Héroïne païenne sur le corps de laquelle a été construite l’histoire de Rome, comme dans le cas des Sabines et de Virginia, Lucrèce incarne l’exemple parfait de la matrone romaine, icône de vertu féminine et de chasteté. Son histoire d’héroïne, et de femme « virile1 » mais subordonnée à l’initiative masculine, est connue avant tout par les mots de Tite-Live2 et, de façon secondaire, d’Ovide3, pour être ensuite, au cours des siècles, reprise par divers auteurs, dans un parcours que nous tenterons d’éclairer dans certaines de ses spécificités littéraires et thématiques4. Quelques-unes des plus célèbres réinterprétations médiévales du personnage seront étudiées, notamment celles de Jean de Meun, Christine de Pizan, ou encore Chaucer, qui constituent des transformations explicites et réaffirment toutes, à leur manière, l’innocence de Lucrèce, dans un dialogue clair avec saint Augustin. Mais, au-delà de ces réécritures, nous aimerions suivre l’itinéraire du personnage de Lucrèce à travers d’autres récits qui, s’ils ne mentionnent pas explicitement la matrone romaine, pourraient pourtant bien en constituer des hyper-métatextes d’après les définitions données par G. Genette5. Ce dernier admettant une relation d’intertextualité discrète, les textes que nous envisagerons sont tous des récits du viol et de l’agression sexuelle, effective ou préméditée, et nous semblent pouvoir résonner avec la position problématique et isolée qu’assume Augustin, quant à la culpabilité de la victime. Appartenant à l’ensemble des récits de femmes persécutées (La Fille du comte de Ponthieu6), et en particulier celui de la gageure (Le Roman du Comte de Poitiers7), ils peuvent à la fois être identifiés, par rapport au récit de Lucrèce, comme des hypertextes, mais aussi – et c’est ce second aspect qui nous intéresse plus précisément –, comme des métatextes, en ce qu’ils prolongent les questionnements inhérents au mythe du viol féminin et semblent progresser dans deux directions : d’une part, celle de l’autonomisation du personnage de la victime, jusqu’alors érigée en offrande sacrificielle sur l’autel d’une justice inique, et d’autre part, vers la reconnaissance, par les hommes, de leur propre responsabilité dans le malheur qui arrive à leur épouse ou à leur fille. Nous tenterons de montrer que le modèle de chasteté « virile » que ces héroïnes proposent n’est plus systématiquement conditionné par des représentations de la femme comme victime sacrificielle et tacitement consentante, qui emblématisent une culture du viol : si la honte demeure, celle-ci n’est plus tant une affaire d’intériorisation du péché originel qu’une blessure psychosomatique individuelle, ignorée aussi bien par la société romaine, qui dépossède la victime de sa souffrance, que par l’évêque d’Hippone, qui raisonne dans un cadre suprahumain. Nous verrons aussi que, par le biais de scénarios plus résolutifs et moins funestes que le récit livien, les héritières littéraires de Lucrèce ont désormais plutôt soif de justice que de vengeance, d’une justice qui répare, en reconnaissant leur innocence de victime et la culpabilité de leur agresseur et de ses complices.
Le mythe classique et ses réappropriations chrétiennes
Victime collatérale de la vanité de son mari qui, en proposant une compétition de chasteté féminine, la livre involontairement à son violeur – ce n’est pas seulement sa beauté mais surtout la castitas exemplaire de la matrone qui anime Sextus Tarquin d’une passion perverse –, Lucrèce se sacrifie en favorisant, somme toute, les intérêts d’un troisième homme : c’est sur son corps que Lucius Junius Brutus, neveu du Superbe, renverse le tyran et fonde la République. S’étant sacrifiée pour le bien public, Lucrèce disparaît inévitablement de l’histoire, comme le souligne Simone de Beauvoir dans une belle page du Deuxième Sexe :
« Les voix féminines se taisent là où commence l’action concrète ; elles ont pu susciter des guerres, non suggérer la tactique d’une bataille ; elles n’ont guère orienté la politique que dans la mesure où la politique se réduisait à l’intrigue : les vraies commandes du monde n’ont jamais été aux mains des femmes ; elles n’ont pas agi sur les techniques ni sur l’économie, elles n’ont pas fait défait des États, elles n’ont pas découvert des mondes. C’est par elles que certains événements ont été déclenchés : mais elles ont été prétextes beaucoup plus qu’agents. Le suicide de Lucrèce n’a eu qu’une valeur de symbole8. »
Parmi les différents actes d’appropriation et d’abus perpétrés sur Lucrèce, il nous faut maintenant analyser celui qui est perpétré par Tarquin. Selon la version de Tite-Live, modèle incontesté des réécritures médiévales, la chaste Lucrèce résiste aux déclarations d’amour et aux prières, voire à une menace de mort. Elle n’est vaincue que grâce à un double bind, pour reprendre la formule proposée par G. Bolens9. Acculée, elle n’a pas d’issue : soit elle commet l’adultère et cède à Tarquin, mais reste en vie pour se défendre, soit elle meurt, et, ainsi réduite au silence à jamais, elle est accusée d’adultère avec un esclave (une infamie bien plus grande). Lucrèce choisit de défendre son honneur, sa pudicitia, et pour ce faire invoque dans un deuxième moment la mort elle-même comme témoin irréfutable, dont la déposition annule, au moins pour un moment, tout doute éventuel sur son comportement et dissipe toute ombre sur son innocence.
