I. — Présentation
Aujourd'hui, 14 août 2016, notre mémoire nous rappelle cette date marquant le premier anniversaire du décès d'André, Marie, Joseph Delmer, ancien directeur du Service géologique de Belgique, qui a quitté notre monde le 14 août 2015, à l'âge de 99 ans. Il était le membre le plus ancien de la Société géologique du Nord à laquelle il cotisait depuis 1947. Au cours de l'année qui vient de s'écouler, deux notices sur le cheminement de l'ingénieur et géologue qu'il fut ont été publiées par deux membres retraités de ce « Geological Survey » dont il a été le directeur officiel pendant près de deux décennies (la dénomination en anglais a souvent été utilisée en Belgique pour éviter la double appellation en français et en néerlandais de ce Service qui a été longtemps dans les compétences fédérales). La première, rédigée par Éric Groessens en septembre 2015, est parue dans les Miscellanea Geologica – feuillet d'information électronique diffusé auprès de tous les géologues de Belgique (Groessens, 2015), la seconde, par Léon Dejonghe - un de mes plus anciens élèves à la Faculté Polytechnique de Mons et maintenant confrère à l'Académie, dans l'Annuaire 2016 de la Classe des Sciences de l'Académie Royale de Belgique (Dejonghe, 2016), toutes deux enrichies d'une liste des principales contributions publiées par l'ingénieur t scientifique qu'était leur « patron ». Dans la présente notice je ne reprendrai donc pas le détail de sa biographie, renvoyant le lecteur aux deux auteurs cités, mais donnerai simplement un aperçu chronologique des grandes étapes de sa carrière en focalisant ensuite l'attention sur quelques-uns de ses apports majeurs à la connaissance de la géologie de la Belgique. Par ailleurs, ayant eu le privilège de connaître l'homme à l'occasion de plusieurs travaux menés conjointement avec lui, je tenterai d'entrouvrir quelques lucarnes sur certains aspects d'une personnalité pour le moins complexe. Un portrait de lui à 97 ans, pour lequel il avait accepté de poser, apparaît à la Figure 1.
Personnellement, j'ai connu André Delmer à partir de 1965, date de mon arrivée en Belgique en tant que chercheur à la Faculté Polytechnique de Mons dans le service de Minéralogie du professeur Alphonse Beugnies sur un contrat avec la CECA – Communauté Européenne Charbon Acier. Dans ce laboratoire la coutume était que tout nouvel arrivant se devait d'assister aux séances mensuelles des deux sociétés nationales de géologie : la Société belge de Géologie (à Bruxelles) et la Société géologique de Belgique (à Liège) ainsi qu'à celles de la Société géologique du Nord (à Lille-Villeneuve d'Ascq). C'est ainsi que, parmi d'autres figures marquantes, j'ai pu rencontrer André Delmer à Bruxelles, Paul Fourmarier à Liège… et tous mes anciens professeurs à Villeneuve d'Ascq. Lors des séances à Bruxelles, le naturel fort réservé de « Monsieur Delmer » ne favorisait pas les conversations et les échanges. Toutefois, l'occasion en a été donnée plus tard quand, dans les années 1980, je coordonnais avec Christian Dupuis le projet de « Guide géologique de la Belgique » dans la collection des guides rouges publiés par les éditions Masson (Paris). C'est là où nous avons pris conscience de ses connaissances encyclopédiques tant sur les formations houillères de Belgique que sur leur prolongement dans le Nord de la France. Comme nous désirions obtenir des informations sur sa conception des structures tectoniques varisques dans le Houiller belge, c'est vers ses adjoints MM. Legrand et Graulich qu'il nous a dirigés, s'effaçant derrière eux alors qu'il dominait parfaitement le sujet par sa connaissance de tous les documents miniers conservés par l'Administration des Mines ainsi que par tous les sondages profonds commis par ses soins et encore en cours à cette époque. Ultérieurement j'ai pu le côtoyer plus longuement à la faveur de circonstances qui croisaient parfois mon engagement dans un projet de microbiostratigraphie du Crétacé des bassins de Mons et de Paris. Successivement :
