Lorsque Carl von Linné choisit de donner, en 1735, le nom de Méduse aux animaux aquatiques dont les tentacules lui rappellent les cheveux de la célèbre héroïne antique – « une dénomination heureuse et poétique que l’Europe s’empresse d’adopter1 » –, il codifie ce qui est devenu un élément déterminant dans la perception de Méduse aux temps modernes : sa bestialité. Si les représentations de la Gorgone se multiplient dès le xvie siècle, elle apparaît déshumanisée, amputée de son corps dont ne reste que la tête à la chevelure ophidienne et aux yeux grands ouverts symbolisant son pouvoir de pétrification. L’image n’est pas neuve : dès sa première apparition dans l’Iliade d’Homère, la Gorgone, « l’effroyable monstre, terrible, affreuse2 », est réduite à l’emblème sur le bouclier de Minerve. On retrouve la même image vingt-deux siècles plus tard chez Jean Lemaire de Belges : dans les Illustrations de Gaule et singularitez de Troye, l’égide de Pallas porte toujours l’horrible teste Gorgone pour donner craincte et frayeur a ses ennemis3. Mais une autre tradition remontant à Hésiode peint Méduse comme une mortelle et lui attribue des parents, Phorcys et Céto, ainsi qu’une vie sentimentale propre, puisqu’on apprend qu’elle est aimée de Neptune4. C’est cette tradition qui est reprise et amplifiée, dans la littérature latine, par Ovide dont les Métamorphoses offrent le premier récit complet du mythe de Méduse5.
En s’inspirant d’Ovide et des sources mythographiques qui leur étaient accessibles, les auteurs médiévaux ont su renouveler l’écriture méduséenne. Alors que la critique a déjà consacré de nombreuses études à la Gorgone, les récits médiévaux n’y figurent que rarement ; ainsi, pour Jean Clair, « le Moyen Âge, plus préoccupé d’autres démons et d’autres frayeurs, semble avoir ignoré la Gorgone. […] Pendant huit siècles, la Méduse s’est cachée à nos yeux6 ». Ce qui est certain, c’est que ses avatars médiévaux restent encore largement méconnus. Dans la présente étude, il s’agira d’explorer quelques réécritures de la légende de Méduse aux derniers siècles du Moyen Âge et d’étudier comment les auteurs de langue française appréhendent l’altérité du personnage7.
Les Métamorphoses constituent un texte de base pour tout écrit médiéval évoquant Méduse. L’étude de l’Ovide moralisé, leur adaptation en français composée par un auteur anonyme dans les années 1320, s’impose à qui souhaite connaître l’évolution du mythe aux xive-xve siècles. Dans l’ouvrage d’Ovide, l’histoire de Méduse se lit à la toute fin du livre IV, aux vers 765-803, sous forme d’un récit enchâssé émanant du protagoniste, Persée, plutôt que du narrateur. C’est après avoir pétrifié Atlas et sauvé et épousé Andromède que le héros raconte, au cours du banquet célébrant ses noces, comment il s’était procuré la tête de la Gorgone et évoque par la suite la métamorphose infligée par Minerve à Méduse : « […] Ovide commence son récit par le milieu de l’histoire et revient à l’épicentre dramatique qu’est la décollation de Méduse, puis au point de départ, en ménageant deux […] analepses8. » L’auteur de l’Ovide moralisé renonce, quant à lui, à la rétrospection et préfère privilégier le point de vue du narrateur externe ; les événements à venir sont annoncés dans une prolepse :
Par quel engin et par quel art
Il [Persée] fortraist et prist a sa part
L’oil aus trois filles le roi Phoree ;
Par quel engin et par quel force
Il trencha le chief de Meduse,
Qui mains folz fist rendre la muse,
Si vous en parlerai briement9.
L’histoire de Méduse est ainsi présentée d’emblée comme un élément constitutif de la légende perséenne. Si l’on exclut les allégories accompagnant la partie narrative, cette dernière s’organise selon les articulations suivantes : [livre IV] les origines de Persée – les origines de Méduse et la métamorphose de ses cheveux en serpents – le combat de Persée contre Méduse et sa décapitation – la naissance de Pégase – l’histoire de Bellérophon et de la Chimère, absente de l’original latin – la pétrification d’Atlas – la libération d’Andromède – [livre V] les noces de Persée et d’Andromède – la pétrification de Phinée – le retour de Persée et d’Andromède à Argos – la pétrification de Prétus et de Polydectès. En dehors de l’exploit de Bellérophon, qui se rattache logiquement à l’histoire de Pégase, il s’agit d’un récit linéaire commençant et se terminant à Argos, la patrie du protagoniste.
