I. — Introduction
L'histoire des hommes est partiellement liée à leur aptitude à lire un paysage, à en découvrir les pièges, à trouver et mettre en œuvre un compromis entre besoins d'usage et contraintes hydrologiques locales, à en tirer les ressources nécessaires à leur subsistance. Avant que l'homme ne mette entre lui et la nature un machinisme envahissant, son contact avec le paysage était plutôt physique, formaté par les sens, la capacité d'observation et de réflexion, et très certainement un grand nombre d'expériences malheureuses dont il a fallu retenir les leçons. Dans les régions à faible relief de l'Europe du nord-ouest, c'est particulièrement vrai avec les cours d'eau et les zones humides qui les accompagnent. Pour satisfaire ses besoins alimentaires, l'homme a très tôt, sous toutes les latitudes, occupé les terres épisodiquement inondées. Il a aussi très vite compris que l'eau qui le menaçait pouvait aussi le défendre en maintenant ses ennemis à distance, voire en les menaçant de l'inondation contre laquelle lui-même veillait à se prémunir. Mais il faut croire que les progrès techniques dont on attendait le secours libérateur en maîtrisant les technologies métrologiques, la modélisation numérique 3D et la puissance des outils de communication, ont conduit à oublier l'irremplaçable observation visuelle sur le terrain, les données historiques aussi bien que la prise en compte de l'incertitude induite par la qualité de l'observation. Un paysage est un objet vivant, mais sur un pas de temps qui n'est pas celui de la vie humaine. La mémoire est un instrument d'investigation nécessaire pour spéculer sur l'avenir.
Pour illustrer notre propos, nous nous appuierons sur deux exemples pris sur le territoire de Lille-Métropole. On pouvait les prendre dans de très nombreux endroits où l'urbanisme gangrène l''espace si rapidement qu'on ne se donne pas suffisamment la peine d'observer en 4D (espace x temps) sur quel territoire il s'incruste. Notre propos n'est pas d'identifier des responsabilités dans l'enchaînement des décisions, mais de réfléchir sur le processus même d'analyse préalable des phénomènes naturels qui caractérisent un territoire. Le but n'est pas de s'opposer à tout aménagement mais de réfléchir à une méthode de travail souhaitable pour intégrer à tout projet les perturbations qu'il va nécessairement entraîner dans l'espace où on l'insère. Le premier exemple est pris dans le quartier de la gare Lille-Flandres et de Fives, périodiquement soumis à des inondations. Il y a environ 1000 ans, cet espace était un val dans lequel coulait une petite rivière au débit capricieux. Les ans et les hommes ont couvert cet espace de constructions en tout genre, tandis que le fil d'eau continue de se frayer un passage avec ténacité à travers tous les obstacles qu'on lui impose. Un cours d'eau ne sort pas d'un robinet que l'homme maîtriserait au-dessus d'une baignoire. Mais la leçon semble n'avoir toujours pas été comprise puisqu'aujourd'hui on commet la même erreur, quelques kilomètres plus loin, avec un cours d'eau au débit également capricieux. Et le second exemple montrera qu'entre Sainghin-en- Mélantois et Lesquin un cours d'eau a déjà partiellement disparu de la mémoire humaine. Si la trace a disparu du paysage, l'eau, elle, suit son chemin, descendant les pentes et s'accumulant là où les travaux lui ont ménagé des « baignoires ».
II. — Le Becquerel à travers les âges
La Ville de Lille a entrepris un long effort d'investigation qui s'avère efficace : retrouver la trace de l'eau sur le territoire naturel que la ville a recouvert au cours des siècles (Olivier- Valengin, 2012). Une carte de l'extension de la plaine alluviale préalable à l'implantation de la ville a pu être reconstituée (Fig. 1). La Deûle coulait vers l'ENE, divaguant dans une vallée largement ouverte. Quelques tresses identifiées trahissent l'instabilité de l'écoulement. Brusquement, la Deûle oblique plein nord, formant un coude au niveau duquel deux petits cours d'eau la rejoignent : le Bucquet en rive gauche et le Becquerel en rive droite. Du matériel archéologique qui peut être rapporté au Paléolithique a été découvert dans ces alluvions au hasard des constructions (Gosselet, 1895). Mais à l'intérieur de ce coude, le premier site ayant laissé des traces durables de l'embryon de la ville actuelle semble antérieur à l'an 1000 : une motte castrale dont le site est aujourd'hui occupé par la cathédrale N. D. de la Treille.
