Agatha et le corps optique

Proposition pour une interprète

DOI : 10.54563/cahiers-duras.455

Résumés

Cet article est une base de réflexion dramaturgique pour l’interprétation d’Agatha de Marguerite Duras. Il fait l’hypothèse d’une parenté entre l’hypotypose classique et le récit descriptif contenu de la pièce. À partir de là, il étudie comment les caractéristiques rhétorique et stylistique de l’hypotypose permettent de mettre en lumière l’invisible et l’indicible durassiens. Pas à pas, l’article décrypte alors quelques répliques-clés de la pièce en vue de donner des outils de jeu à une interprète. De cette analyse, émergent les notions de corps optique et de corps épiphanique composé et partagé par tous les corps en coprésence dans la salle de théâtre.

This article is a basis for dramaturgical analysis of Marguerite Duras's Agatha. It hypothesizes a kinship between classical hypotyposis and the play's descriptive narrative. From this point, it examines how the rhetorical and stylistic characteristics of hypotyposis help to shed light on Durassian invisibility and unspeakability. Step by step, the article then deciphers some of the play's key lines to provide an interpreter with the tools she needs to perform them. From this analysis emerge the notions of “optical body” and “epiphanic body”, composed and shared by all the bodies co-present in the theater venue.

Plan

Texte

Agatha (1981) ouvrirait « la fusion intime et indécidable du vécu et de l’imaginaire », « l’une des lignes majeures de la production des années 80 » chez Marguerite Duras1. Au théâtre, l’une des principales expressions d’une telle fusion se fait au sein de récits, souvent des tirades épiques à la fois narratives et descriptives. Dans le répertoire historique, celles-ci ont une place symbolique importante dans le registre tragique. Elles sont souvent le fait de hérauts (l’envoyé faisant le récit des morts d’Astyanax et de Polyxène dans Les Troyennes de Sénèque), de gouverneurs (Théramène faisant le récit de la mort d’Hippolyte dans la Phèdre de Racine) ou des assassins eux-mêmes (Oreste faisant le récit du double meurtre de Clytemnestre et Égisthe dans l’Électre de Sophocle). Si ce type de tirades ne concerne pas exclusivement les cas de mort, c’est dans cette situation qu’elle semble la plus impérieuse du fait des enjeux de bienséance présidant à la théâtralité antique et classique. L’hypotypose est l’une des figures de rhétorique rattachées à ce type de tirades. Expression du non-visible, conversion de l’interdit en dicible, spectacularisation de l’invisible, l’hypotypose associe, pour Olivier Leplatre, « processus narratif, activité descriptive et finalité argumentative »2. Nous n’entrerons pas dans les débats soulevés par la spécificité de cette figure dans le champ littéraire3, entre rhétorique et stylistique. En analysant à destination d’une interprète des fragments de l’ouverture d’Agatha, nous relevons d’abord en quoi l’outil de l’hypotypose permet d’être attentif à la profondeur de sens qui se révèle dans l’économie des mots. Puis, en deux temps, nous caractérisons la constitution d’un corps optique mouvant et commun à l’assemblée théâtrale. Avant cela, nous proposons un rapide point historiographique autour de l’hypotypose et du tableau, afin d’expliquer la généalogie proprement théâtrale de ces termes dans laquelle la pièce ici étudiée s’inscrit.

De la séparation de l’hypotypose et du tableau à sa redistribution contemporaine

Considérée en un certain sens comme un procédé poétique de mise sous les yeux voire de production de la vision au moyen de l’ouïe4, l’hypotypose connaît une certaine fortune dans la réflexion théâtrale et la capacité du texte dramatique à donner à voir. Dans sa recherche d’une théorie du spectacle pour le xviiie siècle, Pierre Frantz a montré à quel point la notion de tableau qui se popularise est d’abord souvent limitée au sens conféré à l’hypotypose5. Puis elle s’émancipe avec l’abbé Dubos et Diderot pour qui, d’après le théoricien, « le “tableau” dramatique est une notion qui porte l’énergie de la vérité plutôt que la représentation de la réalité »6. D’un côté, il y aurait l’hypotypose qui repose sur « la suprématie du discursif sur le visuel », la langue étant le générateur de « l’émotion et de la sensibilité authentiques »7 ; de l’autre, il y aurait le tableau offrant un « nouvel équilibre entre la parole et le silence, un nouveau règlement des rapports entre le spectateur et le spectacle »8. Au fond, il y aurait d’un côté une figure du théâtre discursif négligeant la dimension scénique, de l’autre une figure intégrant celle-ci9.