Or, des différentes études sur l’héroïne païenne que nous avons recensées, il nous semble qu’aucune n’établit de comparaison avec le personnage de Suzanne. Cette héroïne biblique, femme mariée et chaste, comme Lucrèce, est de la même façon prise dans un double bind :
surrexerunt duo senes et adcurrerunt ad eam et dixerunt // « ecce ostia pomerii clausa sunt / et nemo nos videt et in concupiscentia tui sumus / quam ob rem adsentire nobis et commiscere nobiscum // quod si nolueris dicemus testimonium contra te quod fuerit tecum iuvenis / et ob hanc causam emiseris puellas a te » // ingemuit Susanna et ait « angustiae mihi undique / si enim hoc egero mors mihi est / si autem non egero non effugiam manus vestras // sed melius mihi est absque opere incidere in manus vestras / quam peccare in conspectu Domini10 ».
Confrontée à l’alternative de céder aux vieillards et de commettre ainsi un péché, ou de les repousser et d’être accusée d’avoir été prise en flagrant délit d’adultère avec un serviteur, Suzanne, contrairement à Lucrèce, opte pour la seconde option. Elle préfère perdre son honneur et être condamnée par les hommes, plutôt que pécher devant Dieu. Cela semble être le modèle caché à partir duquel saint Augustin, premier parmi les chrétiens11, critique Lucrèce jusque-là encensée :
Puduit enim eam turpitudinis alienae in se commissae, etiamsi non secum, et Romana mulier, laudis avida nimium, verita est ne putaretur, quod violenter est passa cum viveret, libenter passa si viveret. Unde ad oculos hominum testem mentis suae illam poenam adhibendam putavit, quibus conscentiam demonstrare non potuit12.
Contexte différent, paramètres différents : la honte est remplacée par la culpabilité ; la réputation, visible par tous les hommes, est remplacée par la conscience, visible uniquement par Dieu. Et c’est précisément la conscience de Lucrèce que saint Augustin se permet de sonder, l’enfermant, comme Tarquin, dans une nouvelle double contrainte :
Sed ita haec causa ex utroque latere coartatur, ut, si extenuatur homicidium, adulterium confirmetur ; si purgatur adulterium, homicidium cumuletur; nec omnino invenitur exitus, ubi dicitur : « Si adulterata, cur laudata ? si pudica, cur occisa13 ? »
Lucrèce ne peut en aucun cas être louée : si elle est restée intérieurement chaste (pour saint Augustin, qui reprend ce qui est déjà dans Tite-Live – mentem peccare, non corpus, et unde consilium afuerit culpam abesse14 – la chasteté n’équivaut pas à l’intégrité corporelle et n’est donc pas perdue avec le viol), elle s’est rendue coupable de meurtre ; si, en revanche, elle s’est donné la mort à juste titre, cela signifie qu’elle a finalement consenti, partageant la passion de son corrupteur. Il n’y a pas d’issue, Lucrèce est toujours coupable. Bien qu’il s’inscrive dans un discours sur le viol ‘philogyne’ ou du moins pas complètement misogyne – le but de saint Augustin est de justifier les vierges chrétiennes qui, violées par des païens, ne se sont pas donné la mort –, le traitement réservé à Lucrèce reprend substantiellement le topos classique de la vis grata puellae15 : selon la célèbre formulation ovidienne, la violence serait agréable aux femmes puisqu’elle leur permettrait de satisfaire leurs appétits sexuels tout en les gardant dissimulés et en préservant ainsi un semblant de pudeur16. La matrone romaine, jusqu’alors parfait symbole de chasteté, est, bien que de façon momentanée, accusée pour la première fois d’avoir secrètement aimé et donc consenti à la violence son violeur.
Les sœurs de Lucrèce ou la question de la culpabilité
Ainsi semée, la graine du doute germe facilement : après les accusations de saint Augustin, les auteurs qui ont repris l’histoire doivent inévitablement se confronter à la culpabilité potentielle de Lucrèce. S’il est vrai que Jean de Meun, à partir du récit de Tite-Live mais probablement aussi sur la base de la Dissuasio Valerii ad Rufinum de Gautier Map, décrit Lucrèce et Pénélope comme des modèles inaccessibles d’honnêteté, il inscrit néanmoins cette référence dans une longue tirade misogyne sur les conséquences néfastes du mariage. Le jaloux en effet, personnage responsable de l’évocation de l’épisode, ne s’approprie l’histoire de la matrone romaine que pour critiquer les femmes contemporaines, toujours prêtes à céder à un habile prétendant :
Nus nes garderoit d’estre prises,
Pour tant qu’il fussent bien requises.
Penelope neïs prendroit
Qui bien a lui prendre entendroit ;
Si n’ot il meilleur fame en Grece.
