La passion pour le cinéma est ancienne chez Duras. Un barrage contre le Pacifique témoigne déjà de la place incommensurable qu’occupent les salles obscures dans son imaginaire. Le cinéma est une nourriture qui, à l’instar de la littérature, peut enclencher un mouvement, faire bouger les lignes, constituer un réservoir imaginaire et un moteur puissant :
Déjà, à force de voir tant de films, tant de gens s’aimer, tant de départs, tant d’enlacements, tant d’embrassements définitifs, tant de solutions, tant et tant, tant de prédestinations, tant de délaissements cruels, certes, mais inévitables, fatals, déjà ce que Suzanne aurait voulu c’était quitter la mère1.
Lorsqu’elle parle du cinéma, Duras n’aborde, à de rares exceptions près (Yasujirō Ozu, Satyajit Ray), que le cinéma occidental, français, italien et anglo-saxon pour la majorité. Ses prises de position relatives au cinéma anglo-saxon se distinguent quelque peu du lot, dans la mesure où aux exemples qu’elle évoque se greffe un discours globalisant, qui tente de définir ce que l’on appellerait aujourd’hui le cinéma mainstream. Les critiques varient, au fil de sa carrière, en fonction d’événements factuels ou de brutales désaffections, mais des constantes peuvent être dégagées, mettant au jour un imaginaire singulier, qui explore le rapport entre l’industrie cinématographique et la finalité esthétique du septième art.
Qu’on ne s’y trompe pas cependant. Le jugement de la créatrice sur le cinéma anglo-saxon tend à séparer le bon grain de l’ivraie, selon une échelle de valeurs qui ne correspond cependant pas au projet esthétique que porte Duras, ainsi que l’a démontré Jean Cléder : « les différences de nature que les élites culturelles convertissent automatiquement en hiérarchies esthétiques se neutralisent ou deviennent inutiles : elles renvoient à des économies distinctes de l’imaginaire »2. Mon propos n’a d’autre ambition que de poser quelques balises au sein de l’une de ces économies de l’imaginaire, qui n’a à ce jour jamais été abordée pour elle-même. L’écrivain et cinéaste déplace en effet constamment le jugement esthétique sur le plan du jugement idéologique, s’attaquant notamment au type de réception du cinéma anglo-saxon. En confrontant l’extrême diversité de ses déclarations, je m’essaie, en toute humilité, à comprendre de quoi, au sein de l’imaginaire durassien, le cinéma anglo-saxon est le nom.
Une équation simpliste : cinéma anglo-saxon = cinéma capitaliste
Le jugement de Duras sur le cinéma s’apparente souvent à la dichotomie enfantine du « J’aime, j’aime pas ». Si l’on s’en tient au seul cinéma anglo-saxon, sont adoubés sous le sceau du génie les films de Charlie Chaplin (en particulier Les Lumières de la ville et L’Émigrant), The Caretaker de Clive Donner, Gens de Dublin de John Huston (qu’elle présente comme le dernier film qu’elle ait vu, en 1987 ou 1988), Le Fleuve sauvage et (dans une moindre mesure) America America d’Elia Kazan, La Nuit du chasseur de Charles Laughton (son film préféré), Wanda de Barbara Loden, American Graffiti de George Lucas, À la recherche de Garbo de Sidney Lumet (qu’elle rebaptise erronément « Rencontre avec Garbo »3), Codex de Stuart Pound. Du muet (Chaplin) jusqu’au cinéma le plus expérimental (Pound), en passant par le film choral orchestré par le futur réalisateur de La Guerre des étoiles, les goûts de Duras sont aussi variés que les marques de son enthousiasme.
