Dans l’ensemble des textes constituant le cycle construit autour d’Othevien et de sa descendance, nous nous proposons d’étudier un motif, celui du singe, en comparant les différentes versions de l’épisode où il apparaît ; nous nous demanderons si la description et le rôle de l’animal évoluent, tant dans le texte que dans les illustrations qui l’accompagnent, notamment dans les versions plus tardives. Le parcours qui suit sera essentiellement chronologique : nous partirons des textes en vers (octosyllabes et alexandrins) avant de poursuivre par les versions en prose et imprimées, en mettant en relation ces représentations avec celles que donnent de l’animal les Bestiaires médiévaux. Enfin, nous interrogerons aussi les rapports entre le singe et le lion : présente dès la version en octosyllabes dans le destin des deux enfants, chaque bête finit par être associée à l’un et l’autre, comme le montre l’illustration de couverture de la version imprimée, qui met en vis-à-vis les deux jumeaux et leur animal1.
L’épisode dans le Roman d’Othovien
Dans le Romanz de Othovien empereor de Rome2, texte en octosyllabes assonancés, l’épouse d’Othovien, accusée faussement d’adultère par la mère de celui-ci pour avoir donné naissance à deux enfants, a été accompagnée jusqu’à la forêt par cinq chevaliers puis abandonnée là tote esgarree3. Le cadre de l’épisode, que l’on retrouvera dans les autres versions, se met en place ; après avoir erré tote seule par la gastine4, la jeune femme se trouve dans un lieu que l’on pourrait considérer comme un locus amoenus au cœur de la forêt : situé en un grant val, lés un rochier5, il associe de l’erbe drue6, une fontaine (une source) que molt estoit clere et saine7 où la dame va apaiser sa soif et un arbre
Que plus grant duceor getoit
Que encens ne mugelias8
La source est gardée par uns grans serpens9 dont le récit ne fera rien, mais qui peut suggérer que ce locus amoenus est, comme le paradis originel, ambivalent : il apparaît à la fois comme propice au repos (la dame s’endort) et dangereux car entouré d’une sauvagine nombreuse, dont les deux seuls animaux mentionnés rappellent la forêt du Chevalier au lion :
Mais trop avoit en la gastine
Serpans, lïons et savagine,
Et de si grans bestes savages,
Que plains estoit li boschages10.
L’intervention du singe est introduite brutalement par un atant es vos11 ; le texte ne justifie aucunement la succession des événements et nulle explication n’est donnée à sa présence ; si le vol de l’enfant est dû au grant desir12 de l’animal qui l’attire vers les enfants, on ne connaît ni la nature de ce désir (que veut-il en faire ?) ni le choix d’un seul des deux enfants. En revanche, l’action du lion, plus loin dans le récit, s’explique par la nécessité de nourrir ses lionceaux13 et apparaît dans un premier temps comme une agression. Le singe démaillote (l’enfant desvoloupe et desloie14) l’enfant qu’il a emporté dans ses bras (a son col le mist, si s’en vait15) et il fait la grimace au bébé dont on ne connaît pas la réaction :
La moe li fist par grant joie
A la joie que le fait l’enfant […]16
Arrive alors tout aussi brutalement, avec le même syntagme introducteur (Es vos17) le chevalier qui va arracher l’enfant au singe. Un combat s’engage, en trois temps : le singe fait tomber le chevalier de sa monture, le chevalier coupe un des bra[s]18 du singe, qui a trois piés saut comme devés19, avant que le cheval ne le tue d’un coup de sabot :
Et li chevaus se desraa
Il retorne, si regiba
Du pié deriere l’a si feru
Qu’a terre l’a mort abatu20.
Le chevalier emporte l’enfant et part après son escuier21 (dont on n’avait pas entendu parler jusque là et qui n’interviendra pas ensuite) ; le singe disparaît du récit. Dix voleurs attaquent alors le chevalier ; il en tue quatre et en blesse trois, puis s’enfuit, laissant le bébé aux trois voleurs restants22 qui vont le vendre au marchand Clément23 ; celui-ci l’élèvera sans rien connaître de l’épisode du singe. On est donc étonné de voir qu’à la fin du Roman d’Othovien, le père adoptif explique au roi Dagobert les circonstances qui l’ont conduit à acheter l’enfant, en évoquant un récit que lui auraient fait les voleurs :
Cent perpres d’or por lui donoi
A larons qui le me vendirent.
