Cet article examine la réception en ligne de The Lover, la traduction anglaise du bestseller durassien L’Amant. Le corpus est composé de comptes rendus et billets portant sur cet ouvrage et publiés sur le site d’Amazon, la première librairie en ligne dans le monde anglo-saxon. Les thèmes les plus importants de cette réception sont examinés ainsi que les avis exprimés et les références littéraires présentes dans les comptes rendus. Nous étudions ainsi les stratégies employées par les internautes : dans quels contextes littéraires et sociaux choisissent-ils d’inscrire Marguerite Duras et quels arguments sont utilisés dans la réception en ligne ?
La critique non professionnelle publiée sur Internet est un phénomène né dans les années 1990 : il s’agit d’une réception souvent subjective, caractérisée par un ton personnel et parfois intime. Cette réception présente de nouvelles perspectives – celles des lecteurs ordinaires qui, avant la démocratisation de l’Internet, n’avaient pas accès au débat littéraire public. D’un point de vue commercial, les avis formulés en ligne par ces prosommateurs (néologisme formé à partir de « producteur » et « consommateur ») deviennent aussi importants que ceux qui sont exprimés par les critiques professionnels dans la presse traditionnelle.
Cadre théorique
Avant la démocratisation de l’Internet à la fin des années 1990, les lecteurs non professionnels n’avaient pas de forum approprié pour publier leurs avis concernant les œuvres lues1. Certes, les amateurs de la littérature pouvaient se rencontrer dans des cercles de lecture pour discuter des textes qu’ils avaient étudiés, mais le débat littéraire public était réservé au petit nombre de critiques professionnels qui ont accès aux tribunes de la presse traditionnelle, et qui publient des comptes rendus portant, le plus souvent, sur les nouvelles parutions. Or, la propagation des ordinateurs, des tablettes tactiles, des téléphones intelligents et des connexions Internet à haut débit dans les foyers a démocratisé le débat littéraire, à tel point qu’il n’est plus monopolisé par les critiques professionnels2.
Nous constatons donc que, depuis vingt-cinq ans environ, une critique non professionnelle, parallèle à la réception professionnelle, se développe sur Internet. Les amateurs de la littérature expriment leurs avis sur des blogs, des forums de discussion et autres sites web et le phénomène s’est beaucoup répandu à partir de 20053.
Dans le paysage médiatique moderne, on peut observer ce que Henry Jenkins a appelé une culture de convergence (convergence culture), dans laquelle les frontières entre les médias traditionnels et les nouveaux concurrents sont devenues floues, mobiles et incertaines4. Le rôle des lecteurs a changé, car la culture de convergence est en même temps une culture de participation (participatory culture), où l’individu n’est plus obligé de rester un consommateur passif de produits culturels5. Grâce à l’interactivité et à l’échange d’information sur Internet, les consommateurs ont aujourd’hui la possibilité de devenir, à leur tour, des producteurs. Les néologismes prosommateur (de « producteur » et « consommateur ») et consommacteur (de « consommateur » et « acteur ») ont d’ailleurs été inventés pour désigner le nouveau phénomène6. Le terme anglo-américain qui a servi d’inspiration est prosumer – inventé par Toffler en 1980 et utilisé dans de nombreuses études7.
Les internautes qui ont déposé des avis clients sur le site d’Amazon jouent en effet ce rôle de prosommateurs (ou consommacteurs) car, en exprimant des avis personnels, en discutant des œuvres littéraires et en publiant des comptes rendus sur Internet, ils participent à l’échange des idées et au développement de la critique littéraire. En même temps, en attirant l’attention des autres internautes sur un ouvrage spécifique, ils participent aussi à sa commercialisation. Cet aspect est d’autant plus pertinent qu’il s’agit, dans la présente étude, d’un corpus de comptes rendus publiés sur un site web commercial comme Amazon. Pour les éditeurs et les librairies, la critique non professionnelle sert de publicité plus ou moins gratuite. En effet, elle n’est pas seulement gratuite, elle est considérée comme très importante par les acteurs de la nouvelle économie (l’e-commerce)8. Ceci s’explique par le fait que, très souvent dans notre nouvelle « ère de soupçon », les internautes ajoutent plus de foi aux avis des influenceurs et de prosommateurs qu’aux journalistes professionnels ou aux messages publicitaires traditionnels. Ainsi, les recommandations des blogueurs sont aujourd’hui de première importance pour beaucoup d’entreprises commerciales, y compris les librairies et les maisons d’édition. C’est la « présence sociale », et le sentiment d’affinité psychologique entre le récepteur et l’émetteur du message, qui font que les contenus générés par les utilisateurs (par exemple les textes des blogueurs ou les « avis clients » publiés sur les sites commerciaux) influent sur les attitudes des internautes9.