Sont également cités, parmi ses réalisateurs fétiches, avec Chaplin, Huston4 et Kazan, John Ford, Fritz Lang, Joseph Losey et Tony Richardson. Ce dernier a donné en 1967 une adaptation du Marin de Gibraltar (1952), avec Jeanne Moreau, Vanessa Redgrave et Orson Welles, film que Duras louera pour ensuite, sans plus le nommer, l’assimiler à la masse indistincte des adaptations jugées ratées qui la conduiront à passer elle-même derrière la caméra. Losey, quant à lui, multipliera les projets avec Duras, dont une tentative d’adaptation du Ravissement de Lol V. Stein (1964), qui tous demeureront lettres mortes. Dans les années 1960, le cinéaste représente, aux yeux de la romancière, « la caméra la plus magistrale »5 de son époque ; moins de quinze ans plus tard, à la suite de critiques acerbes lancées par l’Américain à l’endroit du cinéma de Duras, celle-ci minore brutalement et vertement le travail de celui qui ose s’en prendre à ses œuvres : « Losey, dans son livre, vante mes textes et condamne à mort mes films, il dit qu’il déteste Détruire, dit-elle. Pour moi, il n’a jamais fait de film qui arrive à la cheville de Détruire, dit-elle »6. L’écrivain a la dent dure et la haine aussi tenace que personnelle. L’on se souvient du mépris affiché envers Roland Barthes, dans les années 1980, sous prétexte qu’il lui avait recommandé de revenir au style charmant de ses premiers romans ; l’on sait depuis lors que cette haine était moins motivée par une critique esthétique que par une rancœur d’ordre affectif (une jalousie dont Yann Andréa était le casus belli). Duras s’est-elle sentie snobée par l’indisponibilité de celui qui était son ami ou a-t-elle mal vécu les critiques du film qui a résulté de son empressement à tourner ? Pour un oui ou pour un non, la groupie a tendance à se rebiffer…
Quoi qu’il en soit, elle aime, elle déteste, aussi bien, avec la même facilité. En 1991, elle déclare péremptoirement : « Je n’aime pas Orson Welles, ni la bande des millionnaires du cinéma classique, les films à milliards, j’oublie toujours leurs noms, ils sont tous dans la même marmite et selon le même rituel, porno confondu » (ME, p. 1042). En stigmatisant « les films à milliards », voue-t-elle aux gémonies le cinéma qui coûte des milliards, le cinéma qui en rapporte ou les deux à la fois ? Selon Duras, le septième art s’avère majoritairement dévoyé, à cause du « maquereautage phénoménal du cinéma par le capitalisme après sa naissance » (YV, p. 719). Si elle fait mine de mal identifier les distinctions à opérer, elle cerne cependant géographiquement une aire culturelle duquel le mal lui semble découler et dont elle parle avec dédain : « les autres qui font des films en Amérique, je ne dis pas les Américains, je ne sais pas ce que ça veut dire dans le cinéma, je sais qu’il y a un lieu qui s’appelle Hollywood, un lieu qui s’appelle New York » (YV, p. 761). Les cercles de l’Enfer gravitent autour de ces deux pôles où se concentre une véritable industrie – avec tout ce que cela implique dans l’imaginaire de l’auteur du Camion.
Le cinéma de masse est un cinéma de chiffres, uniquement attaché aux chiffres. « Les cinéastes professionnels comptent les spectateurs en termes de kilogrammes », écrit Duras (YV, p. 652). Le cinéma qui fait du chiffre est un cinéma de grande consommation, dont la valeur première est de rencontrer les attentes du public par le biais d’une répétition aliénante, au contraire du cinéma d’auteur qui, s’il ne fait pratiquement pas d’entrées, parvient néanmoins à marquer en profondeur le spectateur. Corollairement, le « cinéaste quantitatif » envie nostalgiquement le « cinéma d’auteur » (YV, p. 666-667), dans la mesure où seul ce dernier parvient à créer de véritables mutations dans les moyens de dire et de montrer, alors que le premier se perd dans une répétition stérile, exclusivement destinée à éviter le risque de l’échec commercial.
Aux deux types de cinéma correspondent deux types de spectateurs, ainsi que Duras le précise dans les premières pages des Yeux verts :
Ce spectateur est celui du plus grand nombre, c’est lui cette majorité inchangée, inchangeable depuis toujours, celle des guerres et des votes de droite, celle qui traverse l’histoire dont elle est l’objet même, qui n’en sait rien. […] Tous les films qu’il va voir ce spectateur sont parallèles, ils vont toujours dans le même sens, ils ont toujours le même attendu du déroulement, du dénouement. […] Ce spectateur, il est séparé de nous, de moi. Je sais que je ne l’atteindrai jamais et je ne cherche pas à l’atteindre. […] Si je suis moins nombreux que lui, je suis autant que lui inévitable, irréductible. […] Ce spectateur, je crois qu’il faut l’abandonner à lui-même, s’il doit changer, il changera, comme tout le monde, d’un coup ou lentement, à partir d’une phrase entendue dans la rue, d’un amour, d’une lecture, d’une rencontre, mais seul. Dans un affrontement solitaire avec le changement (YV, p. 650-653, passim).
