Le Square, la première pièce de théâtre de Marguerite Duras, est l’adaptation en 1956 du roman éponyme paru un an plus tôt. Mais il faut attendre 1965 pour qu’elle soit publiée, de surcroît dans une version plus longue. Le roman lui-même est foncièrement hybride, en majeure partie dialogué, de sorte qu’on pourrait croire qu’« [a]ucune transcription n’a été nécessaire, [qu’]à la lettre près, le texte du roman est devenu texte de la pièce »1 ou qu’il s’est fait « ‟naturaliser” en théâtre à la suite de [son] utilisation à la scène, sans qu’une transposition spectaculaire ait été nécessaire »2. Le contraire a été patiemment démontré, à savoir que le « théâtral a été comme sculpté directement dans le roman »3 et qu’il n’existe pas moins de « neuf versions dramatiques »4 du même texte. Puisqu’on a pu défendre que, à partir du Square, Duras assignerait désormais au « récit – dont l’importance est faible – le rôle de mettre en scène un dialogue dont l’importance est primordiale »5, j’aimerais ici montrer la persistance du récit au sein même du dialogue, un entrelacs du dialogue et du récit, voire de l’épique et du dramatique, qui aurait pour sommet et pour nom « hypotypose ». Cette figure « peint les choses d’une manière si vive et si énergique, qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante »6. Fontanier semble hésiter entre le pictural et le théâtral, le descriptif et le narratif, l’immobilité et le mouvement. Duras elle-même désigne les trois parties, de plus en plus courtes, de sa pièce comme « tableau » plutôt que comme « acte ». Mais la singularité de l’hypotypose tient justement en ceci : par la vertu de la parole et sur le plan de l’imaginaire, convertir un tableau en scène, une description en récit, une immobilité en mouvement. C’est même ce type de séquences qu’on a fini par retrouver dans presque chaque pièce publiée par Duras entretemps. Néanmoins, Le Square est le lieu de ce qu’on pourrait appeler une hypotypose contrariée, à plus d’un titre : d’abord du côté de l’Homme, voyageur de commerce, ensuite du côté de la Jeune Fille, bonne à tout faire, qui se rencontrent et dialoguent sur un banc, une fin d’après-midi, peu avant les beaux jours.
Du jardin zoologique…
La demande de récit est d’abord l’objet d’un refus, par épuisement :
Jeune Fille. – Excusez-moi, monsieur, mais puis-je me permettre […] de vous demander comment cela vous est arrivé [de devenir voyageur de commerce] ?
Homme. – Comment vous dire ? Ces histoires-là sont longues, compliquées, et au fond je les trouve un peu hors de ma portée. Il faudrait sans doute remonter si loin que l’idée en fatigue à l’avance (p. 35).
Cette lassitude de la rétrospection nous épargne un roman de la dégringolade sociale (« j’ai dégringolé […] dans la vie » [p. 130]), qui fait couple avec le genre du roman d’ascension, florissant comme on sait au xixe siècle. C’est lorsque l’Homme évoque le voyage plus récent qu’il a fait une « fois dans un grand pays étranger » (p. 49) que son rapport au récit s’infléchit. Il semble enclin tout d’abord à décrire la ville, avec un jardin zoologique en bord de mer, située dans ce pays où il s’est rendu un jour. Mais la Jeune Fille, qui peu avant souhaitait l’entendre se raconter, contrarie la prolixité naissante de son interlocuteur. Elle tente, à chaque avancée, de ramener cette description à des lieux communs, sous prétexte que là-bas aussi « il y a des gens malheureux » et des « jeunes filles comme [elle] qui attendent » (p. 50), que de toute façon, selon la doxa, « [o]n n’est jamais dans tout un pays à la fois » et, pire encore, les « gens qui [n]ous parlent du bleu de la mer [lui] donnent envie de vomir » (p. 51). L’Homme, a contrario, fait valoir des différences – « les hivers y sont moins rudes qu’ici » –, n’hésite pas à glisser vers la métaphore et l’oxymore : « Mais toute la ville est peinte à la chaux, figurez-vous de la neige au cœur de l’été » (p. 50-51). Il espère ainsi sans doute partager avec elle sa vision, sur le mode d’une « hypotypose »7. Mais, comme on l’a entendue, la Jeune Fille indocile le coupe d’emblée dans son élan et ne se figure rien du tout à ce stade.