- en 1972, quand il publiait son article sur l'« Origine du Bassin crétacique de la vallée de la Haine » (Delmer, 1972), travail repris ensuite par le professeur René Marlière lors de diverses excursions pour expliquer l'existence dans le bassin de Mons de « cuves » et de « seuils », due à une subsidence hypothétiquement causée par des mouvements halocinétiques dans le soubassement, ce dont nous avions longuement discuté avec lui ;
- en 1976, quand l'article sur la « découverte d'anhydrites dans les formations anténamuriennes du sondage de Saint- Ghislain » fut présenté à l'Académie royale de Belgique par Léon Dejonghe, André Delmer et Éric Groessens où l'existence de plus de 700m de « sels » dans le soubassement était un argument de poids favorisant cette hypothèse halocinétique (Dejonghe et al., 1976);
- en 1990, lors du sondage à but géothermique de Ghlin : comme j'habitais le village à l'époque, il m'avait sollicité pour étudier le « présondage » dans la couverture crétacée puis pour suivre, de jour et de nuit, l'avancement de la sonde dans le Carbonifère ;
- en 1995, à la séance d'octobre de la Société géologique du Nord où, sous la présidence de Norbert Crampon, j'animais la séance spécialisée sur « Les bassins houillers du Nord de la France et du Sud de la Belgique » pour laquelle je l'avais invité à participer ainsi que son ami Jacques Chalard, ancien directeur à Douai du secteur sondages des HBNPC – Houillères du Bassin Nord - Pas-de-Calais ; sa contribution fut publiée dans les Annales en 1997 (Delmer, 1997) ;
- à partir de 1999, année de mon élection à l'Académie royale de Belgique qui m'a permis de rencontrer mensuellement André Delmer aux séances de la Classe des Sciences et ainsi d'avoir avec lui des relations privilégiées pour parler de ses préoccupations géologiques.
C'est à travers les conversations et les échanges de vues engagés au cours de ces différentes occasions que j'ai fait plus ample connaissance de sa personnalité, de la dimension de ses savoirs et pu décrypter quelque peu le caractère de « Monsieur Delmer », puisque c'est sous ce nom que je l'ai toujours salué. Dans ce qui suit, je présenterai tour à tour : les grandes étapes de sa vie et de sa carrière, quelques aspects relatifs à ses activités et contributions majeures, des impressions après l'avoir côtoyé pendant près de deux décennies, et enfin sa bibliographie par année de parution.
II. — Les étapes de la vie
La prime jeunesse : héritage et formation
18-03-1916. Naissance à Ixelles. Fils d'Alexandre Delmer- fils qui fut ingénieur des Mines sorti de Liège, Directeur général des Mines, Croix de guerre en 1917, élaborateur des documents préparant le Traité de Versailles en 1919, chef de Cabinet du premier ministre en 1925, participant au projet de creusement du Canal Albert en 1927, impliqué dans la publication de l'Atlas de Belgique en 1953. Il fut également chargé de hautes fonctions au Ministère des travaux publics, professeur de Géographie économique à Liège et président du Comité des Secrétaires qui administrèrent la Belgique pendant l'Occupation de la 2e guerre mondiale (Wikipedia) ... Nul doute que ce père aura été perçu comme un modèle « pour servir l'État » !
1926-1930. Primaires à l'école Saint Jean-Baptiste à Schaerbeek.
1930-1935. Humanités gréco-latines au Collège Saint-Michel à Bruxelles.
1935-1940. Études d'ingénieur civil des Mines à l'Université catholique de Louvain où il est l'élève de Félix Kaisin senior, celui qui, probablement, lui inoculera la passion de l'explication des phénomènes tectoniques dans le Paléozoïque.
L'entrée aux Charbonnages et au Corps des Mines
1940-1941. Muni de son diplôme d'ingénieur civil des Mines de l'UCL, il est engagé au charbonnage André Dumont à Waterschei, en Campine.
1941-1942. Réussit le Concours d'entrée à l'Administration des Mines.
1942. Devient stagiaire du Corps des Mines au 2e arrondissement de Mons où on le charge d'identifier le gisement au charbonnage du Grand-Hornu à Boussu. Ses rapports sont très appréciés par Armand Renier, Directeur du Service géologique de Belgique.
« Servir l'État » : le Service géologique de Belgique
1942. Juste avant son départ à la retraite Armand Renier demande et obtient le transfert d'André Delmer au Service géologique de Belgique et ce dernier deviendra ainsi collaborateur du nouveau directeur André Grosjean.
