Artus de Bretagne, roman en prose du tout début du xive siècle raconte les aventures du fils du duc de Bretagne, un jeune Artus, lointain descendant de Lancelot. Artus quitte sa Bretagne natale pour l’Orient, suite à l’appel de Proserpine qui le destine à épouser une princesse indienne, la belle Florence. Ce destin se réalise plus ou moins clairement selon les manuscrits qui présentent une fin particulièrement mouvante. Cette fin peu sûre ainsi que le grand succès du roman ont incité, au xve siècle, des continuateurs à proposer une suite aux aventures d’Artus et de Florence : ces Continuations à Artus de Bretagne, inédites, sont conservées dans trois manuscrits du xve siècle (Paris, BnF, fr. 19163 ; Paris, BnF, naf. 20000 et Paris, Bnf, fr. 125491).
Dans un article sur Artus de Bretagne, Christine Ferlampin-Acher, qui a édité la version du xive siècle2, relève que le nom de Proserpine apparaît dans un roman dont l’onomastique est majoritairement arthurienne et en partie orientale. Elle note que le roman arthurianise paradoxalement celle qui devient alors une fée médiévale3. Proserpine est un personnage particulièrement important dans Artus de Bretagne puisque c’est elle qui guide les destinées d’Artus et de Florence et, par-là, la destinée du roman. Les continuateurs du xve siècle n’ont pas voulu ignorer cette figure majeure et étrange du roman. Nous nous intéresserons dans les lignes qui suivent à la façon dont ils ont compris et utilisé cette figure. Nous nous concentrerons sur les évolutions que nous pouvons relever entre le texte du xive siècle et ses Continuations du xve siècle. Nous verrons d’abord comment Proserpine oscille entre le statut de fée arthurienne qu’elle a acquis dans le premier roman et celui de déesse antique des Enfers. Nous nous demanderons ensuite si l’on peut considérer qu’elle incarne dans ces Continuations une certaine puissance des femmes, avant d’étudier dans une dernière partie comment elle contribue à renouveler le merveilleux de ce texte.
Christine Ferlampin-Acher a montré que Proserpine, dans les versions du xive siècle d’Artus de Bretagne est, malgré son nom, une figure éminemment arthurienne, ce qui en fait une création originale de l’auteur. Les continuateurs du xve siècle se sont attachés à ce personnage, probablement justement grâce à cette dimension arthurienne qui leur est chère, beaucoup plus, par exemple, qu’à celui du clerc Étienne qui devient dans la première continuation un personnage bien moins complexe et intéressant que dans le roman du début du xive siècle, avant de disparaître presque totalement de la deuxième. Ainsi, dans les Continuations du xve siècle, Proserpine apparaît dix fois dans des épisodes où elle est liée à une scène de don d’armes qu’elle a souvent elle-même forgées, ou fait forger. Il s’agit là d’une fonction traditionnelle de la fée médiévale ainsi que d’un motif arthurien récurrent. Ce motif est d’ailleurs parfois explicitement utilisé pour recréer un lien avec le monde arthurien comme par exemple dans ce dialogue entre Artus et un nain qui attendait que « le roi Arthur » achève les aventures de son château :
« Artus, tu soies le bien venu. Or est venu le temps que les adventures seoient achevés ou Chastel Deserte car il fut destiné quant le chasteau fut fait. Mais on cuidoit que ce fust par Artus de la Table Ronde mais non est, car s’est par Artus le Restoré. » Si lui demanda Artus comment il savoit qu’il avoit non Artus. « Je fus present, dist le nain, quant la royne Proserpine te donna les armes au roy Artus a la Blanche Tour4. »
Lancelot reçoit quant à lui une lance forgée à la cour savoyarde du roi Arthur par trois fées :
ung fer d’acier qui avoit esté forgé ou Chastel de Merion qui est assez pres de Mont Gibel, en Savoie. Et est le chastel en une roche et y tient le roy Artus l’Aisné sa court. Et eut au forgier trois faiees : c’est assavoir Morgue, Oriande et la royne Proserpine5.
