Le personnage de la sibylle se situe dans les lettres médiévales à la croisée d’une réflexion sur la mise en mémoire de l’héritage antique et sur la possibilité qu’offre cette figure ambivalente, à la fois prophétesse, magicienne et femme savante, d’incarner la transmission d’un savoir au féminin. Cette fonction magistrale qu’exerce la sibylle se rencontre notamment dans le Calendrier des bergeres. Publié par Guy Marchant en 1499, ce texte se présente comme un traité de vulgarisation scientifique qui s’inscrit dans la continuité des savoirs « pastoraux » compilés dans le Calendrier des bergers (1493), auquel il prétend cependant suppléer. Problématisant l’autorité dont la sibylle, devenue pastoure, se trouve désormais investie, le Calendrier des bergeres fait valoir les connaissances de cette héroïne païenne dans un domaine traditionnellement réservé aux hommes : celui de l’astrologie. En réponse à la domination des hommes, le dialogue que nouent les héroïnes de cette compilation, Sebille et Bietris, deux doctes bergères nouvellement venues en Paris1, revendique l’existence d’un savoir légitime porté par les femmes. Ce sont plus particulièrement les débats qui mettent aux prises Sebille avec les bergers l’Un et l’Autre qui investissent cette dernière d’une parole d’autorité. Dépositaire d’un savoir qu’elle tient de la Muse Uranie, Sebille rivalise d’érudition avec ses compères masculins, et se fait le porte-voix d’un patrimoine intellectuel et scientifique que nous qualifierons, dans la lignée des travaux d’Aurore Evain, de « matrimoine2 ».
Le Calendrier des bergers a connu un succès éditorial certain, illustré par de nombreuses rééditions jusqu’à la fin du xviiie siècle. Il a fait l’objet d’un relatif intérêt de la recherche, même si sa variabilité au fil des impressions et son contenu hétéroclite le rendent d’abord difficile. En revanche, le Calendrier des bergeres n’a pour sa part connu qu’une seconde édition, publiée par Gaspard Philippe vers 1505, et a été quelque peu négligé par la critique : seul Jean-Patrice Boudet s’y attarde dans un article3. Afin de remédier à ce manque d’attention, nous souhaitons examiner la place que tient le personnage de Sebille dans la représentation de nouvelles modalités d’approche d’un savoir au féminin. Comment est mise en scène, à travers cette figure oraculaire, la transmission orale des connaissances ? L’ancrage mythologique et fictionnel de Sebille plaide-t-il en faveur des prétentions féminines, ou les mine-t-il au contraire en les identifiant à une fiction divertissante ? C’est sur la base d’une première transcription partielle de cet ouvrage que nous aborderons ces perspectives de recherche, et tâcherons de cerner de plus près les enjeux d’un texte qui, à l’image du De mulieribus claris ou de la Cité des dames, s’inscrit à la fois dans la mouvance de certains ouvrages de défense des femmes et s’en démarque cependant par son originalité.
Estrange sibylle
La bergère médiévale
De la sibylle, l’Antiquité lègue au Moyen Âge le mythe d’une femme vieillissante dont la voix seule subsiste quand son corps est voué à disparaître4. Privée de son enveloppe charnelle, la prophétesse n’échappe pourtant pas à la représentation. Celle qui, dans la tradition antique, n’est qu’une « simple voix sans corps5 », subit ainsi dans le Calendrier des bergeres une métamorphose originale. Accompagnée de sa sœur Bietris, Sebille apparaît sous les traits d’une humble bergère, portant sa panetière et sa houlette come doibvent porter / bergeretes quant vont garder / aux champs les moutons ou brebis6. Le narrateur s’attarde à l’envi sur les divers attributs pastoraux de Sebille : le corps faitiz, les cheveux blons7, l’antique prophétesse arbore désormais la mise sans apprêt et le maintien d’une pastourelle, affublée comme elle d’habits de modeste valeur, et modulant un chant doulx et menu8. La gravure encadrée qui accompagne le texte au recto du quatrième feuillet confirme le caractère fortement stylisé de cette représentation. À l’altérité de la sibylle, figure inquiétante et mystérieuse qui tient dans la tradition antique et médiévale de l’oracle et de la fée9, le narrateur substitue la vision familière d’un personnage aux caractéristiques aisément identifiables.