La confluence est une plaine alluviale marécageuse assez étendue, dont l'exutoire se fait par une chute d'eau d'au moins 2 m, au niveau de ce qui sera appelé « le rivage du Wault », pour désigner le rivage du haut. Le nom de la Rue de la Barre rappelle aussi la présence de cette chute. Une autre chute, de même dénivelé, était active en amont du rivage du bas (le premier port historique), l'actuelle partie sud de l'Avenue du Peuple Belge. Ces chutes déterminaient trois biefs, respectivement de l'amont vers l'aval : la Haute-Deûle, la Moyenne Deûle, la Basse-Deûle. La présence de ces chutes imposait une rupture de charge au transport de marchandises. C'est certainement l'une des raisons qui a justifié l'implantation d'un point stratégique de contrôle des déplacements à cet endroit. De son côté, le Becquerel chute également, d'un peu moins de 2 m, à peu près au niveau de la Gare Lille-Flandres actuelle, avant de rejoindre un bras de la Deûle. Une communauté humaine désignée sous le nom de Fins, s'était implantée près de cette troisième chute (Olivier- Valengin, 2012, p. 9).
Au XIe siècle, ce qui deviendra la ville de Lille est donc un solide point stratégique au milieu d'une zone de confluence, permettant de contrôler tant la circulation fluviale que la traversée de la vallée. A cette époque, en effet, le niveau de base du réseau hydrographique régional est plus élevé qu'aujourd'hui (Sommé, 1977). Les vallées sont engorgées de sédiments que de faibles débits ne parviennent pas à évacuer. Largement ouvertes et par défaut de portance géotechnique, ces vallées marécageuses sont difficiles à traverser par les hommes, et surtout par les chariots lourdement chargés. Toutefois, le futur site de Lille permet d'accéder vers le SE à un plateau crayeux plus sec et plus résistant (Lezennes, Lesquin, Gruson, …), plus ou moins couvert de limon, sur lequel les routes se fraient un passage vers Tournai et Douai.
Le Becquerel, aussi appelé la Chaude-Rivière, prend sa source près de Flers-Bourg, dans le quartier d'Hellemmes dit La Guinguette. C'est un cours d'eau d'au plus 3 500 m de long qui descend en altitude de 29 m à 23 m environ. « … les sources de la Chaude-Rivière proviennent de la base des terrains tertiaires ; si elles ont beaucoup diminué depuis quelques siècles c'est que la population augmentant à Fives et à Saint-Maurice, on va chercher par des puits l'eau qui coulait primitivement par des sources. » (Gosselet, 1895). Sur la carte géologique (Fig. 2) sa présence est trahie par un élargissement triangulaire de la plaine alluviale de la Deûle sous l'actuelle ville de Lille, jusque dans le quartier de Fives. Au-delà de La Guinguette, vers le SE, le Courant de Maître David suit la même direction mais coule vers le SE pour rejoindre la Marque à Forest-sur-Marque. Aujourd'hui, ce modeste cours d'eau a été valorisé et intégré dans l'aménagement de la chaîne des lacs à Villeneuve d'Ascq, comme exutoire des collecteurs d'eaux pluviales. Une pompe de relevage a remplacé la confluence naturelle près de la Ferme du Héron. En effet, l'aménagement a nécessité de surcreuser le lit du Courant de Maître David qui, de ce fait, arrive en contrebas de la Marque.