Là encore les armes féeriques données par Proserpine recréent un lien entre Artus l’Aisné et Artus le Restoré. L’association de Proserpine à ces deux fées, Oriande et Morgue, contribue à revendiquer la nature féerique de Proserpine : Proserpine est bien une fée médiévale. La référence à Morgue, fée éminemment arthurienne, est attendue et renforce encore, s’il en était besoin, l’arthurianisation de Proserpine6. La supériorité de cette dernière sur les autres fées est rappelée par la précision la royne, ainsi que par sa place dans la phrase, la dernière citée, après Morgue et Oriande. Proserpine devenue « la reine des fées », reine donc de Morgue, devient ici un archétype de la fée arthurienne. Les continuateurs semblent particulièrement bien connaître le Lancelot en prose et souvent s’en inspirer. Pourtant, dans ces Continuations, le personnage de Morgue est peu exploité et n’apparaît que sous la forme d’un nom qui sert essentiellement de faire-valoir à Proserpine. Il s’agit probablement d’une volonté délibérée d’attribuer à Proserpine toute la puissance de la féerie. En revanche, le nom d’Oriande est moins attendu. Cette fée essentiellement connue par la Chanson des quatre filz Aymon appartient à un univers épique plutôt qu’au monde arthurien. Sa présence auprès de Morgue confirme l’interférence des matières à l’œuvre dans ce roman arthurien tardif : comme le roman, Proserpine apparaît comme nourrie de ces différentes influences et c’est peut-être son origine antique qui lui permet de faire le lien entre différents univers littéraires médiévaux.
Le motif du don d’armes par Proserpine permet aux continuateurs de prolonger la dimension arthurienne de cette fée Proserpine créée par le roman du début du xive siècle. Mais les continuateurs exploitent également une autre dimension de ce motif : ils précisent plusieurs fois que ces armes sont forgées par Proserpine et réactivent des connotations infernales de ce verbe qui rappellent le lien antique entre Proserpine et les Enfers. Ainsi, au folio 190 ro :
avoit Testelivolle, qui estoit lieutenant de Gouvernau le roy de Morival, ung fer a sa lance que la royne Proserpine avait fait forger en une ysle qui est appellee La Roche sans Desconfiture et est en Faerie a iiii journees pres du tour qui est appellé d’Ingremanse, qui siet assé pres de l’Isle de Boutain a iii lieues et demye pres d’Enffer. Et estoit celui fer faié et en povoit nul homs du monde estre navré jusques au sang qui ne mourust tantost et sans delay7. (Nous soulignons)
Plus loin, ce sont des pierres d’aymant que Proserpine a fait venir des Enfers pour construire :
ung petit chastelet qui estoit fait tout de pierre d’aymant. Et avoit fait apporter les pierres la royne Proserpine par ung ennemy d’Enfer qui avoit nom Lucernas et estoit cousin a Lucifer. Et le fist faire la royne Proserpine pour garder le Pas du Chastel de l’Avanture et est gardé d’un joiant8.
Devenue fée médiévale, Proserpine n’en reste pas moins la déesse des Enfers de l’Antiquité, paradoxe facilité par le caractère ambigu de la féerie : comme l’Enfer, la féerie est un autre monde et il n’est pas si surprenant que ces deux mondes soient proches l’un de l’autre. Laurence Harf-Lancner remarque qu’« aux mains des théologiens les fées ont connu un sort semblable à celui des dieux du panthéon gréco-romain et rejoint, avec toutes les divinités païennes la troupe grandissante des démons9 » mais que « la tentation est grande également de faire de ces figures bienveillantes […] de dévouées servantes du Seigneur10 ». Si les Mythographes du Vatican ou l’Ovide moralisé font de Proserpine une âme enlevée par le diable11, ce n’est pas le cas de ces Continuations qui ne cherchent pas à gommer la dimension païenne de Proserpine et au contraire utilisent ces connotations infernales pour donner une épaisseur merveilleuse au personnage. Son nom et son histoire de divinité antique permettent de libérer l’Enfer auquel elle est attachée de la dimension trop négative que lui donne le christianisme. Ainsi, Proserpine, même devenue fée, reste la reine des Enfers et cette dimension fait d’elle un personnage doué d’une puissance venue d’un autre monde. Cependant, elle est toujours une figure éminemment positive, qui