Cette métamorphose n’est pas seulement actée par l’apparence de la jeune femme, mais par le discours lui-même qui emprunte au genre de la pastourelle certaines de ses caractéristiques stylistiques. La plus évidente, sans doute, est l’emploi de suffixes à valeur hypocoristique pour désigner Sebille et sa sœur. Ces bergeres seuletes10 qui découvrent Paris, vantent ses plaisantes montignetes11 et ses fleuretes à planté12, se présentent ainsi pour dire prompt sus le bureau / quelques chosetes de nouveau13. Mais ces effets d’interférence registrale ne s’arrêtent pas là. Sans compter la tonalité légère de ces premiers vers – Sebille et sa sœur sont qualifiées de gayes et gorrieres14 ; les materes enseignées sont dites recreatives15 –, le prologue du Calendrier des bergeres impose à travers son cadre narratif et dialogique le rappel de son modèle littéraire. L’inscription du Calendrier dans ce schéma générique subit cependant des infléchissements remarquables. C’est au locuteur, chevauchant dans un bois, le cœur léger, qu’il revient d’ordinaire dans les pastourelles de croiser le chemin d’une bergère et d’initier le dialogue avec elle. L’auteur, à l’inverse, reconfigure ce canevas pour mettre en scène les pérégrinations de Sebille et de Bietris, venues d’Orient jusqu’à Paris, et leur rencontre avec le narrateur. Après avoir mons, vaulx, boys, rivieres pass[é]16, les voici qui surviennent non plus devant un chevalier, mais devant ce personnage lettré qu’elles désignent plus loin du nom de clerc :
Ung jour estoye a delesir,
Devisant choses a plesir,
En mon jardin ou je passoye
Temps, comme passe le soloye,
Quant vindrent par belles manieres
A moy parler ces deux bergeres17.
La description de la rencontre avec les deux jeunes femmes procède au démarquage stylistique et thématique du schéma pastoral. Tandis que la mention du jardin reconduit en filigrane le topos de la reverdie, intimement associé à la pastourelle, la promotion du delesir suscite quant à elle le rapprochement avec la flânerie solitaire du chevalier, cheminant volontiers pour soi deduire et solacier18. La reprise de ces énoncés formulaires, qui contribue à placer le tête-à-tête entre le narrateur et les deux bergères sous les auspices d’une légèreté toute pastorale, s’enrichit dans la suite du passage d’autres emprunts qui s’orientent plus explicitement vers la réécriture. S’il est d’usage que la bergère se trouve assise et demeure dans cette position, c’est ici l’inverse qui se produit. Non seulement les jeunes femmes adressent les premières leurs salutations au narrateur, ce qui là encore intervertit le motif topique de la requête amoureuse, mais ce dernier choisit de s’asseoir à son tour, de peur d’être jugé mal courtoys :
Estans debout, en my la voye,
Attendans que leur respondroye,
Mal courtoys fusse esté tenu
Si ne leurs eusse respondu
Et escouté que vouloient dire, [...]
Je me assiz pour les escouter,
Et entre paroles menues
Leurs diz : « Vous, soyez bien venues19. »
Faut-il lire dans ce rappel à une politesse courtoise une référence, en l’occurrence implicite, à la conduite pour le moins préjudiciable qu’adopte parfois le chevalier dans les pastourelles20 ? Cette hypothèse, délicate à étayer dans la mesure où le dialogue avec l’hypotexte pastoral s’avère de connivence, pourrait cependant être corroborée par l’emphase du pronom « vous ». À travers cet effet de discours, l’auteur procéderait à la revalorisation de ces protagonistes jugées dignes d’estime, évacuerait toute dimension érotique de cette rencontre, et les émanciperait de la sensualité qu’elles incarnent notamment dans la pastourelle en leur assignant, nous le verrons, une fonction didactique.
Sebille et le Prestre Jehan
La transposition dans le Calendrier des bergeres de ces figures féminines, et de Sebille plus particulièrement, s’accompagne d’autres modifications qui contribuent, celles-ci, à restaurer leur altérité. Sans doute en raison des diverses origines grecques que la tradition chrétienne attribue diversement au personnage de la sibylle21, l’auteur situe le commencement du périple des bergères au royaume du prestre J[e]han22. Si la référence à ce souverain mythique de la chrétienté, dont la légende se développe à partir du xiie siècle, revivifie les racines orientales de la sibylle et christianise à nouveau cette héroïne païenne dans la longue lignée de ses conversions médiévales23, elle se trouve également justifiée au regard de l’aura prophétique qui entoure la figure du prêtre Jean. Personnage énigmatique que Jacques de Vitry identifie à un autre souverain mythique, David, roi des Indes24, le roi Jean porte au xiie siècle, dans le contexte de la croisade, les espoirs d’un renouveau messianique et d’une reconquête de la Terre sainte.