Ce choix de la linéarité peut paraître anodin, mais il est en réalité assez singulier aussi bien au sein même de l’Ovide moralisé que par rapport aux autres textes racontant la légende de Persée. En effet, l’auteur de la version française des Métamorphoses suit généralement son modèle latin en ce qui concerne les retours en arrière et les récits enchâssés : ainsi, au livre VII, on retrouve l’histoire de Céphale et Procris, donnée en analepse dans un discours de Céphale10 ; le livre X conserve entièrement sa structure, avec de nombreux récits enchâssés présentés comme des chants d’Orphée ; de même, les récits de Nestor sont maintenus au sein du livre XII11, tout comme l’histoire de Galatée racontée par elle-même au livre XIII12. De ce point de vue, l’histoire de Persée constitue donc une exception notable. Le même constat vaut si l’on tient compte de la plupart des autres sources que pouvait connaître l’auteur de l’Ovide moralisé, où les différentes séquences du mythe ne sont pas relatées selon l’ordre chronologique des événements. Les commentateurs des Métamorphoses suivent le texte ovidien13, alors que les mythographes segmentent le récit en de multiples chapitres parfois très éloignés les uns des autres dans l’ensemble du texte14. L’auteur de l’Ovide moralisé aurait pu s’inspirer du Troisième Mythographe du Vatican, le seul à relater en détail et selon l’ordre des événements l’histoire de Méduse et la victoire de Persée, en les associant au combat de Bellérophon contre la Chimère, mais ce recueil omet complètement la libération d’Andromède ainsi que le retour de Persée dans sa patrie15. Ainsi, le récit de Persée proposé dans l’Ovide moralisé se distingue à la fois par son caractère exhaustif et par sa structure privilégiant le récit linéaire.
Quelles conséquences ce nouvel ordonnancement a-t-il sur la fable de Méduse ? Comme le rappelle Sylvain Détoc, le récit des aventures de Persée chez Ovide, structuré par un jeu de symétries, « tourne […] infailliblement autour de la décollation de la Gorgone », de sorte que l’auteur latin place « la figure de Méduse au centre même de l’organisation de la matière narrative16 ». Contrairement à l’approche ovidienne, la linéarité du récit dans l’Ovide moralisé a pour effet de mettre davantage en valeur le parcours de Persée dont l’histoire forme une boucle, avec le retour triomphal du protagoniste à son point de départ, Argos.
Les allégories qui accompagnent le récit traduisent elles aussi cette préoccupation d’accorder une place de choix au héros grec. Dès la première des sept séries d’explications allégoriques intégrées à la légende de Persée, ce dernier est assimilé à Jésus-Christ grâce au parallèle établi entre l’union de Danaé et de Zeus, transformé en pluie d’or, et celle de Dieu le Père et de la Vierge Marie17. Le surnom aurigena, c’est-à-dire « né d’une pluie d’or », donné par Ovide à Persée18, bénéficie d’une exégèse fondée sur la fausse étymologie qui le relie non seulement à aurum, « or », mais aussi à auris, « oreille19 ». En effet, suite au long débat autour de la virginité de Marie, la théorie la plus communément admise par les auteurs chrétiens dès les ive-ve siècles de notre ère est celle de la conceptio per aurem, la conception auriculaire qui se produit lorsque la Parole divine atteint l’oreille de Marie au moment de l’Annonciation20. Afin de mieux souligner le caractère miraculeux de la naissance de Persée / Jésus, l’auteur de l’Ovide moralisé recourt aussi au topos théologique de la porte fermée, qui prend sa source dans la vision d’Ézéchiel21 : l’entrée de Zeus dans la tour où fut enfermée Danaé signifie le passage de Dieu dans le monde qui se fit sans porter atteinte à la virginité de Marie22.
