J’ai choisi d’orienter la présentation de manuscrits de la Bibliothèque municipale de Lille, vers ceux qui ont été possédés par des femmes jusqu’au xvie siècle. Ce sont le plus souvent des livres d’heures et de prières1.
Commençons avec le ms. Lille, BM, 832, un livre d’heure réalisé dans le premier quart du xve siècle pour une béguine dont on ne peut préciser l’identité car il n’y a pas de marque de possession. Il contient l’Homélie sur l’arbre sec, en picard, un calendrier hennuyer, les célébrations principales d’Augustin et d’Élisabeth de Hongrie3 avec son élévation au 2 mai propre à Cambrai. Ce manuscrit est enrichi de dessins à l’encre aquarellés en grisaille qui évoquent la peinture locale hennuyère des environs de 1400. Il appartient ensuite à des hommes.
Six manuscrits de religieuses
Le ms. Lille, BM, 248, a été réalisé à Paris entre 1451 et 1455 pour un homme, d’après les prières4. Ce beau manuscrit a perdu l’ensemble de ses miniatures mais toutes ses marges sont enluminées sur trois côtés, notamment avec des bleus et vermillons lumineux. Il est passé ensuite entre les mains d’une femme qui y tenait beaucoup : Cestes présentes heures appartiennent à honeste et dévote religieuse seur Guillemette du Guichet, demourant à la ministracion des povres, au triumphant Hostel Dieu de Nostre Dame de Paris5. L’écriture est proche de celle du reste du texte, immédiatement à la suite de celui-ci. Il est possible que Guillemette ait écrit ou fait écrire cet ajout dans une écriture des années 1450, pour que l’ensemble soit plus esthétique ou pour mieux se l’approprier. Au folio 172v°, est ajouté d’une écriture cette fois du début du xvie siècle :
L’an mil vc et dix, seur Guillemette du Guichet donna ce présent libvre à l’abit noir, par tel si qu’il ne soit vendu ne engaigé sans le consentement du couvent et que la prieuse en soit la gardienne et qu’elle le baille le jour des Roys à la royne noire avecques la couronne dudit habit noir. Et priez Dieu pour les trespassés6.
Il est probable que cette mention ne soit pas de la main de Guillemette mais de celle qui, au nom du couvent, a reçu le don.
Guillemette du Guichet était une des sœurs noires desservant l’Hôtel-Dieu de Paris. Elle a reçu l’habit en 1481 et prononcé ses vœux en 1482. Les du Guichet sont des bourgeois parisiens. En 1517 meurt Catherine du Guichet, veuve d’un notaire au Châtelet, qui possédait une paiere d’Heures, lettre d’impression, à l’usaige de Paris, avec deux fermouers d’argent7. Un Jean du Guichet, ceinturier, est exécuteur testamentaire d’un libraire et relieur de livres8.
Guillemette tient à ce que la communauté ne se dessaisisse pas de ce don et que celui-ci soit présenté le jour des Rois à la Vierge noire. Peut-être s’agit-il de la célèbre Vierge noire de l’église Saint-Etienne-des-Grès (en face du couvent des Dominicains)9.
Le ms. Lille, BM, God. 1 est un beau livre de prières, réalisé en Flandres, vers 147010, pour un moine11. Au folio 135 v°, on lit : Che livre est à religieusez de Gonsnay12 d’une écriture de même époque que celle du reste du psautier. Or il y avait deux Chartreuses à Gosnay13, l’une pour les hommes, l’autre pour les femmes. Peut-être le manuscrit est-il passé du couvent des hommes à celui des femmes.
Au xvie siècle, il appartient à Sœur Marie Joseph14. On a ajouté dans une écriture différente, bien en-dessous « de Bauffremez ». Rien ne prouve que sœur Marie-Joseph soit issue de cette grande famille des environs. Dans les généalogies consultées, je n’ai pas trouvé de sœur Marie-Joseph chez les Bauffremez15. L’ouvrage, composite mais très frais, a par la suite été de nouveau relié (au xviie ou au xviiie siècle). Les pages de parchemin ont été recoupées à cette occasion, raison pour laquelle le nom de Marie Joseph est en bord de page, le h un peu rogné.