guide et aide Artus tout au long de ses aventures : une reine des Enfers de la mythologie gréco-romaine n’est pas une suppôt de Satan et la nature double de la Proserpine antique se lit également dans cette Proserpine médiévale. Proserpine, bien que toujours bienveillante, n’est pas non plus complètement devenue une « dévoué[e] servant[e] du Seigneur », mais reste une figure double et complexe. Cette intégration très partielle au monde chrétien est facilitée par le peu d’importance qu’accorde ce roman à la religion, certes omniprésente dans la vie des personnages mais dénuée de toute signification transcendante, de toute senefiance12. Artus et ses compagnons sont bien sûr chrétiens et vont à la messe quand ils en ont l’occasion mais lorsqu’ils veulent visiter le Paradis terrestre (qui n’est ici qu’une terre un peu plus exotique que les autres), ils s’aperçoivent qu’ils ne se sont pas confessés depuis sept ans sans que cela leur ait à aucun moment posé problème13. Dans ce contexte, l’aide d’une reine des Enfers n’est pas un obstacle à une vie de chevalier chrétien et dans les Continuations comme dans le roman du xive siècle, Proserpine « contribue à vider le texte de toute senefiance spirituelle14 ». Alors que le clerc Étienne devient, dans le texte du xve siècle, un enchanteur un peu inquiétant15 avant de disparaître complètement, Proserpine, bien que liée aux Enfers, reste une figure positive et c’est le souvenir de sa dimension antique qui permet de concilier cet apparent paradoxe. Les auteurs ne ressentent pas la nécessité de christianiser cette figure qu’ils empruntent à l’Antiquité. On peut noter que circule à la même époque la version des « manuscrits Z » de l’Ovide moralisé. Prunelle Deleville, éditrice du texte, relève que « les témoins Z3 et Z4 sont dépourvus d’allégories religieuses16 » ou que the rewriter avoids any references to the spiritual allegories or to the Christian dogma. In the prologue to Z3 and Z4, for example, he replaces the reference to Christian truth with a reference to plural and human17. Ce refus de christianiser Proserpine s’inscrit peut-être dans un mouvement plus large. Il permet de garder la richesse et l’ambiguïté de cette figure qui, même médiévalisée en fée, garde certains attributs de la déesse antique. Cette double caractéristique de fée médiévale et de déesse antique donne à ce personnage féminin de Proserpine une puissance certaine.
Les femmes jouaient un rôle de premier plan dans Artus de Bretagne mais leur rôle s’amoindrit dans les Continuations du xve siècle. Les personnages féminins importants disparaissent même dans la deuxième moitié du texte, qui nous raconte les aventures de quatre personnages masculins, Artus, Gouvernau, Lancelot et Hector, devenus des chevaliers errants et solitaires. Cependant, Proserpine apparaît dans toute sa puissance, sa dernière apparition réhabilite l’ensemble des personnages féminins et semble même sonner comme un retour (voire une vengeance) des femmes. Les quatre héros masculins et quelques-uns de leurs compagnons errent sur les mers, sans but, perdus loin de toute terre lorsqu’ils accostent dans un palais de cristal merveilleux. Proserpine y attend Artus dans un décor féerique. Artus est très heureux de cette rencontre, mais l’entretien ne se passe pas comme il l’avait prévu. En effet, lorsque la fée prend la parole, ce n’est pas pour le féliciter ou lui confier un nouvel exploit, mais pour lui reprocher d’avoir abandonné sa femme, la belle Florence, et lui annoncer qu’elle en est morte de chagrin18. Elle lui enjoint ensuite d’arrêter les aventures et de rentrer auprès de son fils, avant de lui apprendre que c’est un mystérieux Chevalier au Sar, le plus preux du monde, qui achèvera les aventures. Cette faute d’Artus envers sa femme, mais aussi envers le destin que lui avait assigné la fée et qui était d’être le mari de la belle Florence, et non un chevalier solitaire, est explicitement présentée par Proserpine comme la cause de son échec. C’est parce qu’il a abandonné sa femme qu’Artus ne pourra achever les aventures, et c’est peut-être aussi parce qu’il a abandonné les personnages féminins que le roman doit changer de voie et promettre un nouveau héros, un nouveau type d’épisodes.