Il faut attendre un certain temps pour que ce sujet fasse retour dans la conversation, pour l’instant supplanté par le souhait de la Jeune Fille de posséder « fourneau à gaz » et « réfrigérateur », synonymes à ses yeux de « bonheur » (p. 52-53). L’Homme, qui vient de gagner une « auréole de poète », n’aurait-il face à lui qu’une partenaire « bien triviale »8 ? Gardons-nous plutôt de la prendre de haut et rappelons simplement que dans la France des années 1950 ce qui se banalisera plus tard sous l’abréviation de « frigo » devient un objet de désir pour des millions d’hommes et de femmes, au point de symboliser à lui seul la société de consommation alors en marche. Boris Vian, avec « La Complainte du progrès (Les arts ménagers) » (1955), en fait une chanson qui résonnait peut-être chez les spectateurs de l’époque : « Autrefois pour faire sa cour / On parlait d’amour / Pour mieux prouver son ardeur / On offrait son cœur / Maintenant c’est plus pareil / Ça change ça change / Pour séduire le cher ange / On lui glisse à l’oreille / Ah ! Gudule / Viens m’embrasser / Et je te donnerai / Un frigidaire / […] Une cuisinière / Avec un four en verre / […] Et nous serons heureux ». C’est justement ce registre satirique, qui oppose matérialisme moderne et amour courtois immémorial, qu’écarte Duras dans sa pièce, au profit de la quête infinie d’une utopique empathie avec l’autre via la langue que chacun des deux parle – au risque assumé de l’intraduisible9.
L’Homme revient ponctuellement plus loin au sujet de la grande ville étrangère pour opérer une précision fondamentale :
[…] cette ville, je ne l’ai pas bien appréciée sur le moment à sa juste mesure. […] Et pourtant, à y repenser, je sais que ce voyage m’a changé, que beaucoup de ce que j’avais vu avant m’y menait et s’est éclairé. Ce n’est qu’après coup que l’on sait être allé dans telle ou telle ville, mademoiselle… (p. 62).
C’est cette temporalité de l’« après coup » qui est propre au récit, qui instaure une distinction entre un je narrant et un je narré, qui octroie à la rétrospection la faculté de donner sens et de prendre conscience. Mais le tournant a lieu dans la pièce à partir d’une formulation explicite de l’Homme : « Mademoiselle, je voudrais vous raconter comment je suis rentré dans cette ville après avoir déposé ma valise dans la chambre » (p. 66). Il s’agit donc bel et bien de « raconter » quelque chose à quelqu’un. Relater, c’est ainsi une manière d’entrer en relation. Cependant, il se produit pendant six pages une alternance entre des prises de parole qui suivent parallèlement leurs cours respectifs sans interagir véritablement entre elles. L’Homme se lance dans son récit de l’arrivée dans la grande ville étrangère, la Jeune Fille poursuit tout haut ses réflexions sur son travail harassant :
Jeune Fille. – Oui, monsieur, mais il ne faut pas vous inquiéter pour moi. Cela m’étonnerait que je me laisse aller à perdre patience un jour. Je ne pense qu’à ça, au risque qu’il y aurait à perdre patience, alors, ça m’étonnerait quand même, comprenez-vous, monsieur ?
Homme. – Mademoiselle, ce n’est que le soir, après avoir déposé ma petite valise…
Jeune Fille. – Car on pense beaucoup, nous aussi, monsieur, vous savez. Terrées dans notre travail il ne nous reste que ça à faire, penser, on pense, c’est fou. Mais pas sans doute comme vous à ne rien faire. Nous pensons en mal. Et tout le temps.
Homme. – C’était le soir, juste avant de dîner, après le travail.
