I. — Introduction
Un front de chaîne de montagnes correspond à la zone de transition entre les reliefs orogéniques où se développent les bassins versants et la plaine sédimentaire d'avant-pays qui réceptionne les particules érodées et transportées par les rivières (Fig. 1). Sa dynamique est le résultat d'interactions entre les processus de déformation (tectonique) qui soulèvent les reliefs et les processus de surface (érosion, sédimentation, climat) qui les abaissent (Malavieille, 2010). Ainsi, les paysages des 34 chaînes de montagnes traduisent les influences mutuelles entre ces processus (Delcaillau, 2004; Graveleau, 2008). De la même façon, le bassin sédimentaire fournit un archivage des évolutions des flux de sédiments qui ont été produits (Métivier et al., 1999). Une lecture de leur âge et de leur géométrie permet souvent de renseigner la dynamique morpho-sédimentaire du bassin ainsi que les périodes d'activité des structures tectoniques qui le contrôlent.
La dynamique des reliefs orogéniques et de leurs bassins périphériques est aussi bien explorée sur des cas d'étude récents (Alpes, Pyrénées, Himalaya, Andes, Taiwan) qu'anciens (Appalaches, Montagne Noire). Pour les premiers, les exemples sont nombreux et accessibles à l'observation, ce qui permet de quantifier les processus et mécanismes orogéniques à l'œuvre. Pour les seconds, les exemples sont notablement moins courants parce que plus compliqués, parfois enfouis et moins documentés (Franke et al., 2000 ; Lacquement et al., 2005 ; Malavieille, 2010 ; Meilliez, 1989). Dans le nord de la France, le Bassin Houiller du Nord – Pas-de-Calais (BHNPC), enfoui sous une centaine de mètres de couverture méso-cénozoïque (Fig. 2), correspond au bassin flexural du front nord de l'ancienne grande chaîne de montagnes varisque qui structurait l'Europe à la fin du Paléozoïque (par ex. Le Gall, 1994 ; Matte, 1986). Ce bassin réceptionnait au Carbonifère les produits de l'érosion de la chaîne et a permis la préservation de strates de charbon, lesquelles témoignent du climat tropical et de la riche végétation de l'époque (par ex. Bouroz, 1969). D'orientation est-ouest, ce bassin flexural se poursuit vers l'est en Belgique (Hainaut) et jusqu'en Allemagne (Ruhr) (par ex. Delmer, 1997 ; Drozdzews-ki, 1993).
La compréhension de la géométrie en 3 Dimensions du BHNPC a fait l'objet d'une première synthèse lors de la construction de huit « tables de verre » destinées au Musée Houiller de Lille (Küss, 1905). Au milieu des années 1960, une nouvelle synthèse a mis à jour ce modèle en éditant une série de coupes structurales basées notamment sur les archives de forages et de relevés in situ (Bouroz et al., 1963). Une analyse fine de ces coupes démontre leur insuffisance au regard des progrès réalisés depuis en géologie structurale, par exemple en ignorant le principe de l'équilibrage / restauration des coupes (Dahlstrom, 1969 ; Elliott, 1983) ou encore les mécanismes d'inversion tectonique (Cooper & Williams, 1989). La dernière synthèse géologique sur le BHNPC (Becq-Giraudon, 1983) n'a pas modifié ces coupes géologiques en dépit des nouvelles données acquises jusqu'à la fin de l'exploitation. Le constat est donc simple : la vision structurale que l'on a sur la géométrie du Bassin Houiller date des années 1960. Elle nécessite une révision majeure intégrant : 1) les nouvelles données géologiques acquises après 1963 ; 2) les concepts d'équilibrage et d'inversion tectonique établis dans les années 1970 et 1980.
Ce projet d'envergure, dont cet article se présente comme une pierre fondatrice, a pour objectif de comprendre comment le BHNPC a enregistré dans ses structures et son histoire sédimentaire l'évolution de la déformation au front de la chaîne varisque. Pour cela, l'approche proposée repose sur trois outils : 1) la confection d'une base de données complète référençant les données géologiques existantes sur ce bassin, 2) la réalisation d'un modèle 3-D de la géométrie du bassin, et 3) ma réalisation de modélisation expérimentale en laboratoire. Par cela, nous souhaitons apporter des éléments de réponse aux questions suivantes :
- 60 ans après la dernière synthèse structurale sur le BHNPC, quelle vision actuelle peut-on en proposer en intégrant la totalité des données géologiques et géophysiques disponibles et les nouveaux outils logiciels à disposition ?
- Que nous dit cette géométrie sur l'histoire géologique de la chaîne varisque et sur les mécanismes de développement de son front nord ?