La puissance de Proserpine est également marquée par l’usage d’une forme d’ironie dans ses propos : la fée se moque discrètement d’Artus, ce qui amène un peu de la légèreté de ton propre au reste du roman dans cet épisode par ailleurs assez sombre. Ce décalage entre l’enthousiasme d’Artus à l’annonce de l’existence d’un château impossible à conquérir et la réponse péremptoire de Proserpine qui met fin d’une phrase à tous ses espoirs fonctionne comme un clin d’œil comique et installe le pouvoir de la fée sur le roi. Proserpine reprend le pouvoir en décidant du destin d’Artus mais aussi en prenant la parole, en dirigeant la parole. Artus accepte d’ailleurs d’emblée ce rapport de force en s’affichant, aux pieds de la fée, dans un rapport vassalique. Cette dernière apparition de Proserpine marque donc le retour symbolique des femmes dans le roman et le marque avec force puisqu’elle vient brutalement changer le cours de la vie d’Artus. En effet, Proserpine signifie à Artus qu’il n’est pas le meilleur chevalier du monde et qu’il ne peut donc être ni le successeur du fameux roi Arthur dont il porte le nom, ni celui d’aucun des Neuf Preux dont elle énonce les noms. La fée signifie également au lecteur que le roman change de héros et est amené à abandonner Artus au profit du Chevalier au Sar – même si cette dernière prédiction ne se réalisera pas, ou du moins pas dans les manuscrits qui nous sont parvenus et qui nous ont transmis un roman inachevé. C’est bien sûr d’abord de sa nature féerique et de son rôle de royne des fees que Proserpine tient sa puissance : la figure de la fée permet d’introduire dans le roman un personnage féminin plus puissant que les héros masculins et c’est cette même appartenance à un monde de l’au-delà qui semble lui donner tout pouvoir sur la diégèse. Son origine antique lui permet également de replacer le roman dans une perspective historique plus large puisqu’elle a par exemple été une contemporaine de la plupart des Neuf Preux auxquels elle compare Artus et le Chevalier au Sar. Cette éternité de la déesse antique, qui n’a eu qu’à se muer en fée pour traverser tout le Moyen Âge, lui permet également d’assurer l’avenir du roman et de la matière arthurienne. Ainsi, si Proserpine est bien, dans Artus de Bretagne, le nom d’une fée médiévale, les continuateurs n’effacent pas sa nature de déesse antique. Au contraire, cette double nature de déesse antique et de fée médiévale dote Proserpine d’un pouvoir sur le temps dont les continuateurs jouent avec une certaine subtilité.
On se souvient qu’au début d’Artus de Bretagne, Proserpine, jouant le rôle traditionnel de la fée marraine, a octroyé à Florence le don de lui ressembler trait pour trait à elle, la reine des fées, ce qui fait bien sûr de Florence la plus belle femme du monde. Si les continuateurs n’exploitent pas la triade automate/ fée/ femme qui faisait une des originalités du roman du début du xive siècle19 (puisqu’il n’est plus fait mention de l’automate dans les continuations du xve siècle), ils jouent toutefois de la ressemblance parfaite entre la fée et Florence. Ainsi, lorsque Proserpine apprend à Artus la mort de Florence, il faut s’imaginer Artus agenouillé devant l’exact double de la femme dont il vient d’apprendre le décès. Le nom de Mélusine est absent du roman mais l’annonce de la mort de Florence peut nous amener à lire l’histoire d’Artus et de Florence comme un récit de type mélusinien20 : le héros, Artus, se marie, ici non pas exactement à une fée, une nouvelle Mélusine, mais à une femme qui est presqu’une fée, ou du moins qui en est le double parfait. Il s’agit d’abord d’un mariage heureux qui donne naissance à un bel enfant, le petit Alexandre. Mais ensuite le héros semble ne pas respecter le pacte implicite qui le lie à la fée en ne prenant pas de nouvelles de Florence pendant plus de sept ans. Florence disparaît alors, ne laissant à Artus que son fils et son désespoir. Jusqu’ici Artus, grâce au soutien de Proserpine, gagnait tous les combats qu’il menait, y compris contre des créatures tout à fait extraordinaires (chevaliers enchantés, dragons divers, lions et serpents géants, chevaliers munis d’une corne ou d’autres attributs merveilleux) et réussissait à défaire de nombreux enchantements. À partir de maintenant, la fée lui apprend qu’il ne pourra plus rien faire d’autre que chercher à rentrer auprès de son fils et demander l’aide du mystérieux Chevalier au Sar, qui, lui, est le meilleur chevalier du monde. Cependant, l’intervention de la fée laisse entrevoir une note d’espoir. Artus ne reverra jamais Florence, mais Proserpine semble lui promettre qu’il viendra la rejoindre, elle, la fée, image parfaite de la femme qu’il a tant aimée, dans un autre monde, celui de la Féerie :
Mes soies certaine, dit elle, que tu ne me veras jamais ou monde. Mais tu me verras en Faierie assez briefement21.