La réception littéraire est aujourd’hui caractérisée par deux discours distinctifs. Le premier est un discours « dominant », publié dans la presse traditionnelle et l’autre est un discours que l’on pourrait appeler « dominé », publié dans la blogosphère, dans les médias sociaux et sur les sites commerciaux tels qu’Amazon. La critique professionnelle publiée dans la presse traditionnelle est rédigée par des personnes ayant atteint des positions de pouvoir dans le paysage culturel, tandis que la réception en ligne (la critique non professionnelle) est développée par des personnes qui ne jouissent pas de telles positions. Van Dijk, représentant de l’analyse critique du discours, affirme que l’accès au discours public est très inégal et que le contrôle de ce discours est plus ou moins monopolisé par les membres des groupes dominants10. Dans le cas qui nous intéresse ici – c’est-à-dire la réception littéraire – il s’agit d’élites culturelles contrôlant le discours culturel, et de prosommateurs qui sont réduits à s’exprimer dans une arène alternative, la blogosphère.
Le corpus de la présente étude est composé des avis clients publiés sur le site d’Amazon et portant sur The Lover de Marguerite Duras. Il a été établi au mois de décembre 2018. À ce moment-là, l’ouvrage durassien avait suscité 193 avis clients sur les deux versions du site consultées, la version américaine (amazon.com) et britannique (amazon.co.uk). La note moyenne donnée par les internautes était de 3,6 points (sur 5 points maximum).
Arguments pour soutenir un avis positif
La plupart des commentateurs sur le site d’Amazon expriment un avis positif en ce qui concerne l’ouvrage commandé et lu. En effet, 66 % des prosommateurs ont donné la note 4 ou la note 5, c’est-à-dire une évaluation au-dessus de la moyenne. Les aspects loués sont à la fois liés au style et au contenu du texte :
Breathtaking sentences scattered throughout this achingly sad story of love and not love (avis laissé par « Dellinger » sur le site Amazon en 2017).
L’adjectif « beautiful » (beau, joli) et l’adverbe « beautifully » sont souvent employés à propos du texte en question :
This is a beautifully written, poetic ‘novel’, written in a spare feminine style (Music Lover, 2009).
Marguerite Duras has written a rich, beautiful novel (Jones III, 2011).
A beautiful sparse novel, with stunning depth of human emotion in the gaps between words in a time and place so beautifully created by Duras. A constant companion novel throughout my life (saigon, 2015).
Parfois, l’internaute souligne les complexités de l’écriture durassienne. Le commentateur note qu’il s’agit – dans le cas de The Lover – d’un texte qui ne correspond pas forcément au goût du plus grand nombre de lecteurs, mais plutôt à un public plus choisi ou averti :
May not be for everyone but if you appreciate good writing, and don’t need all the details of a story spelled out you might find this work as mesmerizing as I did (Miller, 2013).
It is a fine piece of literature, as long as you don’t mind the complexities of her style (Naher, 2016).
I appreciate the writing skills and would recommend to a select group of my friends who enjoy something a little more out of left field (Annie, 2016).
Arguments pour soutenir un avis négatif
Il existe aussi dans le corpus des avis négatifs portant sur le roman The Lover. Au total, 21 % des commentateurs ont donné la note 1 ou la note 2. Dans certains comptes rendus particulièrement cinglants, les prosommateurs n’expliquent pas pourquoi la lecture les a dégoûtés. Or, ces individus excellent souvent dans les formulations tranchantes. En voici un exemple :
[Titre] Ghastly drivel
This was far and away the worst book I’ve read this year (if not ever). […] The only redeeming feature was that being so short (and yet so expensive??) the pain of reading this book came to an end with merciful speed. […] I’m going to recycle my copy straight away so some good may come of the paper – never was there such a waste of trees as when this book was published (The Reviewer, 2007).