A un chevalier le toulirent ;
Cil chevaliers, dont je vous di,
L’enfant a un singe toli,
Et cil singes, pur verité,
L’avoit a une dame enblé.
Trestot issi le me conterent
Cil qui au port le m’aporterent24.
La brutalité de l’insertion de l’animal dans le récit tient au style de la chanson puisque le chevalier est introduit de la même façon, mais l’ensemble de l’épisode, succession de faits peu développés, fait l’ellipse d’éléments pourtant indispensables au récit, notamment la présence de l’écuyer et surtout l’explication de l’attitude du singe. On peut cependant en tirer quelques traits descriptifs concernant l’animal : bien qu’il apparaisse dans la forêt, il se distingue de la sauvagine qui y vit ; il est errant25 ; présenté comme grant et maufaisant26 (un terme physique associé à un terme plus moral), il est capable d’une grande violence contre l’homme qui l’attaque et a une force suffisante pour le faire tomber de cheval. Blessé grièvement par le chevalier qui l’ampute d’un bras, il est tué par un coup de sabot du cheval. Mais, à côté de cette violence animale, d’autres traits le rapprochent des humains : certes, il rend au bébé son « état de nature », mais il cherche à communiquer avec lui par une grimace (moue27), son trait descriptif principal, et il semble comprendre les paroles que lui adresse le chevalier. Il se situe donc entre l’animalité et une forme d’humanité.
Dans le même cycle, on peut comparer cet épisode avec celui de Florence de Rome où, dans un cadre assez semblable au nôtre (une fontaine au pied d’une haute roche), deux singes surgissent brutalement devant l’héroïne isolée en descendant de la falaise28. Si l’on rapproche les deux épisodes, on peut en tirer quelques indications sur la fonction du singe dans le récit :
- leur entrée brutale permet de faire intervenir un personnage dans la diégèse (le chevalier dans Othovien) ou de préciser l’attitude d’un personnage comme Milon dans Florence : ce dernier qui vient d’affronter et tuer un lion, prend prétexte des singes qu’il assimile à des démons pour entraîner plus loin sa victime.
- Milon, en conformité avec la signification fréquente de ces animaux, y voit des figures maléfiques : dyables et mafé29, qu’il considère, ce qui complète sa description de mauvais traître, comme une réponse négative à la prière de Florence. Cette dimension diabolique est moins nette dans notre texte, d’autant que personne ne donne d’interprétation symbolique au singe, le chevalier se contentant de le combattre. L’animal a donc surtout un rôle dramatique puisque le chevalier, en sauvant le bébé, le sépare de son jumeau.
- les deux singes, dans Florence de Rome, ne sont pas privé30, c’est-à-dire qu’ils sont sauvages. Cette mention montre a contrario l’existence, confirmée par les textes (y compris les comptes des seigneurs et des bourgeois31) de singes apprivoisés venus principalement du Maghreb, dans les ménageries ou auprès des grands ; on en voit dans certaines des enluminures du livre de Christian Heck et Rémy Cordonnier, Le Bestiaire médiéval32. Mais ni les singes de Florence de Rome, ni le nôtre ne semblent pouvoir leur être assimilés : ce fait est explicite dans Florence33 ; la grande taille de notre singe pourrait également faire penser qu’il ne s’agit pas d’un animal apprivoisé, ceux-ci étant de petite taille. Pourrait-il cependant – n’étant pas loin de la ville – s’être échappé d’une ménagerie (il est errant ; il semble avoir l’habitude des humains) ? Le texte n’en dit rien et ce manque d’intérêt pour la nature de l’animal se retrouvera dans les versions suivantes. Le rôle du singe paraît ici plus dramatique et narratif que symbolique.
La version en alexandrins
La chanson de geste de Florent et Octavien34 présente l’épisode à partir de la laisse XVII. La dame quitte Rome en direction de Naples ; accompagnée de deux écuyers, elle traverse une forêt où des voleurs tuent ses compagnons35 ; elle se réfugie donc au plus espés du boys36, près d’une belle fontaine37, mise en valeur par le rejet, mais dont le cadre n’est pas décrit, où elle demande la protection de Dieu contre les attaques de l’Ennemy38. Une fois la dame endormie, arrive le singe. Si son intervention n’est pas plus préparée que dans le Roman d’Othovien, le passage, beaucoup plus long, se développe sur deux laisses (xviii et xix) et près de 50 vers (v. 725-771). Il est introduit par une exclamation du narrateur qui regrette le sommeil de la dame, la perte de sa vigilance et se clôt sur la même remarque :
Helas ! com de povre heure s’est la dame echommee39 !