L'enjeu appliqué de ce travail est d'apporter une meilleure connaissance du sous-sol du territoire des Hauts-de-France, préambule incontournable à une réflexion éclairée et durable du développement économique et écologique de la région. Dans le cadre de cet article, nous relatons les premiers résultats méthodologiques obtenus suite à la mise en place progressive d'une base de données 3-D référençant les principales données scientifiques (cartes et sondages) sur le Bassin Houiller. Cet article ne présente donc pas en soi de véritables résultats scientifiques nouveaux et ambitionne simplement de relater la démarche initiée depuis quelques années au sein du Laboratoire d'Océanologie et de Géosciences de l'Université de Lille sur cet exemple géologique régional singulier. Cet article s'organise donc autour d'un bilan des avancées du projet de modélisation 3-D de la géométrie du bassin en partant des objets muséographiques les plus anciens (les « tables de verre » du Musée de Lille), leur mise en perspective par ordinateur et en arrivant jusqu'à une ébauche d'actualisation des coupes du bassin.
II. — Les « tables de verre » du musée houiller de l'université de Lille
A la suite de la création de la Faculté des Sciences de Lille en 1854, celle-ci se voit dotée en 1857 d'une chaire de géologie, dont l'un des premiers titulaires est Jules Gosselet (Thiébault, 2010). En 1902, le Musée Gosselet de Géologie et de Minéralogie est inauguré et rassemble plus de 100 000 roches, minéraux et fossiles collectés sur le terrain depuis 1865 (Cuvelier et Oudoire, 2017). En 1902, Charles Barrois succède à J. Gosselet et devient titulaire de la chaire de géologie. Avec M. Bayet, directeur de l'enseignement supérieur et représentant le ministre de l'instruction publique, il inaugure en 1907 le Musée Houiller de l'Université de Lille (Dhainaut, 2007). L'objectif de ce musée était d'aider les ingénieurs des fosses à déterminer les roches issues des sondages et à comprendre la géométrie des couches du sous-sol. Parmi les nombreux documents et outils qu'il proposait, huit « tables de verre » ornaient le hall de la salle d'exposition (Fig. 3).
Sur le modèle des expositions universelles parisiennes de 1889 et 1900, Arras organise en 1904 l'exposition régionale du Nord de la France. Afin de mettre alors en évidence les progrès réalisés par l'agriculture et les diverses industries du Nord de la France, une place importante est laissée aux compagnies houillères, alors fleuron industriel de la région. Le Service des Mines et les Compagnies des Houillères préparent alors un plan du Bassin Houiller au 1/7 500, accompagné de coupes sur verre, organisées en deux vitrines, et les présentent au pavillon des Mines du Pas-de-Calais (Küss, 1905). Ces coupes rencontrent un vif intérêt chez les visiteurs de l'exposition et notamment chez Charles Barrois. Celui-ci songe alors à en installer une reproduction au Musée Houiller qu'il projette de créer. Il en fait la demande à la Chambre des Houillères, par le biais d'Elie Reumaux, directeur général de la Société des Mines de Lens. La Chambre des Houillères décide de faire mieux encore en fournissant au Musée des coupes de l'intégralité du bassin minier, depuis Quiévrechain jusqu'à Ligny-les-Aire (Küss, 1905). Henri Küss, ingénieur en chef des mines de Douai est alors nommé directeur de leur exécution et M. Cailleaux, géomètre en chef de la compagnie de Lens, est chargé de diriger l'exécution matérielle des coupes (Dollé, 1985). Elles sont d'abord présentées lors de l'Exposition Universelle de Liège en 1905, puis envoyées au Musée Houiller de Lille (Fig. 3).
L'emplacement exact des coupes et des cartes horizontales sur verre est établi pour le Pas-de-Calais en s'inspirant des plans établis pour l'exposition d'Arras. En ce qui concerne le Nord, aucune étude préparatoire n'avait été effectuée et seule une carte au 1/40 000 existait. Le résultat choisi est un découpage du BHNPC en 8 zones contiguës, chacune d'une superficie voisine de 200 km2 et composées de coupes espacées de 1 km (Fig. 4-5A). L'ensemble du travail a nécessité l'équivalent cumulé de 200 journées aux géomètres pour la préparation des coupes sur papier et près de 800 journées pour exécuter les plans et les coupes sur verre (Küss, 1905). Le seul coût matériel pour la fabrication des vitrines (verre, tables en chêne, armatures métalliques) s'élevait à plus de 10 000 francs de l'époque. Cela représenterait à l'heure actuelle une somme de près de 40 000 €, selon le convertisseur disponible sur le site insee.fr, et en tenant compte de l'érosion monétaire.