Sœur Marie Joseph faisait-elle partie des chartreuses du couvent de Gosnay ? Il est surtout intéressant de constater qu’une femme a fait féminiser certains passages du texte : au folio 115, au-dessus du texte de la messe des funérailles, dans la formule Fac quaesumus domine hanc cum servo tuo defuncto misericordiam a été ajouté ancilla tua defuncta dans une écriture semblable à celle de la rédaction du psautier. De même un peu plus loin dans le texte :
ut factorum suorum in poenis non recípiat vicem, qui (quae) tuam in votis tenuit voluntatem : ut, sicut hic eum (eam) vera fides junxit fidelium turmis ; ita illic eum (eam) tua miseratio societ angelicis choris16.
Le ms. Lille, BM, 79 a été réalisé pour une religieuse vers 149917, peut-être celle qui a écrit : Je suis apartenan Jenne Nerbier (plat intérieur). La première marge des vêpres des morts (Figure 1)18, montre d’une part :
la mort qui se joue d’un linceul, d’autre part le cadavre d’une femme, prêt à être enseveli, et enfin, entre les deux, cette extraordinaire banderole qui porte une phrase et une date : La mort m’a mort tres apprement, 1499, en un jeu de mots qui est connu par ailleurs à cette époque, ‘La mort m’a mordu très durement’19.
L’enluminure serait de Jean Markant, installé à Lille vers 1500 où il fut actif au moins jusqu’en 1532-1534. La reliure de cuir estampé est d’origine. Les plats sont gravés plusieurs fois d’une plaque de rinceaux et animaux fantastiques entourés de l’inscription : Quicumque vult salvus esse, ante omnia opus est ut teneat catholicam fidem. Le Quicumque était récité tous les jours dans certaines communautés monastiques. L’office de la Vierge à l’usage du diocèse d’Arras et le calendrier plutôt tournaisien, laissent penser que cette femme vivait dans la région frontalière de ces deux diocèses, entre Tournai, Saint-Amand et Valenciennes. Or le patronyme Nerbier est encore attesté au xixe siècle à Roubaix et dans les environs.
De la même région, de la même date et peut-être du même enlumineur, le ms. Lille, BM, A9120, est un livre d’heures à l’usage de Tournai, achevé vers 1500-1505 pour Jeanne Martinache, sœur augustine de l’hôpital Notre-Dame de Seclin. Deux mentions postérieures à la confection du manuscrit concernent Jeanne : Ces heures furent faittes a la requeste de feux Jenne Martinace religieuse en l’hospital de Seclin, l’an m. IIIIcens IIIIxx XIX, le XXIXe de mars21 et Item memore que soeur Jehenne Martinace fu née au mois de febvier en l’an de grace mil quatre cens LXXIX22. Jeanne Martinache aurait donc eu 20 ans lorsqu’elle a commandé ce manuscrit si on se fie à la première mention, mais la date du 29 mars 1499 (v.st.) est peut-être fautive malgré sa précision car Jeanne n’aurait reçu l’habit religieux qu’en 1505 et fait profession que l’année suivante23. Ce manuscrit compte quelques belles pleines pages enluminées et une grande variété d’ornementation de D.
Le ms. Lille, BM, 13, recueil de traités ascétiques très en vogue à l’époque de sa rédaction dans la seconde moitié du xve siècle, est un petit24 ouvrage sur papier25, sobre et sans enluminure comme il se doit pour ce type de contenu. Il a conservé sa reliure d’origine. On ne connaît pas son commanditaire. Mais au folio 2, on lit :
Appartenant suis à soeur Yolente Bourgois, religieuse à l’hospital Contesse à Lille. Ceux ou celles quy me trouverront, à soeur Yolente me rendront et en ses prières participant seront. 1603, le XIe de mars26.
Les Bourgois sont de riches laboureurs de Néchin puis de Mouscron au nord de Lille, dans le Hainaut27. Yolente apparaît dans les archives de l’hospice Comtesse28 dont elle aurait été élue prieure en 1628.
Le ms. Lille, BM, 43, du premier quart du xvie siècle29, à l’écriture et aux motifs ornementaux plus archaïques, est en moyen néerlandais. Deux ou trois femmes y ont laissé une trace, ic onweerdighe sondersse (moi grande pécheresse), peut-être Marie ou Marthe de Wos30, qui a écrit à plusieurs endroits du manuscrit Diesen bock hoot sue Marije Vvos, Diesen buck hoot sue Marte de Vos. Puis, toujours au xvie siècle, Catherine Flamen appose : Ce livre apertient à Katerine Flamen, demourant à l’hopita Contesse31. Il a été conservé jusqu’à la Révolution dans la bibliothèque de cette institution qui y a apposé son ex-libris en 1753. Je n’ai pour le moment rien retrouvé sur ces deux femmes32, dont l’une au moins a été soit religieuse, soit hébergée à l’hospice.