Quar a celle heure droit qui vous est devisee
Vint la endroit ung singe qui getta sa visee
Et s’en vint aux enfans sans nulle demoree ;
Puis print a barbeter dez dens et de pansee.
Enmallotté estoient en soye bien ovree,
Un en print bellement, oncques n’y fit crïee,
Et l’en porte fuyant par la forest ramee.
Et la dame dormoit, ne s’est garde donnee40.
Faut-il simplement voir dans ce sommeil un moyen de permettre l’action subreptice du singe ? Ne pourrait-on y déceler une allusion théologique à la nécessité pour tout chrétien d’être un veilleur, en relation avec la présence dans les vers précédents d’une crainte de l’Ennemy qui rôde41 ? De la même façon, le chevalier qui affronte le singe est terrifié par sa violence et invoque lui aussi la protection de Dieu contre l’Ennemy, en s’interrogeant sur l’origine de la bête qui l’attaque :
A ! Dieu, dit le vassal, qui de mort surrexi
Pour tes amis deffendre des las a l’Ennemy,
Dont vient iceste beste qui tant me grieve cy
Qui cest enfant enporte et si m’a malbailly42 ?
Dans cette version, le narrateur comme le chevalier semblent assimiler l’animal, que le texte qualifie de crüel43 et de molt orgoilleux44, à un envoyé du diable. Il souligne que le chevalier n’a pas protégé son visage (qui point n’ost teste armee45), ce qui le rend vulnérable à la première attaque du singe qui lui inflige une blessure très sanglante (dont le sanc en sailhoit par tres grant randonnee46). Deux blessures successives, l’une au visage, l’autre au foie (hasterel47), provoquent la même effusion de sang : le sanc sur la pree / cheoit clerement, c’est verité provee48. Tant la dame endormie que le chevalier mal protégé subissent les violentes attaques de l’animal diabolique ; ils symbolisent l’humanité qui ne pense pas assez à la présence du démon qui rôde.
La description du singe s’étoffe au fil de ce combat longuement développé sur 40 vers (v. 732-771) : le singe est successivement qualifié de beste senee49, parce qu’il dépose l’enfant avant de se battre, puis legiere (il saute facilement sur le cheval de son adversaire pour attaquer celui-ci) et en même temps aÿree50. Il est donc intelligent, agile et violent : une blessure grave (qui n’est pas ici une amputation mais un coup porté par le chevalier dans le dos de l’animal) : luy a frappé grant copt darriere l’eschinee51 ne l’empêche pas de résister et de faire preuve d’une folie meurtrière, au point que le chevalier craint pour sa vie :
Le vassal se gramyt, faisant chiere effraee,
En disant a luy mesmes : « Je croy ains la vespree
M’occira ceste beste, ell’est toute dervee52. »
La chanson prête au singe un langage, certes limité, plutôt un grommellement, mais qui semble témoigner d’une forme de réflexion : lorsqu’il voit les enfants, il print a barbeter dez dens [‘grommeler, marmonner’] et de pansee53 ; de même lors de son affrontement avec le chevalier, il réattaque celui-ci en barbetant54. Cependant, ce « langage » ne fait qu’accentuer la crainte du chevalier et ne constitue pas un moyen de communication avec les humains. C’est l’affrontement entre le chevalier et la bête qui domine ici.
Sont absents de cette version deux traits de la version en octosyllabes : d’abord le singe ne démaillote pas l’enfant. La richesse du tissu de soie a en effet une fonction narrative : prouver la noble origine des deux bébés, sur laquelle insiste déjà le texte car le singe fuit en emportant l’enfant de tres noble lignee55. D’autre part, aucune grimace « joyeuse » du singe à l’enfant n’est mentionnée. La seule intention de l’animal est d’arracher l’enfant à sa mère, en profitant du sommeil de celle-ci. Tous ces éléments en font surtout un être dangereux, cruel et diabolique56.