Après plusieurs années d'exposition au Musée Houiller, les « tables de verre » subissent plusieurs phases de dégâts puis un démantèlement progressif. Le plus important est leur destruction partielle lors de l'explosion d'un dépôt de munition lors de la Première Guerre Mondiale, en janvier 1916. Plusieurs vitrines sont fortement endommagées (Marcel, 1996). Le musée ne ré-ouvre ses portes qu'en 1925 et les tables semblent alors avoir été exposées sans dommage jusqu'à la fin des années 1970. Au cours des années 1980 à 2000, sept des huit tables sont progressivement démontées et une seule (n° 8 ; Fig. 5A) reste actuellement en exposition au Musée d'Histoire Naturelle de Lille (MHNL). Parmi les sept tables démontées, quatre sont conservées dans les réserves du MHNL (n° 1, 2, 4 et 5). Les trois vitrines restantes (n° 3, 6 et 7) sont conservées dans les réserves du Centre Historique Minier de Lewarde. Une opération de retour de ces tables vers le MHNL est en discussion.
En France, on retrouve des tables analogues pour les Mines de Blanzy à Montceau-les-Mines (table datant des années 1920), au Musée de Decazeville (table datant des années 1940) ou encore au Musée de la Mine de Saint-Etienne (table datant de 1889). L'ingénieur en chef des mines de Douai ne s'y était pas trompé car il énonçait en octobre 1905, à l'issu de son intervention lors de la réunion de la Société de l'Industrie minérale à Douai, la recommandation suivante : «Il me sera permis de terminer par un conseil. Des coupes sur verre analogues à celles dont nous venons de parler peuvent, dans chaque mine, rendre de réels services pour l'étude du gîte à exploiter.» (Küss, 1905). Ce type de représentation des structures des bassins houillers apparaît donc relativement commun au début du XXe siècle. Ainsi, par bien des aspects, comme la qualité de leur conception et de leur fabrication, l'époque de leur construction ou encore l'étendue qu'elles représentent, les « tables de verre » du Musée Houiller de Lille constituent des témoins historiques précieux, à la fois de la recherche scientifique et de l'activité industrielle de la région Nord – Pas-de-Calais au cours du XXe siècle. Il s'agit par ailleurs d'un objet de communication très pertinent qui aidait les géologues et ingénieurs à visualiser et raisonner en 3 dimensions.
III. — Vers une représentation en 3 dimensions de la géométrie du bassin houiller
Récemment, un projet de numérisation des « tables de verre » a été lancé dans le cadre d'un mémoire de formation de licence de l'Université de Lille (Crépin, 2013) (Fig.5). A cette occasion, les quatre « tables de verre » démontées du MHNL ont été photographiées afin d'être archivées numériquement et de mener une étude de la géométrie en 3-D du Bassin Houiller. Cela représente les quatre plans sur verre horizontaux correspondant à l'emprise géographique des tables n°1, 2, 4 et 5 ainsi que les 58 coupes sur verre illustrant la géométrie des couches en profondeur (exemple sur la Fig. 5B). Les trois tables du Centre Historique Minier de Lewarde et la table n° 8 en exposition au MHNL n'ont pas encore été numérisées. Il est évidemment espéré qu'elles le seront prochainement. Toutes ces coupes et cartes ont ensuite été intégrées au sein d'un logiciel de modélisation structurale MoveTM développé par la société Midland Valley et mis en accès gratuitement à l'Université Lille 1 grâce à une licence académique (Fig. 5A). A partir des données d'ores et déjà importées dans le logiciel, il est possible de visualiser la géométrie 3-D des surfaces correspondant aux principales failles de la portion ouest du bassin (Failles de Ruitz, Sains, Remeaux et du Midi/Eifélienne ; Fig. 5C). Ce résultat constitue un intéressant support de valorisation et de vulgarisation des données muséographiques du MHNL.
Ensuite, les données cartographiques et de sondage des synthèses de 1963 et 1983 (Becq-Giraudon, 1983 ; Bouroz et al., 1963) ont été à leur tour partiellement intégrées dans le modèle 3-D (Fig. 6A) (Dahilouni, 2015). Progressivement, les dizaines de coupes géologiques réalisées par ces auteurs seront intégrées afin de construire la vision géométrique 3-D du bassin dans les années 1960.
Enfin, plusieurs travaux d'actualisation des coupes géologiques ont été réalisés lors de stages de recherche d'étudiants en licence et master (Bouchehima, 2016 ; Feta- ti, 2017 ; Junique, 2016) (Fig. 6B-C). En particulier sur l'une des coupes établies dans l'extrême ouest du bassin (Bouroz, 1948), nous avons cherché à conserver les données contraignant la coupe originale (Fig. 6B.1), notamment les sondages et les relevés in-situ, tout en complétant la succession stratigraphique et en proposant une connexion des failles en profondeur (Fig. 6B.2).
Bien qu'incomplet pour le moment, un des objectifs de ce projet est de proposer un modèle géométrique complet des structures géologiques du BHNPC sur les périodes 1905, ~ 1960 et aujourd'hui. D'un point de vue épistémologique, il sera intéressant d'analyser et de comparer l'évolution de la vision en 3-D que les géologues ont eue du BHNPC.