Le Calendrier des bergères, toutefois, ne se contente pas de cette allégeance fictive de Sebille au royaume spirituel du prêtre Jean, mais les met en scène, elle et sa sœur, chargées par ce même personnage de transmettre une missive au sultan d’Égypte :
[...] le soldan
Au quel escrivoit prestre J[e]han
Se ne ce vouloit convertir
Que le feroit morir martir,
C’est assavoir vif escorcher
Et apres la teste trencher,
On luy feroit si forte guerre
Que destruiroit toute la terre25.
Suivant le modèle de nombreuses protagonistes qui tiennent dans les lettres médiévales le rôle d’émissaires26, la bergère Sebille se trouve donc investie d’une fonction politique27. Parallèlement, il n’est pas exclu que cet engagement diplomatique de Sebille s’enrichisse d’une interprétation référentielle. Étant donné que le Calendrier des bergeres fut imprimé le 17 août 1499, les sommations du prêtre Jean pourraient ainsi contenir une allusion à la guerre qui opposait alors Venise, alliée de la France, aux Ottomans.
Quelles que soient les résonances historiques qu’éveille l’ambassade de Sebille, qui paraît donner ici le signal d’une nouvelle croisade, l’évocation du prêtre Jean est peut-être également dictée par d’autres impératifs. La première rubrique des deux imprimés qui conservent le Calendrier des bergeres précise en effet que cet ouvrage fut imprimé à Paris, en l’ostel de Beauregart en la rue Cloppin, à l’enseigne du roy Prestre J[e]han, ou quel lieu sont à vendre ou au Lyon d’argent en la rue Sainct Jaques28. Une annexe de la principale imprimerie de Guy Marchant, située quant à elle rue Clopin, dans la maison du Champ-Gaillard, se trouvait elle aussi de l’autre côté de cette même rue, dans l’hôtel de Beauregart, à l’enseigne du Prestre Jehan29. Guy Marchant, précisons-le, s’était associé au grand imprimeur Jean Petit qui, à partir de 1496, exerçait rue Saint-Jacques, à l’enseigne de la Fleur de Lys d’or et du Lyon d’argent30. Voilà qui expliquerait la mention dans les deux imprimés du Calendrier des Bergeres de cet imprimeur et, surtout, que deux gravures différentes ornent chacune la première page de garde : l’une représentant le Prestre Jehan31, et l’autre représentant deux lions portant l’écu aux initiales I.P32.
On comprend dès lors l’intérêt de ces remarques en apparence marginales pour notre analyse. Il y a là, à l’évidence, un rapport immédiat entre l’emblème que s’est choisi Guy Marchant et la présence du Prestre Jehan dans le Calendrier des Bergeres. Bien qu’il soit impossible de dire s’il s’agit là d’une commande de l’imprimeur, ou d’une initiative propre à l’auteur, il apparaît que des raisons d’ordre commercial et le contexte de diffusion ont influencé la fabrique de ce personnage et le rôle qu’il tient dans cet ouvrage. Sans nous attarder davantage sur ce point, nous voyons là que ces deux figures, celles du Prestre Jehan et de Sebille, se construisent par surimpression de différents modèles, fictionnels ou non, et se situent à la croisée d’une réflexion sur le rapport qu’entretient la parole à son support livresque. La convergence entre les deux fils d’une trame qui relie l’oral et le texte, l’auteur et son imprimeur, serait ainsi déjà programmée par le dialogue qui se noue, au sein de la fiction, entre des personnages dont les voix se destinent à l’écrit.
Transmettre le savoir : l’imprimé et la voix de la sibylle
Sebille et le calendrier
Le portrait de la bergère Sebille, doublement liée à la parole vive par son statut de pastoure et de sibylle, prend place dans un ouvrage bien particulier, qui module en partie les traits habituels de la prophétesse : un calendrier des bergers. Le premier exemplaire de cette longue série d’ouvrages est imprimé en 1491 par Guy Marchant, qui le réédite ensuite de manière régulière, en y ajoutant de nouveaux contenus. Très vite, d’autres imprimeurs publient leurs propres calendriers33. Bien que mobile, le contenu de ces calendriers est relativement constant. Il s’agit le plus souvent d’un assemblage de textes issus de publications antérieures dont la mise en recueil offre un vade-mecum, une somme de connaissances utiles à tout homme ou femme cultivés34.