On pourrait voir dans cette diabolisation une influence des bestiaires qui, dans la tradition du Physiologus latin – lui-même héritier du Physiologos grec – dont il réduit fortement le contenu, voient dans le singe un animal maléfique. Rappelons que, dans le Physiologus, le singe n’a pas droit à un article spécifique ; il est associé à l’onagre (article 45) et tous deux sont liés à la nuit, interprétée à la fois en lien avec la météorologie57 et avec la théologie :
L’onagre est le diable, puisque la nuit est le peuple < des nations et elle devient égale au jour, autrement dit > aux prophètes pleins de foi. L’onagre a brait, autrement dit le diable. Et le singe lui-même assume la figure du diable, lui qui a un commencement, mais qui n’a pas de fin, autrement dit pas de queue. Le diable aussi, au commencement était un des archanges, mais on ne trouve pas sa fin, autrement dit il dispose du commencement, qui est la création mais non de sa fin, qui est le bien58.
Le Bestiaire de Pierre de Beauvais, très proche du texte antique même s’il consacre au singe un article spécifique, reprend ces éléments :
Il existe une bête appelée singe. Physiologue dit que le singe symbolise le diable. De même que le singe possède une tête et pas de queue, et qu’il est tout à fait laid et repoussant aussi bien devant que derrière, de même le Diable possède une tête et n’a point de queue : cela signifie qu’au commencement, il se trouvait dans les Cieux avec les anges, mais parce qu’il était hypocrite et fourbe en son cœur, il perdit le ciel. L’absence de queue signifie qu’il périra à la fin des temps, tout comme il a péri au commencement dans les Cieux. C’est pourquoi saint Paul déclare : « Notre Seigneur détruira l’impie par le souffle de sa bouche59. »
La lecture théologique de la figure simiesque repose ici sur un trait physique, l’absence de queue ; l’assimilation du singe au diable, ange révolté et déchu, est explicite. Nos textes ne mentionnent pas le caractère anoure du singe, mais conservent les liens avec le diable.
Le Bestiaire divin de Guillaume le Clerc de Normandie présente la version la plus développée de la figure du singe ; très composite, il reprend des éléments épars dans les autres textes, sans que l’on voie toujours la logique qui préside à la construction de l’article. Celui-ci commence par ce que retiendra aussi Brunet Latin dans son Trésor, le comportement de la femelle singe vis-à-vis de ses petits : « Elle porte celui qu’elle aime le plus dans ses bras devant elle ; l’autre, dont elle ne se soucie pas, s’accroche à elle par derrière60. » L’absence de queue est curieusement associée au fait que le singe « est toujours en train d’imaginer quelque mauvais tour », mais dissociée de l’aspect diabolique : si le singe « a des rapports avec le Diable, et lui ressemble », cette assertion est rapprochée de la perte par le Diable de sa tête au moment de la chute (« par envie, par orgueil et par présomption, il perdit la tête qu’il possédait »), assimilation dont on voit moins le lien avec le singe. Ce bestiaire insiste surtout sur la laideur de l’animal, « bête très déplaisante, pleine de laideur et repoussante », « encore plus mal fait par derrière » que par devant (à cause de l’absence de queue). Cependant, l’article mentionne aussi le goût des « seigneurs de haut rang » pour la bête, toute repoussante qu’elle soit présentée, et dans le dernier paragraphe signale l’existence de trois types de singes, dont « certains possèdent de grandes queues », ce qui les éloigne de la description ancienne. La dimension mélancolique associée aux phases de la lune est attribuée aux singes qui fréquentent les humains, ceux « qui vivent ici dans la compagnie des hommes »61. L’article est donc complet mais il présente de ce fait, des éléments assez contradictoires.
Les textes médiévaux du cycle sont loin de retenir tous les éléments des bestiaires. C’est la dimension diabolique qui domine dans la version en alexandrins puisque le chevalier qui a sauvé le bébé du singe, le seigne et beneÿt62 et le prend sous sa protection, en invoquant à deux reprises Dieu qui ne menti63. Alors que la reine pense que le lion qui enlève le second bébé les a dévorés tous les deux, le texte souligne que le premier a été sauvé par l’intervention d’un chevalier : L’autre enfant en portoit ung franc chevalereux ; / Rescoux l’ot a ung singe qui fu molt orgoilleux64, la rime opposant clairement la vertu du sauveur au vice du singe ; la même rime est utilisée plus loin pour opposer l’action du chevalier et celle des brigands, qui tuent le chevalier et ne voient en l’enfant qu’une source de profit65.