1944. Élu membre de la Société géologique de Belgique à Liège.
1945. Admis officiellement au Corps des Mines, il est aussi détaché définitivement au Service géologique où l'étude des terrains houillers constituera une grande partie de ses activités et où il s'attachera - jusqu'à la fin de sa vie – à décrypter la structure tectonique de ces terrains et particulièrement ceux du Hainaut.
1947. Élu membre de la Société géologique du Nord en tant qu'« Ingénieur au Corps des Mines et au Service géologique de Belgique », ce dernier étant dirigé par André Grosjean. L'année 1947, juste après la période sombre de la 2e Guerre Mondiale, voit une recrudescence de nouveaux adhérents à la SGN avec 16 membres à la séance de mai. La présidence de la Société était assurée par Paul Corsin – qui sera titularisé à la fin de l'année dans la chaire de Paléobotanique et de Paléontologie houillère de l'Université de Lille, pendant que Pierre Pruvost, Directeur au bureau de la Société, sera élu Membre correspondant à l'Académie des Sciences de Paris et nommé Conseiller technique des Charbonnages de France. En outre, René Marlière, un ancien « lillois », professeur à la Faculté Polytechnique de Mons, sera élu président de la Société géologique de Belgique (cf. Robaszynski, 2014). Le secrétariat de la SGN se trouvait sous la plume de Mme Simone Defretin, Jacques Chalard était responsable de la Bibliothèque et Gérard Waterlot délégué aux publications (toutes personnes que je côtoierai ou qui deviendront mes professeurs dans les années 1960…).
1950. Il est sollicité par l'Université catholique de Louvain pour suppléer aux cours de Félix Kaisin junior.
1951. Promu Ingénieur principal des Mines mais toujours détaché au Service géologique, il y met en route avec le directeur André Grosjean un projet de sondages profonds dans les formations paléozoïques. Il s'agit d'un programme de recherches à caractère fondamental destiné à préciser les structures profondes du soubassement varisque et calédonien (avec peut-être l'espoir de trouver sous les formations allochtones du « Synclinorium de Dinant » des terrains à potentialités économiques encore inconnues).
1953-1956. Sondage profond de Wepion, arrêté à 2310 m.
1954. Assure les cours de paléontologie et de cristallographie à l'École industrielle supérieure Reine Astrid à Mons.
1954-1960. Sondage profond de Tournai, arrêté à 1271 m.
1956. Promu Ingénieur principal divisionnaire dans le Corps des Mines.
1956-1959. Sondage profond de Soumagne, arrêté à 2528,28 m.
1956-1969. Secrétaire général et bibliothécaire de la Société belge de Géologie.
1960. Sondage profond de Soiron, arrêté à 2000 m.
1959. Promu Ingénieur en chef-Directeur à la division du bassin de Liège et toujours en position de détachement au Service géologique.
1960. Sondage profond d'Épinois, arrêté à 2009 m.
1966. Sondage profond de Grand Halleux, arrêté à 3225,46 m.
1962. Sondage profond de Leuze, arrêté à 1536 m.
1962. Le Directeur du Service géologique, André Grosjean, est déchargé de ses fonctions pour raison de santé et la direction du Service est transférée à André Delmer.
1967. Sondage profond de Bolland, arrêté à 3001,30 m.
1963. Organisation du 6e Congrès international de Sédimentologie, focalisé sur le Carbonifère, avec excursions sur le terrain.
1966. Chargé officiellement de la direction du Service géologique en remplacement d'André Grosjean dont il signera la notice nécrologique en 1971.
1967-1971. Sondage profond de Focant, arrêté à 3208 m.
1972. Publication sur l'« Origine du Bassin crétacique de la vallée de la Haine ». C'est le premier papier où est concrétisée l'importance de la tectonique salifère considérée comme moteur de la subsidence des « cuves » du bassin de Mons. Concept qui sera confirmé en 1976 par la découverte de plus de 780 m d'anhydrite dans le Viséen du sondage de Saint- Ghislain et en 1980 par l'inventaire des « puits naturels » du Hainaut.
1972-1978. Sondage profond de Saint-Ghislain, arrêté à 5403 m.
1973-1974. Promu Inspecteur général f.f.. Le cadre du Service géologique est augmenté de 2 postes de géologue en chef- directeur : Jean-Marie Graulich (1917-1984) et Marcel Gulinck (1917-1976) ainsi que de 6 géologues.