Le Becquerel incise une couche de limon de moins de 5 m d'épaisseur qui masque l'Argile de Louvil (e2a de la carte géologique) et, localement, la base des Sables d'Ostricourt (e2b). Il draine donc la part infiltrée des eaux de pluie qui tombent sur les sables et limons et coule sur l'argile. Les alertes réitérées aux inondations démontrent que ce drainage est toujours actif, bien que l'urbanisme ait complètement fait disparaître le cours d'eau de la surface du sol. La presse s'est fait l'écho de l'ire des riverains d'Hellemmes et surtout de Fives en janvier-février 2013, comme en janvier 2001, pour ne citer que les réclamations les plus vives. Mais le Becquerel s'était déjà souvent manifesté au fil des siècles. Toutes les données historiques qui suivent sont extraites de Olivier-Valengin (2012). Un ensemble de fortifications a été construit durant le XVe siècle. Mais les fossés sont régulièrement envasés, surtout ceux dans lesquels débouche le Becquerel au niveau de l'actuelle Place des Regnaux. Par ailleurs le Becquerel alimente en eau potable la ville de Lille ; il faut croire que le cours principal de la Deûle servait donc d'égout. Au début du XVIe siècle, les échevins ont endigué l'arrivée du Becquerel et en ont détourné le cours directement le long des fortifications pour rejoindre la Basse-Deûle au niveau du Bas-Rivage. Le dernier tiers du XVIIe siècle a vu la construction de la citadelle de Lille par Simon Vollant et ses équipes, sous la direction de Vauban. Le Bucquet a disparu à cette occasion, complètement intégré dans le système de défense imaginé alors et qui a perduré jusque durant les années 1880. Mais c'est vraiment au XXe siècle que la ville de Lille, comme beaucoup d'autres, s'est libérée des cours d'eau et canaux urbains qu'elle avait multipliés durant les siècles précédents. Comme pour l'abattage des fortifications, une des raisons invoquées a été la nécessité de percer des voies de communication adaptées aux nouveaux moyens de transport (chemins de fer, véhicules automobiles,).
C'est dans le dernier quart du XXe siècle qu'a ressurgi le besoin de redonner sa place à l'eau dans la ville. Mais quelle eau ? celle des cours d'eau initiaux ? celle des multiples canaux percés, le plus souvent pour tenter de corriger des nuisances induites par les travaux précédents (érosion, envasement, pollution, inondation) ? Le débat est en cours. La Ville de Lille a fondé son identité sur un lien vital avec le système hydrographique pour répondre à un besoin stratégique. Les besoins alimentaires et sanitaires ont été traités au jour le jour, en n'imaginant jamais le devenir de la ville. Mais quelqu'un avait-il les moyens de le faire ? Certainement pas. Aujourd'hui, cependant, nous avons les moyens d'analyser ce qui a été fait ainsi que les conséquences des choix retenus. L'imperméabilisation de la surface urbaine n'empêche pas l'eau de couler dans l'ancien lit, recouvert de remblais qui constituent une assise de construction. La situation s'est compliquée avec le développement de constructions nécessitant des surfaces importantes gagnées en profondeur (parkings étagés notamment). En 1980, la construction de la galerie du métro (ligne 1) est restée bloquée plusieurs jours à l'aplomb du commissariat de la Douane de Fives, victime d'une venue d'eau persistante. Plus récemment, les fondations profondes des grands immeubles des quartiers Euralille, ainsi que l'encaissement de la tranchée nécessaire à la voie rapide de Lille-Est, ont aussi créé des barrages à la perméabilité, obstacles à l'écoulement. La rue de Bouvines est particulièrement touchée (Fig. 3).
III. — Le Ru des voyettes, en voie de disparition
Nous appelons Ru des Voyettes un cours d'eau qui descend de Lesquin, traverse les parcelles agricoles du lieu-dit Les Voyettes (carte IGN à 1:25 000 n° 2504E), disparaît sous le nœud autoroutier des Quatre Cantons, réapparaît dans les champs au sud de l‘A27, traverse Sainghin-en-Mélantois pour rejoindre la Marque face au village de Bouvines. La base de données de VNF (Voies Navigables de France) montre deux tronçons distincts, l'un à Lesquin, l'autre à Sainghin-en- Mélantois (Fig. 4a). La BD-Carto® de IGN (Géoportail) désigne ces deux tronçons respectivement sous les noms de « Merchin » et « Ruisseau de Sainghin » (Fig. 2). Nous allons montrer qu'il s'agit du même cours d'eau, d'une part en retraçant le tronçon intermédiaire manquant, d'autre part en proposant d'identifier l'une des sources historiques potentielles à proximité de l'église de Lesquin (Fig. 4b).