Manuscrit d’une riche troyenne
C’est pour Catherine Mauroye, peut-être comme cadeau de mariage commandé par Pierre Mauroy33, qu’a été réalisé à la fin du xve siècle un petit livre d’heures richement décoré, le ms. Lille, BM, 534. Le nom de Catherine apparaît neuf fois dans des phylactères en marge (Figure 2), celui de Pierre deux fois. Au xviie siècle, le manuscrit est toujours à Troyes entre les mains des Auffray, René Auffray. 164935, puis Louis qui répète avec insistance son nom sur divers feuillets, Louis Auffray bon garson a jamais tant qu’il vivra bon gars36. L’ouvrage arrive ensuite dans le nord de la France, entre les mains des Gillès37 par le jeu des héritages.
C’est un vrai catalogue de types de marges compartimentées, en diagonales. Les trois miniatures subsistantes seraient l’œuvre du maître du Michault de Guyot Le Peley qui a travaillé pour de grandes familles de Troyes, ou de son atelier.
Sept manuscrits de nobles dames de la région
Anne de la Haye, habitant au château de Relingues38, près de Lillers, a possédé le livre d’heures ms. Lille, BM, 15739. Je pense qu’elle serait fille de Jean-Charles et de Claudine d’Hallennes et donc sœur de Pierre de la Haye, seigneur d’Hézecques, mort vers 164340. Elle fait preuve d’humour dans sa marque de possession :
Cest heur présent apertient à Madamoiselle Anne de la Haye, demeurant au chataulx de Relengue ; quy les trouve elle prie que on luy rend et il aura le vin quant la saille deviedra presin. Riens sans labeur. Changier ne veux. Anne de la Haye41.
La formule picarde signifie en effet que celui qui trouvera le livre ‘aura du vin quand la sauge deviendra persil’, c’est-à-dire jamais. Anne n’avait guère d’illusion sur le fait qu’on trouve son manuscrit et surtout qu’on le lui rende. Celui-ci aurait été réalisé par un des peintres picards précurseurs de l’atelier du Maître d’Ailly, actifs vers 1430-1435. Anne met sa marque sur ce livre plus d’un siècle plus tard.
Le ms. Lille, BM, 175, Les cent histoires de Troyes ou l’épistre d’Othéa déesse de prudence, envoyée à l’esprit chevalereux Hector, texte écrit par Christine de Pisan vers 140042, est soigneusement calligraphié sur papier et orné d’aquarelles. Quelques-unes mettent en scène des femmes avec des livres : par exemple, au folio 26r°, deux dames devisent assises en tailleur, des livres ouverts sur les genoux sous une bibliothèque ; au folio 30v°, dame Yo, fille du roy Ynacus, qui moult fu de grant savoir écoute des hommes lui lire un document sous une étagère de livres.
Plusieurs hommes y ont laissé des marques de possession (Figure 3), d’abord « Jacques Mas demourant à Lille », puis Philippe de le Sauch, demeurant à Lannoy. Ensuite, une femme a écrit en latin : Histe liber pertinet at Carholyn Fratrisart43. Les Fratrisart ont des seigneuries dans les environs de Lille et Lannoy44. Ils ont eu d’autres manuscrits : le ms. Lille, BM, 371, Chroniques de France du xve siècle, était à Guilbert de Fratrissart, seigneur de Sassignies en 1600. Caroline a peut-être laissé son manuscrit à Charles Fratrissart (son mari ?), dont les biens sont vendus en 1553. Il est alors acheté par Philippe Cuvillon habitant à Lille.
Le ms. Lille, BM, 392 est un recueil composite d’histoires saintes, d’épîtres, de poèmes45, composé en 1462, pour une noble des environs, Pieronne de Hem (Figure 4) :
Che livre cy a fait escripre mademoiselle Pieronne de Hem, fille du sire de Hem, nièche à madamoiselle des Obeaulx, demourant à Saint-Pierre à Lille, et fu escript le IIIIe jour du mois d’avripl en l’an mil IIIIc et LXII. Pieronne46.
On a pris grand soin de ce manuscrit en excellent état. Il est réalisé sur un beau papier47, bien calligraphié, aux capitales délicatement filigranées de bleu et rouge.