Si feroit on, par foi, Lucrece,
Ja soit ce qu’el se soit occise
Pour ce qu’afforce l’avoit prise
Li filz au roy Tarquinius17.
Bien qu’elle soit très rapidement désamorcée par la suite, la possibilité de pouvoir séduire (à condition de savoir bien le faire) une Pénélope ou une Lucrèce est néanmoins évoquée. Le passage, en outre, suit de quelques lignes la réécriture du mythe ovidien de la vis grata puellae : car riens ne leur porroit tant plaire / com tel force, qui la set faire – rien ne plaît tant aux femmes qu’être prises de force18.
La forte résonance de la question posée par saint Augustin sur l’innocence ou la culpabilité de Lucrèce est évidente puisque Christine de Pizan, pour contester le succès du mythe ovidien, choisit l’épisode de l’héroïne romaine comme contre-exemple le plus emblématique : Contre ceulx qui dient que femmes veulent estre efforciees, donne exemples de plusieurs, et premierement de Lucrece19. La version utilisée par Christine est très probablement celle du De mulieribus mlaris de Boccace, elle-même tirée des Histoires de Tite-Live. Notons toutefois que l’autrice, par rapport à son modèle, décide d’isoler l’épisode du viol des prémisses de l’histoire, qui ne sera retrouvée que plus tard, dans le second livre. Lucrèce est ainsi placée au centre et son corps est pour une fois soustrait à la dynamique du pouvoir masculin : aucune allusion à la compétition d’épouses instituée par Collatinus, ni même à Brutus et à la fondation de la République. Le sacrifice de Lucrèce a une valeur en soi.
L’autrice réinterprète subtilement les paroles de la matrone en les plaçant dans un contexte de solidarité féminine : si les Lucrèce de Tite-Live et de Boccace déclaraient se tuer pour qu’aucune femme déshonorée ne profite de leur malheureuse histoire pour vivre en tant qu’adultère (nec ulla deinde impudica Lucretiae exemplo uiuet20 ; ne nulla deinceps ipudica, Lucretie vivet exemplo21), la Lucrèce de Christine se sacrifie pour qu’aucune autre femme ne soit plus jamais privée de son honneur (ne d’orenavant ne vivra femme hontoyee ne vergondee a l’exemple de Lucrece22). Le paradigme traditionnel est complètement bouleversé. On ne construit plus une république androcentrique sur le corps violé de Lucrèce, mais on établit une loi juste pour punir le viol : Et a cause de cel outrage fait a Lucrece, comme dient aucuns, vint la loy que homme mouroit pour prendre femme a force, laquelle loy est convenable, juste et sainte23. La femme n’est plus instrumentalisée et immédiatement oubliée, mais elle est placée au centre. En partant de l’exemple de Lucrèce, Christine considère la violence sexuelle comme un acte qui provoque une douleur sans pareille chez la victime, à qui il reste néanmoins la possibilité de réagir de différentes manières. Après l’histoire de Lucrèce, d’autres héroïnes sont en effet évoquées, héroïnes qui ont non seulement souffert du viol mais qui y ont également réagi d’une manière ou d’une autre : la reine des Galates en se vengeant (elle égorge son violeur), Hippone en se jetant à la mer, et les femmes des Sicambriens en luttant pour mourir et échapper ainsi au déshonneur, Virginia se faisant tuer, tandis que les filles d’un seigneur lombard réagissent avec ruse, en laissant des morceaux de poulet cru pourrir sur leur poitrine pour dégoûter leurs agresseurs et éviter ainsi la violence. Avec une modernité remarquable, Christine ne fournit pas un paradigme unique auquel la victime de viol semble socialement obligée d’adhérer, mais présente diverses histoires et modèles, y compris de résistance. L’autrice récupère ce qu’il y a de bon chez saint Augustin – la possibilité de survivre à un viol – sans condamner Lucrèce.
Cependant, il faut reconnaître que Christine n’est pas la seule à vouloir disculper la matrone en réinterprétant astucieusement la condamnation exprimée par l’évêque d’Hippone. John Gower, dans sa Confessio Amantis, et Geoffrey Chaucer, dans The Legend of Good Women, sont peut-être partis précisément d’une phrase de saint Augustin, pour rétablir l’innocence de la matrone :
Quod si illa concupiscentialis inoboedientia, quae adhuc in membris moribundis habitat, praeter nostrae voluntatis legem quasi lege sua movetur, quanto magis absque culpa est in corpore non consentientis, si absque culpa est in corpore dormientis24 ?
Dans les versions des deux auteurs anglais, en effet, au moment du viol, Lucrèce s’évanouit :
She loste bothe at ones wit and breth,
And in a swogh she lay, and wex so ded
Men myghte smyten of hire arm or hed ;
She feleth no thing, neyther foul ne fayr25.