Proserpine semble l’espace d’un instant devenir une figure morganienne qui permet à son amant de vivre un amour éternel, mais dans un autre monde qui n’est pas celui des humains. Ce personnage de Proserpine est donc très inspiré des plus célèbres fées médiévales, à la fois fée amante, fée marraine qui guide la destinée des deux héros et mère de substitution de Florence comme la Dame du Lac a pu l’être pour Lancelot. Cette fée qui rappelle un peu Morgane et beaucoup Mélusine ouvre une réflexion sur l’amour dans un texte rempli de combats chevaleresques. Proserpine permet ainsi de réintroduire, dans ces Continuations par ailleurs très masculines, cette thématique qui tenait une place importante dans le texte du xive siècle, mais le fait sur un ton beaucoup moins léger, beaucoup moins « désinvolte » pour reprendre le terme qu’utilisent Valérie Naudet et Sébastien Douchet, que celui du début d’Artus de Bretagne22.
La composition du roman du xve siècle et son articulation avec le roman du xive siècle sont complexes et invitent à lire ces textes, qui fourmillent d’épisodes aventureux extrêmement nombreux, comme une écriture sérielle qui fait alterner de longs passages résolument arthuriens et d’autres plus épiques. Christine Ferlampin-Acher analyse les versions du xive siècle d’Artus de Bretagne comme un premier texte (§1-418) suivi d’une première continuation (§419 à 46723). Le roman du xve siècle est anonyme, comme celui du xive siècle, mais il est probablement écrit a minima par deux auteurs différents. Or, deux figures semblent ordonner quelque peu cette composition confuse et dispersée : la fée Proserpine et le clerc Étienne24, un fils de roi, beau et gai qui maîtrise toutes les sciences magiques. Ce clerc Étienne est une figure masculine, solaire et médiévale, particulièrement importante dans les épisodes épiques. Sa magie guide le récit, interrompt les batailles mal engagées et divertit les dames. Il est très présent dans la première partie des Continuations : on peut par exemple lire soixante-treize fois son nom entre les folios 1 à 245, et c’est sans compter les périphrases qui le désignent souvent (il est par exemple maintes fois appelé simplement le maistre). Comme dans la deuxième partie du roman du xive siècle, il semble être un double de l’auteur, à la fois par ses qualités de clerc et par sa capacité à provoquer ou mettre fin aux aventures. Mais à partir du folio 245 ro, il disparaît et ne réapparaît ensuite qu’une seule fois, dans l’étrange épisode de la Tour d’Ingremance, au folio 311 ro, où il étudie la magie dans une école fondée par le diable.