Ainsi, dès avant sa naissance, Persée est voué à un destin glorieux qui autorise à voir en lui une figure christique. Cette interprétation conditionne inévitablement celle de l’histoire de Méduse, associée aux vices et au mal. Notons toutefois qu’elle n’est pas présentée comme un être diabolique dès ses origines. En effet, la première explication de la fable de Méduse ne porte pas de jugement critique sur le personnage : les trois Gorgones sont désignées comme gaaignerresses / Et de terre cultiveresses23, et l’œil unique qu’elles se partagent24 dénote une roiauté / Qu’ele orent en communauté25. Cette interprétation, puisée aux gloses latines26, est fondée sur le rapprochement entre le nom des Gorgones et γεωργοί, « agriculteurs », une similitude phonique que l’auteur de l’Ovide moralisé imite en confrontant à son tour, par une sorte de paronomase, Gorgones et gaaignerresses27. Après cette première explication, donnée sur un ton neutre, le poète s’appuie sur la métamorphose des cheveux de Méduse en serpents pour développer une critique plus pointue de la coiffure féminine de son époque. Citons en entier le passage en question :
Li crin Meduse crespe estoient :
Pour ce serpentas resambloient,
C’aussi com serpens enlacié
Furent a trois cordons trecié,
Ou Minerva, par aventure,
Li trencha sa cheveleüre,
Quant a son temple la trouva,
Et lors Meduse controuva
A metre en son chief serpentiaux,
Que ces fames claiment “borriaux”28.
Dans cette version évhémériste, les boucles ont remplacé les serpents, tout en les évoquant par leur forme ondulée. Seul élément de son portrait à être décrit en détail29, la chevelure de Méduse constitue la source même de son charme féminin. Dans les écrits médiévaux, la tresse « est condamnée comme une première construction capillaire et comme l’arme la plus courante de la séduction30 ». Cette coiffure est aussi « porteuse d’un symbolisme sexuel, phallique31 » ; couper les cheveux de Méduse signifie la priver de son pouvoir sur les hommes. Accusée d’avoir profané le temple de Minerve, l’héroïne se rend alors doublement coupable en substituant à sa chevelure naturelle des postiches qui lui permettent de continuer à exercer son attraction néfaste. Le recours à des « cheveux morts », très répandu aux derniers siècles du Moyen Âge, est largement condamné par les auteurs de l’époque, dont Jean de Meun ou encore Eustache Deschamps32. L’auteur de l’Ovide moralisé partage clairement leur aversion pour cet artifice mensonger visant à atraire et chuer33 les hommes envoûtés par une beauté illusoire ; il rend même Méduse responsable de l’invention d’un nouveau type de coiffure construite à l’aide des bourrelets, « sorte de couronne textile rembourrée de poils de cerf ou de fibres textiles34 ». Les bourrelets servaient à « faire gagner du volume et [à] structurer les coiffures35 » et étaient employés pour les différentes variantes de hauts atours36. S’il est difficile de savoir à quelle coiffure exacte renvoie l’extrait donné ci-dessus, une autre citation de l’Ovide moralisé confirme qu’il s’agit bien d’un atour, ou coiffure à cornes. Dans ce passage du livre X, l’auteur propose une exégèse de la fable des Cérastes, premiers habitants légendaires de l’île de Chypre portant une corne sur leur front et transformés en taureaux par Vénus. Selon l’une des gloses de notre texte, ils sont assimilés aux anges déchus, cornu […] et plain de ledure37. Ce sont ces cornes que cherchent à recréer les femmes portant des atours, que l’Ovide moralisé qualifie de putains :
Et ceulz [les anges déchus], ce samble, contrefont
Les putains, qui cornes se font
Et vont come bestes cornues,
Testes levees, par ces rues
Pour les musars abri[c]onner38 […].
Méduse est elle aussi accusée de tromperie et traitée de putain dans le passage qui suit immédiatement sa présentation comme l’inventrice du haut atour :
Medusa fut de grant biauté,
Si sot trop de desloiauté.
Putain fu sage et cavilleuse,
Decevable et malicieuse39.
Un peu plus loin, les mêmes termes reviennent pour décrire les serpents nés du sang de Méduse après sa décollation : ce sont des femmes imitatrices de Méduse, putains sages et cavilleuses, / Plus que serpens malicieuses40. L’assimilation de Méduse à une prostituée trahit la lecture, par notre écrivain, de diverses compilations latines qui, tout en donnant assez peu d’informations sur la Gorgone, la désignent comme une meretrix, « femme publique », une sorte d’épithète figée qui accompagne constamment son nom, en particulier dans les textes historiques41. L’originalité de l’auteur de l’Ovide moralisé consiste à mobiliser ce lieu commun pour réactualiser le mythe en traçant un parallèle entre le comportement – outrageant, selon notre poète – des femmes de son époque et celui de Méduse.