Jeune Fille. – Nous, nous pensons toujours aux mêmes choses, aux mêmes personnes, et dans le mal. C’est pourquoi nous faisons si attention et que ce n’est pas la peine de s’inquiéter. Mais, vous voyez, vous parliez de métier, en est-ce un que celui-ci, qui vous fait imaginer toute la journée dans le mal ?… C’était le soir, disiez-vous, après avoir déposé votre valise ?
Homme. – Oui, mademoiselle. Ce n’est que le soir, après avoir déposé ma valise dans la chambre, juste avant le dîner, que je me suis promené dans la ville. Je cherchais un restaurant. C’est long et difficile, n’est-ce pas, de trouver ce qu’il vous faut lorsqu’on est limité par le prix. Et c’est pendant que je cherchais que je me suis un peu égaré du centre et que je suis tombé sur le jardin zoologique. La brise s’était levée. Les gens étaient sortis de la précipitation du travail et ils se promenaient dans ce jardin qui est, comme je vous l’ai dit, sur une hauteur qui domine la ville.
Jeune Fille. – Mais je suis sûre, monsieur, que la vie est bonne. Sans ça, allez, je ne me donnerais pas tant de peine.
Homme. – Je ne sais pas ce qui s’est passé. Dès que je suis entré dans ce jardin, je suis devenu un homme comblé par la vie (p. 67).
Le récit piétine, son incipit est répété à trois reprises, avec quelques variations, avant de faire place à la suite : description à l’imparfait, ponctuée d’un énoncé au présent gnomique qui rappelle les romans balzaciens (« C’est long et difficile, n’est-ce pas, de trouver ce qu’il vous faut lorsqu’on est limité par le prix »), mais l’usage du passé composé, plutôt que du passé simple, pour évoquer l’expérience intérieure, permet de garder encore des liens avec le présent. Dans une adaptation cinématographique, un flashback, et dans une mise en scène théâtrale, un changement de lumière, voire de décor, donneraient chair au récit de l’Homme mais auraient pour inconvénient majeur de minorer les contrepoints digressifs de la Jeune Fille.
Le relançant faute d’obtenir une réponse directe à ses propres questions, celle-ci se montre ensuite incrédule, en pointant la disproportion à ses yeux entre l’intensité du sentiment éprouvé et son prétexte somme toute banal :
Jeune Fille. – Monsieur, je ne sais pas comment un jardin, à le voir, peut rendre un homme heureux ?
Homme. – […] Eh bien, j’ai été tout à coup aussi à l’aise dans ce jardin que s’il avait été fait pour moi autant que pour les autres. Comme si, je ne saurais vous dire mieux, j’avais grandi brusquement et que je devenais enfin à la hauteur des événements de ma propre vie. Je ne pouvais pas me décider à quitter ce jardin. La brise s’était donc levée, la lumière est devenue jaune de miel, et les lions eux-mêmes, qui flambaient de tous leurs poils, bâillaient du plaisir d’être là. L’air sentait à la fois le feu et les lions, et je le respirais comme l’odeur même d’une fraternité qui enfin me concernait. Tous les passants étaient attentifs les uns aux autres et se délassaient dans cette lumière de miel. Je me souviens, je trouvais qu’ils ressemblaient aux lions. J’ai été heureux, brusquement.
Jeune Fille. – Mais heureux comment, comme quelqu’un qui se repose ? […] (p. 68-69).