IV. — Conclusion - Perspectives
Le Bassin Houiller du Nord – Pas-de-Calais fut un objet géologique très étudié aux XIXe et XXe siècles de par son importance stratégique. Délaissé scientifiquement depuis des décennies (la dernière grande synthèse date de 1963), la géométrie de ses structures profondes reste sous-contrainte parce que : 1) les concepts géologiques modernes tels que ceux associés à l'équilibrage des coupes ou au phénomène d'inversion tectonique n'ont pas été appliqués, et 2) les données acquises jusqu'à la fermeture des concessions n'ont pas été intégrées. A partir d'une approche originale basée sur des outils de modélisation géométrique 3-D, nous souhaitons dans les prochaines années actualiser notre vision des géométries du sous- sol de cette région. Conjugué à une approche de modélisation expérimentale (Graveleau et al., 2012), nous souhaitons étudier l'importance de paramètres stratigraphiques, tectoniques et géodynamiques sur le développement du bassin. Cela devrait permettre de mieux contraindre son évolution et de comprendre son enregistrement de la dynamique de la grande chaîne varisque. Ce travail de réactualisation des connaissances permettra, par ailleurs, de fournir un support scientifique fondamental en amont de nombreuses problématiques régionales dans le domaine de l'environnement et du développement durable. Par exemple, le projet pourra alimenter les études actuelles menées sur le potentiel de développement de la géothermie basse énergie (notamment sur les eaux de mines). Sans une vision actualisée des géométries des roches et des discontinuités géologiques (failles) en profondeur, les modélisations hydrauliques sont empreintes d'incertitudes et les prospectives de développement géothermique sont limitées. Grâce à ce projet, la vision 3-D du sous-sol du Bassin Houiller que nous proposerons viendra documenter en amont les réflexions de développement géothermique.
Différentes instances nationales et régionales sollicitent également le milieu académique afin qu'il apporte son expertise sur l'enjeu de la maîtrise des risques et de leurs impacts environnementaux. Conjuguée à la cartographie précise des « vides miniers » résultant de l'exploitation du charbon, notre modélisation géologique du sous-sol pourrait servir de support aux différentes problématiques concernant les risques géologiques et environnementaux en contexte « après-mine » (Meilliez, 2017 ; Lemal & Meilliez, 2017). Par exemple, grâce à cette nouvelle vision 3-D que l'on aura du sous-sol du Bassin Houiller, il serait possible de mieux cerner les fractures géologiques susceptibles d'être sismogéniques, et de comprendre comment les réseaux de branchement de ces différentes discontinuités peuvent contrôler le transfert des fluides et de chaleur au sein du bassin et vers la surface.
Notre projet repose fondamentalement sur la construction d'un modèle 3-D par ordinateur de la géométrie du sous-sol du BHNPC. Avec cet outil, nous serons capables de produire des documents (images, animations, simulations) et d'illustrer dynamiquement comment le sous-sol est constitué et s'est construit. Ces outils seront directement exploitables par divers publics (d'initiés ou non) afin de leur faciliter la compréhension de « l'invisible sous leurs pieds ».
Enfin, comme nous l'avions précisé dans l'introduction, le BHNPC ne s'arrête pas à la frontière franco-belge mais se poursuit vers l'est avec le bassin houiller du Hainault. Dans un premier temps, la quantité de données (archives) à considérer étant tellement importante du côté français, nous n'envisageons pas de mener le même type d'étude du côté belge. Cependant, au fur et à mesure de la progression de notre travail, nous ne manquerons pas de nous rapprocher du Service Géologique de Belgique afin de discuter de la cohérence de notre démarche vis- à-vis des informations dont recèle leur partie du bassin d'avant- pays nord varisque.
Remerciements. — La mise en route de ce projet a été rendu possible grâce au concours de nombreux étudiants de licence et master de l'Université de Lille 1 cités dans le texte. De nombreuses institutions de la région des Hauts-de-France travaillant sur le BHNPC, à savoir la Mission Bassin Minier, le Centre Historique Minier de Lewarde, le Musée d'Histoire Naturelle de Lille, l'Unité Territoriale Après Mine Nord et le BRGM, sont ici chaleureusement remerciées pour leur soutien et leur enthousiasme à soutenir ce projet. Francis Meilliez et Noël Vandenberghe sont chaleureusement remerciés pour leurs commentaires constructifs délivrés dans une version préliminaire de ce manuscrit. Enfin, la société Midland Valley est remerciée pour la mise à disposition gratuite du logiciel MoveTM dans le cadre d'une licence académique accordée à l'Université Lille 1. Ce travail n'a malheureusement bénéficié d'aucun soutien programmatique dédié.