En 1499, lorsqu’il imprime le Calendrier des bergeres, Guy Marchant est déjà à l’origine d’au moins six éditions différentes de calendriers des bergers. La bergère Sebille offre une voix féminine à la nouvelle publication, dont l’autorité est renforcée par le statut de la sibylle sans pour autant rompre avec la thématique pastorale jusque-là adoptée. Son discours s’inscrit dans la continuité des précédentes éditions, tout en offrant aux acquéreurs plusieurs nouveautés : l’arrivée de personnages féminins et de nouveaux contenus. La voix de la sibylle ne peut alors être obscure, « sibylline », et les onomatopées inarticulées, que l’on rencontre fréquemment dans les refrains de la pastourelle, n’ont pas leur place dans l’exposition des savoirs. En revanche, d’autres traits propres à ces personnages se rencontrent dans cet ouvrage didactique. Sebille est savante, et des deux sœurs, celle qui fut la plus abille / De parler35. Comme la plupart des pastoures, qui s’opposent traditionnellement au narrateur par la parole, sa verve lui permet à diverses reprises de tenir tête à ses interlocuteurs.
Mais l’échange verbal emprunte davantage à l’exercice académique qu’à la tentative de séduction. La « question des bergers aux bergeres » qui suit le prologue et la chanson des bergères sur Paris reprend en grande partie les étapes de la disputatio36. La question (Se compotistes doibvent estre / Astrologiens, ou non l’estre / De necessité37) et la réponse affirmative sont formulées par le berger l’Un qui tient ainsi le rôle du respondens. Endossant celui de l’opponens, Bietris, la sœur de Sebille, donne une réponse contraire, avant que l’auteur, dans une determinatio finale, ne vienne résumer la teneur du débat. Les deux bergers, l’Un et l’Autre, défendent plus loin les spécificités de l’altercation38, la dispute argumentée, avant d’exposer successivement des cas personnels dont les bergères Bietris et Sebille tirent des leçons de conduite morale39. Sebille prend ensuite plus longuement la parole pour proposer, dans une partie intitulée Proverbe de Sebille40, une synthèse des échanges qui ont précédé, à la manière du maître dans la determinatio. Puis, dans une construction en miroir, c’est Sebille qui répond à la question d’un berger qui se plaint de la présence de deux danses macabres à la fin du calendrier41. Ce faisant, elle devient également, avec l’auteur, organisatrice de l’ouvrage et de son contenu. Alors que les différents dialogues et réponses participent d’une tradition de l’échange oral, cette dernière intervention de Sebille attire notre attention sur la mise en forme finale de l’imprimé, qui est tout à la fois fruit d’un dialogue entre les bergères et l’auteur, et objet de discussion entre Sebille et le berger.
La voix obscure de la sibylle se fait plus académique et permet d’exposer aux lecteurs et aux lectrices un ensemble de connaissances par l’intermédiaire du support écrit. Dans une perspective didactique, ce sont tout à la fois les ressources du support imprimé et de la voix qui sont mobilisées. Comme dans les autres calendriers de bergers, apparaissent les calendriers mais aussi des tables permettant de réaliser différents calculs, comme celui du nombre d’or et de la lettre dominicale42. À la pure prophétie sonore, l’ouvrage laisse place à une transmission matérielle. Schémas visuels et textes dialogués se succèdent pour donner naissance à un objet hybride, dont l’ambivalence entre dimension orale et écrite est rendue apparente par le choix des bois gravés. Ces illustrations représentent très fréquemment des personnages en situation de débat. Lorsque le dialogue des bergers avec les bergères est rapporté, deux impressions sont juxtaposées, disposant côte à côte les deux personnages pastoraux masculins et les deux sœurs bergères. L’orientation des regards, la position des mains, tout indique une vive conversation. Certes, de semblables représentations de bergers absorbés par leurs discussions apparaissaient déjà dans les calendriers précédents43. Néanmoins, la place occupée au sein de l’ouvrage par la bergère Sebille et sa sœur Bietris est inédite dans ce type d’ouvrage, de même que les échanges verbaux. Dans le Calendrier des bergers de 1493, aucun personnage n’est clairement nommé ou décrit, et il n’y a aucun dialogue. Le Calendrier des bergeres en compte cinq et les personnages échangent en outre des paroles au sein du récit de l’auteur. On pourra ainsi postuler que la présence du personnage sibyllin, intimement lié, comme ceux des bergers, à l’oralité, a permis une évolution de la forme du calendrier vers un modèle laissant une plus grande place aux échanges verbaux et à une mise en récit de la transmission du savoir. En ce sens, le Calendrier des bergeres s’écarte en partie des imprimés antérieurs, tout en renouant avec d’autres modes traditionnels de l’écriture scientifique. La narration qui encadre l’ouvrage et introduit l’exposé savant des deux sœurs n’est pas sans rappeler certains écrits du xiiie siècle comme le Livre de Sidrac et Placides et Timéo qui mettent en scène leur propre élaboration44. Le clerc auteur se pose alors en intermédiaire essentiel entre la voix de la bergère Sebille et le lecteur, contribuant à mettre en avant la connaissance des deux héroïnes.