L’Homme vient de conter pour lui l’essentiel. Il fait entendre à la Jeune Fille un récit qui s’apparente au topos de l’initiation, voire de l’illumination mystique, mais transposé dans un contexte profane. Tout se serait joué en arrivant par hasard il y a trois ans dans ce jardin zoologique situé sur les hauteurs de la grande ville étrangère, surplombant la mer alentour, au crépuscule. Comme le square, ou mieux encore qu’un square, ce jardin – à la lettre – de vie, aura été un hortus conclusus propice à la révélation, mixte de nature et de culture, lieu rare où logos et zôon ne sont plus contradictoires. Le penchant métaphorique de l’Homme, auparavant timide et entravé, fait retour ici sur un mode amplifié : animalisation des hommes et humanisation des animaux, synesthésies, résurgences bibliques, fauvisme pictural… pour mieux dire qu’une étape essentielle a été franchie dans un processus d’apprentissage et qu’une sensation d’appartenance à un tout, englobant les autres hommes, les animaux et les éléments naturels, a été accueillie. L’événement intérieur est mis en relief par la locution adverbiale « tout à coup » et la répétition de l’adverbe « brusquement », dont la deuxième occurrence, qui plus est, dans une position syntaxique disloquée qui ne correspond pas à l’ordre des mots canonique, clôt la tirade. Le passé composé maintient toujours des liens avec le présent de l’échange dialogué tandis que l’imparfait continue à imprégner la description. Mais reprenant ce récit que l’Homme aurait pu croire achevé, la Jeune Fille lui demande de multiples précisions. Elle exige une plus grande exactitude, d’abord sur le plan de l’intériorité, sur ce qu’il a véritablement ressenti, presque à la façon d’un harcèlement socratique10, parvenant à ce qu’il accouche dialectiquement d’une formulation ultime : ce qu’il a connu, ce serait une « force qui fait souffrir », qu’il est impossible d’« assouvir », autrement dit, l’« espoir », voire, in fine, l’« espoir de l’espoir » (p. 69).
Elle procède de même sur le plan factuel, celui du paysage contemplé, par souci extrême du détail, en reprenant les mots de son interlocuteur pour mieux les retourner provisoirement contre lui : « Elle [la mer] ne devait plus être tellement bleue puisque le soleil se couchait, disiez-vous » (p. 70). L’Homme concède que celle-ci « est devenue plus sombre et de plus en plus calme » (loc. cit.). Le dernier adjectif suscite à son tour une contestation : « Non, puisque la brise s’était levée, elle ne devait pas être aussi calme que ça » (loc. cit.). L’Homme fait alors appel à une perception impartageable et à une hypothèse invérifiable : « Mais c’était une brise si légère, si vous saviez, et elle ne devait souffler que sur les hauteurs […] » (loc. cit.). La Jeune Fille s’attaque à un détail supplémentaire : « Et puis, monsieur, ce soleil couchant ne devait pas éclairer tous les lions » (p. 71). Face à la réaffirmation de l’Homme, c’est elle qui propose à son tour une hypothèse : « Le soleil, donc, s’était couché sur la ville avant » (loc. cit.). Ce n’est qu’au prix de ce travail de précision qu’un accord final sur le récit est acté par l’Homme : « Oui, c’est ça exactement, vous avez bien deviné. Le jardin recevait encore le soleil alors que la ville était déjà dans l’ombre » (loc. cit.). L’hypotypose n’a certes pas suffi à endiguer par avance les hypothèses. Mais les hypothèses tendent à parfaire l’hypotypose, jusqu’à régler minutieusement l’éclairage de ce qui ressemble désormais à une véritable scène.
En reconsidérant l’ensemble de cette séquence, d’aucuns pourraient penser au théâtre de la dérision des années 1950 : « À un degré moindre, ce désaccord des voix met en scène le dysfonctionnement du dialogue à la manière de Ionesco : une fausse note qui met mal à l’aise, parce que l’échange, en se déréglant, devient un chevauchement absurde de soliloques »11. Mais lors d’une première écoute, cette séquence du Square, toute proportion gardée, m’a semblé plutôt frôler une transposition théâtrale, dans un tout autre contexte, du chapitre de Madame Bovary (1857) où Flaubert alterne, pour les neutraliser réciproquement, un discours de remise des prix de comices agricoles et un dialogue enflammé entre Emma et Rodolphe. Tout se passe comme si s’opposaient d’abord, à la façon d’une discordance et d’une dissonance, d’un côté une approche poétique, romantique, du récit et de la description, avec paysage-état d’âme, de l’autre, une approche beaucoup plus réaliste, suspicieuse à l’encontre de la métaphore, celle d’un Robbe-Grillet par exemple, avant que ces deux approches antithétiques ne s’allient dans un fragile consensus, in extremis. C’est que la Jeune Fille demande encore un peu plus tard d’autres précisions, cette fois d’ordre temporel, pour mieux cerner le court laps de temps, « dix minutes » (p. 74) avant la disparition totale du soleil, où l’Homme a pénétré par hasard dans le jardin, et savoir si, « après » (p. 75), il est allé dîner comme il l’avait initialement prévu. Par comparaison avec d’autres œuvres durassiennes, sur ce seul point, Le Square se situerait entre le dialogue du film Hiroshima mon amour (1959) – « Lui. – Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien. / Elle. – J’ai tout vu. Tout… » – et celui de la pièce Savannah Bay (1982) – la communion de Madeleine et de la Jeune Femme lors d’un « récitatif »12 hallucinatoire. Le square où se rencontre le duo n’est ni fracassé par l’Histoire ni mythifié par l’intime, c’est un espace neutre, qui tend à se confondre avec le plateau de théâtre lui-même, en cela propice aux surimpressions ou aux projections les plus diverses.