D’autres commentateurs sont cependant plus précis dans leur critique. Certaines personnes estiment que le texte est ennuyeux – à tel point que, malgré son caractère succinct, l’ouvrage paraît trop long :
This was the longest 116-page book I’ve ever read. […] I fully realize I’m in the minority in my opinion, but it just wasn’t for me (Healy, 2015).
Plusieurs commentateurs estiment que le texte est incohérent, fragmenté et confus – et ces caractéristiques de l’œuvre rendent la lecture pénible :
Thank goodness it’s only 123 pages long! Incoherent, fragmented and repetitive drivel (Mason, 2009).
I’d give this poorly written book no stars if that was allowed. The author dwelt too long on some subjects, and jumped decades in others.
Hard to follow at times. The time frame jumped around and confused the intent. Will not read another book by this author (Rosselle, 2015).
Selon toute évidence, c’est le style affectionné par Duras (récit non linéaire, renvois multiples à certaines scènes-clés) qui décourage les commentateurs et génère les avis négatifs.
On peut discerner aussi un autre type de critique, moraliste cette fois-ci, et focalisé sur les personnalités et les mœurs – jugées douteuses – des personnages principaux :
It is a cold and sordid story, with repulsive characters, and no tone, neither epic nor intimate (Maynez, 2011).
It’s not just the plot and theme that I found distasteful but I didn’t much engage with the circumstances or with any of the characters (Healy, 2015).
The entire subject matter was distasteful to me. The difference in ages of the girl and her lover was shocking (A reader, 2018).
On peut toutefois noter que cette critique moraliste est assez rare dans le corpus. Le plus souvent, ce sont les traits stylistiques de l’auteur qui irritent les commentateurs et qui engendrent des avis négatifs.
La relation entre l’œuvre cinématographique et le texte littéraire
En parcourant les commentaires laissés sur le site web d’Amazon, nous constatons d’emblée que la majorité des lecteurs-critiques ont d’abord regardé le film The Lover de Jean-Jacques Annaud, pour ensuite passer à l’œuvre littéraire de Marguerite Duras. Voici quelques exemples illustrant le phénomène :
I became interested in reading the actual book after viewing the movie (gailann, 2009).
Saw the movie decades ago and finally ordered the book- so, so good, wonderful use of language (Amazon Customer, 2014).
Reading the book will transform the experience of the movie, from, what almost can be classified as soft porn, into a deeply emotional love story about star crossed lovers (Amazon Customer, 2016).
Le fait de regarder d’abord le film pour ensuite lire le roman paraît si normal – et normatif – sur le site, qu’un individu n’ayant pas vu le film sent le besoin de le préciser :
I have never seen the movie, but fear it may be soft porn (Rain Bird, 2007).
On peut aussi discerner, dans les comptes rendus, une tendance à amalgamer le texte littéraire et l’adaptation cinématographique – afin de les traiter comme deux représentations d’une même œuvre. Le terme « story » est utilisé dans les deux cas et, comme nous venons de constater, c’est le film qui constitue le point de départ :
I had been watching this movie over and over for years, ever since it came out, and finally noticed the book here on Amazon. I was so excited! It has always been my favorite story, and now I treasure the book in my home (Rose, 2011).
For years I couldn’t get this sexy, sad, romantic, and somewhat disturbing story out of my head after seeing the movie so long ago (H.P., 2012).
I saw the movie before reading the book. But I wasn’t disappointed at all by the literary version of the story (lifeisgo, 2012).
La tendance à amalgamer les deux œuvres et arriver au roman via le film influe aussi sur l’horizon d’attente des commentateurs.
L’horizon d’attente : The Lover – un roman érotique (ou romantique) ?
Un très grand nombre de commentateurs semblent présupposer que L’Amant est un roman érotique (ou romantique). En partie, c’est sans doute dû au fait que plusieurs prosommateurs du corpus ont d’abord regardé l’adaptation cinématographique d’Annaud, pour ensuite passer au texte de Duras. En effet, les scènes explicitement érotiques du film influent probablement sur les attentes de cette catégorie de lecteurs. Or, ces attentes ne correspondent pas forcément à la réalité de l’œuvre littéraire, ce qui a été remarqué et discuté par plusieurs individus. Certains d’entre eux estiment que les complexités et les profondeurs du texte littéraire sont telles que l’on ne peut pas parler d’un roman érotique ou romantique :
[Title] Is This An Erotic Novel? Frequently referred to as an erotic novel, The Lover falls short of that […]. Duras tells a darker tale of emerging adolescent sexual power and selfishness, a mother-daughter relationship, and the taboos inherent in colonialism and foreignness (Well Read, 2008).