L’envers du spectateur de la masse est le « spectateur créateur » dont Duras traite dans le texte initialement publié dans le New Statesman en 1973, « Book and Film » (YV, p. 716-720). Le cinéma mainstream, engoncé dans des habitudes de répétition, ne provoque aucun changement. Contrairement à ce cinéma qui émeut Duras : « Quand je vois pour la cinquième fois La Nuit du chasseur, Ordet, Les Lumières de la ville, je me retrouve chaque fois comme renouvelée devant ces films, et en même temps émerveillée d’être égale à moi-même à travers les années de ma vie » (YV, p. 680). Un cinéma qui fait muer les formes, un cinéma qui transforme les âmes. Cela fleure bon un « air du temps » qui n’a « rien d’original » sur le plan des contenus7, quoique quelque chose se trame sous le jugement stéréotypé…
Ainsi, par contraste, plus que les productions hollywoodiennes, c’est bien le public américain que Duras associe indéfectiblement à la grande consommation. Évoquant le succès d’Ingmar Bergman aux États-Unis, l’auteur de L’Éden cinéma souligne un intérêt factice :
Il est à l’image du grand cinéaste destiné aux Américains et à toute une partie des spectateurs français qui aspire à une attitude culturelle eu égard au cinéma et qui veut faire accroire qu’elle aime le cinéma comme elle aime la littérature, les « belles choses », les œuvres d’art. Elle s’arrête là, à Bergman. Les Américains n’ont jamais programmé Dreyer (ibid., p. 680).
Il est intéressant de constater le glissement de sujet à sujet dans ce passage, où l’ensemble des Américains et une portion congrue du public français sont tout à coup rassemblés en un « elle » singulier qui, brutalement, n’englobe plus que « les Américains », peuple qui dans son ensemble relève de la catégorie du spectateur quantitatif. Le snobisme affecté de celui-ci, amateur qui s’en tient à des beaux-arts prédigérés et admis par une doxa insidieuse, s’oppose à la pose de radicalité qu’adopte Duras (qui paraît n’être qu’une autre forme de snobisme, à première vue), à savoir une exigence esthétique qui ne pourra toucher qu’une minorité (de préférence eurocentrée).
Le septième art est récupéré comme « produit de consommation courante » et c’est « lorsqu’il arrive à cette insipidité essentielle que le produit cinématographique américain est au comble de son efficience » (YV, p. 711-712). Aux yeux (verts) de Duras, les États-Unis se résument à une idéologie économique qui imprègne l’intégralité de leur inscription dans l’Histoire : « En Amérique, il n’arrive pas d’événement sauf l’événement capitaliste, qui est un événement qui s’étale sur des décennies et des décennies » (YV, p. 774). À la critique de cinéma se superpose une Duras économiste qui calcule l’impact politique de l’industrie hollywoodienne.
Au cœur de « la nuit artificielle et démocratique » (BP, p. 388), qui offre à tous les spectateurs la même chance d’être touchés par un cinéma qui est potentiellement susceptible de les transformer en profondeur, se donne à voir l’« humanité […] mirobolante, rassurante, des écrans » (BP, p. 396). Dans le texte des Yeux verts intitulé « L’homme fait avec de la peur », la cinéaste oppose la crainte instillée par le bloc soviétique et son envers, la lénifiante culture américaine, qui distille quant à elle une autre forme de peur, entée sur la diabolisation de ce qui échappe à la logique quantitative, capitaliste : « On a le sentiment d’être devant un malade sous calmant. Le calmant, leur valium, leur largactyl, étant ici le continent U. S. A., la peur des U. S. A. » (YV, p. 677). Dans un entretien accordé aux Cahiers du cinéma à l’occasion de la sortie des Enfants, Duras associera explicitement la peur au cinéma quantitatif : « le cinéma de grande surface, celui de la peur, celui qui a une mauvaise odeur » (DM, p. 348). Filant la métaphore des articles de grand magasin, l’auteur de La Pluie d’été visera à fustiger la façon dont le cinéma commercial échoue dans sa forme même : « C’est souvent comme ça la télévision, le cinéma, des vêtements mal cousus8, à travers lesquels on voit le mauvais devoir, les fautes d’orthographe du film » (DM, p. 350).
La « syntaxe du cinéma » s’est rapidement sclérosée dans son exercice commercial anxiolytique et ne permet plus, la plupart du temps, de revivifier la pensée. Car ce que véhicule le cinéma d’auteur, c’est de « l’idée », non sous une forme idéologique, mais, en sortant de la logique de la répétition mortifère, comme malgré soi, à travers des formes qui bouleversent les attendus et le ronron de la doxa. La mutation historique en passera, Duras en demeure convaincue, par une connaissance acquise par devers soi :
Non, c’est plutôt envers et contre ces filous [les Soviétiques, ici] que les gens ont vu de quoi il retournait, cela depuis le commencement jusqu’à aujourd’hui, à savoir que l’histoire avait commencé avec l’idée, la merveilleuse transparence du premier âge, avant sa pratique, avant la mise en marche de la machine. Quand la splendeur de l’homme à venir ne faisait qu’un avec la splendeur de l’idée. Les gens savent, tout est venu de là, de cette coïncidence, le mal dans son entier (YV, p. 678).