Chaque constituant du récit rétrospectif à la première personne (psychologie, espace, temps, vraisemblance et motivation) que lui confie l’Homme est donc, tour à tour, mis en doute, soupçonné, par la Jeune Fille. L’effet de ce travail de Pénélope du dialogue, tricotage et détricotage d’un récit en train de se faire et de se défaire, est ambigu : il s’agit soit de renforcement, soit de fragilisation d’une vision partageable-impartageable. Je n’emploie pas ici au hasard la métaphore du texte-tissu, courante dans la critique littéraire des années 1960. En effet, il est indiqué dans les dramatis personae que la Jeune Fille « revient » à son « ouvrage de couture » pendant les « silences » (p. 25), manière moins de combler la supposée gêne occasionnée par les blancs de la conversation que de matérialiser sur scène cette métaphore du texte-tissu ajouré et du lien ténu qui se tisse entre les deux personnages. Il se trouve qu’on apprend tardivement ce que l’Homme vend au cours de ses voyages : de la mercerie, des « cotons » (p. 94)… C’est donc à une mise en scène de trancher entre détricotage du récit par le dialogue et tricotage du dialogue par le récit – ou de tenter de se tenir sur un fil d’équilibriste. La position des acteurs dans l’espace, par exemple, selon qu’ils seraient face-à-face ou qu’ils regarderaient ensemble un même horizon imaginaire en front de scène, colorerait de façon diamétralement opposée la séquence.
… au chien empoisonné
Un mouvement analogue de venue au récit s’observe chez la Jeune Fille, cette fois non pas selon une temporalité de la rétrospection mais selon celle de l’anticipation. Comme chez l’Homme auparavant, ce mouvement est d’abord interrompu à peine commencé :
[…] un beau jour, je pénétrerai dans le salon, et je parlerai. […] Je dirai : ce soir je ne sers pas. Madame se retournera vers moi et s’étonnera. Je dirai : pourquoi servirais-je puisque à partir de ce soir… à partir de ce soir… Mais non, je ne vois pas bien comment des choses de cette importance-là se disent (p. 78).
On en reste au stade du bégaiement. Le scénario fantasmatique s’effondre de lui-même, sans qu’il soit besoin d’interventions extérieures pour le miner. L’Homme, au contraire, complète les blancs en utilisant le discours indirect, à la limite de la ventriloquie :
Qui sait, mademoiselle, cela va peut-être cesser très vite pour vous, tout d’un coup, peut-être que ce sera cet été-ci, on ne sait jamais, que vous entrerez dans ce salon et que vous déclarerez que, désormais, le monde se passera de vos services (p. 79).