1974. Organisation de l'« International Symposium on Micropaleontological limits, from Emsian to Visean », avec nombreuses excursions, livrets-guides, etc.
1976-1977. Président de la Société belge de Géologie.
1978. Reçoit à Aix-la-Chapelle le prix Leopold von Buch de la Deutsch Geologische Gesellschaft.
1981. Admis à la retraite à 65 ans. La direction provisoire du Service est assurée par Jean-Marie Graulich.
1983-1989. Membre de la Commission royale des Monuments et des Sites de Belgique.
1985. Intervient dans les études de gazéification souterraine du charbon puis évoque avec plusieurs auteurs les conséquences de la dissolution des évaporites du Dinantien et en particulier celles découvertes à Saint-Ghislain.
1989-1990. S associe à Raphaël Conil pour convaincre la région Wallonne de lancer un ambitieux projet de révision de la carte géologique de Wallonie.
1991. Reprend des recherches sur la géothermie dans le bassin de Mons.
1992. Intervient dans l'interprétation des profils sismiques en cours en Belgique dans le cadre d'un programme européen.
1995. Membre d'honneur de l'Académie lorraine des Sciences.
L'Académie royale de Belgique
1982. Élu à 67 ans correspondant à la Classe des Sciences.
1992. Élu membre de l'Académie royale de Belgique.
1996. Élu président de l'Académie et directeur de la Classe des Sciences.
2008. Sa demande de mise à l'éméritat est accordée.
2013. Pendant sa retraite il poursuit une réelle activité scientifique et publie à 97 ans une note « testament » de 44 pages sur « L'orogenèse varisque dans le sillon houiller de Haine-Sambre et Meuse ».
14-08-2015. Décède à Etterbeek à quelques mois de son centenaire.
III. — Ses apports à la géologie
En tant qu'ingénieur des Mines, André Delmer disposait d'un très solide bagage mathématique et physique. Il conservera jusqu'au bout le plaisir de jongler avec la clarté et la concision des formules, ce dont je peux témoigner puisque, trois ans environ avant son décès, à l'âge de 97 ans, il m'avait reçu dans son appartement de la rue de Tervuren à Etterbeek. Là, sur sa grande table de travail, se trouvait posé un ouvrage relatif aux « écoulements hydrauliques », ouvert sur des pages couvertes de formules complexes où couraient de nombreuses intégrales. Le questionnant sur cette lecture il m'avait répondu devoir reprendre certaines formulations mathématiques (utilisées dans une note publiée en 1986) pour les remettre en cause et les adapter aux problèmes de flux d'eaux chaudes dans les sondages géothermiques… ce qui satisfaisait son appétence pour la rigueur de ce genre d'exercice mental ! Toutefois, il est clair également que, dès le début de sa carrière, il s'est attaché à développer les aspects géologiques de son métier d'ingénieur des Mines qu'il n'avait cessé d'approfondir avec son maître à l'Université de Louvain en la personne de Félix Kaisin senior. C'est ce dernier qui lui a fort probablement transmis le virus de la volonté d'explication des phénomènes tectoniques ayant affecté l'Ardenne au sens large et, en particulier, le sillon houiller Haine-Sambre-Meuse où se manifeste la « Faille du Midi ».
Tenant compte de ces aspects, les apports d'André Delmer à la géologie de la Belgique sont de deux ordres : professionnels et scientifiques, qui d'ailleurs s'interpénètrent. Sur plus de 140 publications répertoriées par Éric Groessens (2015) et Léon Dejonghe (2016), trois-quarts des notes concernent les gisements de charbon dans le Houiller dont un peu plus d'un tiers sont à caractère descriptif et sont relatives à son travail professionnel (coupes de bouveaux, sondages, position de niveaux particuliers constituant des repères pour la corrélation des faisceaux de veines). Un autre tiers porte sur des aspects plus interprétatifs et traite, par exemple, des relations entre plusieurs sondages dans une région géographique donnée. Quant au dernier tiers, il se rapporte à des notes de synthèse, par exemple avec Charles Ancion sur le Namurien et le Westphalien présentées dans le Prodrome d'une description géologique de la Belgique (Delmer & Ancion, 1954), avec Graulich et Renier des échelles stratigraphiques corrélées et publiées dans les Annales des Mines (Delmer et al., 1954), ou encore la carte des mines de Campine (Delmer, 1963), sans oublier toutes les notes sur la tectonique et l'orogenèse varisque devenues plus nombreuses à partir de 1981, date de sa « retraite », ce qui lui permettait d'accorder plus de temps pour rassembler toutes les informations qu'il avait en tête pour en faire sortir de nouvelles interprétations (Delmer, 1988, 1997, 2003, 2004, 2013). Le quart restant de ses travaux regroupe la publication de cartes de synthèse (Atlas des Charbonnages, de l'Énergie, Atlas géologique de l'Europe…), des comptes rendus d'ouvrages, de congrès, d'excursions, reçus à la bibliothèque de la Société belge de Géologie dont il était bibliothécaire ainsi que de nombreuses notices nécrologiques (près d'une trentaine) etc.