Muni de l’escu de sage porveance42, Persée parvient à réussir là où ont échoué aussi bien sa demi-sœur Minerve que les hommes pétrifiés par la beauté factice de Méduse. L’opposition entre Persée incarnant le bien et Méduse, le mal, se précise dans les deux séries de commentaires qui suivent l’explication historique de la fable. La première, tropologique, assimile Gorgone à la peur que le héros, lui-même interprété comme eslevemant de vertueuse sapiance, doit surmonter43. Cette exégèse s’appuie sur la véritable étymologie du nom des Gorgones, dérivé de γοργός, « effrayant, terrible », et est reprise aux glosateurs des Métamorphoses44. La seconde série, typologique, renoue avec la toute première interprétation de Persée comme Jésus. L’auteur rappelle la conception miraculeuse du héros, qui se fit sans point de charnel jointure, avant de présenter les trois Gorgones comme les filles au diable, à savoir l’orgueil, l’avarice45 et le charnel delice46. Le choix de ces trois vices parmi les sept péchés capitaux figurant sur la liste établie par Grégoire le Grand se fonde sur la Première épître de Jean qui met en avant trois tentations existant dans le monde, c’est-à-dire la convoitise de la chair (concupiscentia carnis), la convoitise des yeux (concupiscentia oculorum) et l’orgueil de la vie (superbia vitae)47.
Cette interprétation assimilant Persée au Christ et les Gorgones aux vices permet à l’auteur de mettre en évidence le parallèle entre la victoire de Persée sur Méduse et celle de Bellérophon sur la Chimère. Ce dernier exploit n’est pas évoqué aux livres IV et V des Métamorphoses ; Ovide ne fait qu’une brève illusion à la Chimère aux vers 646-647 du livre IX. Seul le Troisième Mythographe du Vatican semble raconter les deux victoires l’une à la suite de l’autre, mais les allégories qu’il propose, selon lesquelles la forme tripartite de la Chimère représente les trois étapes de la passion charnelle, s’inspirent de Fulgence et ne correspondent pas à celles de l’Ovide moralisé48. L’auteur de celui-ci semble davantage puiser à la tradition qui est développée le plus amplement dans les Allégories de Giovanni del Vergilio : la Chimère y est assimilée à la courtisane, meretrix, substantif qu’on a vu associé à Méduse dans les récits latins ; en référence à la triple nature du monstre, la courtisane est « au début orgueilleuse et hautaine comme la lionne », « pue comme un bouc » au milieu et « à la fin elle est comme l’hydre qui t’empoisonne, parce qu’elle te dépouille complètement de tes deniers49 ». L’Ovide moralisé adapte cette explication de façon suivante :
Par Chimere est signifie
Feme orgueilleuse et de vilg vie
Qui s’entremet dou jeu d’amours,
Quar la fole feme a trois mours,
Par quoi Chimere est entendue.
Feme est de premiere venue
Orgueilleuse plus que lyons […]
Lors vient li bous puans et vis,
C’est-à-dire la vile ordure
Qui est ou pechié de luxure […].
Aprez vient la serpens subtive, […]
Ja ne sera lasse de prendre.
El suce et hape. Sans rien rendre
Acroiche elle et prent a deus mains,
Le cors tault et l’ame et l’avoir.50
On retrouve dans ce passage la triade orgueil / luxure / avarice, les trois vices étant figurés respectivement par le lion, le bouc et le serpent. Alors que Persée et Bellérophon incarnent tous deux l’image du Sauveur51, Méduse s’avère intimement liée à la Chimère, être monstrueux et diabolique. Ce parallèle scelle le passage de notre héroïne dans le monde animal ; sa déshumanisation se poursuit au livre V de l’Ovide moralisé, où son nom apparaît essentiellement dans les syntagmes chief Gorgon ou chief Meduse52. Par ailleurs, bien que Persée utilise la tête de la Gorgone pour pétrifier ses adversaires, elle-même est complètement effacée des parties allégoriques, où l’auteur préfère gloser l’affrontement de Persée, figure christique, et des partisans de Phinée, figurant les ennemis de Dieu voulant lui ravir son épouse, l’âme humaine53. Le monstre ayant été vaincu, le rôle de Méduse dans les conquêtes ultérieures du héros grec est gommé au profit de la glorification du protagoniste masculin.