On retrouve la locution adverbiale « tout d’un coup » – qui n’est certes pas exactement synonyme de « tout à coup » – mais dans le contexte d’un futur très incertain (« Qui sait », « peut-être » répété deux fois, « on ne sait jamais »). L’enjeu pour la Jeune Fille est de connaître à son tour la dialectique, propre au récit rétrospectif à la première personne, entre « tout à coup » et « après coup » : « Et vous vous souviendrez toujours de ce moment-là comme je me souviens de ce voyage » (p. 79-80). Mais ne serait-ce pas une autre manière de l’enfermer, en écrivant par avance son histoire, ou plutôt en agençant par avance la structure de son histoire ? C’est pourquoi l’Homme précise bien plus tard : « […] on fait des suppositions, des hypothèses, mais […] de là à donner des conseils, il y a un pas énorme et je m’en voudrais de l’avoir franchi sans m’en rendre compte… » (p. 131). Il est malgré tout difficile de distinguer si nettement « suppositions » et « conseils », recherche d’une empathie avec l’autre et position surplombante de condescendance. Je le reformulerai ainsi : dans Le Square, l’hypothèse contrarie certes l’imposition hallucinatoire de l’hypotypose, en dénude d’une certaine façon le procédé, mais on peut également y percevoir la volonté de laisser place à l’autre au sein du récit mythifié ou fantasmatique plutôt que de l’y cloisonner magiquement : on tendrait ainsi via l’hypothèse vers une communion con-sentie13 dans l’hypotypose.
Mais il faut attendre un peu plus pour assister au tournant dans la pièce qui concerne en propre la Jeune Fille. Entretemps, l’Homme se demande pourquoi elle n’ouvre pas la porte de ce salon, puis la Jeune Fille l’interroge sur son rapport aux enfants, avant qu’il tente de la convaincre de ne plus accepter de corvées supplémentaires… C’est alors qu’elle évoque les « très vieilles femmes de parfois quatre-vingt-deux ans, et qui pèsent jusqu’à quatre-vingt-douze kilos, et qui n’ont plus leur raison, et qui font leurs besoins dans leurs robes à toute heure du jour et de la nuit et dont personne ne veut plus entendre parler » (p. 106). La polysyndète – répétition de la conjonction de coordination « et » devant chaque membre de la phrase – mime une accumulation de tâches de plus en plus ingrates, si ingrates que la Jeune Fille relate une visite à leur « syndicat » (loc. cit.). L’Homme insiste sur le poids ahurissant de la vieille dame, comme si celle-ci était réduite à un quartier de viande, dont la quantification suscite un « effet de réel »14 :
Jeune Fille. – Oui, à la dernière pesée, elle a encore grossi, et je vous ferai remarquer que je ne l’ai pas assassinée même il y a deux ans, en revenant du syndicat, et elle était déjà bien grosse et j’avais dix-huit ans, et que je ne l’assassine pas, toujours pas, alors que ce serait de plus en plus facile, bien sûr, puisqu’elle vieillit de plus en plus, et sa fragilité d’autant malgré sa grosseur, et qu’elle est seule dans la salle de bains le temps de la laver, et que la salle de bains est au bout de ce corridor dont je vous parlais, et qui est long comme la moitié de ce square, et qu’il suffirait de la maintenir sous l’eau pendant trois minutes pour que la chose soit faite, et qu’en plus, elle est si vieille que ses enfants ne verraient plus grand inconvénient à sa mort, ni elle-même d’ailleurs, qui ne sait plus rien de rien, et je vous ferai remarquer que, non seulement je ne le fais pas, mais que je m’en occupe bien, toujours pour les mêmes raisons que je vous ai dites, encore une fois, parce que si je l’assassinais, cela voudrait dire que j’envisage dans les choses possibles que ma situation pourrait en être améliorée, pourrait devenir supportable tout court, et que si je m’en occupais mal, outre que cela serait également contraire à mon plan, il s’en trouverait toujours pour s’en occuper bien (p. 107).
On se souvient que la Jeune Fille a la nausée face aux clichés poétiques et autres cartes postales littéraires. Un flot logorrhéique longtemps contenu trouve enfin vers qui se répandre. La polysyndète cette fois permet l’expansion indéfinie d’une seule et même phrase qui enchaîne les paradoxes. Tout étonne dans cette tirade, à commencer par l’idée d’assassinat d’emblée exposée. Au fil de son propos, on en viendrait même à se demander non pas pourquoi elle est passée à l’acte – comme c’est le cas dans une autre situation avec Les Viaducs de la Seine-et-Oise (1960), qui donneront plus tard L’Amante anglaise (1967) – mais pourquoi elle ne passe pas à l’acte et tarde tant à le faire. Duras ose briser ici un stéréotype aussi tenace que l’instinct ou l’amour maternel : les femmes seraient naturellement destinées à ce qu’on appelle aujourd’hui les métiers du care, des soins et des services à la personne, qu’elles exerceraient par vocation et avec un dévouement de saintes.