Que retiendrait-on si l'on voulait établir une sorte de « bilan » de ce qu'a apporté André Delmer à la géologie belge ? Bien sûr, il nous faudrait plus de recul dans le temps pour mieux définir ce qui restera gravé dans les tablettes de la mémoire et on comprendra que nos choix d'aujourd'hui soient teintés d'une forte couleur de subjectivité. Il n'en reste pas moins que subsisteront des faits concrets, ces faits qu'André Delmer séparait bien des interprétations qu'il considérait toujours et avec raison comme provisoires. Dans les faits on doit inclure tout ce qui a trait aux descriptions, d'importance locale ou régionale mais aussi les faits sous-tendus par des concepts et c'est ceux-là sur lesquels il travaillait beaucoup, qui l'incitaient à rebondir et aboutissaient à des découvertes. Plus qu'un homme de terrain, c'était un « homme du sous-sol » et sa position de Directeur du Service géologique l'a encouragé à amplifier cet aspect. En effet, il restera pour longtemps sinon pour toujours l'homme qui a pu mener un programme à long terme de sondages profonds à caractère scientifique, soit une dizaine en un petit quart de siècle, tous à plus de 2000 m, certains à plus de 3000 m et le dernier, à Saint-Ghislain, jusqu'à 5403 m. Mais, au-delà de ces records, il a souvent eu des décisions inspirées. Par exemple, en 1959 paraît une note signalant dans deux sondages profonds à Tournai et Leuze, outre une forte épaisseur de Dévono-Carbonifère, la présence d'anhydrites dans le Givétien dont la dissolution a entraîné la formation de brèches (Legrand & Mortelmans, 1959 ; Legrand, 1962). Transposant cette constatation vers l'« auge hennuyère », il prend comme hypothèse que ce phénomène lié au Givétien pourrait expliquer la subsidence des « cuves » dans le bassin de Mons. Le sondage de Saint-Ghislain qu'il place au centre du bassin pourrait le confirmer. Or, surprise, des anhydrites apparaissent, mais dès le Viséen, à partir de 1905 m jusqu'à 2670 m, dont plus de 700 m en faciès massif ! avec présence de brèches de dissolution (Dejonghe et al., 1976). La sonde ayant été arrêtée à 5403, 25 m dans le Frasnien, on ne sait pas si des anhydrites existeraient en plus dans le Givétien. Toujours est-il que, partant d'une observation à Tournai-Leuze, Delmer a pu montrer que le fonctionnement de la subsidence avant le Crétacé était dû à la dissolution d'évaporites dans le soubassement puisque la déformation dans le Houiller était beaucoup plus importante que celle dans le Crétacé. Cette cause de la subsidence constitue un apport fondamental pour la compréhension des variations d'épaisseur des formations paléozoïques ainsi que pour l'allure des couches. En corollaire, la dissolution d'une partie des sels peut également expliquer le fonctionnement des « puits naturels » par propagation de fontis vers la surface et jusque dans la couverture crétacée (avec parfois piégeage d'une foule d'animaux continentaux dont les fameux Iguanodons dans les faciès wealdiens à Bernissart). C'est aussi lui qui aura développé un programme de géothermie dans le Hainaut à partir de l'existence très concrète et connue depuis longtemps des « eaux chaudes de Baudour » (Delmer et al., 1991). Pour rappel, ce sont les brèches de dissolution des anhydrites qui permettent la remontée d'eaux chaudes profondes qui devaient être captées par des tunnels inclinés et servir à un établissement thermal, projet qui n'a pas abouti et que relate René Marlière (1976), à l'époque professeur de géologie à la Faculté Polytechnique de Mons avec lequel André Delmer avait des relations scientifiques fréquentes. La présence d'eaux à près de 80°C fut confirmée par plusieurs sondages dont celui de Ghlin (Delmer et al., 1991, 1996). De même pour les projets de gazéification souterraine du charbon pour lesquels d'autres sondages ont été réalisés à Thulin et Harchies près de la frontière française (Delmer et al., 1985). Enfin, un autre apport d'André Delmer - en collaboration avec son ami français Jacques Chalard, directeur des services de géologie aux Houillères du Nord – Pas-de-Calais - est d'avoir su