Pieronne est assurément fille de Gérard de Cuinghien, écuyer, seigneur de Hem, et de Jeanne de Hingettes, elle-même fille de Jean de Hingettes, seigneur des Aubeaux et d’Agnès de Beauffremez48. La demoiselle des Aubeaux vivant à Saint-Pierre de Lille serait une sœur de Jeanne de Hingettes. À noter qu’en 1415, le seigneur de Hem – est-ce le père ou le grand-père de Pieronne ? – était l’un des chevaliers de la cour amoureuse de France. C’est donc une famille où on aime les livres.
Pieronne était très proche, comme son frère Jean de Cuinghem seigneur de Hem, de Forest, de Sailly49, des ordres mendiants dans le courant de la Devotio moderna. Parmi les textes qu’elle a fait copier on note :
Cest le miroir de la personne estant en la transe de la mort qui est en voye de damnation perpétuelle. Hélas hélas. Cest plus que helas. Moy très angoisseuse meschante et chetive creature qui en angoisse et amertume de corps et d’esperit me tienne seulette, sans nul secours quelx conques50 […]
et le dernier poème du recueil :
Toy qui es dumaine nature / en tant que ta nature dure / avise toy le tamps sen va / il nest arbre tant ayt verdure / quenfin ne viengne a poureture / et jamais ne raverdira / nota51.
Le livre de méditation de Robert Cibole rédigé vers 1452 est aussi d’une grande exigence spirituelle. La Bibliothèque municipale de Lille en possède un bel exemplaire, le ms. Lille, BM, 636. C’est le seul cas des manuscrits étudiés pour cette présentation qui soit enrichi d’un blason dans la marge qui entoure l’unique miniature en pleine page représentant quatre Pères de l’Église (Figure 5)52. Nous pouvons ainsi identifier le commanditaire de ce manuscrit. Ce blason est un écartelé aux 1 et 4 d’argent fretté de six pièces de sable qui est aux Humières, aux 2 et 3 d’hermine à la croix de gueules, chargée de 5 coquilles d’or qui est aux Flavy. Ce type d’armes est utilisé par la génération qui suit l’alliance représentée : par le fils aîné du vivant de son père ou par son puîné après le décès du géniteur, l’aîné reprenant les armes pleines. La forme de l’écu en chanfrein, est importée d’Italie et ne se remarque pas en héraldique française avant la fin du xve siècle53.
L’alliance figurée est celle de Philippe II, écuyer, seigneur d’Humières (1432-1500) et de Blanche de Flavy, datant de 1460. Le manuscrit a été réalisé pour un de leurs fils : avant 1500 par l’aîné, Jean Ier d’Humières (ca 1463-1514), ou entre 1500 et 1514, par le cadet Guillaume d’Humières (1471-1531), seigneur de Lassigny. L’aîné disparu en 1514, Guillaume a repris les armes pleines des Humières, le fretté. D’autres éléments nous incitent à penser que le manuscrit a été réalisé entre 1500 et 1514 pour Guillaume.
En effet, un long texte commençant au folio 1 explique le don de ce manuscrit à une dame de Glageon : A noble et vertueuse dame madame de Glaion pour estreines de l’an souhai de bon heur son humble ministre et affectionné orateur F. Jacques Le Bourgeois54. Après des excuses courantes pour cette pratique païenne des étrennes, suit une longue dédicace en vers par frère Jacques le Bourgeois qui dit avoir reçu le manuscrit de M. Lesleu, lequel le tenait par testament de Mme de Trélon.
Or Charlotte, fille de Guillaume d’Humières55, a épousé Louis II de Blois Trélon56. Elle serait donc cette dame de Trélon, aurait hérité du manuscrit de son père Guillaume et l’aurait offert à M. Lesleu. Frère Jacques Le Bourgeois l’a ensuite offert à la dame de Glageon, sans doute Anna van Palant, épouse de Philippe de Stavele, seigneur de Glageon, grand maître de l’artillerie de Charles Quint et chevalier de la Toison d’or. L’écriture est de cette époque. Anna devient veuve en 1563 et meurt en 1617. Lorsqu’on remonte dans la généalogie de Charlotte d’Humières et d’Anna van Palant, on constate qu’elles ont toutes deux un lien de parenté indirect avec Jean V de Stavele, seigneur de Glageon dans la seconde moitié du xve siècle et au-delà, avec le seigneur de Hem, Gérard de Cuinghien, dont nous avons déjà parlé au sujet du ms. Lille, BM, 392.