Not what you are expecting… complex characters and plot, well-worth the read (Dugas, 2015).
This is NOT a romance novel. It is a novel of self-annihilation, of existential ennui and alienation, […] To me, there was nothing erotic or sensual about L’Amant, contrary to what I expected. […] Primarily, the novel is one of shame and alienation, and to this end it is extremely effective (thecinnamongirl.blog, 2016).
Nous constatons que les prosommateurs cités ci-dessus sont positivement surpris par les complexités du texte littéraire découvertes au fil de la lecture. D’autres internautes, au contraire, se révèlent déçus par le manque d’érotisme, qui ne correspond pas à leurs attentes :
I agree with the title ghastly drivel. Found it tedious and certainly not erotic. Very disappointing (f100, 2008).
Neither shocking nor particularly erotic, as the critics claim. Read something else (Mason, 2009).
Some describe this as an erotic novel but I have to disagree, if this is what you want you will be left disappointed (Pepper, 2012).
Got this book because it was on a list of most romantic novels every written. There were a few brief erotic parts but it was mostly about the main character’s bizarre/estranged relationship with her mother. Its rather short but took all my energy to finish reading it. I did not enjoy this book at all (Dessert Mama, 2017).
On se demande, alors, pourquoi il y a cet espoir de la part du lectorat de trouver ici une histoire excitante ? Outre l’impact du film d’Annaud, que nous avons déjà évoqué, il semble y avoir d’autres facteurs qui contribuent à la construction de cet horizon d’attente chez le public. D’abord, on a naturellement le titre de l’ouvrage, The Lover, qui, en lui-même, promet au public anglophone un récit charnel et érotique, comme le suggère le titre original au public francophone.
Ensuite, nous avons trouvé deux références à l’émission télévisée The Today Show. Selon toute évidence, l’ouvrage y a été présenté comme une lecture érotique par un critique littéraire en 201511. L’impact de cette émission nationale est considérable, et les livres qui y sont passés en revue vont être remarqués par un public très large. Si une histoire y est présentée comme « érotique » on peut deviner que cela éveille la curiosité de milliers de téléspectateurs, qui deviennent ainsi des acheteurs potentiels. Encore faut-il que le label attaché au livre corresponde à la réalité :
I choose this book on the recommendation of a critic I watched on the Today Show who said this book was so erotic it couldn’t touch Fifty Shades of Grey. Did she read the book??? One of the most depressing books I have ever read and it wasn’t even close to being sexual even… (lovecooking1, 2015).
I chose this book because it was reviewed on the Today Show. Very difficult to follow, short choppy sentences, not my style ([Anonymous], 2015).
Ainsi, une présentation simplifiée ou biaisée sur un plateau de télévision peut engendrer de fausses attentes et, par conséquent, une réception négative de la part du lectorat.
Un autre facteur qui entre en le jeu est la couverture, car le design des couvertures – et surtout le support visuel y présent – influe aussi sur l’attente des lecteurs. La couverture originale du texte source publié par les Éditions de Minuit en 1984 – qui est très neutre, pure et quelque peu austère, sans aucun support visuel – invite à une lecture neutre et détachée du texte. Or, les différentes éditions de la traduction anglophone conduisent à un autre type de lecture. Sur l’édition publiée par l’éditeur Flamingo, on voit une photo de jeunesse de l’auteur, où le visage fardé de la jeune Marguerite Donnadieu est accompagné par une phrase citée d’un compte rendu : « “Exotic, erotic autobiographical confession” (Saturday Review) »12. Ce genre de blurb est normalement imprimé sur la quatrième de couverture, mais il peut exceptionnellement apparaître sur la couverture même, comme c’est le cas ici, si la maison d’édition décide de le mettre encore plus en avant en tant qu’argument de vente. En l’occurrence, le lecteur potentiel est explicitement invité à lire The Lover comme un récit exotique, érotique et autobiographique – ce qui va inévitablement influer sur son horizon d’attente. Un autre exemple : sur l’édition Kindle13, dont la couverture est teintée d’un rouge foncé (couleur facilement interprétée par le lecteur comme celle représentant l’amour, l’érotisme), on voit le visage d’une jeune fille fortement maquillée. Il ne s’agit pas de Marguerite Donnadieu cette fois-ci, mais d’un visage anonyme. La photo est accompagnée par le nom de l’auteur, le titre de l’ouvrage et par la phrase « The sensational international bestseller ».