Il n’est plus question du singe lors des négociations entre les brigands et le bourgeois Clément. Seule intervient la beauté du tres jeune meschin66, toujours enveloppé de ses riches langes, qui, selon les voleurs, leur permettra de le vendre facilement. Elle rencontre le désir de paternité de Clément, ce qui va permettre à celui qui reçoit le nom de Florent67 d’entamer son parcours en Occident ; l’épisode se termine dans la version en alexandrins par l’annonce de ses futurs exploits68. Dans ce texte, le singe a donc le même rôle dramatique que dans le Roman d’Othovien, mais il s’y ajoute une dimension théologique qui met plutôt en valeur les réactions des humains, la mère malencontreusement endormie, le chevalier sauveur et chevaleureux, les brigands attachés à l’argent.
Les réécritures plus tardives : prose et imprimé
Que devient l’épisode dans les versions postérieures, notamment dans la prose et l’imprimé, dans une période, la fin du Moyen Âge, où : « Le singe symbolise plusieurs vices et se trouve associé à la faute originelle69 », tout en étant présent dans la vie quotidienne des grands seigneurs ? Outre le texte, il nous faudra prendre en compte les images, très présentes dans les imprimés.
La mise en prose bourguignonne70 en offre deux71, qui mettent en parallèle l’enlèvement du premier enfant par le singe et du second par la lionne ; dans la première, la dame est endormie, dans la seconde elle est éveillée, dans une attitude de déploration (une main à la maisselle, et l’autre sur la poitrine). La grant forest moult espesse et ramue, le boys… lors chargiet de foelles, par coy il estoit moult ombragés, situés dans ung val moult obscur72 sont figurés de façon identique dans les deux miniatures par un alignement d’arbres dont les feuilles se touchent, formant une ligne continue, la fontaine, située dans une petite praierye73, est représentée par un bassin (de pierre). Deux éléments descriptifs présents dans la version en octosyllabes, manquent ici : le rochier qui surplombe la fontaine et l’arbre unique qui l’ombrage.
Au contraire de ce qui se passe dans les textes en vers, la dame est accompagnée jusqu’au cœur de la forêt par trois compagnons, un escuier, un bourgoys et un varlet, chargé du sommyer qui porte des richesses74. Dans cette version en effet, le danger de la forêt est moins celui des bêtes sauvages, qui ne sont pas mentionnées, l’épaisseur de la forêt étant plutôt protectrice et le locus amoenus de la fontaine, même réduit à cette dernière, jouant son plein rôle (à sa vue la dame… moult s’en esjoÿ selonc la grant doleur qu’elle ot75). Le danger vient clairement ici des hommes : En ceste forest conversoient larrons et murdriers76 : les trois compagnons de la dame sont tués et le sommyer qui porte leur argent et or et bagues77 est emporté ; on voit deux cadavres sur la première miniature, même si les meurtres ont eu lieu avant que la dame n’arrive à la fontaine. Le texte décrit longuement la situation de la dame, en faisant un usage répété des doublets synonymiques ; l’écriture de cette mise en prose tend en effet à la surcharge et à l’explicitation. La dame est heureuse de voir la source :
Car tant estoit desconfortee de ce que ainsy ses gens estoient mort et ochis et d’aultre part se veoit toute esseulee atout ses deux enfans sans croix, sans pille, et sy n’avoit que mengier. Sy faisoit vers Nostre Seigneur ses piteuses lamentations en lui priant devottement que ad ce besoing le vaulsist secourir, puis commenchoit moult fort a plourer en regardant moult piteusement ses enfans78.
L’arrivée d’ung moult grant et gros singe79 est expliquée par la soif : a la fontaine venoit pour boire80. Trois verbes de vision le décrivent observant la dame et les enfants (il regarda la dame et vey les deux petis enfans, sy les regarda une espasse puis s’approcha81), sans qu’il y ait une autre explication à l’enlèvement du bébé. Comme la version en alexandrins, la prose ne mentionne ni le fait que le bébé est démailloté, ni la moue du singe, ni ses gesticulations sur trois pattes après son combat contre son adversaire, ici un écuyer. Le combat est décrit très rapidement : blessé par un coup de patte du singe, l’écuyer, d’un coup d’épée sur les rains (donc dans le dos comme pour la version en alexandrins), coupe son adversaire en deux, sans que son cheval n’intervienne dans l’action. Il ne prononce aucun discours à l’intention du singe, mais lorsqu’il emporte l’enfant, comme le chevalier de la version en alexandrins, il lui déclare : « Par Dieu, biaux enfes, ta mere ou ta nouriche t’on mal gardé82 ! ». L’ensemble de l’aventure est justifié par le narrateur par la volonté divine (ainsy que Nostre Seigneur le volt, à l’arrivée de l’écuyer83). Même si on n’y trouve pas tous les développements de la version en alexandrins, l’agencement des motifs permet de rapprocher la mise en prose de cette version.