Le clerc face à la voix sibylline
Sebille et sa sœur requièrent humblement l’assistance d’un personnage emblématique, le clerc, qui tient à la fois le rôle de narrateur et de scribe. Honoré par Sebille du titre de sire, ce protagoniste à part entière dans le Calendrier des bergeres apparaît d’emblée investi d’une certaine dignité :
Sire, si vous plaist vous oÿrrez,
En supportant nostre ignorance,
Car n’avons pas celle science
De parler, comme droit ordonné,
À vostre reverend personne45.
L’éloge du clerc, dans cette captatio, se fonde sur la reconnaissance de son éloquence, cette « science de parler » qui le distingue aussi bien comme un maître de la parole que de l’écrit. Autorité doublement légitime au regard de la tradition et du droit, le clerc confère à la démarche des bergères, qui modestement font valoir leur ignorance, une caution morale et intellectuelle. Il s’agit pour les deux jeunes femmes de garantir le bien-fondé de leurs compétences, quelque peu dépréciées par le précédent Calendrier des bergers qui injustement les passe sous silence46, et de restaurer leur crédit notamment dans le domaine de l’astrologie. À l’énonciateur clérical, qui renoue avec la figure topique du clerc intermédiaire47, revient ainsi la charge de transposer leur parole à l’écrit et de la perpétuer :
C’est que voulons ung kalendrier
Faire, lequel portera nom
Des bergeres, ne fault si non
Un clerc escrive ce que nous
Nommerons : si vous plaist soit vous,
Kalendrier sera proufitable48.
En acceptant de satisfaire la demande de son interlocutrice, le clerc contribue à son tour à préserver la parole sibylline. En ce sens, il prête également son concours à la transmission d’un savoir féminin, et l’affranchit de l’objectivité à laquelle prétend le seul point de vue des bergers. Cette collaboration du clerc à l’entreprise des jeunes femmes est aussi une manière de pondérer le rôle exclusif qu’entend jouer la gent masculine dans la production des connaissances, et de frayer la voie à une érudition plurielle.
L’intervention d’un professionnel du savoir permet de donner voix à des personnages dont la parole ne se fait d’ordinaire pas entendre et nécessite un travail de recueil et de transmission auprès du public. À la fois femmes et bergères, les deux sœurs sollicitent l’aide du clerc. Ce procédé n’est pas sans rappeler d’autres médiations de paroles marginales. Dans un registre plus humoristique, les Évangiles des quenouilles font découvrir au public, par l’intermédiaire du narrateur, les secrets échangés par de vieilles femmes autour de la veillée49. Les connaissances des bergers sont pour leur part transmises dans le Bon Berger par une collaboration entre le berger Jean de Brie et un écrivain, certes moins explicitée dans l’ouvrage, mais rendue évidente par l’érudition du propos50. L’intervention du clerc joue certes le rôle d’interface entre le public et les deux bergères, mais ce faisant, elle souligne l’altérité de leur discours et donc leur caractère inouï. Elle participe ainsi de la mise en avant de leur discours.