La traduction
Comme nous l’avons indiqué ci-dessus, les avis portant sur le style d’écriture dans The Lover sont mitigés. Certains prosommateurs sont positifs, d’autres sont plutôt négatifs. Dans les commentaires exprimant un avis défavorable, on indique parfois que la traduction est un facteur qui a contribué à la mauvaise évaluation du roman :
I thought it was absolute rubbish, the English translation wasn’t very good, and the story line was rather boring (Baker, 2010).
The only part I thought is problematic is the English translation (Gorman, 2014).
The metaphors were often clumsy (though that might have been the fault of the translation) (Peter C, 2017).
D’autres fois, cependant, les commentateurs s’exprimant sur le site d’Amazon soupçonnent que les malaises qu’ils ont éprouvés lors de la lecture ne relèvent pas de la traduction, mais qu’il s’agit plutôt des traits stylistiques du texte source :
This book is translated from French. At first I thought it was not such a good translation but as I read more, this is the author’s style (Gottlieb, 2011).
The book is excellent. However, I’m confused that the English translation is award winning. In a few passages it just seems poorly translated, although I am not an expert of Duras, so perhaps the style is consistent and I’m the one with the problem! Anyway, despite the excellent story and approach to telling it, the awkwardness at times pushes down my rating (Amazon Customer, 2014).
Selon toute évidence, il s’agit ici d’encore une illustration du phénomène discuté ci-dessus : le style durassien rend parfois les lecteurs perplexes – et la sensation de malaise ou de désorientation donne lieu à des avis négatifs. À quelques occasions, ceci est interprété comme un problème émanant de la traduction.
Le positionnement des commentateurs et le style employé dans les avis clients
Le style employé dans les comptes rendus et les billets déposés en ligne se distingue parfois clairement du style journalistique traditionnel qui, lui, est caractérisé par sa neutralité, son détachement et son objectivité (ou pseudo-objectivité). En effet, le discours des prosommateurs se caractérise souvent par le contraire : un ton personnel et parfois intime où les « je, me, moi » (renvoyant au commentateur lui-même) abondent14. Voici un exemple du phénomène :
Wandering around a bookshop at the age of 21 I came across a paperback with a shiny siler [sic] cover. It was The Lover by Marguerite Duras. I opened the book and read the first paragraph and was immediately captivated. I cannot praise this book enough. […] I have bought and given this book away about 6 times – to men I thought would appreciate its literary qualities or, more usually, its depth of human emotion and how it says much more by what is left unsaid. I fell in love with the Vietnam of both the novel and the film (also available on Amazon). Even while earning a lowly secretary’s wage, I began to save for a trip to Vietnam. At the age of 31 I made my trip to Vietnam and it was much more than everything I hoped it would be. This book is in my top 5 and is adorable (Annie M, 2011).
Dans l’extrait cité, nous comptons neuf occurrences du pronom personnel « I » et deux occurrences de l’adjectif possessif « my », et relevons des détails intimes de la vie privée du commentateur – phénomène que l’on ne voit que très rarement dans la critique traditionnelle. Dans d’autres cas, le prosommateur tient à préciser qu’il s’agit d’une lecture imposée par le système éducatif ou par les autres membres d’un cercle de lecture, par exemple, et que le choix du livre ne relève pas de l’individu lui-même :
I studied this book at university, and at first I wasn’t very taken with it (Pepper, 2012).
Book club pick. Not for me, a poor Lolita (John T., 2016).
Product as described but I just don’t get it though. Got it for a college class (Retika, 2018).
Un aspect intéressant du discours concerne le positionnement de l’émetteur du message. Dans notre étude antérieure portant sur la réception de Duras en Suède, nous avons montré que les critiques amateurs sur Internet se présentent souvent comme des lecteurs inexpérimentés15. Cette tendance à souligner son inexpérience est visible aussi dans les comptes rendus anglophones déposés sur le site d’Amazon :
I had not read this author’s work before. She is a very able and insightful author (Walston, 2013).