Chaucer affirme même que Lucrèce est si parfaitement inconsciente au moment du viol que l’on aurait pu lui couper les bras ou la tête sans qu’elle sente quelque chose. Comme nous le verrons, une telle stratégie défensive semble être déjà présente dans Doon de la Roche, chanson de geste de la fin du xiie siècle. Ainsi, les héroïnes, peu à peu, s’émancipent d’une position abstraite de victime sacrificielle et dont le corps est le lieu symbolique. Ces récits ne sont pas isolés au Moyen Âge : ils se développent de manière intéressante, certainement à partir de la figure de Lucrèce, mais également au-delà.
Lucrèce et ses filles
Érotiques de la conquête : la femme, un territoire à prendre
En effet, le corps d’une héroïne malmenée est bien souvent le noyau d’une intrigue au centre de laquelle se croisent surtout des enjeux de pouvoir et de lignage. L’élément saillant, reliant à notre avis l’histoire de l’épouse romaine aux récits de la gageure et aux autres récits de la femme persécutée, et que nous tenterons ici d’expliciter, est que ce corps féminin est bien souvent – du moins dans un premier temps – coupé de sa puissance ontologique, dépossédé de la subjectivité à laquelle il donne forme humaine. C’est aussi contre ce manque d'autonomie intellectuelle que Christine de Pizan tente parallèlement de lutter. E. Glendinning, dans l’étude qu’elle consacre aux récits antiques et tardo-antiques de Lucrèce, l’avait déjà remarqué : « the silence, and in the end unnoticed, body of Lucretia represents the role that women were to play in the Republic26. » Cela est visible, tout d’abord, avec le motif du pari qui consiste en une véritable compétition d’épouses, et à l’occasion de laquelle la vanité de Collatin suffit à déclencher une forme de désir chez Sextus :
inde certamine accenso Conlatinus negat uerbis opus esse ; paucis id quidem horis posse sciri quantum praestet Lucretia sua. « Quin, si uigor iuuentae inest, conscendimus equos inuisimusque praesentes nostrarum ingenia27? |
[…] studiis certamina crescunt |
Le plaisir du fils du roi est celui de faire céder les bastions de la résistance féminine, sans enjeu explicite de territoire. Dans la Fille du comte de Ponthieu, la corrélation entre territoire symbolique et territoire matériel est plus perceptible dans le comportement des bandits qui attaquent Thibaut de Domart et son épouse, sur la route de Saint-Jacques de Compostelle. Les larrons considèrent que le seul bien dont ils peuvent jouir est l’usage du corps de l’épouse, et les textes se construisent sur un lexique qui nous permet d’identifier cette superposition : Lors dist li uns : « [Segneur, en li retenir n’arons nous mie grant preu / Seignor, en la dame retenir n’ariesmes nous mie grant preu ne grant conquest], mais menons l’ent la en cele foriest et faisons de li nostre volenté29. » S’ils ne peuvent pas conquérir un bien territorial de manière pérenne (Thibaut n’ayant rien d’un riche et fort chevalier, de même qu’il convoite l’héritage d’un oncle qui tarde à mourir, le comte de Saint-Pol), ils peuvent au moins affirmer leur position de force en assiégeant le corps de leur victime, et en en retirant l’exclusivité d’usage au mari, qu’ils ont préalablement ligoté et jeté dans un essart plein de ronces. Cela est encore plus patent dans la version du xve siècle :
Tandis que ceste desconfortee dame estoit en ce pitoiable pleur, se mut ung grant estrif entre lez larrons, chascun pour sa part la vouloit avoir, disans l’un : « J’ay en ceste bataille perdu mon frere et, pour ce, elle sera mienne », et lez aultrez disans aussy qu’ilz y avoient perdu leur oncle ou cousin, ou qu’ilz avoient vaincu le mari d’elle, par quoy chascun disoit avoir droit sur elle30 […]
Les choses sont tout aussi intéressantes dans les textes de la gageure31 dans la mesure où, bien souvent, l’héroïne n’est pas physiquement agressée32. Cette démotivation de l’agression sexuelle, partielle, bien sûr, puisqu’une violence reste commise à l’encontre de l’héroïne, indique bien la préséance d’une motivation d’ordre politique : le vrai crime se commet avant tout contre l’ordre social33. C’est cette aspiration qu’on observe chez le duc de Normandie face au comte Gérard, dans Poitiers, qui se targuait d’avoir en sa possession une épouse éperdument éprise de lui et valant plus que toutes les possessions territoriales du roi Pépin :
« Mais jo gis quant je vuel tous nus
Avec la plus bele del mont.
Adés me prie ele et semont
Et tart et tempre et maint et soir
Que de li face mon voloir.
Par Dieu qui tot le mont porvoit,
Qui tot le monde cerqueroit,
Paienie et crestïenté,
Ne troveroit on sa biauté. […]
Por mil fies d’or fin son pois
Ne lairoit ele autrui joïr
Des menbres dont j’ai mon plaisir. […]
Rois Pepins, miex valt sa biautés
Que ne face vo roiautés.
Par tant sui plus rices de vous34. »
Face à ces certitudes, la réponse du duc ne se fait pas attendre :
« Sire quens, vous dites folie ;
Uns cols en aigue pert molt pau.