Duras, qui vient en 1978 de tourner Les Mains négatives, son seul film sur l’immigration selon la vision quelque peu réductrice qu’elle en donne elle-même, semble se ressaisir du mythe de la caverne de Platon d’une façon détournée, indiquant que certains choix formels peuvent exercer une influence plus grande que toutes les idéologies explicites :
Et vouloir faire du cinéma, c’est aussi, justement, sortir de ce rôle de consommateur de cinéma capitaliste, c’est s’extraire, se sevrer de cette consommation réflexe dont on peut dire qu’elle parachève de façon criante le cercle infernal de la consommation tout court. Ce faisant on accuse. On peut dire que tout le cinéma parallèle accuse (YV, p. 720).
Les inconnues de l’équation : l’authentique et l’étranger à soi-même
S’il n’est pas possible d’établir avec certitude les raisons de ses engouements, il va sans dire que les films que l’auteur des Yeux verts adule viennent faire écho à son propre travail de créatrice, quand ils ne l’influencent pas directement. Ainsi, les contre-plongées de The Caretaker (1963), adapté de la pièce de Harold Pinter, semblent préfigurer celles dont Duras fera usage dans Détruire dit-elle (1969). Les trois personnages du long métrage britannique, sorti un an avant Le Ravissement de Lol V. Stein, ont assurément marqué la romancière : le clochard intempestivement bavard appartient à cette marge de la société dont sont aussi issus le vagabond d’Une aussi longue absence (1961), la mendiante ou encore la Dame du Camion (1977) ; les deux frères qui habitent dans la chambre surencombrée semblent quant à eux incarner les deux versants de la folie qu’a explorés Duras : la violence imprévisible et l’extrême douceur. Ainsi, lorsque le doux Aston fait au clochard le récit de son internement et des électrochocs auxquels il fut soumis, son discours fait signe derrière le comportement qu’adoptera Lol après ses premières crises : « I used to sit in my room. […] I laid everything out in order in my room, all the things I knew were mine. But I didn’t die. Anyway, I feel much better now. But I don’t talk to people now »9.
De prime abord, l’admiration que Duras porte à Wild River (Le Fleuve sauvage, 1960), d’Elia Kazan, pourrait paraître strictement narcissique. Ce film, qui prend pour argument l’éviction de certaines propriétés dans le cadre de la construction du barrage de Chickanauga, s’avère en effet reproduire et renverser les termes d’Un barrage contre le Pacifique tout à la fois. La famille Garth, à travers le personnage charismatique de la matriarche, Ella, y oppose une résistance farouche aux employés de la Tennessee Valley Authority, chargés de l’achat des parcelles de terrain inondable. Ella est interprétée par Jo Van Fleet, qui avait, trois ans plus tôt, prêté ses traits à Mme Dufresne, la mère de This Angry Age, l’adaptation cinématographique d’Un barrage contre le Pacifique. Si cette autre mère s’oppose également aux agents dépêchés par l’État, elle se place cette fois dans la défiance envers la domestication de la nature, refusant le barrage plutôt que de le bâtir. Le personnage n’a pu manquer de fasciner Duras, parce qu’il revêt une dimension politique à laquelle l’écrivain français était particulièrement sensible : Ella Garth se soucie des Afro-Américains qu’elle emploie dans un État où la ségrégation raciale domine encore largement. Éminemment tragique, elle refuse les aides qu’on lui propose et se targue encore de n’avoir pas de dettes à honorer peu de temps avant de se laisser mourir, une fois arrachée à ses terres. Les faveurs de Duras touchent des personnages littéralement déracinés et pas un film évoqué parmi ses préférences ne fait exception.
Même si le terme n’est pas prononcé – elle lui préfère souvent celui de « vérité », sans doute plus radical – Duras cherche à déterminer, à travers ses passions cinématographiques, ce qui se profile comme authentique dans la narration fictionnelle sur grand écran. Cécile Hanania avait déjà bien analysé la façon dont, dans les portraits d’actrices que l’auteur de Savannah Bay (1982, 1983) compose pour le magazine Vogue, l’« élan élogieux »10 tend toujours à saisir l’authenticité des comédiennes dont le métier est pourtant de « faire semblant ». Il y a lieu de remarquer, ainsi que s’y emploie Hanania à la fin de son article, que Duras oppose implicitement ses comédiennes (Jeanne Moreau, Delphine Seyrig, Sylvie, etc.) à la figure de la vamp, « fausse et stéréotypée »11, qui est le modèle type de l’actrice américaine. Il est en effet intéressant de constater que Duras souligne, systématiquement, le fait que les figures dont elles parlent ne soient jamais totalement américaines ni américanisées : Delphine Seyrig possède la double nationalité et est née au Liban ; Jeanne Moreau reste indéniablement française, quelle que soit la langue dans laquelle elle joue ; Melina Mercouri s’affirme grecque jusqu’au bout des ongles ; même l’artiste lyrique américaine Leontyne Price est d’origine africaine et Ingrid Bergman ne parviendra jamais à se fondre dans la masse des actrices hollywoodiennes : « Cette citoyenne du cinéma mondial est restée une étrangère. Elle est restée du Nord, Bergman » (ME, p. 1044).