Le ms. Lille, BM, 92 est un livre d’heures de 1420-1425, aujourd’hui peu décoré car il lui manque de nombreuses pages sans doute aux grandes enluminures. L’unique miniature subsistante s’inscrit dans la mouvance du maître de l’Hannibal d’Harvard57.
D’après les prières qu’il contient, ce manuscrit était destiné à un Parisien, mais en 1595, il a été relié de parchemin pour une femme peut-être religieuse. Le premier plat est gravé en haut d’une inscription en capitales dorées dont seul le prénom est lisible, les deux autres mots qui l’encadrent ayant été très grattés (« Dame » et « ..MIEB » ou « ..MIER »), de la date de 1595 au bas du plat et au centre du monogramme du Christ. Ne pourrait-on interpréter DHUMIER sous le grattage ? Mais nous n’avons pas trouvé de Gertrude (ou Gudule) chez les Humières.
En 1726, les trois filles célibataires de Guillaume de Mailly, marquis du Quesnoy-sur-Deûle l’offrent au chapitre de Saint-Pierre de Lille qui à cette époque reconstitue sa bibliothèque : Ex dono nobilissimarum et illustrissimarum domicellarum de Mailly, marchionissarum du Quesnoy. 172658. Elles descendent aussi par branches alliées de Gérard de Cuinghien. Pure coïncidence ?
Le ms. Lille, BM, 406, recueil de traités ascétiques du xve siècle, provient aussi de Saint-Pierre de Lille et au-delà des familles précédentes. Au folio 1, on lit : Ce livre apertient à Madame la contesse d’Isengien, comme venant de la bibliotecque du chateau de Lannoy59 d’une écriture cursive du xviie siècle, très raturée.
La seigneurie de Lannoy échut lors de la mort de Philippe de Mérode en 1629 sans postérité60, à sa sœur aînée Marguerite-Isabelle qui les porta à Philippe-Lamoral Vilain de Gand, comte d’Isenghien qu’elle avait épousé en 161161. Philippe et Marguerite de Mérode étaient deux des dix enfants de Charles-Philippe de Mérode, maître d’hôtel des archiducs Albert et Isabelle. Comme des terres, alors que Marguerite est l’aînée, elle n’hérite du ou des manuscrit(s) de son père qu’une fois le descendant mâle de la famille décédé. Le château de Lannoy était à l’époque en très mauvais état, inhabité, et sa bibliothèque avait été probablement déménagée.
Or Philippe-Lamoral Vilain de Gand descend aussi des Stavele, seigneurs de Glageon dont nous avons parlé précédemment, et la seigneurie d’Isenghien a été transmise aux Vilain de Gand par le mariage de Margareta van Stavele avec Adrien III Vilain de Gand62.
Le contenu du ms. Lille, BM, God. 16 est plus original que les précédents. C’est le Commentaire ou diurnal de l’expédition de Thunes faicte par le très auguste et très victorieux empereur Charles cinquiesme. Godefroy pense qu’il a été rédigé par un compagnon de l’empereur, Antoine de Pernin en 1535, année de l’expédition de Tunis.
Pierre de Lenglet en a peut-être été le premier possesseur en 157163 puis des Schérer de Scherburg, bourgeois de Lille et seigneurs des environs depuis la fin du xvie siècle. Une femme parlant le flamand a aussi possédé ce document au xvie siècle : Dezen bouct behaort tou Jaqueleyne du Gardyn die aynde64. Des du Gardyn vivent à cette époque à Lille, ont des seigneuries65 et des armoiries, mais je n’ai pas trouvé de Jacqueline pour le moment.
Trois manuscrits de dames de la cour
Le ms. Lille, BM, 407 est un recueil de traités ascétiques rédigé vers 145866. D’une écriture soignée, il est comme il se doit pour son contenu, de facture modeste, sur papier et sobre dans sa décoration. Le copiste est Jacotin de Ramecourt67, secrétaire d’Isabelle de Portugal. Troisième épouse du duc Philippe le Bon, Isabelle était une femme raffinée et intelligente, grande administratrice des états bourguignons au côté de son mari puis de son fils Charles le Téméraire. Elle fonda plusieurs couvents et fut enterrée dans la robe franciscaine. Elle menait une vie d’humilité, de dévotion et de charité. Ce manuscrit est particulièrement précieux étant le seul actuellement connu qui ait été commandé de façon certaine par elle.