Normendie contre Poitau
Meterai por vous desmentir,
Que de li ferai mon plaisir
Dedens un mois to tensement
Con vous et aussi carnelment35. »
Instantanément, la comtesse Rose de Poitiers devient ainsi une possession – ce que confirme sa non-accession à l’énonciation et la récurrence d’une désignation par des fonctions syntaxiques d’objet – au même titre que les terres conquises et perdues. Une forme d’érotisation de l’idée de conquête, celle d’un territoire symbolique, à savoir celui du corps féminin et de son usage, s’exerce chez les personnages masculins, sans qu’on tienne un seul instant compte d’une éventuelle liberté ou autonomie sexuelle de l’individu : la violence commence à ce stade. La transmotivation à l’œuvre chez l’agresseur est le fait d’un transfert entre la conquête politique et la conquête érotique. Dans le Roman de la Violette, le corps d’Euriaut est lui aussi le lieu d’un combat d’ego masculins, entre Gérard de Nevers et Lisiard de Forez :
« As chevaliers a dit : « Or ois
De cel vassal qui si s’envoise :
Molt a hui demené grant noise,
Et molt par va loant s’amie ;
Mais elle tant ne l’aimme mie,
Com il a dit, jou oi desroi ;
Et s’il n’en doit peser le roi,
Jou meterai toute ma terre
Contre la soie, se requerre
Me laist s’amie, c’ains uit jors,
Por tant que miens soit li sejors,
Et par si c’on ne li voist dire,
Que tous mes bons sans contredire
Ferai de li, de chou me vant36. »
Nous repérons le vocabulaire du pari et de la mise en jeu, lequel indique que la saisie du corps d’une femme devient un moyen d’exercer une forme de pouvoir sur un adversaire, tout comme il s’agit de le faire plier dans une bataille en s’emparant des territoires qu’il tient sous son autorité. Ce corps finit presque par perdre de son attrait dans ces récits mettant en valeur ce conflit des vanités masculines, et pour lesquelles seuls comptent les « résultats apparents37 ». Si le duc de Normandie entend bien s’emparer carnelment de la possession de son adversaire, la jouissance sexuelle n’est plus une finalité. De même que dans le Roman de la Violette, Lisiart est plus agacé par la prétention de son adversaire qu’il n’est animé par un désir effectif de conquérir la vertu de son épouse. Sourd aux avertissements du roi Louis, il est bien décidé à mener la bataille des ego. Gérard le révèle, d’ailleurs, en faisant un pied-de-nez à son concurrent : il ne s’agit que de faire mentir l’autre, dans les bornes circonscrites d’un simple plait, une vulgaire querelle entre coqs de cour. Cette absence de l’héroïne lors du pari n’est pas anodine, c’est une « absence thématique » mais qui engendre pourtant bien une « tension dramatique38 » en ce que la femme victime se voit totalement instrumentalisée et subit une désubjectivation, indiquant en négatif son non-consentement. Son corps devient ce qu’on en dit et ce qu’on prévoit d’en faire, de même qu’une terre se conquiert stratégiquement sans l’assentiment de ses habitants.
Dans la chanson de geste Doon de la Roche, la mise en scène de Tomile indique encore cette exploitation du corps de la victime pour servir un dessein de pouvoir. Olive, manifestement ivre de « piment » (v. 16939), se voit à la merci de son ennemi qui en profite pour faire coucher un valet dans son lit avant de montrer la scène à son époux, Doon l’Allemand40 : la menace brandie par Tarquin est donc mise à exécution. La victime, bien que réellement innocente, apparaît coupable, et cela suffit à produire une réification, matérialisée notamment par les preuves qu’on tient à tout prix à établir de son consentement à l’adultère. Par ailleurs, en plus de la priver d’une dignité de sujet en la mettant au centre d’un vulgaire pari ou de mises en scène calomnieuses, cette réification s’accompagne d’une scission de l’identité de la victime dans la mesure où on tente de neutraliser toute réaction (corps contraint, corps endormi ou enivré). Myriam Rolland-Perrin a identifié ce morcellement du personnage en ce que, impuissanté, il est démembré en autant de signes et de trophées (de « l’organique substitué41 ») traduisant une forme de droit territorial que chacun s’arroge. Bien souvent aidés par une nourrice ou une dame malveillante, les agresseurs rapportent une preuve de leur méfait qui « ne peut s’expliquer que par un corps à corps sensuel ou par un don amoureux42 ». C’est le cas dans Poitiers, où la vieille Alotru fournit des objets intimes que le duc utilisera comme des ensagnes, pour prouver le faux adultère. La connaissance des taches de naissance du corps de l’épouse possède la même valeur, dans le Roman de la Violette ou dans le Guillaume de Dole, avec Liénor. Sans tenir compte du discours de la victime, on réinvestit la signification de son corps pour lui faire dire quelque chose à son insu : la violation de l’intimité et son dévoilement inscrivent le corps dans un scénario non-consenti mais déterminant pour sa perception par le regard social. N. V. Durling va jusqu’à voir dans ces indices de l’intimité de la victime une image de son sexe, grâce auxquels on peut prouver sa possession momentanée43 et donc sa victoire sur un territoire auparavant possession de l’adversaire.