L’Ovide moralisé a été largement diffusé au moins jusqu’au milieu du xvie siècle et a pu influencer d’autres œuvres de la fin du Moyen Âge en ce qui concerne leur interprétation du mythe de Méduse, comme la Bouquechardière de Jean de Courcy54, mais il n’a pas pour autant monopolisé le discours sur le personnage. Le premier portrait mélioratif de Méduse en langue française est offert dans le Des cleres et nobles femmes, traduction anonyme du De mulieribus claris de Boccace55. On retrouve les principaux éléments du récit déjà présents chez Ovide et les mythographes, et les données merveilleuses de la légende sont historicisées, ce qui est aussi le cas dans les récits antérieurs à Boccace. Ainsi, le pouvoir pétrificateur de Méduse est attribué à sa beauté exceptionnelle, tout comme dans l’Ovide moralisé. Toutefois, contrairement à l’adaptation française des Métamorphoses, l’auteur du Des cleres et nobles femmes ne peint jamais cette beauté comme maléfique ou néfaste ni son regard comme meurtrier ; si Méduse est capable de rendre les hommes immobiles et oublians soy mesmes, toujours est-il qu’elle les regarde doulcement et benignement. La fausse étymologie reliant le surnom de Gorgone à la terre est également tournée au profit de l’héroïne : grâce à ses connaissances en labourage des terres, Méduse a su accroître merveilleusement les biens de son pays, de sorte que ses richesses ont dépassé celles des autres rois occidentaux et lui ont valu une grande et tresample renommee auprès des estranges nacions. La conquête de Persée est motivée par son admiration pour Méduse : en écho à l’amor de lonh de la lyrique courtoise, il se précipite à la rencontre de la jeune fille après avoir entendu parler de sa grande et noble beauté et de sa merveilleuse soubtiveté. Si l’auteur mentionne par la suite le sacrilège commis par Neptune et Méduse et la métamorphose de ses cheveux en serpents, c’est bien le récit valorisant le personnage féminin qui est présenté comme véridique, alors que la version traditionnelle, évoquée très brièvement, ne serait que la ficcion des poetes inspirée des faits prétendus réels. Ce retournement n’empêche pas pour autant l’auteur de proposer une interprétation tropologique de son récit. Le développement didactique porte sur les malheurs causés par la possession des richesses, convoitées par ceux qui souhaitent par quelconque maniere licite ou illicite le[s] acquerir et cherchent à les dérober par violence et par force. Cette moralisation pourrait être lue à la fois comme une remontrance voilée à Méduse et comme un reproche adressé à Persée, attiré non seulement par la beauté de la jeune fille, mais aussi par les trésors accumulés grâce à sa sagacité. Cependant, aucun des deux héros n’est explicitement évoqué comme la cible des critiques de l’auteur, qui, tout en mettant l’exemple de Méduse au service du développement didactique, ne condamne pas les actions de son personnage.
Les textes présentant la Gorgone sous un jour aussi favorable restent rares durant les deux derniers siècles du Moyen Âge. Christine de Pizan, qui connaissait pourtant le De mulieribus claris de Boccace et dont l’œuvre tend, on le sait, à valoriser les personnages féminins, se montre beaucoup plus ambiguë en ce qui concerne l’histoire de Méduse. Dans la Cité des dames, la Gorgone est mentionnée pour la première fois au sein du chapitre 34 du livre I, consacré à Minerve et évoquant le bouclier de la déesse, sur lequel on retrouve, conformément à la tradition, la tête de la Gorgone. Alors que, dans les mythographes, cette tête coupée incarnait la terreur inspirée aux ennemis56, Christine puise à Boccace57 pour présenter la Gorgone comme une image de la prudence : Ou milieu de celle targe avoit pourtrait la teste de une serpent que on nommoit Gorgon, qui signiffioit que le chevalier doit estre cauteilleux et agaitant sur les ennemis comme le serpent […]58. En tirant profit de la symbolique positive du serpent, animal sage et perspicace – « soyez donc rusés comme les serpents », dit l’Évangile de Matthieu59 –, Boccace, suivi par Christine, relit au profit de l’héroïne son affinité avec l’animal souvent vu comme maléfique. Au livre II de la Cité des dames, l’auteure se montre toutefois moins clémente envers le personnage. Le portrait de Méduse y est précédé, au sein d’un même chapitre, de ceux de Junon, d’Europe et de Jocaste et suivi de ceux d’Hélène et de Polyxène. Pour justifier ce regroupement qui aurait pu paraître aléatoire, Droiture précise que les femmes citées ont esté au monde moult renommees par divers accidens plus que par grans vertus60. Dans le cas de Méduse, cet accident consiste dans sa beauté extraordinaire, qui lui a permis de rend[re] les gens comme immouvables61. En dehors de la fable de la pétrification, de nouveau historicisée, Christine passe sous silence le reste du récit méduséen : on ne trouve aucune mention du sacrilège commis dans le temple de Minerve, ni de la métamorphose des cheveux en serpents, ni de la décollation ; Persée n’est pas évoqué. Si les aspects négatifs de la légende sont gommés, toujours est-il que seul le hasard de la naissance a rendu Méduse digne d’une mention au sein de l’ouvrage voué à l’éloge des femmes, et ce parmi les personnages féminins connus principalement pour leurs amours malheureuses. On est loin ici du portrait élogieux du traducteur de Boccace.