Dans le récit de l’Homme, un jardin zoologique tendait à se superposer au square où dialoguent les deux personnages. Maintenant, il s’agit du « corridor » de la maison où officie la Jeune Fille, « long comme la moitié de ce square ». Il ne faudrait pas croire que les deux récits s’opposent. Il s’agit davantage de l’envers et de l’avers d’une expérience analogue dans son intensité. Là où l’Homme insistait sur une illumination et une spiritualisation de la matière, la Jeune Fille met en relief un épaississement, un enfoncement obscur dans la matière, non moins extrême. Elle mêle divers temps et modes verbaux : passé composé et présent de l’indicatif (« je ne l’ai pas assassinée », « je ne l’assassine pas »), ainsi que deux types de conditionnel présent, celui d’un fantasme qui reste à l’état de fantasme malgré la facilité de sa réalisation (« ce serait », « il suffirait », « ses enfants ne verraient »), et celui d’un système hypothétique qui écarte ou prévient des potentialités non souhaitées (« ma situation pourrait en être améliorée », « il s’en trouverait toujours pour s’en occuper bien »).
Le souvenir des sœurs Papin (1933), ravivé par Les Bonnes (1947) de Genet, semble hanter la pièce de Duras. Mais la Jeune Fille ne néglige pas, comme Genet l’appelait avec dédain, le « syndicat des gens de maison » (« Comment jouer Les Bonnes », 1963)15, ni ne se prend, comme Solange et Claire, dans des « tourniquets d’être et d’apparence, d’imaginaire et de réalité »16. De même, il n’y a pas une once de brechtisme et de théâtre engagé dans Le Square – qui est décidément inclassable. La Jeune Fille se montre en effet lucide sur ce qu’elle peut attendre dans son cas du syndicalisme et d’un mouvement collectif : rien. Elle a conscience d’appartenir au lumpenprolétariat, elle qui exerce un sous-métier, elle qui voudrait au moins « casser des pierres sur des routes, fondre du fer dans des forges » (p. 110) comme un véritable ouvrier, ce qui ne l’empêche pas de garder cette « décence ordinaire » que George Orwell admirait chez les « gens simples »17. Elle montre une extrême conscience de la vie matérielle, de la surexploitation dont elle est l’objet de la part de ses patrons, à laquelle paradoxalement elle-même consent – servitude volontaire poussée à un comble –, elle connaît la réalité d’un marché du travail toujours nivelé par le bas. Elle n’a donc aucune leçon militante ou politique à recevoir. Tout ce qui pourrait améliorer son état sans le quitter, que ce soit par des moyens auxquels elle a déjà pensé ou que l’Homme lui suggère, est systématiquement et radicalement repoussé par elle : lutte syndicale, combat politique, démission fracassante, refus des corvées, octroi de vacances, petit voyage, changement de famille, jusqu’à l’assassinat, encore moins le suicide. Dans sa logique, il faut ne pas atténuer l’horreur de sa condition pour ne jamais s’en accommoder et ainsi se tenir prête à se marier le jour où un homme daignera la choisir. Mais là aussi, il ne s’agit pas d’espérer vivre un conte de fées, de se raconter des histoires : aucune illusion sur le mariage et la quête du bonheur. Seulement, elle constate que la société dans laquelle elle vit ne laisse pas d’autre moyen que celui-là seul pour qu’une femme de son rang puisse en sortir.