Lorsqu’un continuateur nostalgique de la matière arthurienne reprend la plume, c’est paradoxalement Proserpine, figure féminine, antique et orientale qui semble guider Artus et le déroulement du roman. En effet, c’est Proserpine qui enjoint à Artus de repartir aux aventures et c’est donc elle qui lance la deuxième partie des Continuations du xve siècle vers des aventures de chevaliers errants bien différentes de celles que l’on peut lire dans les deux cents premiers folios. C’est elle également qui envoie plusieurs de ses chevaliers combattre Artus, c’est elle encore qui délivre Artus de la prison dans laquelle il est resté deux ans et lui indique comment aller délivrer ses compagnons, ce qui constitue là encore un plan programmatique de la suite du récit. C’est elle enfin qui lui ordonne de quitter les aventures et de rentrer chez lui pour laisser place à un nouveau héros. Elle apparaît à chaque fois dans des moments clefs du récit pour provoquer un changement qui permet de débloquer l’histoire et d’annoncer la suite. Dans la dernière des Continuations, c’est donc une figure féminine qui incarne l’autorité de l’auteur et ordonne un tant soit peu cette matière foisonnante que constituent Artus de Bretagne et ses Continuations. Christine Ferlampin-Acher a montré que cette alternance entre le clerc Étienne et la fée Proserpine existait déjà dans le roman du xive siècle : la reprise de ce procédé par les continuateurs du xve siècle contribue à renforcer le lien entre les deux textes et à ordonner l’ensemble qu’ils constituent dans une structure en miroir autour de ces deux images auctoriales. Ce pouvoir auctorial est donc octroyé alternativement à un personnage masculin (le clerc Étienne) et à un personnage féminin (Proserpine), mais pas tout à fait à une femme : si Proserpine est une figure si puissante, c’est sans doute parce que bien plus qu’une simple femme, elle est une fée et une déesse et qu’elle se situe dans un ailleurs aussi bien géographique, temporel qu’ontologique. En effet, elle vient de l’Antiquité et semble immortelle, elle représente tout à la fois l’Au-delà de la Féerie, les Enfers de la déesse et le pays imaginaire de la fée orientale. Cette étrangeté absolue de Proserpine et sa merveilleuse ambiguïté sont également au cœur de ce qui constitue une originalité de ces Continuations : le fonctionnement du merveilleux.
En étudiant le merveilleux dans Artus de Bretagne et ses continuations25, Christine Ferlampin-Acher a montré que l’on passait d’un « merveilleux inscrit » dans les versions du xive siècle, qui respectent bien les séquences merveilleuses telles qu’on les attend dans un roman médiéval26, à un merveilleux « non inscrit » dans les Continuations du xve siècle. En effet, dans ces Continuations, les aventures se succèdent à un rythme soutenu et les épisodes merveilleux sont beaucoup trop courts pour qu’une séquence merveilleuse complète puisse s’y développer. Christine Ferlampin-Acher suppose que ce sont les compétences du lecteur qui doivent reconstituer l’épaisseur merveilleuse en réactivant l’intertextualité, voire la transfictionnalité27, à l’œuvre dans ce texte. La multiplication d’épisodes très proches les uns des autres, qui se présentent comme des variations sur un même motif, contribue également à recréer cette épaisseur merveilleuse. Or Proserpine joue un rôle important dans ces deux procédés. Elle est une fée et, en tant que telle, sa présence et son importance fonctionnent comme des indices possibles du merveilleux. De plus, sa présence est démultipliée par l’apparition d’autres fées qui fonctionnent comme des échos à ce personnage. C’est le cas lorsque son nom est accompagné de ceux d’Oriande et de Morgue, comme nous l’avons vu. La dimension « mélusinienne » que l’on peut attribuer à Proserpine contribue également à convoquer des connotations merveilleuses qui enrichissent le roman. D’autres fées jouent ce même rôle, par exemple lorsqu’Artus rencontre la sœur de Proserpine, au folio 250 ro, ou bien lorsqu’apparaît Fleur d’Épine, qui joue auprès de Gouvernau à peu près le même rôle que celui que joue Proserpine auprès d’Artus28. Ces figures redoublent le personnage de la fée, de même que la « reine des dames » que rencontre Artus dans un royaume mystérieux, après avoir combattu plusieurs de ses chevaliers, comme il l’a également fait avec les chevaliers envoyés par Proserpine. On l’appelle « la reine des dames » comme Proserpine est appelée « la reine des fées » et le texte souligne cette parenté :
Et le chevalier lui respondit qui n’y avoit point de seigneur mais une dame que l’on appelloit la royne des dames car s’estoit la plus belle qui oncques fust formee de chair ne d’os, apres la royne Proserpine29.