établir des correspondances stratigraphiques argumentées entre les bassins houillers de Belgique et ceux du Nord de la France (Delmer, 1986). Parallèlement à ces travaux, André Delmer fut très conscient de la nécessité de réviser la carte géologique de la Belgique, ce à quoi, en relation avec Raphaël Conil, professeur à l'Université Catholique de Louvain, il s'est employé dès les années 1989. En effet, il était clair qu'il devait offrir aux géologues qui commençaient leurs levés l'accès aux archives du Service géologique relatives aux sondages, surtout dans la partie occidentale de la Wallonie où les affleurements sont rares en dehors des carrières. Sa présence au Comité de pilotage de la Carte en tant que membre du CAPAS (Comité de l'Académie pour les Applications de la Science) et en tant que président du Comité de relecture garantissait une continuité dans le suivi des réalisations. Par ailleurs, le projet était fortement soutenu par le Service géologique où Léon Dejonghe était également membre du Comité de pilotage et a eu un rôle actif (cf. Boulvain, 1993).
IV. — Impressions
André Delmer ne s'exprimait pas volontiers à propos de sa famille et encore moins au sujet de ses conceptions philosophiques. On savait qu'il était marié à Simone Mayence, professeur de langues anciennes. Ils ont eu une fille, Marie- Jeanne, qui, dans les dernières années, le conduisait à l'Académie pour qu'il puisse assister aux séances de la Classe des Sciences. Bien qu'il fût très discret sur la maladie de son épouse, on a compris qu'il avait été très affecté par sa disparition en septembre 2010 mais il n'aimait pas parler de ces aspects familiaux qu'il devait considérer comme faisant partie de son domaine intime. Lors des discussions et des échanges de vues engagés à l'occasion des rencontres à l'Académie, que ce soit dans des conversations personnelles ou professionnelles, on se trouvait devant une personnalité retenue, réservée, parfois même secrète mais toujours déterminée et pouvant devenir véhémente quand on abordait certains sujets qui le préoccupaient comme l'utilisation, trop restreinte à son sens, de la géothermie dans le Hainaut ou les diverses interprétations de la géodynamique varisque ne tenant pas assez compte selon lui des phénomènes halocinétiques engendrés par la dissolution de niveaux salins dans le Dévono-Carbonifère. Alors qu'il était souvent difficile d'engager une conversation dans laquelle il aurait dû se livrer, quand étaient abordés ses sujets de prédilection sa courtoisie subtile pouvait laisser place à l'exaltation allant parfois jusqu'à l'emportement, sentiments toutefois rapidement maîtrisés. En outre, sa modestie de constitution le faisait souvent mettre en avant ses collaborateurs plutôt que de faire comprendre que la conception d'un projet, sa mise en route et la recherche des moyens pour le faire aboutir étaient de son fait ! Serait- ce, implicitement, la mise en application de la parole « ... qui s'abaissera sera élevé. » (Matthieu, 23/1-12) ? mais la question aurait dû lui être posée de son vivant…
Dans les discussions, parfois ardentes, sur ses conceptions des structures varisques – qu'il fondait sur une connaissance approfondie de tous les bouveaux et sondages ayant traversé le Houiller – il considérait souvent que ses interlocuteurs disposaient du même bagage de connaissances que lui. L'anecdote vécue de la « 19e » en est un exemple. Dans les années 1980, nous avions en route un travail commun sur l'interprétation du sondage de Ghlin pour son projet géothermique. Le carottage avait percé la veine n° 19 dite « la 19e » et il me disait « Suivez-la, vous voyez bien qu'on la connaît dans le Comble nord du bassin, de Tertre jusqu'à Hensies… » . Par le plus grand des hasards, à l'occasion d'un travail réalisé pour la Communauté Européenne Charbon- Acier dans les années 1965-1968, j'avais justement suivi le mur de cette « 19e » qui présentait un comportement mécanique très fluant à cause d'une composition minéralogique que j'avais appris à déterminer aux rayons X. Aussi ai-je pu m'engager dans la discussion avec une