Éliminé rapidement du récit, le singe est très peu décrit, sauf par sa taille, là encore par deux adjectifs, moult grant et gros84, qui renchérissent sur le simple grant de la version en octosyllabes85 et qui peuvent de nouveau nous faire penser qu’il ne s’agit pas d’un singe apprivoisé ou échappé d’une ménagerie mais d’un animal sauvage. Décalant à la fin du chapitre le sort du premier bébé (futur Florent), la prose enchaîne directement sur l’enlèvement du second bébé : incontinent que le singe ot emporté l’enfant ariva un grant et fier lyon86, la même raison conduisant le singe et le lion à la fontaine : qui a la fontaine venoit boire87. Ce parallélisme entre les deux animaux est accentué par les images.
Bien que ce lion soit décrit comme amical et prévenant pour l’enfant : il lecha l’enfant et fist grant feste88, l’impératrice, que le cri de son enfant a éveillée, croit faussement que le lion, qu’elle ne parvient pas à rattraper, a emporté et dévoré ses deux enfants, excluant de ce fait le singe de l’action. Leur perte scelle définitivement, selon elle, son sort face à son époux : « A ! Octhovyen, a ceste foys est faitte la deppartye de nous deux ; puisque j’ay perdu voz enfans, bien me doit anuyer89 ! ». Le récit, par l’emploi du verbe cuidier dénonce l’erreur de l’impératrice, tandis que se crée une complicité entre le narrateur et le lecteur :
Ainsi come je vous dy se lamentoit la noble empereÿs pour ses deux enfans que elle cuidoit que le lyon euist mengiés et devorés, mais non avoit come cy devant avés oÿ, car l’escuier qui emportoit l’enfant s’en aloit chevauchant par la forest, l’enfant en son bras90.
Une nouvelle fois, le combat – ici entre l’écuyer et six voleurs91 – est très réduit : .vi. larrons l’assaillirent en ung destroit, sy le porterent par terre que oncques sa deffense ne ly sot garantir qu’il ne fust ochis92. L’auteur de la mise en prose semble préférer les discours : lamentations de la mère devant la perte de ses enfants, échanges entre les voleurs, négociations entre Clément et ses compagnons qui trouvent qu’il dépense mal son argent et se moquent de lui, dialogue entre Clément et son épouse93.
Ce premier bébé qui passe de mains en mains semble être la réponse à un désir de paternité : l’un des voleurs n’ayant pas d’enfant, envisage de l’adopter94. Quant à Clément, lorsqu’il l’achète, il est persuadé de n’avoir pas encore de descendance : « Seigneurs, ce dist Climens, au fort je n’ay pas encores d’enfant ; cestui me venra bien point95. ». Comme dans les versions en vers, l’intervention du singe est oubliée. Clément présente l’enfant à son épouse comme ayant été trouvé et acheté chez les Sarrasins ; son nom de Florent n’est pas motivé et on ne cherche jamais à le justifier96. Le singe est peu décrit et disparaît de la narration. On ne peut guère en tirer d’interprétation symbolique et moins encore théologique sur l’animal, dont nous n’avons qu’une seule représentation figurée, assez maladroite : l’animal s’appuie sur trois de ses pattes, la quatrième tenant l’enfant. Cette représentation en quadrupède et en mouvement se trouve dans les enluminures, comme le montre l’ouvrage de Christian Heck et Rémy Cordonnier, Bestiaire médiéval97, même si elle ne paraît pas être la plus fréquente, l’animal étant généralement assis.
L’imprimé : Lyon et Florent (Lyon, 1500)
L’imprimé98 présente pour notre scène quatre illustrations successives très proches les uns des autres (une par page)99 : enlèvement de l’enfant emmailloté par le singe, alors que sa mère endormie tient dans ses bras le second bébé100 ; le singe est tué d’un coup d’épée par ung chevalier pelerin101, tandis que l’écuyer qui l’accompagne porte l’enfant dans ses bras102 ; dans la forêt, les voleurs emportent l’enfant, alors qu’à droite s’éloignent le chevalier et son écuyer103 ; au bord de la mer, le bébé, toujours emmailloté, bien visible au centre de l’image, est acheté par Clément104. Toutes les étapes de l’épisode sont prises en compte par l’illustrateur.
