulonnais
En première approximation, on pourrait penser que l’anticlinal du Boulonnais et celui de l’Ardenne ne forment qu’une seule et même structure ayant déformé la couverture méso-cénozoïque, en un événement tectonique qui n’a pu se produire au plus tôt qu’à partir de l’Eocène terminal. La continuité de présence du Houiller à proximité de la surface, depuis le sillon de la Sambre, le Hainaut puis le piedmont des collines d’Artois jusqu’au nord du Boulonnais a été un des arguments utilisés par les auteurs précédents pour étayer cette hypothèse. Cependant, ces divers affleurements de Paléozoïque supérieur n’appartiennent pas au même domaine structural, comme Gosselet l’avait déjà expliqué (Meilliez, 2019). Celet (1969) a élaboré, à partir de sondages, une carte hypsométrique du toit des marnes (Turonien moyen) qui constituent le plancher du principal aquifère régional (Nappe de la Craie) ; elle révèle que la continuité stratigraphique entre le Boulonnais et le Cambrésis-Vermandois est structurée en une série d’anticlinaux surbaissés, disposés en échelon (Meilliez, 2018). Rien de tel n’apparaît en surface.
Dans sa thèse sur les plaines du Nord de la France et leur bordure, Sommé (1977) a distingué le bas-pays du haut-pays de part et d’autre de l’isohypse 80. Il a décrit comme plateaux laniérés le flanc nord des collines d’Artois, qui prolonge celui de l’anticlinal du Boulonnais, tous deux incisés par les cours d’eau qui, tous, coulent vers le nord-est. A l’est du seuil de Bapaume, il a décrit les cours concentriques du haut-Escaut et de la haute-Sambre, s’écoulant aussi vers le nord-est sur la surface enveloppe conique du massif Ardennais, à 20 km l’un de l’autre avec une dénivelée de 100 m entre eux. Ainsi, chacun d’eux reçoit en rive droite un réseau peu incisé d’affluents longs, organisé en peigne divergent. Dans sa thèse sur les plaines de craie du nord-ouest du bassin parisien et du sud-est du bassin de Londres et leurs bordures, Pinchemel (1954) a été frappé du fait qu’à composition géologique identique, la relation entre réseau hydrographique et structure géologique diffère tant entre le sud-est de l’Angleterre et la Picardie. Dans le premier cas le réseau hydrographique semble indépendant de la structure anticlinale du Weald, tandis que dans le second, les petits fleuves côtiers sont tous parallèles entre eux et avec les anticlinaux du Pays de Bray et du Boulonnais ; leurs affluents sont conséquents sur les flancs de ces plis majeurs. Les auteurs antérieurs considéraient le réseau hydrographique comme adapté dans son ensemble à la structure géologique, en dépit d’anomalies jugées locales. Pinchemel s’en étonne et suggère de discuter celles-ci en termes de phénomènes d’antécédence, surimposition et capture, tout en étant conscient qu’aucun ne puisse tout expliquer seul.
Les travaux de Pinchemel (1954) et de Sommé (1977) sont complémentaires ; il y a lieu de les reprendre et de les intégrer dans une vision plus large, notamment à la lumière des progrès en cours sur la connaissance de ce que les géologues qualifient un peu trop rapidement de formations superficielles sur les cartes géologiques.
Une approche systémique plus large
Le territoire régional se partage sur quatre bassins versants (Fig. 2) :
- celui de la Seine par l’intermédiaire de l’Oise ;
- celui de la Meuse par l’intermédiaire du cours amont de la Sambre ;
- celui de l’Escaut pour sa partie amont ;
- le bassin versant composite des petits fleuves côtiers.
Une ligne de partage des eaux est définie comme l’enveloppe d’un cours d’eau et de ses affluents, que les vallées soient en eau ou sèches, de façon permanente ou épisodique. En examinant de plus près son tracé, on peut constater qu’elle peut se confondre avec une crête topographique en certains endroits, avec une ligne structurale (crête d’un anticlinal, rebord de cuesta) en d’autres, rarement aux deux en même temps. S’intéresser aux canaux de jonction qui ont franchi ces lignes de partage des eaux, c’est balayer l’histoire de France en prêtant attention aux besoins engendrés par l’aménagement du territoire pour suivre l’évolution, politique et socio-économique (Fig. 3). Réaliser ces canaux a nécessité des travaux de terrassement conséquents, plus ou moins bien nourris par la connaissance géologique du moment.