Il en va de même pour Elia Kazan, à qui Duras fait l’éloge de son film sur l’immigration, America, America, qui lui donne l’opportunité de souligner que le réalisateur naturalisé américain est avant tout un Turc (auquel elle prêtait de surcroît de fausses origines juives – erreur qu’elle ne corrigera pas dans le texte des Yeux verts, laissant le réalisateur d’On the Waterfront s’en charger pour elle au cours de leur entretien, comme si l’erreur devait conserver son poids de signification aux yeux du lecteur qui parcourt l’ensemble des Yeux verts). La seule exception, 100 % américaine, est l’épouse du même Elia Kazan, Barbara Loden, actrice et réalisatrice d’un unique film, Wanda, porté aux nues par Duras12. La comédienne tragiquement décédée en 1980, peu de temps avant l’entretien que l’écrivain tient avec son mari, touche la spectatrice Duras par la vérité – ou l’authenticité – qu’elle parvient à faire émerger dans le personnage de Wanda : « Elle est encore plus vraie dans le film que dans la vie, c’est complètement miraculeux » (YV, p. 757). Comme souvent chez l’écrivain, la vérité émerge d’une fiction qui ne touche que les spectateurs ayant conservé la sauvagerie qu’elle prête à l’enfance. « Il y a un public pour Wanda. Peut-être que l’Amérique a une barbarie que je ne connais pas bien, que je n’ai pas explorée » (YV, p. 759). La barbarie ou la sauvagerie que Duras suppose chez un certain public américain minoritaire comme chez les cinéastes de génie œuvrant outre-Atlantique – Barbara Loden ou Elia Kazan13 en tête – est une façon de nommer l’affranchissement de la doxa, qui est un retour délibéré à l’enfance, seul lieu de la liberté et de la connaissance totales (aussi bien qu’insues).
Au sein de l’entretien avec Kazan, America America représente un tremplin qui permet à Duras d’élever le cinéaste au rang de génie. De façon significative, elle évoque la scène de l’arrivée aux États-Unis : si le photogramme qui illustre l’entretien (YV, p. 768) représente les mines réjouies du héros du film, Stavros (Stathis Giallelis), et de son compagnon de voyage, Hohannes (Gregory Rozakis), Duras demeure silencieuse à leur égard ; ce ne sont pas les personnages qui l’intéressent mais le paysage marin : « Vous filmez trois fois la mer. Il y a la surface à contre-jour avec le mazout, puis vous la filmez plus loin, vers la ville qu’on ne voit presque jamais » (YV, p. 769). Le film de 1963 accorde une grande place aux étendues sauvages, qu’il s’agisse de l’océan ou de l’Anatolie, susceptibles d’éclipser les espaces urbains ou de rendre les personnages quantités négligeables perdues dans l’économie de l’image (c’est le cas de Stavros dans America America, c’est aussi celui de Wanda de Barbara Loden). Le cinéma de Duras, de la même façon, investit l’image par le paysage jusqu’à l’abstraction14. Pourtant, les paysages naturels ne sont pas le sujet premier du film de Kazan : ce long métrage raconte la résolution tenace de Stavros, décidé à gagner l’Amérique pour échapper aux persécutions dont sont victimes les minorités grecque et arménienne de Turquie. Le réalisateur en avertit d’ailleurs le spectateur d’entrée de jeu, recourant à une exposition à la première personne qui ne laisse pas de rappeler la façon dont Duras elle-même, plusieurs années plus tard, se mettra elle-même en scène par la voix au sein de son propre cinéma : « My name is Elia Kazan. I am a Greek by blood, a Turk by birth, and an American because my uncle made a journey »15.