Figure 1.
Figure 2.
La scène de l’enlèvement par le singe se déroule dans un lieu dont la description est très proche de celle de la version en octosyllabes : une roche bien grande, au pied de laquelle la bonne dame trouva une fontayne clere comme argent. Et sur la fontaine avoit une arbre qui une grant doulceur rendoit si qu’il sembloit baulme105. Tous les éléments du locus amoenus sont présents, y compris l’herbe drue106 où sont couchés les bébés. La narration suit également, à la modernisation du vocabulaire près, celle des octosyllabes ; on peut faire des rapprochements tant pour ces événements que pour la formulation : arrive ung grant cinge qui éprouve le même grant desir à la vue des enfants ; il enlève l’un des bébés qu’il charge en son col et traite de la même façon que dans la version en octosyllabes : il lui enlève ses langes et lui fait la moe107. Le chevalier qui survient s’adresse au singe pour qu’il laisse l’enfant : « Maistre cinge, laissez l’enfant car plus ne le porterés108. », ce que l’on peut mettre en parallèle avec le Roman d’Othevien : « Laissiés l’enfant, metés le jus, / Qu’avant ne le porterés plus109. ». Le singe l’attaque et le jette à bas de son cheval en déchirant son vêtement ; d’un coup d’épée, le chevalier coupe un bras au singe qui sault a trois piedz comme enragé110. Il y a cependant deux différences : la présence plus visible de l’écuyer111 du chevalier et la mort du singe, auquel le chevalier coupe la tête (les vers disaient simplement : a terre l’a mort abatu112). Tout en soulignant la grande ressemblance entre les deux textes, on peut signaler que l’imprimé ajoute à la description de l’animal une capacité d’intelligence et de réflexion, en justifiant son attitude :
Et la il s’asist car il vouloit veoir le petit enfant tout nu et tout bellement le deslya et desvelopa et luy fist la moe par grant joye cuydant que l’enfant fist comme luy. Mais l’enfant eut peur et se print a brayre113.
Figure 3.
Figure 4.
Le singe semble chercher à communiquer avec l’enfant, voire à trouver en lui un reflet de lui-même ; mais le texte en montre les limites : le bébé, au lieu de faire la moue, réagit par des cris et le chevalier qui arrive ne voit qu’un enfant en danger : si se pensa qu’il saulveroit l’enfant s’il pouoit114.
La description du singe s’éloigne ici de la représentation qu’en donnait un bestiaire comme celui de Pierre de Beauvais, mais on pourrait trouver des points communs avec une autre tradition des Bestiaires qui rapproche davantage le singe et l’homme. Il en est ainsi du Trésor de Brunet Latin pour lequel « Le singe est une bête qui imite volontiers ce qu’elle voit faire aux hommes115. » Ici, le singe croit voir en l’enfant un être utilisant comme lui un langage non verbal et une créature proche de lui-même, ce qui n’est qu’une illusion indiquée par l’emploi du verbe cuidier.
Alors que le Roman d’Othovien ne parlait plus du singe, l’imprimé revient à deux reprises sur l’épisode : le chevalier, attaqué par dix larrons de boys116 et curieusement accusé par eux d’avoir robé l’enfant a quelque grant seigneur117 se justifie :
Je l’ay osté a ung cinge qui le tenoit tout nu en ung lieu, auquel lieu vous trouverés encores le cinge mort118.
Le chevalier et son écuyer échappent d’ailleurs aux brigands (parce qu’ils sont protégés par leur saint voyage ?), comme le montre le bois gravé. Au chapitre suivant, face à Clément, les larrons se défendent d’être des voleurs d’enfant qui l’auraient enlevé à ses parents en son hostel :
Nous ne l’avons mye tollu a personne du monde fors a ung chevalier qui venoit de Jherusalem119 qui l’avoit osté a ung cinge en la forest au gault, car le chevalier a qui nous l’avons tollu et osté le nous a dit, et toutesfoys point il ne mentoit, car nous avons trouvé au venir le cinge mort120.