C’est ensuite à Florence qu’elle est comparée :
Et demanda au nain pour quoy on l’appelloit la royne des dames. « Pour la beaulté d’elle, dist le nain, et lui donna Morgue la faiée30. »
Comme Florence, elle tient sa beauté d’une fée marraine, ce qui cette fois renforce le parallèle entre Morgue et Proserpine. Cependant, cette royne des dames n’est qu’une pâle copie de Proserpine puisqu’elle ne semble pas elle-même être une fée (bien que toutes les femmes dans cette partie du roman paraissent un peu fées) et parce qu’en beauté elle semble bien loin d’égaler Florence :
Si souvint a Artus de la belle Florance mais bien lui sembloit que ce n’estoit pas comparaison. […] « Je ne dy pas, dist Artus, qu’elle ne soit belle, mais ce n’est pas comparaison de telle sçay je31. »
Plus subtilement, elle semble usurper une puissance dont la légitimité semble sujette à caution : elle n’a pas de seigneur et ses chevaliers et dames la reconnaissent comme reine parce qu’elle est la plus belle des dames, mais Artus, et même le nain qui lui parle, mettent en doute cette assertion. Cet épisode ne joue pas un rôle très important dans la diégèse (on pourrait le couper sans gêner la lecture), mais son intérêt réside justement dans ce qu’il double l’épisode dans lequel Artus rencontre Proserpine pour la dernière fois. La royne des dames habite en haut d’une montagne, en un lieu désert, un château construit par le roi Arthur de la Table Ronde et muni de quatre tours batailleresses, et en chacune avoit engins qui gectoient pierres32, château qu’atteint Artus avec beaucoup de peine. Artus rencontre Proserpine sur une île située au milieu de nulle part, après une errance maritime difficile, dans un château de cristal : Et avoit ce chastel quatre torelles et sur chacune ung angle de fin or. Et l’on pourrait continuer à développer ainsi la comparaison : les deux épisodes sont construits parallèlement l’un à l’autre et ce parallélisme sert systématiquement à mettre en valeur les qualités tout à fait exceptionnelles de Proserpine. De plus, le nain de la royne des dames annonce à Artus (et aux lecteurs) la mort de Florence, avant que Proserpine ne le fasse. Mais cette annonce est tellement voilée qu’Artus ne la comprend pas et qu’il faudrait être une lectrice ou un lecteur particulièrement perspicace pour la comprendre à la première lecture :
« Je ne dy pas, dist Artus qu’elle ne soit belle, mais ce n’est pas comparaison de telle sçay je. » « Vraiement, dist le nain, je sçay bien pourquoy tu le diz. Mais ce qui souloit estre n’est mais. » « Qu’esse a dire ? » dist Artus. « Tant t’en dy et si ne t’en dy plus car moult de choses sont advenues puis que tu commanças a aller aux adventures. » Adonc commança Artus a panser et ne savoit pas a quelle fin le nain lui disoit telles parolles, dont laissa Artus de ce ester. Si laissa toute chose et alla saluer la royne des dames moult gracieusement33.
Ainsi cet épisode dans lequel Proserpine n’est pas présente, mais dans lequel elle est citée plusieurs fois, sert d’écho à la dernière apparition de la reine des fées et brouille un peu celle-ci. Si l’on superpose les deux épisodes, la frontière entre fées et simples femmes se brouille, le lieu de la rencontre se perd dans un brouillard épais fait de Chateau Deserte et d’une île déserte, de montagnes escarpées et de vastes mers, d’un puissant château-fort et de la transparence d’un palais de cristal. De la même façon, le rapport d’Artus à la fée se complexifie. Artus tombe, dans une attitude vassalique, aux pieds de Proserpine à laquelle il exprime son admiration. Le lecteur se souvient certainement que quelques pages auparavant le héros était dans la même position face à la royne des dames, et que c’était alors elle qui exprimait son admiration en le voyant, lui, le roi Artus.
L’inscription de Proserpine dans un nuage d’autres fées permet à la fois de faire jouer l’intertextualité grâce au pouvoir de l’onomastique (Morgue ou Oriande appartiennent à d’autres textes et apportent l’épaisseur merveilleuse que les souvenirs du lecteur peuvent leur associer) et d’inciter à la superposition des épisodes qui font appel à des fées à l’intérieur du roman. Grâce à cette accumulation, la merveille peut retrouver l’espace dont la prive la brièveté de chaque épisode.