L’Epistre Othea de Christine, visant un public masculin, renoue pleinement avec l’interprétation plus traditionnelle de la Gorgone en tant qu’être maléfique. Le texte propose en effet à son lecteur de [s]e mire[r] en Perseüs, / De qui le hault nom est sceüs / Par my le monde en toutes pars62. Il en découle inévitablement une image noircie de Méduse, amenée à être vaincue par le héros grec offert en modèle de comportement chevaleresque. Au chapitre 55 de l’Epistre, Christine reprend les éléments bien connus du récit de Méduse, à cette exception près qu’elle remplace Neptune par Phébus et Minerve par Diane. Elle va aussi plus loin dans l’interprétation de la métamorphose infligée à Méduse : ce ne sont plus seulement ses cheveux qui sont transformés en serpents, mais le personnage tout entier, mué en serpent de tres orrible figure63. Aucun autre texte médiéval ne semble avoir poussé la métamorphose jusqu’à faire de Méduse un animal à part entière. Les enluminures des manuscrits de Paris, BnF, fr. 606 et de Londres, BL, Harley 4431 de l’Epistre, dont le programme iconographique a été surveillé par Christine elle-même, confirment qu’il s’agit d’un choix conscient de la part de l’auteure. En effet, Méduse y est représentée sous forme d’un dragon terrassé par Persée64. L’image fait écho à l’autre exploit du protagoniste masculin, la délivrance d’Andromède du monstre marin relatée au chapitre 5 de l’Epistre65. Elle trace également des parallèles avec d’autres héros grecs, tout d’abord avec Jason, dont l’histoire figure au chapitre précédant celui consacré à la Gorgone. Ainsi, l’enluminure du chapitre 54 montre Jason en train de lever son épée pour frapper le dragon gardant le bélier à la Toison d’or66. Le texte n’expose pourtant pas en détail la conquête de la Toison et ne mentionne même pas son gardien monstrueux ; qui plus est, Christine appelle à ne pas imiter Jason, qui fu ingrat envers Médée et foy lui menti67, alors que Persée constitue, on l’a vu, un exemple à suivre. L’opposition entre les deux héros s’efface, semble-t-il, dans le cycle iconographique68. Hercule et Cadmos constituent deux autres parallèles à Persée, si bien qu’on trouve en tout trois séries de deux images chacune où le protagoniste fait face à un être monstrueux : Hercule contre l’hydre de Lerne, ch. 369 / Persée et le monstre marin, ch. 5 ; Hercule face à Cerbère, ch. 27 / Cadmos contre le dragon, ch. 2870 ; Jason combattant le serpent, ch. 54 / Persée combattant le serpent, ch. 55. Si les exploits de Cadmos, Jason, Hercule et Persée sont mis en parallèle, leurs adversaires le sont aussi : ainsi, Méduse est placée sur le même plan que le monstre marin s’apprêtant à dévorer Andromède, le dragon de Mars et le gardien des Enfers. Sur l’image, rien ne subsiste de son histoire d’avant sa métamorphose en serpent, Méduse se retrouvant de nouveau dépourvue de son humanité comme à l’origine de sa légende antique.