certaine connaissance du sujet mais, considérant dès lors qu'il avait un interlocuteur au même niveau que lui, au courant de toutes les autres veines, de leur succession ainsi que des accidents tectoniques et de leurs rejets, j'ai vite dû capituler et avouer mes ignorances… ce dont il s'étonna beaucoup, n'imaginant pas que lui seul avait la structure et les détails du bassin en tête! Ce genre de malentendu arrivait aussi lorsqu'il présentait oralement une contribution, spécialement sur la tectonique varisque dans le Houiller, où il pensait que les participants connaissaient, comme lui, tous les travaux miniers exécutés au cours de plusieurs décennies et que lui avait suivis. Mais l'important n'était-il pas que les faits et les arguments exposés convergent vers une idée, un concept nouveau, quitte à ce que l'auditeur le fasse sien ou l'adapter à sa propre vision ? Au-delà de ces détails, pour tous ceux qui ont connu André Delmer, il reste l'image d'un homme avisé, attentif, à l'écoute et respectueux des autres, toujours prêt à reconsidérer les termes d'une argumentation pour faire ressortir la vérité, ce qui a été l'une des passions de sa vie.
V. — Son « testament » 2013 sur la structuration du front varisque
Dans le bassin houiller du Hainaut franco-belge, le front varisque comporte trois unités superposées, recouvertes par le Massif du Midi - ou Massif Ardennais -, unité allochtone limitée à la base par la Faille du Midi. Les trois unités sont les suivantes, du haut vers le bas (Fig. 2) :
- Un grand « Massif charrié » ou glissé ou « Massif superficiel », allochtone, formé de parties plus ou moins renversées (« écailles et massifs renversés de Hainaut-Sambre- Meuse » selon Bélanger et al., 2012). C'est le « Massif de Masse » - ou « Massif Barrois » en France - limité à sa base par la Faille de Masse. On y trouve des éléments venant de l'Ordovicien, Silurien, Dévonien moyen et supérieur, Namurien et Westphalien A-B puis C. Pour beaucoup, ce « Massif charrié » serait originaire du sud, c›est-à-dire du « bassin de Dinant », mais le fait qu'il ne comporte pas de Dévonien inférieur - qui est la caractéristique de ce bassin - semble pour lui rédhibitoire dans une telle interprétation. En effet, pour Delmer (2013) « Le Massif charrié vient du nord, donc du Massif du Brabant où il s'est sédimenté et d'où il a glissé par gravité dans l'auge houillère » c'est-à-dire vers le sud. C'est cette thèse, qu'après Wéry (1955), André Delmer défend depuis 1972 et reprend à plusieurs reprises, notamment en 1997 (suivi par Licour & Périlleux, 1997) puis en 2003 et 2004 jusqu'à son ultime note en 2013. Une dizaine d'arguments en faveur de l'origine septentrionale des tronçons du « Massif charrié » a été exposée lors de la « Séance spécialisée sur les bassins houillers du Nord de la France et du Sud de la Belgique » organisée par la Société géologique du Nord en 1995 (Delmer, 1997) que l'on peut résumer de la façon suivante : pas de Dévonien inférieur dans le « Massif charrié » ; les épaisseurs du Westphalien B-C sont énormes dans le « Massif charrié », du même ordre que celles du Namurien et Westphalien A dans le Para-autochtone ; le degré d'évolution des houilles est faible dans le « Massif charrié » alors qu'il est fort dans le Para-autochtone ; la faille de Masse, base du « Massif charrié », rejoint la Faille du Midi avec un angle net ; à St Ghislain, le sillon évaporitique atteignant au moins 2000 m, le Massif du Brabant est donc plus haut, ce qui rend possible le jeu de la gravité ; les traces de fission sur les apatites sont longues ce qui demande une couverture sédimentaire du Brabant d'au moins 3000 m ; les brèches viséennes du Massif de Boussu (un « Massif charrié ») sont rouges ce qui peut être expliqué par un glissement gravitaire ; l'auge évaporitique du Hainaut indique l'existence d'un fossé d'effondrement actif au Westphalien supérieur ; le Silurien de Sambre-et-Meuse appartient au « Massif charrié », il viendrait du Brabant, au-dessus du front de schistosité. Ces arguments sont repris et développés dans son « testament » (Delmer, 2013).