Entendre la victime, établir la responsabilité
Toutefois, au-delà de ce qui apparaît comme un sempiternel assujettissement du corps à des initiatives masculines, nos récits complexifient les termes de la question et semblent s’enrichir d’une vocation attentionnelle, au profit de la victime. Si chez Ovide et Tite-Live, l’innocence de Lucrèce est reconnue sans ambiguïté, cela ne l’exempte pas de la blessure morale que constitue le regard social. « Le sentiment de pudor est ressenti quand la personne se voit être vue avec discrédit, quand il y a décalage entre la valeur estimée du moi et celle qui lui est effectivement attribuée dans une situation donnée44. » Lucrèce va continuer – et elle le sait – à souffrir du « scénario » social qu’elle projette, d’après sa connaissance des règles morales qui régissent son environnement. Son statut et son expérience de victime ne sont reconnus qu’en tant qu’atteinte portée à la communauté et non à l’individu. Certes, les hommes de sa famille promettent de tout faire pour laver son honneur, néanmoins ils l’excluent d’une forme d’interlocution qui lui permettrait d’exprimer sa douleur et les atteintes de son intégrité psychique. C. Leguil a montré qu’avec cette absence de considération de ce qui se passe chez la victime, la résilience est incomplète :
« Celui qui prétend parler à cet endroit à la place du sujet est déjà dans une position d’emprise. Comme s’il savait ce que le sujet lui-même ne sait pas. Comme s’il pouvait avoir la maîtrise de ce qui s’est passé dans son corps et savoir ce qui était pour lui du déplaisir. Céder ou consentir en appelle au témoignage. Il faut que le sujet concerné dise, lui-même45. »
Sans dire que les hommes de la famille de Lucrèce prolongent les conséquences du viol, ils limitent pourtant la réparation à la sphère politique et collective, Lucrèce se reléguant elle-même au silence de la honte et remettant sa vengeance entre les mains des hommes. Les récits médiévaux que nous proposons d’observer n’évacuent pas du tout la question de la honte et de la culpabilité potentielle de l’héroïne, mais ils ne proposent plus uniquement de lire sa tentative de suicide ou de meurtre comme la marque d’une faute. D’autre part, ils semblent offrir à la victime l’occasion de s’affranchir davantage de ce rôle sacrificiel : l’innocence bafouée contribuait aussi à l’admiration tout esthétique dont elle était honorée, la femme est belle parce qu’elle est faible chez Ovide46. Ainsi, nous voudrions observer les éventuelles perspectives réparatrices47 qu’ils semblent proposer : l’héroïne se voit, d’une part, reconsidérée dans la protestation de son innocence et de l’autre, elle assiste désormais à la reconnaissance, par les hommes qui l’entourent, d’une forme de responsabilité qui s’éloigne peu à peu d’une culture du viol et se « référentialise48 ».
Le témoignage de la victime résonne ainsi plus explicitement, et sans uniquement passer par la parole, la victime jouit d’une revalorisation énonciative par le biais d’un nouveau régime discursif qui relève de ce que F. Berthelot appelle « la parole rompue », désignant « la transition soudaine du verbal à l’organique49 ». Face à un époux rendu sourd par la colère, la comtesse de Poitiers manifeste physiquement son innocence, à la manière des romaines endeuillées50, avant de s’adresser directement à lui :
Dieu reclama, le creator,
Puis demaine si grant dolor
Que des larmes de son cler vis
Arouse sa face et son pis.
Li cuers li tramble et tot li membre
Quant del hontage li ramenbre
C’on li met sus qu’ele avoit fait.
Ses biaus cevex tire et detrait […]
« Frans hom, dist ele, je te pri,
De la caitive aies merchi,
Qui onques n’ot coversion
D’ome de char se de vous non ;
Je sui vo feme et vo ancele51. »
Lucrèce, bien plus économe, conserve son decus, sans pour autant avoir consenti à l’agression. L’héroïne médiévale, plus intensément peut-être, affirme son innocence, et lorsque Harpin la trouve, dans la forêt, elle insiste, dans une prière, en allant jusqu’à prétendre préférer le suicide. La présence du couteau, bien que simplement imaginaire, n’est pas sans rappeler la chaste romaine :
« A Dieu me renç, serai s’ancele.
Par Dieu qui des flans la pucele
Nasqui que ne fu corrompue,
N’ere mais amie ne drue
A home nul s’a celui non
Qui orains vainqui le lion.