Ainsi défini le Ru des Voyettes est un cours d'eau long de 6 à 7 km, descendant de la cote 52 à la cote 27. Dans la base de données SANDRE (fiche n° E3340640 : Service d'Administration Nationale des Données et Référentiels sur l'Eau) sa partie avale est répertoriée comme Ruisseau de Sainghin sur une longueur de 2,8 km ; mais la partie amont n'est pas décrite, bien qu'elle figure sur la carte (Fig. 4a). La confluence avec la Marque est aussi représentée sur une carte de 1665, à la sortie de Sainghin-en-Mélantois, sous le nom de Courant de Noyelle (Leman, 1973). Cette partie avale est une vallée très largement ouverte et tapissée d'alluvions (Fig. 2) reposant sur les craies argileuses et les marnes qui marquent le passage du Turonien moyen au Turonien supérieur. En amont du village (lieu-dit Le Grand Sainghin sur la carte IGN à 1:25 000), le cours d'eau dessert depuis des siècles la Grande Ferme entourée de fossés, comme c'était l'usage autrefois. Vers l'amont, il longe un terrain industriel auquel il sert de déversoir pour l'excès d'eaux pluviales. L'aménagement récent a permis de rendre son abord praticable sur les deux rives (mars 2014). L'autoroute A27 lui barre la route, mais il a été détourné dans un fossé qui la longe au sud jusqu'au remblai du passage supérieur du CD146. Au-delà, aucune trace de fossé n'a encore été identifiée. Au nord de l'A27, le cours d'eau disparaît en tant que tel. Une zone humide a été aménagée dans les champs limitrophes du parc scientifique de la Haute-Borne, dans l'angle NE entre l'autoroute A27 et le CD146 ; elle sert d'exutoire aux eaux de ruissellement. A l'ouest du CD146 se suivent l'extrémité du garage-atelier du métro (ligne1) et les ouvrages de jonction entre les autoroutes A23 et A27, le CD146 et le CD952 (vers Lesquin). Le long de ce tronçon, la trace d'un éventuel cours d'eau n'est marquée que par un fossé bétonné au cœur de la boucle de raccordement entre l'autoroute et le CD 952. En revanche, ce secteur est le siège d'inondations récurrentes. L'atelier-garage du métro a dû être équipé d'un bassin de stockage d'eaux pluviales. La bretelle de raccordement à l'A23 en direction de Valenciennes est inondée quelques jours par an presque tous les ans. Les champs qui jouxtent au sud ces ouvrages autoroutiers sont inondés tous les ans, plus ou moins longtemps selon la pluviométrie. L'entreprise de logistique, en bordure NW du CD952, a été suffisamment inondée pour avoir aménagé la collecte des eaux de ruissellement vers un fossé qui se greffe par une canalisation sous chaussée au fossé qui borde le CD952 au SE. D'ailleurs l'intégralité de ce tronçon a été mentionnée spécifiquement par le BRGM comme zone à vulnérabilité maximale par rapport à la sensibilité d'inondation par remontée de nappe (Fig. 4b). Au-delà, il faut passer à l'ouest du remblai du TGV pour retrouver le Ru des Voyettes au milieu des terres agricoles qui occupent encore le lieu-dit Les Voyettes. Le remblai a barré, sans le buser, le Ru des Voyettes, pourtant en eau en toute saison. Un fossé a toutefois été creusé pour évacuer l'écoulement jusqu'au CD952, c'est-à-dire en contre-pente. En 2012, les déblais excédentaires des terrassements nécessaires à la réalisation du Stade Pierre Mauroy ont été partiellement utilisés pour réaliser un ensemble de buttes anti-bruits tout le long du TGV et de l'autoroute autour de l'agglomération de Lesquin. Le fossé dérivé du Ru des Voyettes est donc à présent divisé en deux, de part et d'autre de ce nouveau remblai, en situation de contre-pente. Toutes les conditions sont donc remplies pour qu'une prochaine zone inondable soit active au cours des prochains hivers. Or, on imagine aisément que l'ensemble des terres agricoles des Voyettes, exploitées par la Ferme d'Eveltin, est destiné à être urbanisé dans la prochaine décennie.