La dimension autobiographique du film n’a ainsi pas pu échapper à l’écrivain français qui, cependant, fait mine d’avoir oublié que la famille du héros appartient au rite grec orthodoxe, détail sur lequel Kazan insiste à plusieurs reprises au fil des péripéties. La problématique de l’origine est donc en quelque sorte gommée par Duras au profit d’une mythisation du créateur, par le biais du qualificatif de « juif », qui confère à Kazan toutes les caractéristiques que Duras confie à ce vocable : « la figure d’un être séparé, la marginalité, le thème de l’exil, la figure du nomade, la notion d’errance, etc. »16. L’errance de Stavros dans le film, mu par l’idée fixe de recommencer à zéro, comme débarrassé des oripeaux de l’identité culturelle, aux États-Unis, correspond ainsi à celle du réalisateur d’origine anatolienne, par le truchement de l’origine fictive que Duras impose à sa biographie, faisant fi d’éléments factuels du film lui-même. Le personnage de Stavros devient alors emblématique de cette sauvagerie de l’enfance dont Duras perçoit les traces chez Kazan : « on sent que c’est un enfant qui a été menteur, qui a été joueur, qui a été un peu mythomane et tout d’un coup tout revient comme la jeunesse » (YV, p. 769). Le migrant est par excellence le type de personnage qui semble renouer, pour Duras, avec le temps indistinct de l’enfance, pendant lequel l’identification culturelle n’avait pas de sens.
À cet égard, la convocation de L’Émigrant (1917) de Charlie Chaplin au panthéon durassien ne relève pas du hasard : ce court métrage met également en scène l’arrivée d’un bateau chargé de candidats à l’immigration dans le port de New York. Le personnage de « vagabond » (the tramp) incarné par Chaplin y déploie une fantaisie tout enfantine en même temps qu’il présente une générosité candide envers ceux qui, comme lui, souffrent de la précarité de leur statut d’apatride. Si Stavros paraît plus dur que Chaplin, il ne faut pas oublier que ses élans de violence sont aussi nombreux que ses élans de candeur (lorsqu’il s’attache à Hohannes, par exemple, au mépris du regard de la bonne société constantinopolitaine). Le personnage de cinéma qui marque l’imaginaire durassien présente à tout le moins l’une de ces deux facettes et le cinéma durassien lui-même, Nathalie Granger (1972) ou Les Enfants en tête (1985), confirme cet attrait.
Duras écrit, à propos de Roger Diamantis : « Je n’aime pas le cinéma qui se voit trop, qui fait trop de bruit, qui a coupé toutes ses attaches avec le silence. / Le cinéma criard, le cinéma de boulevard ou de télévision, ça tue le cinéma » (ME, p. 1080). La réalisatrice de L’Homme atlantique (1981) serait mal placée pour condamner le cinéma parlant, elle qui va le pousser dans les derniers retranchements du texte dit et de l’abolition de l’image. Elle apprécie d’ailleurs les films que je qualifierais de symphoniques. Si elle s’emballe pour American Graffiti, c’est pour cette « joie » qui la transporte parce que l’image rejoint sa bande son au point d’en être indissociable : « cinéma comme on dit : musique » (YV, p. 673). C’est seulement dans cette mesure que l’éloge de George Lucas voisine avec celui du Codex de Stuart Pound. L’image et le son s’accordent, dans chacun des deux films, pour atteindre un niveau d’abstraction qui délivre le film d’une partie de son devoir narratif : « Le film ne se déroule pas, il agit », dit-elle à propos de Codex (YV, p. 705). La puissance d’action du récit cinématographique en passe par son investissement de l’image – des décors, du geste, etc. – comme dans le cas de Chaplin, qui signe parmi les plus beaux moments de cinéma de la spectatrice Duras : « Je dis que cette dimension du muet on ne l’a jamais atteinte dans le parlant » (YV, p. 693). D’une certaine façon, Duras semble regretter le pouvoir d’abstraction du muet. Parce que le geste y détenait un poids que la narration hollywoodienne étouffe.
À cet égard, le jugement porté sur le film italo-français Main basse sur la ville, réalisé par Francesco Rosi (1963) est éloquent. Si elle en fustige le classicisme, en le comparant aux audaces de son Camion, elle en déplace les coordonnées géographiques pour mieux en condamner la forme :
C’est un film américain, fait sur une réalité italienne. C’est un cinéma qui n’invente pas ses bases. Il n’y a pas de différence fondamentale entre une histoire d’amour qui se passe aux environs du Michigan et Main basse sur la ville. C’est un seul et même formalisme. Sauf que l’histoire d’amour américaine, sa forme est cohérente, elle n’a pas à inventer sa forme. Main basse sur la ville, si (CJF, p. 320).