La Jeune Fille se lance peu après dans un récit à la troisième personne, séquence inédite à l’échelle de toute la pièce : « Je connais quelqu’un, monsieur, au fond, je peux bien vous le dire aussi tant qu’à faire, quelqu’un comme moi qui a essayé, qui a tué » (p. 108). Cela aurait pu être elle, c’était même peut-être elle, et dans ce cas le récit à la troisième personne permet un aveu qui sans cela resterait interdit18. Il s’agit du meurtre du « chien d’un très grand prix », alors qu’elle « avait seize ans » (p. 109), à qui ses propriétaires donnaient exactement la même chose à manger qu’à elle. Alors que ce chien était son « seul ami » (p. 110), « un jour, elle lui a volé son beefsteak » (p. 109), avant de l’« empoisonn[er] » (p. 109), provoquant une agonie pendant « deux jours » et des « remords » (loc. cit.) térébrants. Le contraste est on ne peut plus marqué avec la communion des hommes et des lions dans le récit de l’Homme auparavant entendu. Au paradis succède la faute. Mais les accents rousseauistes qui transparaissent dans cet aveu laissent vite place à l’humour le plus noir qui soit : « Homme. – […] vous pourriez peut-être […] nettoyer [la vieille dame] comme autre chose, une casserole, par exemple. / Jeune Fille. – Non. Ça aussi, je l’ai essayé, mais ça ne se peut pas. Cela sourit et cela sent mauvais, cela est vivant » (p. 118). Avec une apathie perturbante, la Jeune Fille soulève le voile qui nous protège habituellement de l’horreur du neutre, cette persévérance d’une vie impersonnelle jusque dans l’anonymat de la mort même, ce flageolement de l’être au bord du non-être et de l’innommable.
Le troisième récit
Il existe un troisième récit dans Le Square, un récit fantôme qu’élabore le spectateur à partir de quelques indices essaimés au fil de la pièce (l’Homme complimente la Jeune Fille sur ses yeux, celle-ci lui indique où se trouve le bal auquel elle se rend chaque samedi, elle l’invite explicitement à venir danser avec elle, elle retarde un peu le moment de partir…), parfois non concordants (chacun a pour habitude de converser avec des inconnus dans des squares, pourquoi leur conversation serait plus exceptionnelle que toutes les autres passées et sans doute à venir ?). Il faut distinguer plus que jamais ici l’expérience du lecteur et celle du spectateur. Le lecteur accède à la didascalie finale : « La jeune fille s’éloigne, d’un pas rapide. L’homme la regarde partir. Elle ne se retourne pas » (p. 154). La dramaturge attire l’attention du lecteur et du praticien de théâtre sur ce qui ne se produit pas et sème un doute irréductible sur la signification de cette absence de geste. Mais le spectateur, quant à lui, pourrait tout à fait ne pas y prêter attention, surtout qu’un plateau a souvent des dimensions réduites – c’était bien le cas lors de la création de la version abrégée de la pièce par Claude Martin en 1956 dans la petite salle du Studio des Champs-Élysées –, suffisamment réduites pour que l’éloignement progressif de l’actrice dans l’espace ne soit pas ainsi dramatisé. Il faudrait pour ce faire, non sans lourdeur, que son comparse resté sur le banc montre une certaine attente, une fébrilité, ce que rien dans le comportement mélancolique du personnage ne laisse présager. Au moins, l’indication de la dramaturge préserve l’ouverture du sens. La version romanesque de 1955 était moins équivoque : « Elle ne se retourna pas. Et l’homme le prit comme un encouragement à aller à ce bal »19. C’est pourquoi même Blanchot, un des premiers à avoir saisi l’importance du roman, pouvait écrire : « Que de la rencontre fortuite dans le square sortira cette autre forme de rencontre qu’est la vie partagée, cette idée vient naturellement, à la fin, consoler l’esprit du lecteur […] »20. Reste qu’était perçu comme un signe de bon augure – peut-être parce que la jeune fille ne commet pas l’erreur d’Orphée – ce qu’on aurait très bien pu interpréter comme un signe contraire. En outre, le narrateur reste peu disert et la focalisation interne sur l’homme n’a pas de contrechamp du côté de la jeune fille. Mais le dénouement ouvert de la pièce est beaucoup plus radical : le spectateur ne sait pas s’il vient d’assister à une comédie plutôt qu’à une tragédie. Cette question ne se pose d’ailleurs même plus. Seul compte un partage des récits pendant le temps éphémère d’une séance théâtrale où du commun aura été rentoilé au lieu même de sa désertion.