Le bassin versant des Voyettes est traversé dans sa partie amont par la voie ferrée Lille-Valenciennes, qui, étant horizontale, met en évidence la faible concavité du terrain naturel. A l'aval de cette voie, et entre le Ru et le CD952, un nouveau quartier d'habitations se construit au détriment de champs limoneux dans lesquels les fouilles préventives réglementaires n'ont pas trouvé d'objets remarquables. Un passage sous voie a été construit sous la voie ferrée, permettant aux piétons de passer au-dessus d'un fossé cimenté dans lequel coule le Ru des Voyettes. Mais à l'amont de la voie ferrée, le cours d'eau n'est plus visible. Il est pourtant bien figuré sur le fond topographique de la carte géologique Lille-Halluin (Sangnier et al., 1968). En revanche, une station de collecte d'eaux usées de la Communauté Urbaine de Lille a été implantée à proximité des habitations qui se sont groupées là depuis 1965. Le chemin reliant cette station à la rue Pierre Curie porte le nom de Chemin des Voyettes ; il recouvre vraisemblablement un collecteur dans lequel s'écoulait le ruisseau jusqu'au début des années 1960. Une photo aérienne de 1957 ne montre pas de maisons de part et d'autre de ce tracé. A l'amont de la rue Pierre Curie, retrouver la trace du Ru des Voyettes est très difficile car si la pente se redresse (rue Victor Hugo) avant de rejoindre quelques fermes anciennes, aucun val particulièrement incisé n'est détectable. Le modelé topographique suggère plutôt que le bassin d'alimentation du Ru des Voyettes soit constitué de nombreux filets d'eau qui devaient se rassembler à peu près au niveau de l'actuelle station d'eaux usées. Une hypothèse crédible est que la baisse historique des niveaux de base ait suffisamment abaissé la surface piézométrique pour ne mettre en eau ces ravines qu'aux périodes de pluie très abondante. En autres temps, elles constituaient des « voïettes » naturelles, c'est-à-dire en picard, de petits sentiers praticables aux hommes et aux animaux (renseignements convergents de Paul Broquet et Patrick De Wever). Les indices sont aussi la localisation des fermes anciennes qui n'ont pas été bâties les pieds dans l'eau, et la toponymie des rues. C'est ainsi qu'un « sentier la fontaine » a été remis à l'honneur, bien que la désignation puisse prêter à confusion avec le fabuliste. Ce sentier conduit, au sein d'un lotissement récent, à une fontaine restaurée, mais apparemment non productive naturellement aujourd'hui. Cette fontaine, à environ 200 m de l'église du village ancien, devait être alimentée par l'eau de pluie recueillie sur le dôme topographique Lesquin – Fâches, sur lequel un placage résiduel de Paléocène argilo- sableux devait retarder l'infiltration dans la craie sous-jacente. Un profil en long hors échelle représente les relations entre les divers composants géologiques (Fig. 5).
IV. — Peut-on tout faire avec le sol naturel ?
Les deux exemples qui viennent d'être rapidement évoqués imposent de questionner les pratiques de travail de notre société technologique. Comment se peut-il que la mise en chantier d'un programme d'habitations, d'une infrastructure importante (voie de communication, bâtiment public, …) néglige les informations accumulées par les prédécesseurs, au point d'oublier comment fonctionne naturellement un fragment de territoire ? Le géologue ne peut pas répondre à cette question qui l'entraîne hors de sa compétence. Mais il est en droit, si ce n'est en devoir, de la poser lorsqu'il constate qu'un cours d'eau, dont la vocation naturelle est de collecter et d'évacuer le ruissellement superficiel, est peu à peu remplacé par des pompes, des bassins de stockage, des tuyaux ou des fossés en contre-pente, pour remplir la même fonction. La technologie permet-elle de tout faire dès lors que quelqu'un en a décidé ? Certes, le faible relief de la région semble ne pas poser de contrainte à un projet touchant à l'occupation du sol. La première emprise majeure de l'homme sur les territoires qu'il occupe depuis des millénaires est l'organisation du réseau hydraulique. La nécessité de se prémunir des inondations récurrentes, la nécessité de drainer pour défricher et cultiver, le souhait de maîtriser les écoulements à son profit en matière de stratégie de défense ont, des siècles durant, amené les hommes à développer une ingénierie de terrassement dont les villes fortifiées, entre autres, témoignent encore de la pertinence (Alcaud et al., 2007). Une deuxième raison majeure de modeler le sol a été l'extraction de matériaux. Les anciennes briqueteries et sablonnières ont laissé des cavités visibles, prises en compte dans les aménagements qui ont suivi. Tandis que les extractions souterraines (craie, charbon, eau) n'ont jamais empêché une cité de s'agrandir, une voie de communication de s'implanter pardessus. Les problèmes interviennent dès lors que les promoteurs oublient l'histoire du sous-sol, ce qui arrive très vite si l'on en juge par le grand nombre de constructions inappropriées qui ont été bâties. Un troisième impact majeur de l'homme sur les paysages est lié à sa relation à l'eau superficielle qui trahit souvent une ignorance ou un déni des mécanismes élémentaires. Une eau qui coule en surface est une eau qui ne sait pas s'infiltrer, pour diverses raisons : imperméabilité du matériau naturel ou artificiel, trop grande intensité de débit, réseau de drainage sous-dimensionné, nappe d'eau souterraine proche de la surface du sol, envasement conséquent à l'écoulement. La plupart de ces causes sont liées à une intervention humaine : conception inadaptée, sous-évaluation de l'aléa climatique, …
L'exemple d'épisodes pluvieux intenses comme celui de l'automne 2013 l'illustre bien. Les effets sur les sites habités, qu'il s'agisse des cités bretonnes ou des vallées pyrénéennes, ont été graves et durables. De tels évènements ont dû se produire plusieurs fois à l'échelle du millénaire. Mais celui- ci est le premier depuis que nous disposons de moyens de communication qui peuvent en témoigner quasiment en temps réel. Ce qui frappe d'autant plus les imaginations. Au-delà de la composante économique dans la décision, pourquoi le géologue n'a-t-il pas la possibilité de faire valoir qu'un parking souterrain modifie suffisamment l'écoulement souterrain pour engendrer des situations d'inondations ailleurs ? Pourquoi laisse-t-on des agglomérations s'étendre sur des zones à risque, alors qu'une partie serait plus utile en retournant au statut de zone humide ?