Cette insistance sur la preuve visible que constitue le corps du singe fonctionne donc comme un signe du lien de l’enfant avec l’animal. Nous sommes dans l’imprimé sur la voie de la désignation des deux enfants, Florent et Octavien (titre de la chanson de geste) en « chevalier au lion » et « chevalier au singe ». Si le nom de Florent, que lui donne son père adoptif, lui est conservé durant tout le récit (le nom de « Singe » était sans doute difficile à porter pour un héros et, comme on l’a vu, son enlèvement par le singe n’est pas toujours connu de son père adoptif), son frère qui, dans les textes précédents, a été baptisé sous le nom de son père, est généralement désigné, dès la version en octosyllabes, comme l’enfes ou le vallés au lion121. L’imprimé fait aboutir la transformation, le nommant Lyon. Le récit devient désormais celui de Lyon et Florent.
Le bois de couverture122 emblématise la représentation : les deux garçons habillés en chevaliers se font face. La présence du lion sur l’écu de celui de gauche fait de celui-ci un « chevalier au lion », accompagné de la représentation, comme avatar ou parèdre, de l’animal qui lui donne désormais son nom. En miroir, Florent, tenant au bout de sa lance la tête de l’ennemi sarrasin vaincu, porte un singe sur son écu et est accompagné à ses pieds d’un singe qui tend vers le lion sa patte droite. Dans cette représentation, le singe occupe une place égale à celle du lion et il devient l’emblème du chevalier ; mais en cette fin du Moyen Âge, il ne s’agit plus du singe sauvage du récit, mais du singe domestiqué des cours princières ; de petite taille, assis sur ses pattes arrière, sans aucune marque de blessure, le singe porte un collier. Les deux chevaliers, leurs deux emblèmes, semblent ainsi se répondre en miroir. Cependant, la présence du singe et sa signification interrogent, face au lion, qui, même s’il est perçu dans un premier temps comme un danger, renvoie à des valeurs positives, véhiculées tant par les bestiaires123 que par la littérature depuis la figure valeureuse et libératrice d’Yvain. Si le nom de Florent annonce celui qui deviendra fleur de chevalerie124, son association avec le singe pourrait symboliser un parcours plus ambigu, où le jeune homme a dû dépasser l’apparence (fils de marchand) pour atteindre la vérité de son être : chevalier et fils de roi. Toutes ses actions (achat de l’autour, du cheval) où il dispose des biens de son père avec une libéralité qui est mal perçue dans son milieu d’origine, en font un personnage plus complexe, qui a dû se construire au fil des événements ; il lui faut montrer que ce qui est perçu comme des défauts par son père nourricier est renversé en signe de sa noblesse native. L’image ambiguë du singe médiéval convient à ce héros en construction.
Quelles conclusions tirer de ce parcours ? On constate la persistance d’un schéma de base dans le récit : enlèvement d’un des bébés par le singe, mort du singe ; l’enfant passe successivement par les mains d’un chevalier et de brigands pour être finalement adopté par un marchand parisien qui lui permet d’intégrer le royaume de France et de devenir plus tard l’un des soutiens du roi Dagobert et un champion de la chrétienté face aux Sarrasins. La gémellité des enfants se révèle aussi par leurs actions parallèles de défenseurs de la foi chrétienne, l’un en Occident125, l’autre en Orient126. Mais, en l’arrachant à sa mère, le singe a permis à Florent d’effectuer un véritable parcours d’aventure au cours duquel son origine noble se révèle à travers des épreuves où il est confronté à son père adoptif127. Face à son frère, dont la noblesse, connue de tous, est confirmée par la présence de la mère et de l’animal parèdre, Florent doit révéler sa véritable nature. L’imprimé va jusqu’au bout de cette transformation positive en faisant de Florent l’instigateur de la réunion de ses parents, contre toutes les autres versions :
Car le bon roy Dagobert, s’il ne fust, l’eust pardue [la saincte foy catholique] ainsy que plus a plain vous sera racompté en le present livre. Et si fist sa mere rassembler avec l’empereur Octovien son pere e luy et son frere a cause qu’il fist assembler onze roys128.
Le bois de couverture de l’imprimé confirme cette égalité entre les deux frères : tous deux se regardent en miroir, comme le font les animaux qui les accompagnent sur l’écu et à leur pieds. Cependant, on peut souligner que, si le chevalier au lion porte fièrement une bannière, le chevalier au singe, un singe désormais apprivoisé et intégré au monde chevaleresque comme l’est Florent lui-même, y est présenté plus explicitement que son frère et en accord avec le texte, comme le vainqueur des Sarrasins et le défenseur de la foi, lui qui porte au bout de sa lance la tête de l’ennemi vaincu.