C’est de l’image principalement négative de la Gorgone qu’hérite donc Raoul Lefèvre, écrivain à la cour des ducs de Bourgogne, qui procède à une réécriture innovante du récit de Méduse dans son Recueil des histoires de Troie (1464), consacré à Hercule et, dans une moindre mesure, à ses ancêtres Jupiter et Saturne. Aux chapitres 28-36 du Recueil, on lit l’histoire du demi-frère d’Hercule, Persée, conçue comme un véritable petit roman. Si le récit est clairement centré sur le protagoniste masculin, Méduse y occupe quand même une place de choix. Selon l’éditeur du Recueil, Marc Aeschbach, c’est la Généalogie des dieux païens de Boccace que Raoul Lefèvre a employée comme sa source principale71. Méduse apparaît en effet dans cet ouvrage de Boccace72, mais son récit est beaucoup plus court que celui de l’écrivain bourguignon et les éléments repris constituent des lieux communs présents dans de nombreuses autres sources. Citons, à titre d’exemple, l’œil que se partagent les trois Gorgones, l’interprétation de leur nom comme cultiveresses de la terre73 ou encore la localisation de leur royaume en Hespérie. Certains éléments témoignent de l’utilisation possible d’autres œuvres : ainsi, l’incorporation de l’histoire de Bellérophon à celle de Persée a déjà été faite, on l’a vu, par l’auteur de l’Ovide moralisé ; que l’histoire de la Chimère soit située tantôt en Lycie, tantôt en Sicile révèle en particulier, à nos yeux, l’influence de l’adaptation française des Métamorphoses74. Quoi qu’il en soit, ce qui nous paraît le plus important, c’est que l’histoire de Méduse chez Lefèvre est considérablement amplifiée, l’écrivain bourguignon s’éloignant de ses sources afin de composer un récit proprement littéraire.
Deux parties du récit bénéficient d’un développement particulièrement détaillé : l’amour de Neptune pour Méduse et l’affrontement de Méduse et de Persée. Le premier épisode ne mérite généralement qu’une mention rapide dans les textes antérieurs. En amplifiant et réécrivant la rencontre avec Neptune, l’auteur modifie profondément le rapport de forces entre les deux personnages : autrefois coupable du sacrilège et impuissante face au dieu de la mer, Méduse n’est pas présentée comme une victime ni comme une criminelle dans le Recueil. Au contraire, l’épisode permet de l’établir comme un personnage doté de sa propre capacité d’agir75 et doué d’une intelligence égale, voire supérieure à celle du personnage masculin, puisque Méduse parvient à échapper aux avances de son prétendant importun. Si l’héroïne est légèrement critiquée, au début du récit, pour avoir un attachement trop grand aux vanitez du monde76 – sans doute en écho aux interprétations tropologiques des récits médiévaux –, ses échanges avec Neptune, présentés sous forme d’un dialogue, la peignent comme une personne vertueuse : elle fait preuve de constance, en refusant de céder à l’insistance de Neptune, et de chasteté, en proclamant deux fois son intencion de morir vierge77. Par ailleurs, l’auteur fait appel à la même symbolique positive du serpent qui a été déployée dans le De mulieribus claris et la Cité des dames, afin de mettre en valeur la sagesse de Méduse. C’est par la subtillité d’elle78 qu’elle réussit à convaincre Neptune de la laisser revenir momentanément sur son bateau, avant de lever l’ancre et partir sur-le-champ. En poussant plus loin encore la capacité d’agir du personnage, Lefèvre la rend responsable de la métamorphose de ses cheveux en serpents, qu’il interprète, dans une démarche évhémériste, comme une démonstration tangible de sa perspicacité :
Quant Meduse, qui estoit sage, entendy les parolles de Neptune et regarda qu’il estoit outrageusement eschauffé de l’amoureux desir […], atant comme tres subtille elle mua ses cheveulx en culeuvres. C’est a dire que la ou force regnoit, elle ouvra de subtillité […]. Ainsy doncques eschappa Meduse des mains de Neptune au moyen de sa teste serpentine79.
La confrontation intellectuelle entre l’héroïne et Neptune fait pendant à son affrontement militaire avec Persée. Alors qu’elle sort vainqueresse du combat des esprits, elle finit par perdre celui des armes. L’auteur propose pas moins de trois explications de sa défaite. D’abord, il renoue avec les critiques déjà évoquées dans l’Ovide moralisé et le De mulieribus claris : Méduse serait victime de l’avarice, de son désir d’accumuler toujours plus de trésors en subjuguant tous les royaumes voisins80. Ensuite, sa défaite est attribuée à l’action de Fortune, avec l’image traditionnelle de la roue, réservée habituellement aux personnages masculins : Fortune, qui Meduse avoit encroee en treshault degré de sa roe, deschevilla lors celle roe et consenty la prudence de Perseus estre cause de son humiliement81. La troisième explication avancée a précisément trait à la différence des sexes. Dans le souci de dépeindre une véritable bataille entre les forces grecques et les troupes de Méduse, l’auteur prend soin d’assimiler l’héroïne à ses homologues masculins : elle prononce un discours de guerre empreint de pathos pour encourager ses soldats82 ; elle élabore une stratégie militaire visant à sousprendre Perseus et ses gens par une attaque nocturne83 ; elle fait preuve de prouesse exceptionnelle au moment de l’affrontement, en frappant d’estoc et de taille si vaillamment qu’elle sambloit beaucoup mieulx homme que femme, et mieulx lui advenoit a faire l’espee brandir qu’a faire le fuseau tournoier84. Toujours est-il qu’il s’agit moins d’une assimilation complète que d’un simulacre, ce qui ne lui permet finalement pas de résister au grand héros grec qu’est Persée. Une réflexion attribuée à l’un des chefs militaires de Méduse porte d’ailleurs sur cette inégalité insurmontable entre les deux sexes : Dame, […] c’est dommage grant que vous ne fustes homme, car se ainsy eust esté, il est tout appairant que vous eussiez subjuguié toute la monarchie des hommes85. Reine guerrière à l’instar des Amazones, Méduse devra se plier à l’ordre masculin, tout comme les reines Ménalippe et Hippolyte le feront face à Thésée et Hercule86.