Une analyse géologique plus approfondie de l'ensemble du secteur est en cours. Elle intègre les indices révélés par de patientes études des archéologues, historiens, par les observateurs attentifs des premières années d'existence de la Société géologique du Nord, et les croise avec les données accumulées à l'occasion des multiples travaux ayant laissé des traces de données géologiques. Le tout sera discuté dans la dynamique géologique du Mélantois dont Gosselet (1895) avait souligné la singularité.
Le présent article est plutôt centré sur le constat d'une dérive qui tend à minimiser le rôle de la dynamique naturelle du territoire, aussi banal soit-il. Partout l'évolution des comportements et des usages individuels et collectifs induit des modifications dans l'espace et dans le temps, dont l'influence est insuffisamment anticipée. A titre d'exemple, les prélèvements d'eau dans l'aquifère de la craie, depuis le lendemain de la Guerre 14-18, ont été tels que le niveau piézométrique régional a baissé de près de 20 mètres en certains endroits, ainsi qu'en témoigne la disparition de l'artésianisme sur la butte de Bailleul à partir des années 1920, ou de moins de 10 mètres dans le secteur de Lille-Est. En conséquence, de nombreuses ravines se sont trouvées asséchées et la mémoire d'un écoulement d'eau épisodique a disparu. L'urbanisme qui a grignoté ces terrains à peine accidentés, n'a pas perçu ces petites dépressions linéaires comme des obstacles, jusqu'à ce que d'exceptionnelles pluies ne saturent les sols et fassent remonter les nappes, pouvant ponctuellement atteindre le niveau piézométrique historique initial. C'est ainsi qu'entre 1999 et 2001 de nombreuses inondations ont été recensées. La parcelle des Voyettes, à Lesquin, est constituée d'une couche mince (0,50 à 2 m) de colluvions limoneuses à argileuses, directement posée sur la craie. On comprend donc que l'écoulement puisse ne pas y être permanent là où l'infiltration peut être efficace en quelques heures, mais il l'est là où la couche qui recouvre la craie est suffisamment argileuse pour rendre l'infiltration inopérante. Dans l'équation « risque = aléa x vulnérabilité » l'homme n'a pas de prise sur l'aléa qu'est le phénomène naturel. Mais il peut travailler sur la vulnérabilité car c'est lui qui expose ses constructions aux milieux et aux éléments naturels. Réfléchir à cette notion de vulnérabilité est une nécessité individuelle et collective. C'est aussi une question de volonté politique.
Remerciements. — Les auteurs remercient Julien PINON, coordonnateur du projet de schéma directeur des eaux à la Ville de Lille pour les avoir autorisés à utiliser des illustrations de l'étude historique préalable. Merci aussi aux personnes qui ont visité le site lors de nombreuses sorties (Société géologique du Nord, Conseil de Développement Lille-Métropole, groupe Prospective du Conseil Régional Nord – Pas-de-Calais), et dont les questions ont conduit à affiner les investigations. Les remerciements vont aussi aux relecteurs : Paul BROQUET, Francis VAN LAETHEM, impatients de découvrir notre analyse géologique dans le prochain article.