Et se nus me velt faire force
Je vuel que dyables m’enporce,
Lues que tenrai coutiaus trencans,
Se jou nes fiers dedens mes flans
Ja pour voir ne vivrai tier di
Qu’aurai mon bon signor houni52. »
Du côté de la comtesse de Ponthieu, la réaction est différente car elle tente d’assassiner son mari. Bon nombre de critiques ont invoqué la honte de l’héroïne, mais les plaintes de celle-ci, dans la version du xve siècle, bien souvent modalisée par un discours narratorial, indiquent une origine différente de sa honte qui ne correspond plus à une logique magico-religieuse ni à celle d’une intériorisation de la domination. R. Colliot fournit des éléments tout à fait éclairants à ce propos : « le mot honte a ici beaucoup plus le sens d’outrage, d’affront physique reçu, que de sentiment intérieur de honte, de pudeur blessée. De plus, dans le récit ce n’est pas ‘devant le mari’ mais dans la forêt que le viol a eu lieu.53 » Le narrateur de Poitiers nous oriente aussi vers cette lecture, en précisant que le chagrin vient du conflit intérieur entre la victime et son accusation calomnieuse, del hontage […] c’on li met sus, c’est-à-dire dont on la couvre. Ainsi que l’identifie G. Bolens, la pulsion de mort chez la victime se révèle être, plus qu’un aveu de culpabilité, une ostentation de la conscience, un moyen de montrer que l’agression a été subie : on y a cédé, pas consenti. D’ailleurs, dans Ponthieu, le pivot narratif de l’épisode n’est plus une plainte suffocante, mais une tentative d’assassinat : c’est que peut-être la violence traduit une douleur trop insupportable pour être exprimée autrement54. Cette violence pourrait alors plutôt suivre une logique post-traumatique, ou « psycho-pathologique », d’après la typologie de J.-M. Chaumont55. Contrairement à l’hypothèse psychanalytique un peu surannée d’une agression secrètement consentie56, il semble que les rédacteurs et remanieurs de cette nouvelle, même s’ils conservent l’épisode de la punition paternelle57, tendent davantage à se concentrer sur ce qu’il y a de traumatique dans le geste de la jeune comtesse :
« [Le sujet] s’interroge sur son consentement, car il s’est produit en son corps des choses avec lesquelles il n’était pas nécessairement d’accord mais qui dorénavant font partie de lui […] Ne plus être d’accord avec son corps. C’est se dire non à soi-même, là où le non proféré envers l’autre, n’a pas eu d’effet ou n’a pu être dit58. »
Dans Ponthieu 3, l’idée du suicide vient d’ailleurs compléter la tentative de meurtre :
Lorsqu’elle vit son seigneur qui savoit sa malle fortune de chief en chief, elle, aiant cuer hontoié, pensee volage et comme desesperee, voiant a sez piés une espee que avoit aupréz de luy ung des larrons occis, elle la prist, deliberant en soy qu’elle occiroit primierement son mary, affin qu’il ne revelast sa malheurté, et finablement, que pour la recompensacion de tel perte, elle se ficheroit l’espee droit au cuer59.
Jugée moins efficace sur un plan narratif par la critique, cette version permet pourtant de ne pas trop facilement conclure à la seule peur d’une punition60, mais bien plus à l’idée d’une véritable fracture ontologique chez la jeune comtesse, dont la douleur provoque pensee volage au cuer hontoié. La pulsion de mort qui est la sienne apparaît bien plus complexe que dans le cas d’un calcul froidement effectué pour sauver sa peau. Elle semble s’appliquer à son rapport tout entier aux hommes, qui sont à la fois les bourreaux et ceux qui la condamneront pour une faute dont elle n’est pas responsable. Si nous évoquions le personnage de Suzanne et le motif de la menace de calomnie, la comtesse de Ponthieu semble ici proche tant de Lucrèce dans son désir de s’ôter la vie que de Philomèle dans son refus d’être sacrifiée sur l’autel d’une justice aveugle et inique. Comme la sœur de Procné, à qui Térée coupe la langue pour l’empêcher de parler, la comtesse de Ponthieu, si elle ne s’exprime pas par une parole directe, dont elle est privée à la fois par la surdité d’un père violent et la douleur du traumatisme, poursuit son existence dans le récit, jusqu’au moment de pouvoir, un jour, expliquer ce qu’elle a éprouvé, en tant que victime et sujet : « Ha ! fist la dame, bien sai ke voir avés dit, et bien sai pour coi ele le vaut faire. – Dame, dist il, por coi ? – Certes, fait elle, por la grant honte ki avenue li estoit61. » Le suicide n’est donc plus seulement l’assentiment à une logique de contrition politique et sociale, et le désir de vengeance n’est plus seulement virtuel, il devient un itinéraire existentiel. D’ailleurs, si nous sommes d’accord avec cette crainte de la punition par l’héroïne, le texte ne semble pas accréditer chez le personnage cette intériorisation d’une obligation d’être punie. En revanche, il est fort probable que la jeune comtesse sache qu’elle est soumise à un système politique qui, inévitablement, la considérera coupable, et n’entendra pas ses arguments62. Cette culpabilité, par essence pourrait-on dire, n’échappe pas à dame Droiture, dans la Cité des dames de Christine de Pizan, non sans quelque lassitude. Sollicitée par les questions du personnage-auteur qui ne comprend pas la récurrence des discours misogynes, Droiture envisage cette culpabilité comme quelque chose qu’il faut presque subir sans espoir de la voir un jour disparaître, en dépit d’un nombre important d’exemples de femmes vertueuses à travers l’histoire :
De teles belles et très chastes vivans entre les mondains, et mesmement a court et entre les jouvenceaulx, assez d’exemples te trouveroie et aujourd’uy mesmes, n’en doubtes pas, en est mainte. Et il en est bien besoing, quoy que les mauvaises gens dient. Mais je ne cuide mie qu’en tous les temps passez fussent ne courussent autant de mauvaises lengues comme il est aujourd’uy, ne que tant fussent hommes enclins a mesdire de femmes sanz savoir achoison qu’ilz font ores. Et fais doubte que se ycelles bonnes et belles dont je t’ay parlé vivoient ou temps de maintenant qu’en lieu du loz que les ancians leur donnerent, leur seroient par envie mis sur mains blasmes63.