Le clerc est aussi celui qui a en charge la réunion des discours. Suivant les consignes des bergères, il rassemble à l’écrit les débats et leçons dont il est le témoin. Il rend donc compte de la pluralité des voix et des points de vue qui traversent les échanges. Les paroles de Sebille construisent un duo avec celles de sa sœur Bietris. Si une partition des sujets abordés ne se dessine pas entre les deux bergères, on note un choix complémentaire des deux personnages. À l’ancienne prophétesse, porteuse de la sagesse antique, fait pendant la Béatrice chrétienne, guide de Dante aux enfers. Cette réunion traduit le désir de proposer une somme des connaissances, qui conjoint un savoir astrologique, présenté comme antique, à des considérations religieuses. Mais si les voix des deux sœurs résonnent conjointement, elles s’opposent à plusieurs reprises à celles des deux personnages de berger, l’Un et l’Autre. C’est alors le clerc qui délivre la conclusion d’un débat ou interrompt la discussion, empêchant les bergers de répliquer et leur imposant de respecter le format en trois temps de l’exercice universitaire : Et combien que eussent volenté de repliquer ne repliquerent point, aussi, car je leur imposay silence pour expedier bergeres du kalendrier qu’elles vouloient faire51. Il régit l’organisation des dialogues afin de faire aboutir le projet des deux bergères. Si ce dernier s’inscrit dans le prolongement du Calendrier des bergers et diffère non par le fond, mais par la forme adoptée, le dialogue occupe une place nouvelle, et repose sur une opposition des voix. Réponse des bergères Sebille et Bietris aux bergers l’Un et l’Autre, le Calendrier se présente donc comme un ouvrage de vulgarisation qui intercède en faveur des jeunes femmes et de leurs compétences, et entend restituer leur légitimité dans le champ des savoirs.
Le Calendrier des bergeres et la querelle des femmes
Le calendrier ne se contente pas de faire alterner discours d’homme et discours de femme. Certains passages l’inscrivent dans une dynamique de confrontation, à l’instar de la partie intitulée « Dit de la bergere clergeresse », écrite en latin, qui appelle les hommes à prendre au sérieux la parole et l’érudition des femmes :
Sumite nostra mares muliebri carmina dictu
Et non femineum despiciatis opus.
Cur muliebre genus cur vos muliebria facta
Tempnitis ingenti digna favore loqui52 ?
Le Champion des dames de Martin le Franc, écrit en 1442, connaît entre 1485 et 1488 une réédition imprimée à succès53. Autour de 1500, le Triunfo de las Doñas de Juan Rodriguez de La Camara est traduit de l’espagnol et imprimé en français54. La publication du Calendrier des bergeres s’inscrit donc dans l’actualité éditoriale de la querelle des femmes55. Cette querelle débute par le débat qui oppose Christine de Pizan aux défenseurs du Roman de la Rose de Jean de Meung, Jean de Montreuil et les frères Col56. Dès l’origine, les propos misogynes du milieu clérical sont la cible des critiques de la poétesse. Avec la rédaction en 1405 de la Cité des dames, inspirée en partie du De mulieribus claris de Boccace, l’objectif n’est plus uniquement de dénoncer des discours dégradants, mais de construire, à l’inverse, une image positive des femmes. Les ouvrages publiés dans le sillage de ces premiers textes reprennent souvent la forme de listes de femmes illustres. À ce titre, l’organisation du Calendrier des bergères est un choix original qui le place dans le contexte de la querelle des femmes tout en en faisant un livre singulier. La « querelle » y prend alors tout son sens de « dispute », de « débat », en se rejouant dans les dialogues confrontant bergers et bergères57.
Le déplacement de la querelle vers un univers pastoral fictionnel ou encore le personnage improbable de la bergere clergeresse, s’exprimant en latin, peuvent prêter à sourire. Si le texte, par ses dialogues, fait le choix d’une transmission ludique du savoir, sa dimension éventuellement parodique ou comique est plus incertaine. Marc Angenot décrit la rédaction d’ouvrages de défense des femmes comme « [j]oute éloquente, jeu d’apparat, mais pris très au sérieux – comme le sont tous les jeux58. » Le « sérieux » de ce jeu a été à plusieurs reprises souligné par la critique qui rappelle les enjeux de ces publications, dans un contexte où les relations entre les sexes se redessinent et se tendent59. Mais le tournant du xve au xvie siècle est également une période d’affirmation d’un pouvoir au féminin. Régulièrement présentes dans les listes des femmes illustres destinées à mettre en lumière les qualités du genre féminin, les sibylles sont convoquées « comme parangons du pouvoir prophétique et comme paradigmes les plus anciens des femmes chastes et savantes60 ». Elles évoquent également la sibylle de Cumes annonçant le retour de l’âge d’or et la naissance d’un enfant. La reine devient alors la mère potentielle d’un nouveau sauveur du monde61. De reine, il n’est pas question dans le Calendrier des bergeres. En revanche, l’arrivée des bergères s’inscrit, nous dit le clerc, dans une période de faste :
Car depuis l’an mil quatre cent quatre vingz quinze jusques à l’an quatre vingz dixneuf, ou quel temps la terre fut merveilleusement fertille especialement de vins, car nul homme lors vivant n’avoit veu ne oÿr parler que vignes eussent tant de annees ensuyvantes aporté si abondamment vin62.