Et de poursuivre : « J’ai l’impression parfois que le cinéma est gardé par des barbouzes. C’est une espèce de magasin à grande surface gardé. Ou bien on passe par eux ou bien on n’est pas reconnu. Si tu te distingues, tu es mal vu » (ibid., p. 320). Sous le jugement relatif à la forme dont la métaphore emprunte au monde du commerce se dessine une conception du cinéma américain qui n’offre plus qu’un rapport ténu avec les films réalisés outre-Atlantique : ce cinéma américain désigne un horizon d’attente thématique et formel qui puisse être utilisé à des fins commerciales (le monde d’aujourd’hui confirme effroyablement les jugements hâtifs de la romancière et réalisatrice), horizon susceptible de se déplacer sur le planisphère.
Le texte des Yeux verts dans lequel Duras compare Annie Hall aux Lumières de la ville s’avère en ce sens plein d’enseignements17, dans la mesure où elle y oppose le cinéma anglo-saxon à lui-même. C’est à travers cette opposition entre les deux cinéastes comiques que la réalisatrice de Nathalie Granger va distiller une forme de théorie de l’évolution du cinéma, dont les ramifications s’étendent non seulement dans l’ensemble des Yeux verts, informant d’ailleurs une part de leur structure, mais aussi dans les articles et entretiens rassemblés à la même époque ou composés ultérieurement :
Woody Allen, il est seulement là où il est. […] New York autour de lui est pareil. Il traverse New York, et New York est pareil. L’espace de Chaplin, dans Les Lumières de la ville, est tout entier habité par lui. Il résonne de Chaplin tout entier. Où qu’il soit, dans New York ou ailleurs, tout résonne de Chaplin après son passage. Tout est de Chaplin. Toute la ville, les villes, les rues (YV, p. 669).
La différence entre Chaplin et Allen tient à l’investissement physique du lieu. Cette différence mérite d’être soulignée : Allen tourne en décors réels, alors que Chaplin recrée une ville en carton-pâte dans des studios hollywoodiens (à cet égard, Les Lumières de la ville ne figurent pas New York mais plutôt un lieu assimilable au Sud des États-Unis, comme en témoignent les palmiers que l’on croise sur un unique plan). Si Chaplin touche au génie, Woody Allen est qualifié – avec un certain mépris – de « maniériste » (YV, p. 769). Le pouvoir de l’abstraction surpasse toutes les esthétiques maniéristes ; les chorégraphies chaplinesques présentent ainsi un avantage concret sur les bavardages alleniens, dans la mesure où elles ne réclament aucun préalable culturel pour être comprises par tous les spectateurs18.
À nouveau, c’est à une différenciation d’ordre économique – oscillant entre stéréotype et caricature – que Duras renvoie la distinction entre les deux acteurs réalisateurs : « Rien de Chaplin n’est retenu par Chaplin quand il joue, ni mis en réserve. Il joue le tout à la fois. À côté de lui, Woody Allen est avare, c’est un épargnant. » (YV, p. 669). Dans la foulée, Duras assimile chacun des deux hommes à une aire géographique d’attraction : « Celle de Woody Allen est limitée à […] l’Amérique du Nord. […] Woody Allen est parfaitement bien à New York » (YV, p. 669-670, passim). Et le pantomime d’être au contraire associé à une universalité ancrée dans une origine spécifique lointaine, qui est la preuve patente du génie artistique : « L’errance de Chaplin est sans limites géographiques. […] Chaplin traîne avec lui un continent juif européen. C’est-à-dire que, partout où il est, c’est un étranger » (loc. cit., passim).
Si le cinéma américain (ou plus largement anglo-saxon, vu que Duras confond aisément les cinémas de langue anglaise) atteint un pic d’efficace à travers sa mue en « produit de consommation courante » (YV, p. 712), il ne parvient donc que de manière exceptionnelle à cette « ampleur » (YV, p. 711) que Duras perçoit dans La Nuit du chasseur de Charles Laughton, qui en fait une véritable œuvre d’art19 :
Ce qui s’instaure brusquement entre [les personnages], c’est une relation jusque-là impossible à prévoir et qui échappe à toute codification, à toute analyse. […] Le film devient sans moralité. […] La vieille dame étant classée dans le bien et dans l’amour dans la légende américaine, elle ne peut pas tuer. Alors, elle invente. La vieille dame invente donc de chanter pour passer le temps que dure la menace de mort, cet écoulement de la nuit. […] Elle invente de chanter le chant même que sifflait le criminel, l’appel à Dieu à son secours. […] Le miracle est là (YV, p. 712-713, passim).