À cet égard, les textes que nous analysons constituent une forme de réparation pour les héroïnes malmenées. Si, dans Ponthieu, le mari, Thibaut, a toujours reconnu l’innocence de son épouse, dès la rédaction primitive64, le père perturbe la logique compassionnelle qui régit depuis le début la relation entre les époux. Il punit injustement la victime qui devra attendre son arrivée en Aumarie, où elle s’est remariée avec le sultan, pour obtenir la reconnaissance qu’elle attend, mais celle-ci aura bien lieu. Rétablie dans une position plus favorable65 et disposant d’un pouvoir sur son père et son époux, dans une mesure proportionnellement inverse à l’épreuve subie66, la sultane donne une leçon de justice tout en récupérant une forme de dignité perdue auprès des siens. Avant de révéler son identité, elle veut entendre les hommes de sa famille admettre leur faute67 : « […] une mienne fille, dont Dieu ait l’ame ! car j’espoire que icelle, la plus noble qui jamés sera, est morte de ceste heure par lez moiens que j’ay trouvés, desquelz Mal Vouloir m’a fait user, dont ce poise moy68. » Le père est moins prompt, dans les rédactions 1 et 2, à reconnaître sa faute directe – il considère qu’il a agi justement en voulant punir la tentative d’homicide, et ce sont davantage Thibaut et le frère de la comtesse qui admettent l’innocence de leur parente, mais il y vient : « Bien sai, fait li quens, ke la grans painne que nous avons soufferte, ke Dius le nous a fait pour le pechié ke jou fis en li69. » Dans le cycle de la gageure, les époux vaniteux finissent eux aussi par faire acte de contrition, en allant observer leur vainqueur se prélasser dans leur demeure et sur leur terre, perdues après le pari. Motivés, à ce stade, par l’orgueil de la perte, c’est aussi à ce moment précis, en surprenant les aveux de l’adversaire, qu’ils se rendent compte de leur double perte : leurs biens territoriaux, mais aussi leurs épouses, finalement honnêtes. Ainsi, au-delà de la seule capacité à venger un crime, les personnages masculins sont incités à prendre conscience d’une forme de responsabilité dans les conséquences dramatiques qui surviennent. Dans Poitiers, Gérard, face aux épanchements entre le duc et la vénale nourrice, Alotru, admet sa culpabilité, sans ambages :
« En la cort Pepin le vaillant
Le vaurai faire recreant.
Ahi, dame France et loiaus,
Or sui je por vous desloiaus.
Vous estes loiaus, dame ellite,
Et jou sui cuvers et traïte.
Trop vous ai fait grant vilounie.
Voir, s’or estiés feme de vie
Communaus, si vous prenderoie
Et dusc’au pié vous serviroie70. »
Enfin, c’est le récit lui-même, dans sa structure répétitive, qui permet à Gérard de réparer sa faute en renouvelant l’épisode de l’agression, cette fois réelle et commise par Harpin, mais offrant à l’époux berné l’occasion d’arriver à temps pour éviter à Rose un nouvel affront :
Le castelain ala ferir
Devant ses homes et ses gens.
Le fiert del poing en mi les dens.
Deus l’en a rompus et brisiés.
Il l’ahiert, sel rue a ses piés.
Le mantel oste et trait l’espee71.
Au terme de cette lecture, nous retiendrons que si l’histoire de Lucrèce a irrigué bon nombre de récits médiévaux, l’expérience de l’héroïne s’est peut-être immiscée encore plus profondément dans la littérature médiévale que nous ne le pensions, rencontrant et nourrissant tout à la fois des traditions populaires et folkloriques, servant de terreau à des réflexions morales sur les conséquences d’une agression sexuelle, au sein de la famille d’abord, et peu à peu chez la victime elle-même. De Lucrèce à la comtesse de Ponthieu, en passant par Rose de Poitiers, Euriaut ou encore Liénor, la victime fait son apparition en littérature et ne permet plus qu’on parle à sa place ni que sa douleur soit accaparée par une communauté tout entière. Concomitamment à l’évolution d’une justice qui enregistre de plus en plus sérieusement les plaintes pour tentative de rapt ou viol à la fin de l’époque médiévale72, les textes littéraires témoignent d’une réflexion de longue haleine sur la question : il devient nécessaire pour la victime de se libérer du poids d’une faute – qui ne tient en rien de l’essence féminine – et de la faire admettre à ceux qui en sont les acteurs ou ont permis sa perpétration.