Sur une tonalité légère – l’abondance est d’abord celle du vin –, le Calendrier participe à une célébration du pouvoir politique sur le thème du retour à l’âge d’or. Sebille rappelle par son nom la prophétesse de Cumes et l’églogue virgilienne. Par ses traits pastoraux, elle s’inscrit dans une tradition de la pastorale politique qui chante le retour d’une idylle perdue63. Mais le pouvoir célébré ne semble pas spécifiquement féminin, puisque seul Louis XII est mentionné dans le texte, tandis qu’Anne de Bretagne, qui l’épouse en janvier 1499, n’est pas citée.
La valorisation d’un savoir au féminin inscrit cependant la bergère-sibylle avec force dans les débats de la querelle des femmes. À partir du xve siècle, la sagesse est progressivement mise en avant comme vertu. La possession et la transmission des savoirs font l’objet de vives discussions, qui soulignent entre autres l’exclusion des femmes des modes d’éducation masculins, comme l’université64. Alors que l’instruction féminine est rarement représentée65, le Calendrier des bergeres propose un récit original d’enseignement. Dans le dialogue consacré à Uranie, intitulé Autre prologue des bergeres fait en ung petit dyalogue66, la Muse devient une sage bergère :
Uranie fut de Grece nee,
Saige bergere renommee.
Plus saige que elle ne trouvoit.
Les sept ars liberalx savoit67.
L’énumération de ses connaissances permet d’instituer l’autorité de celle qui apparaît comme maîtresse des bergers et des bergères. Son enseignement s’adresse ponctuellement à un public mixte, à qui elle transmet notamment l’art de faire le calendrier68. Mais c’est aux seules bergères qu’elle apprend à danser et à élever les moutons69. Sentant venir sa mort, elle leur témoigne une affection privilégiée :
Uranie dit aux pastourelles
De Grece, ung jour : « Vous estes celles
Que j’ay aymez de bon amour.
Adieu, je m’en vois sans retou[r]70. »
Les jeunes femmes deviennent ainsi les disciples héritières des connaissances de la Muse, connaissances qui vont être révélées à la suite dans un traité astrologique intitulé Traictié de l’espere dame Uranie.
Ce récit justifie a posteriori le projet de Sebille et Bietris. Comme elles l’ont indiqué au clerc lors de leur rencontre, leur objectif est de faire connaître l’origine féminine de l’astrologie, dont les bases ont été posées par la bergère Uranie :
Mais tant que monde durera,
Bruit de bergeres regnera
En science de bergerie
Et que plus est d’astrologie71.
Bietris et Sebille cherchent à rétablir une juste reconnaissance de la participation des femmes à l’établissement d’un savoir. À la suite de la bergère Uranie, elles endossent le rôle de l’enseignante pour instruire un public, en partie au moins féminin72, et rejouer la transmission première des connaissances sur l’astrologie. L’exercice universitaire de la dispute est reconduit par des personnages féminins et pastoraux, d’ordinaire tenus à distance d’une instruction érudite. Le Traité de l’espère de Nicole Oresme, dont des extraits étaient déjà présents dans le Calendrier des bergers, occupe une place plus importante73. Mais surtout, il est en quelque sorte travesti : le savant devient muse bergère.
Introduite à la suite des différents débats entre les personnages, cœur de l’ouvrage et des revendications des personnages, la présentation des compétences astrologiques est ainsi détournée de son origine pour prendre sa place dans la mise en récit par l’auteur d’une fiction, celle des bergères Bietris et Sebille. Cette dernière, par son rôle dans le Calendrier et par les qualités qui lui sont traditionnellement attribuées, devient alors une héroïne féminine du savoir, soucieuse de défendre les connaissances héritées des femmes du passé et susceptible de tendre un miroir favorable aux lectrices.