I am not an expert of Duras, so perhaps the style is consistent and I’m the one with the problem! (Amazon Customer, 2014.)
De toute évidence, ces comptes rendus ne sont pas caractérisés par la vanité. Ces internautes ne cherchent pas à afficher leurs compétences et leurs connaissances, en cachant à tout prix les éventuelles insuffisances dans le domaine traité. Au contraire, le ton employé par les critiques non professionnels montre qu’ils ne prétendent pas savoir plus que le lecteur implicite du compte rendu. Cette attitude est caractéristique de l’univers des book blogs et elle s’explique sans doute par le fait qu’il s’agit ici d’un « discours dominé ». Les prosommateurs qui s’expriment sur Internet n’ont pas de positions prestigieuses à défendre dans le paysage culturel public et, par conséquent, ne craignent pas d’apparaître quelque peu naïfs, voire ignorants dans leurs appréciations. Van Dijk a affirmé que les élites tendent à monopoliser le discours public en excluant les personnes qui ne sont pas membres du groupe dominant16. Selon notre interprétation, l’idée de Van Dijk était tout à fait pertinente pour la critique littéraire jusqu’à l’arrivée de l’Internet et elle reste, en partie, applicable à la situation actuelle. Or, les critiques amateurs de notre corpus ont découvert que l’Internet offre une arène alternative où ils peuvent s’exprimer – ce qui veut dire qu’ils ne sont pas complétement exclus du discours public. Il s’agit, cependant, d’un discours « dominé », publié dans un forum beaucoup moins prestigieux que la presse traditionnelle.
La brièveté des comptes rendus
Parfois, le commentaire porte uniquement sur le produit physique commandé et sur la livraison – et non sur le texte littéraire à proprement parler. Dans le cas d’Amazon, soulignons-le, il s’agit d’un site commercial et l’aspect physique de la marchandise achetée, les termes de livraison, etc., sont aussi des aspects importants pour les clients. Voici un exemple du phénomène :
Exactly what i expected when ordered. the product came on time and there have been no complaints about it for any issues, so it’s what i wanted!!! (Tatarenko, 2013).
En règle générale, les comptes rendus rédigés par les critiques amateurs et publiés sur Internet sont plus succincts que la critique littéraire traditionnelle17. Les critiques amateurs vont souvent droit au but, et les raisonnements développés et nuancés sont rares dans la blogosphère. La tendance à la brièveté est sans doute accentuée par le développement technologique, qui prône des supports mobiles tels que téléphones intelligents et tablettes tactiles. En effet, les claviers minuscules des écrans tactiles n’invitent guère à développer le message textuel au-delà des 160 caractères admis dans un message SMS.
Parfois, la brièveté du compte rendu déposé sur le site web peut aller jusqu’à l’extrême. Il existe dans le corpus des billets composés d’un seul mot, ou deux :
Good (Rodriguez, 2015).
Love it (Rachel, 2015).
Sad (User, 2016).
Excellent (Worster, 2016).
Les références littéraires
Il convient de préciser, d’abord, que les références littéraires sont peu nombreuses dans les comptes rendus de notre corpus. Il est donc assez rare que l’on inscrive Marguerite Duras dans un contexte littéraire ou intellectuel. Or, lorsque les commentateurs font des rapprochements de ce type, ils lient l’œuvre durassienne aux auteurs et aux courants littéraires du xxe siècle. Un internaute parle de l’approche postmoderniste de l’auteur et constate que The Lover « fits nicely into post modernism » (Norford, 2013) alors qu’un autre individu évoque le courant du Nouveau roman :
Although the novel was published in 1984, it is written in the “Nouveau Roman” style fashionable in the 50’s and 60’s, and exemplified by Robbe-Grillet or Sarraute (Maynez, 2011).
Il s’agit dans le cas cité ci-dessus de la seule contextualisation française trouvée dans le corpus. À l’exception de ce commentaire, les références présentes dans les comptes rendus relient le roman à la littérature anglophone du xxe siècle :
Strongly recommended to all those who enjoy the writing of V. Nabokov (Amazon Customer, 2004).
The story has the atmosphere of a Graham Greene novel, without the politics (Rain Bird, 2007).
I’m not sure what to make of this book. She writes randomly as if she’s literally writing things down as they come to her head. If you’ve read the Handmaid’s Tale Offred does the same thing. Except you find out why she’s doing it this way at the end (Julian, 2009).