Il appartient ensuite à Catherine Henneron, veuve de Jacques Provost, qui l’offre au couvent des Dominicains de Lille : De dono Katherine Henneron, relicte quondam Jacobi Provost, magne benefactricis hujus conventus68. L’écriture est de même époque que celle de l’ouvrage. Catherine est-elle une proche de la comtesse de qui elle aurait reçu ce manuscrit ? Les Henneron ou Haneron et les Provost ou Prévost sont au xve siècle des personnages de quelque importance à Lille, clercs, conseillers de la ville, petits nobles proches de la cour ducale69.
Le ms. Lille, BM, 190 paie peu de mine. Il contient un peu de tout : des textes sur les évangélistes, la lune philosophe, le Déluge, des prophéties, les 15 signes de la fin du monde, l’amour d’Amiles et Amis, un poème météorologique, un fragment des Miracles de la Vierge de Gautier de Coincy, etc. On n’en connaît pas le premier détenteur mais on sait qu’il a été acheté par la célèbre Anne de Graville à Rouen en 1521 (Figure 6) : A madamoiselle Anne de Graville, dame du Boys de Mallesherbes. Vc XXI. Achetté à Rouen70. C’est peut-être elle qui l’a fait relier en cuir marron avec filets simples et petite fleur de lys dans chaque coin.
Anne de Graville (1490 ?-1540 ?) est une femme de lettres connue. Fille de l’amiral Louis Malet de Graville, elle a fréquenté la cour dès l’enfance. Son père aimait les manuscrits ornés de miniatures et bien calligraphiés. Anne, cultivée et spirituelle, tenait de lui. Vers 1506, elle se fait enlever par son cousin Pierre de Balsac qu’elle épouse, provoquant un long procès avec son père. Elle devient dame d’honneur de la reine Claude de France et confidente de Marguerite de Navarre.
Elle se bat pour récupérer au moins 19 des 33 manuscrits de la bibliothèque de son père. Elle aime les manuscrits en français. Elle en achète plusieurs, notamment à Rouen en 1521 dont le ms. Lille, BM, 190. Tous ont la même formule. Les cinq autres sont conservés à la Bibliothèque nationale de France. La bibliothèque d’Anne est passée en grande partie à son gendre Claude d’Urfé, puis au duc de la Vallière à la fin du xviiie siècle. On ignore comment ce ms. Lille, BM, 190 s’est retrouvé à Lille71.
Le dernier manuscrit présenté, le ms. Lille, BM, God. 57 de 1405 a une reliure de même époque, de velours de soie bleu pâle, aux coins, fermoirs et, sur le dos, étiquette de cuivre dans laquelle est glissé un morceau de parchemin portant le titre : Le livre des trois vertuz à l’enseignement des dames et damoiselles72. Christine de Pisan a dédié cette œuvre bien connue à Marguerite de Bourgogne (1393-1442), l’aînée des filles de Jean sans Peur. Ce livre est en fait relié avec d’autres textes dont le Liber de quatuor virtutibus de Sénèque et La Cité des Dames de Christine de Pisan. Ce recueil aux grands folios de parchemin n’est pas illustré alors que Christine aimait que ses manuscrits le soient73.
Il a sans doute appartenu à quelque dame importante. Christine de Pisan ? Marguerite de Bourgogne ? De nombreux manuscrits du Livre des trois vertuz datés du xve siècle, ont un lien avec Marguerite ou une de ses sœurs. Or dans celui-ci, un I est la moitié droite d’une fleur de lys74 et le dessin d’une tête rogné lors de la reliure est accompagnée des mots la noble Margte75.
Pour conclure, on constate qu’il n’y a pas de trace féminine dans les collections lilloises antérieure au xve siècle. À partir de 1405, on en trouve sur 10 % des 180 manuscrits médiévaux de la Bibliothèque municipale de Lille (sur 18 dont 15 de la région). Sept seulement ont été commandés par une femme (une béguine, deux religieuses, deux nobles provinciales, et deux dames de la cour bourguignonne, aucune simple bourgeoise). Les autres leur ont été transmis par héritage. Quoi qu’il en soit, elles y tenaient et ont cherché de diverses façons (marques de possession, féminisation des textes) à se les approprier.
En cherchant qui furent ces femmes, on apprend beaucoup sur l’histoire de ces manuscrits. On peut même replacer plusieurs d’entre eux dans des généalogies et des dévolutions parfois complexes. On apprend donc sur l’histoire même des bibliothèques dont ils firent partie.