C’est aussi la différence des sexes qui semble expliquer le traitement réservé à la Méduse vaincue. Le motif de la décollation a déjà posé problème à certains auteurs avant Lefèvre : ainsi, le Des cleres et nobles femmes indique simplement que Persée la print et seurmonta par le moyen et ayde du boucler de Pallas87, sans parler de la décapitation ni du remploi de la tête coupée. Christine évacue ce motif de la Cité des dames, tout en l’évoquant brièvement dans l’Epistre Othea où la Gorgone, rappelons-le, se présente sous sa forme déshumanisée. Quant à Raoul Lefèvre, il ne mentionne la décollation que pour en proposer immédiatement une explication évhémériste : Par la teste que Perseus coppa a Meduse est entendu qu’il lui tolly son royaulme et qu’il l’en priva et banny povre et nue88. La décapitation ne figure pas, durant la période médiévale, parmi les peines s’appliquant aux femmes, à qui on ménage « des formes d’exécution particulières : bûcher, noyade, enfouissement89 ». En privant notre héroïne de décollation, « une sanction digne des nobles90 », l’auteur confirme son infériorité par rapport aux personnages masculins, alors que son portrait de Méduse en reine guerrière aurait pu donner lieu à un châtiment équivalent à celui réservé aux hommes. Le motif de la tête coupée est aussi effacé des suites du récit, un développement qui va à contre-courant du mythe antique où la Gorgone était plus active morte que vivante91. Ainsi, le combat contre Phinée au moment des noces de Persée et d’Andromède n’a pas lieu, Phinée se retirant de son plein gré92 ; dans les autres épisodes, comme la pétrification d’Atlas ou celle de Prétus, la tête de Méduse est historicisée en trésors appropriés par Persée, ou encore en peinture sur le bouclier du héros, qui s’attribue les armes de son ennemie93. En jouant sur l’étymologie Gorgone / γοργός, l’auteur bourguignon opère de nouveau une inversion du rapport entre les deux protagonistes : face à Persée, elle, qui par avant avoit les hommes espouantez, fu alors toute espouantee94. Alors que l’auteur exploite pleinement le potentiel du personnage féminin en tant que figure de guerrière et de femme au pouvoir, ce n’est plus la Gorgone, mais Persée, l’ymage de mort faisant fuir les plus braves des gens d’armes, qui incarne la terreur et l’épouvante95.
Pour conclure, deux tendances opposées s’avèrent être à l’œuvre dans les réécritures médiévales de la légende de Méduse. D’une part, on retrouve un certain nombre d’éléments stables repris plus ou moins régulièrement d’un texte à l’autre et constituant le noyau du récit méduséen. D’autre part, dans le cadre de cette structure assez rigide, les auteurs médiévaux cherchent à aller au-delà d’un inventaire de topoï et à renouveler leur matière. Il s’agit avant tout de l’adapter en tenant compte des enjeux et des objectifs de l’ouvrage au sein duquel apparaît la légende de Méduse, qui n’est jamais présentée comme un récit indépendant. Ceci explique notamment comment l’histoire de la Gorgone peut prendre des formes aussi diverses sous la plume d’un même écrivain. Figure protéenne, elle est une pécheresse, voire un être diabolique, pour les uns et une femme entreprenante et sagace pour les autres. Quelle que soit l’interprétation choisie, ces textes variés offrent aux lecteurs de la fin du Moyen Âge un large éventail de représentations de Méduse qui dépassent l’image devenue banale de la tête coupée au pouvoir pétrificateur.