Cette épaisseur merveilleuse intimement liée au personnage de Proserpine est renforcée par l’ambiguïté des chevaliers qu’elle envoie à la rencontre d’Artus. En effet, si Proserpine lui apporte constamment son soutien, plusieurs de ses chevaliers très valeureux combattent contre Artus ou Lancelot. Artus s’oppose par exemple à Crueux Courage qui affirme : pour la cruaulté de moy me fait la royne Proserpine garder cest chastel34. Même si ces chevaliers finissent toujours par être vaincus par Artus et participent ainsi à lui faire acquérir plus de gloire, ils créent autour de Proserpine un flou un peu inquiétant. Cette ambiguïté donne beaucoup de force à la reine des fées et une aura sans commune mesure avec celle des autres personnages féminins de ces Continuations. L’origine antique de Proserpine renforce cette profondeur du personnage grâce au rappel d’épisodes qui se sont déroulés dans un passé lointain et auxquels elle a participé. Proserpine sert souvent de lien à plusieurs épisodes organisés autour d’un même motif arthurien : on peut par exemple compter une dizaine d’épisodes autour d’un pont a priori infranchissable. Lorsque Lancelot se retrouve au pied du « Pont sans retour », un chevalier lui explique que
Gauvain fut en Lunete la tour du Chastel Lunaire et fist sonner le cor ainsi comme vous avez fait et la royne Proserpine fist ce pont parce qu’elle voulloit que les deux chevaliers ausquelz Gauvain se combatit venissent plus tost a la Tour35.
Proserpine cristallise ainsi une forte intertextualité arthurienne puisqu’elle permet de rattacher à ce pont, dont le nom rappelle le « Val sans retour », les personnages de Gauvain et Lunete (bien que la syntaxe semble indiquer qu’ici Lunete est le nom d’une tour et non d’un personnage comme chez Chrétien de Troyes), ainsi que le cor, autre motif arthurien très utilisé dans ces Continuations. Proserpine semble ainsi à l’origine d’un épisode arthurien, épisode évidemment absent de tout intertexte. Elle a manifestement connu Gauvain et joué auprès de lui un rôle aussi ambigu que celui qu’elle joue auprès de Lancelot ou d’Artus puisqu’elle a construit ce pont pour que ses chevaliers puissent venir combattre le héros plus rapidement. Proserpine n’est pourtant pas une fée arthurienne avant Artus de Bretagne : plus que d’une intertextualité exacte, il s’agit plutôt d’un plongeon dans le « grand chaudron » de la matière arthurienne, pour reprendre l’expression de Patrick Moran36. En outre, le texte précise que la conception de ce pont tient compte du fait que les roches qu’il relie ont été créées le second aaige que Dieu ordonna le monde. Proserpine permet de nimber l’épisode, assez bref, de tout le mystère hérité de la littérature arthurienne ainsi que d’une certaine profondeur historique. À la fois fée arthurienne et orientale, déesse des Enfers et du printemps, figure bienveillante mais un peu ambiguë, venue d’un temps historique lointain mais qui joue un rôle primordial dans le présent de la diégèse, elle donne au roman un grand feuilleté de sens et de connotations qui permet de contrer la sécheresse apparente d’épisodes brefs et répétitifs. Ce personnage de Proserpine permet ainsi de recréer « une forme de polysémie et polyphonie merveilleuse37 ». Et puisqu’elle connaît les événements passés et les événements présents même éloignés géographiquement (par exemple la mort de Florence) et qu’elle devine ceux à venir (l’avènement du Chevalier au Sar), elle contribue à faire résonner le roman et chacune des aventures qu’il raconte dans un univers beaucoup plus vaste.
Si les continuateurs du xve siècle n’ont pas également compris tous les personnages du roman qu’ils poursuivent, Proserpine a particulièrement retenu leur attention. Ils ont conservé la dimension de fée arthurienne que lui avaient forgée les auteurs du texte du xive siècle tout en jouant sur l’ambiguïté que lui confère son origine de déesse antique. Les Continuations n’accordent pas aux personnages féminins la place qu’ils avaient dans Artus de Bretagne, mais Proserpine, fée, déesse et figure auctoriale, incarne à elle seule une forme de puissance féminine qui permet d’introduire une réflexion sur l’amour et les rapports entre les femmes et les hommes. Enfin, l’importance de Proserpine dans ce texte se lit aussi dans un fonctionnement inhabituel du merveilleux : l’ambiguïté et la puissance du personnage lui permettent de cristalliser une forme d’ambiguïté merveilleuse qui place des épisodes brefs et répétitifs au cœur d’un vaste espace polysémique saturé de références arthuriennes.