From Lolita’s point of view… well, not literally, but there certainly are parallels (Jones III, 2011).
Few novels that set out to portray the feeling of being in love work for me. This one does, along with The Waterfall by Margaret Drabble, in a sweet, calm yet viscerally penetrating way (Kate, 2012).
Ces références aux œuvres et aux écrivains anglo-américains servent à rapprocher l’ouvrage étranger de la culture cible, en l’insérant dans un univers littéraire qui est familier pour le lecteur. Lorsqu’un prosommateur introduit un auteur étranger qui est peu connu dans le pays cible, il peut ainsi se référer à des personnalités plus célèbres dans le milieu visé, pour faciliter la compréhension du public. En l’occurrence, les références littéraires incluent les auteurs anglophones Margaret Drabble et Graham Greene ainsi que des renvois aux œuvres du xxe siècle The Handmaid’s Tale (de l’auteure canadienne Margaret Atwood) et Lolita (de l’écrivain russo-américain Vladimir Nabokov). Par conséquent, le discours des prosommateurs évoque celui des préfaciers allographes, dans le sens où ils ont tous les deux une double fonction : une fonction de recommandation et une fonction informative18.
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Pour les commentateurs s’exprimant sur le site d’Amazon, le point de référence pour The Lover est la littérature anglophone du xxe siècle. En outre, le point de départ pour cette catégorie de lecteurs, lorsqu’ils découvrent l’œuvre littéraire The Lover, est souvent l’adaptation cinématographique du même titre. L’horizon d’attente est ainsi souvent déterminé par l’expérience du film d’Annaud, mais aussi par la présentation esthétique et commerciale du livre. Le choix de support visuel et d’arguments de vente sur la couverture (« exotic, erotic autobiographical confession ») contribuent à mettre en avant le côté érotique de l’œuvre. Les avis exprimés à propos du style d’écriture de Duras sont mitigés : certains prosommateurs sont enthousiastes tandis que d’autres individus expriment un avis contraire. Qu’ils soient positifs ou négatifs, ces avis ont une valeur commerciale pour le vendeur. Nous avons cité, ci-dessus, Ritzer, Dean et Jurgenson qui affirment : « Those who prosume on the Internet, especially Web 2.0, are very attractive to capitalists »19. C’est pour cette raison que les clients en ligne sont encouragés à noter le produit commandé. En effet, une mauvaise note n’est pas forcément quelque chose de négatif pour le libraire – en l’occurrence Amazon. Pour lui, il est égal si l’internaute qui visite le site et consulte les avis clients finit par commander le roman X ou le roman Y. Le vendeur veut s’assurer qu’il sera satisfait de son choix et retournera sur le site pour effectuer de futures commandes (c’est ce que l’on appelle « fidéliser le client » dans le jargon professionnel). L’essentiel est de créer et de propager l’image d’une entreprise qui est à l’écoute de ses clients et répond à leurs besoins ; dans ce contexte, les avis clients jouent un rôle important.
Les critiques non professionnels de notre corpus ne cherchent pas à imiter la critique professionnelle. Ils s’expriment de manière subjective – la profusion des pronoms personnels (« I ») et des déterminants ou adjectifs possessifs (« my ») en témoigne – et ne craignent pas de révéler un manque de connaissances personnelles, phénomènes qui sont quasi absents de la réception publiée dans la presse traditionnelle20. Selon notre interprétation, cela s’explique par le fait qu’il s’agit ici d’une réception alternative, créée en opposition à la critique professionnelle. Par conséquent, cette étude ne confirme pas l’idée d’une culture de convergence (convergence culture) formulée par Henry Jenkins, car il n’y a aucun signe indiquant que les frontières entre les deux arènes et les deux types de discours seraient floues et incertaines. En revanche, les critiques amateurs s’exprimant en ligne à propos de The Lover illustrent bien l’idée d’une culture de participation (participatory culture), dans laquelle les consommateurs deviennent des prosommateurs, c’est-à-dire des agents participant de manière active au discours public. La réception en ligne constitue un discours « dominé », il est vrai, mais il s’agit néanmoins d’une démocratisation du débat littéraire. Avant l’arrivée de l’Internet, les amateurs de littérature étaient complétement exclus du discours littéraire public, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.