On se souvient sans doute que ce qui impressionne Duras, c’est la progressive conjonction des chants (à nouveau, la musique), qui offre au personnage joué par Robert Mitchum une forme de rédemption par la replongée dans l’enfance. De cette abstraction qui est un défi à la vraisemblance naît ce que Deleuze a défini comme une « intensité pure », élément essentiel à l’émotion esthétique, moyeu autour duquel tournent les œuvres d’art. Rappelons que, dans L’Anti-Œdipe, pour Deleuze et Guattari,
les intensités pures […] viennent des deux forces [que sont] répulsion et attraction, et de l’opposition de ces deux forces. Non pas que les intensités soient elles-mêmes en opposition les unes avec les autres et s’équilibrent autour d’un état neutre. Au contraire […]. Bref, l’opposition des forces d’attraction et de répulsion produit une série ouverte d’éléments intensifs, tous positifs, qui n’expriment jamais l’équilibre final d’un système, mais un nombre illimité d’états stationnaires métastables par lesquels un sujet passe.20
Duras parle ainsi de « révélation » et de « connaissance » à l’égard de l’intensité qui émane de l’inversion des valeurs qui suspend le dénouement rationnel que l’on aurait attendu d’une fiction cinématographique classique ou quantitative. En particulier, de la scène où les enfants offrent au meurtrier l’argent qu’il convoitait et pour lequel il était prêt à les assassiner, l’auteur du Ravissement de Lol V. Stein fait un parangon de ce que le cinéma est capable d’atteindre sur le plan esthétique : « Ici tout se trouble et s’inverse, toute morale cessante. L’acte des enfants ne relève plus d’aucune analyse, il est impossible à circonscrire, rien ne l’endigue, rien ne peut être pensé de cette déraison majeure, celle de l’amour des enfants. » (YV, p. 715).
La conclusion peut être mise en regard du jugement que Duras porte sur l’unique film de Barbara Loden : « C’est comme si elle atteignait dans le film une sorte de sacralisation de ce qu’elle veut montrer comme étant une déchéance et que moi je trouve une gloire très très forte, très violente et très profonde » (YV, p. 757). De même, Kazan parvient à filmer le désir, « la chose infilmable » (YV, p. 763) comme dit Duras, « dans sa vérité [même] » (YV, p. 764). En allant à l’essentiel par des biais abstraits (le silence, le chant et le contre-chant, la sauvagerie en milieu policé, l’investissement de l’espace par le seul corps, la conciliation des hétérogènes, etc.), loin de toute démonstration, on peut toucher à l’œuvre d’art.
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Duras considère le cinéma anglo-saxon sous l’angle d’une syntaxe narrative et d’une rhétorique de l’image qui contribuent à l’étouffement de la créativité et à l’endormissement des masses. La réflexion peut paraître datée et simpliste – et elle l’est pour une part. Mais la façon dont Duras « sauve » certaines œuvres pour les porter au pinacle se révèle extrêmement instructive de la manière dont elle estime pouvoir faire de l’art un engagement idéologique (ou contre-idéologique) : elle opère à travers des moyens formels qui rétablissent une certaine forme d’abstraction qui neutralise la répétition au profit de l’intensité.
L’intensité, dans l’imaginaire de Duras, ne peut être atteinte qu’au prix d’un déracinement essentiel qui seul autorise l’authenticité : l’authenticité du jeu des comédiens, l’authenticité du scénario, l’authenticité de la mise en scène. Cette authenticité émerge d’un démarquage foncier de l’œuvre par rapport à son milieu de production : la « vérité » est dans le déplacement. Le monde anglo-saxon sert alors de repoussoir, dans la mesure où Duras le juge, dans son immense majorité, convaincu des bienfaits du capitalisme, inapte à l’authenticité. Seul peut le percer à jour un regard empreint de la « sauvagerie essentielle » (YV, p. 761) des grands artistes. De quoi le cinéma américain est-il le nom aux yeux de l’auteur de Détruire dit-elle, sinon d’une immobilité qui aveugle, d’une identité asphyxiante ?
C’est dans cette mesure que le film Wanda a pu exercer une telle impression sur Duras, voire une telle influence sur Le Camion. Dans ces road movies de hasard, le désœuvrement des deux personnages féminins, forçant toutes deux la main d’un homme au volant, les conduit à une forme de dépossession que chérit Duras. Or, dans Wanda, la dépossession est littérale, puisqu’après avoir décidé de suivre Mr. Dennis, le cambrioleur rencontré fortuitement, Wanda se retrouve dépourvue de vêtements. Or, à travers leur conversation, Wanda réalise que ne rien posséder équivaut à n’être même plus américaine et en conclut : « I’m dead then », faisant en quelque sorte écho au « Je suis morte » durassien, qui indique le renoncement à l’identité et le retour à la « sauvagerie essentielle », nourricière d’un art capable de transformer le monde. Ainsi en va-t-il de ce regard particulier, de ces « yeux verts » que toute jeune fille est censée porter sur « la fin du monde »21, que Duras appelle de ses vœux dans Le Camion : « Que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique »22.