Si l’attention se focalise sur les cours d’eau naturels majeurs, la Somme et l’Escaut prennent leur source dans le massif de l’Arrouaise1, tandis que l’Oise et la Sambre descendent de l’Ardenne jusqu’en Arrouaise avant d’en diverger pour le reste de leur cours. Ce massif se comporte donc comme un château d’eau régional. Pourtant son altitude culmine à 178 m, c’est-à-dire franchement sous les quatre points culminants présentés ci-dessus, lesquels n’ont qu’une influence locale sur les affluents des rivières principales.
Leriche (1923) a soigneusement cartographié le massif de l’Arrouaise, dont il qualifie le comportement hydrogéologique de karstique. Il y a localisé de très nombreuses bétoires (puits de dissolution d’où l’eau rejoint un réseau karstique). Deux nappes sont superposées (Fig. 4). Comme dans toute la région, l’aquifère majeur est celui de la craie. Plus précisément, ce sont les craies du Turonien supérieur et de la base du Coniacien-Santonien qui contiennent l’essentiel de la ressource en eau souterraine.
Les marnes du Turonien moyen en constituent le plancher. À l’approche du massif Ardennais, ces couches se relèvent. Il est donc logique que l’Escaut, la Somme, leurs affluents, ainsi que les petits affluents de rive droite de l’Oise, soient alimentés par cet aquifère. Les variations du niveau piézométrique (toit de la nappe) déterminent la localisation et l’activité des sources. Lors d’épisodes pluvieux particulièrement abondants, certaines sources peuvent ainsi relâcher soudainement une quantité d’eau notable, justifiant l’appellation de torrent pour les désigner ; Leriche (1932, 1933) en a décrit plusieurs. Demangeon (1973, p. 145) reprend une relation de Matton (1871) présentant le canal des torrents comme un creusement artificiel. L’examen de la carte géologique traduit bien ce qu’on peut observer sur le terrain : ce canal est superposé aujourd’hui à la trace karstique du cours ancien de l’Escaut, qui draine les très nombreux vallons affluents secs, de part et d’autre (Meilliez, 2016). La tête de vallée karstique est localisée à Mennevret, entourée de bétoires au cœur de l’actuelle forêt d’Andigny, héritière de la forêt d’Arrouaise historique.
La baisse progressive du niveau piézométrique entraîne une migration vers l’aval de la source pérenne au cours du temps. Pour l’Escaut, celle-ci est aujourd’hui localisée sur la commune de Gouy, près de l’ancienne abbaye de Mont-Saint-Martin. Fin 1692, elle était localisée à Beaurevoir, 4 km en amont (Leriche, 1909). Trois explications au moins contribuent à rendre compte de cette migration. Une première explication naturelle serait la diminution des précipitations ; elle est relayée abondamment par les médias qui l’attribuent au réchauffement climatique. Il n'est guère possible d’en vérifier la réalité car l’enregistrement des variables météorologiques nécessaires est trop récent (fin XIXe siècle). À défaut, les inondations catastrophiques des siècles précédents ont fait l’objet d’un inventaire (Champion, 1858-1864). Une seconde explication naturelle, tectonique et donc très lente (sensible à l’échelle du millénaire au moins) consisterait à admettre que le territoire continue à basculer très lentement vers le nord-ouest, conformément à l’orientation de la compression dominante à l’échelle européenne et liée à l’orogenèse alpine. La troisième explication est anthropique : l’augmentation des prélèvements induite par la croissance de la population, mais aussi par l’évolution des pratiques agricoles, au moins depuis le milieu du XXe siècle. Le soutirage se ferait d’autant plus sentir que ce territoire de l’Arrouaise est en situation de château d’eau, comme il a été précisé au début de cet article.