- Une « nappe faillée » ou « zone faillée du Borinage », caractéristique entre la frontière française et Namur, épaisse de 100 à 500 m, constituée de lambeaux désordonnés où il a été impossible d'exploiter du charbon. Pour Delmer, ces éléments viendraient du démantèlement au Westphalien B d'affleurements continentalisés du Brabant et allant se déposer sous eau vers le sud pour former cette sorte de « flysch » que donne l'impression de la « nappe faillée ».
- Des « Massifs para-autochtones » ou subautochtones ou « imbriqués » (« Parautochtone brabançon » de Bélanger et al., 2012), reposant sur un soubassement cambro-silurien, prolongement vers le sud du Massif du Brabant considéré comme autochtone. Ils sont constitués de Cambrien, Ordovicien, Silurien, Dévonien moyen et supérieur, Namurien, Westphalien A-B (pas de Wesphalien C).
Si l'on voulait récapituler la conception d'André Delmer au sujet des grands traits de la chronologie des événements survenus pour constituer le front varisque, on pourrait proposer la succession suivante (ce qu'à ma connaissance il ne s'est pas engagé à écrire et qu'il faut donc considérer comme hypothétique) :
- Dépôt sur le Brabant de sédiments du Cambrien au Dévonien moyen et supérieur (sans Dévonien inférieur, contrairement à l'interprétation de Michot (1979) qui, suivant les conceptions de Fourmarier, imagine un dépôt de Dévonien inférieur ensuite complètement arasé), puis de Namurien et Wesphalien A-B (pas de C).
- Subsidence du sillon houiller au Wesphalien B par dissolution d'évaporites dans le Viséen sous-jacent.
- Démantèlement du Brabant : des lambeaux sédimentaires glissent et se déposent sous eau vers le sud pour former cette espèce de « flysch » qui deviendra la « nappe faillée ».
- À la fin du Wesphalien B, glissement vers le sud de paquets de sédiments déposés sur le Brabant pour former les « Massifs charriés » = Massif de Masse = Massif Barrois, qui reposent ainsi sur la « nappe faillée ».
- Dépôt du Wesphalien C.
- Poussée vers le nord, avec chevauchements, des massifs du Para-autochtone brabançon et chevauchement vers le nord du Massif du Midi = Massif Ardennais par la Faille du Midi.
- Aplanissement général puis dépôt des « morts-terrains » avec d'ultimes fonctionnements par dissolution de « puits naturels » tel celui de Bernissart piégeant des milliers d'organismes dont les célèbres Iguanodons.
Ce scénario représente son interprétation de la structure du Front varisque. Toutefois, pour d'autres, le fait que le Massif du Brabant puisse se trouver au-dessus d'un dôme granitique –donc plus léger- qui aurait fonctionné depuis au moins le Dévonien (anomalie de Bouguer négative, cf. Hennebert, 1994) rend difficile l'existence d'une très importante épaisseur de Houiller sur le massif du Brabant puisque le Brabant aurait toujours été une zone haute sans ou à faible sédimentation. Mais c'est toujours autour de ces sujets que, soit chez lui comme j'ai pu le faire en juin 2013 (Fig. 3), soit à l'Académie, les discussions se développaient avec passion, ce dont il a laissé heureusement une trace dans son « testament 2013 ».
Remerciements. — La recherche d'informations et de documents relatifs aux travaux d'André Delmer a bénéficié de l'assistance de plusieurs collègues dont Éric Groessens (Service géologique de Belgique) et Sara Vandycke (Université de Mons). La relecture d'une version provisoire a été assurée par Francis Meilliez (président de la SGN) et par Michel Hennebert (Université de Mons, Service de Géologie, Carte géologique) dont les remarques et suggestions ont grandement amélioré les dernières parties du texte. Qu'ils soient tous remerciés de l'attention qu'ils ont bien voulu porter à mes sollicitations.