En se positionnant contre le théâtre joué, Marguerite Duras redistribue cette séparation historique entre hypotypose et tableau. Bien qu’elle soit héritière des dramaturgies du tableau, la place donnée au mot par Duras et le peu d’attachement de celle-ci à la création d’images de vérité, font de son théâtre un espace de rencontre renouvelé entre tableau et hypotypose. Ainsi que le note Sabine Quiriconi, Duras « a trouvé les moyens de plier les éléments scéniques au geste de l’écriture »10. Plutôt qu’un geste néoclassique, c’est d’un pliage bien contemporain qu’il s’agit. L’acte de parler – la parole et, avec elle, la lecture – s’impose comme un geste physique renouvelé : c’est l’énoncé du mot qui permet la submersion du désir11. Ceci explique peut-être parmi d’autres raisons ce que, d’un point de vue proprement théâtral, la Duras de la « maigreur »12 des mots a pu trouver à un Racine laissant « de plus en plus de place au “spectaculaire” de l’hypotypose »13. Chez Duras, l’hypotypose consisterait en un geste verbal optique intégré à une théâtralité du tableau renouvelée. Formulée dans le cadre de l’épicisation continue du théâtre au xxe siècle, notre hypothèse doit maintenant être mise à l’épreuve. Prévenons toutefois que notre intérêt n’est pas stylistique. Il consiste à décrire les qualités de ces figures qui peuvent intéresser une ou un interprète14 devant oraliser le hors-regard (ici le passé, le lointain, l’intériorité) et le non-dicible (ici le tabou, l’interdit, l’inconscient). Comme nous le ferions pour une séance préparatoire à une répétition ou pour une séance de travail à la table, nous analyserons ci-après un segment introductif d’Agatha, qui s’ouvre à « Vous disiez je crois […] » (A, p. 1118) et se termine à « Et je vous ai regardé… (Silence) » (A, p. 1122)15.

Donner à voir « la plage » comme un fait mystérieux

Très tôt dans les échanges d’Agatha, la dimension mémorielle du dialogue d’exposition majoritairement mené à l’imparfait tend vers une mise en présence :

elle : Peut-être. Oui.

Temps.

elle : C’est un homme très jeune. Il doit avoir l’âge que vous aviez sur cette plage. (Temps.) Vingt-trois ans, je crois me souvenir (A, p. 1118).

Comme pour une hypotypose, on notera dans le syntagme « C’est un homme très jeune » la discrétion de l’instance narrative et la présentification apportée par le présentatif. Ainsi une bascule s’opère significativement entre elle avant et elle après le temps ; ce, précisément grâce à un temps qui a tout d’une suspension de tableau (A, p. 1118). Pour permettre à l’interprète de elle d’éprouver la nature de cette bascule, on pourrait lui proposer des variations en termes de conjugaison (« C’était un homme très jeune ») ou bien en termes de présence de l’instance narrative (« Je me rappelle un homme très jeune »), ce qui arrive d’ailleurs dans les deux phrases qui suivent. De même, pour mesurer l’intensité qu’il y a dans l’économie de la première phrase de cette réplique, il suffirait de retirer l’adverbe « très » ou d’ajouter un adjectif. C’est à la faveur de cette précision toute musicale que peut se donner à voir et sentir que cet « homme très jeune » est « l’amour délégué »16, tel que Duras le nommera. Si l’on revient à la définition de Quintilien – à savoir qu’une hypotypose est « une représentation des faits proposée en termes si expressifs que l’on croit voir plutôt qu’entendre »17 –, une tension a priori contradictoire se manifeste utilement : celle entre le fait (l’amour délégué) et l’étant (l’homme très jeune). En quoi l’amour délégué serait-il d’ailleurs un fait ? Ou encore : qu’est-ce que ce fait tout mystérieux qu’un amour délégué ? Et comment le donner à voir alors même qu’il ne s’exprime que synthétiquement et par voie paratextuelle ?

Puisqu’ils structurent quant à eux des effets de tableau, arrêtons-nous désormais sur l’expressivité des « temps ». Ceux qui suivent sont de nature à alimenter trois cadres de relation au présent pour l’interprète :

elle : La mer est encore endormie. Il n’y a aucun vent. Il n’y a personne. La plage est lisse comme en hiver. (Temps.) Je vous y vois encore. (Temps.) Vous alliez au-devant des vagues et je criais de peur et vous n’entendiez pas et je pleurais (A, p. 1118).

Dans la première partie de la réplique, sans marqueur d’extériorité ni marqueur de passé, le corps parlant18 – tout comme, possiblement, le corps écoutant – est projeté dans la scène qu’il décrit tout comme il projette cette scène sur la scène physique du théâtre. Un plateau laissant suffisamment de place à l’abstraction serait de nature à augmenter la présence en scène de cette mer endormie, du vent, de la solitude et de la plage lisse. Ce, au point de fusionner le présent de narration avec le présent du plateau. Il le ferait non sans créer de friction puisque la projection de soi dans le présent de la plage, permise par les deux premières phrases, serait nécessairement affectée par la troisième : « Il n’y a personne ». Comment lui, le corps écoutant, peut-il s’entendre dire qu’il n’y a personne puis y être vu « encore » ? Quelle est cette vue qui ne voit personne, qui voit lui, qui le voit encore ? Quelle est cette vue qui, ce faisant, présentifie la plage sur la scène de théâtre, plonge le public dans sa vision, mais qui, pour autant, ne voit pas celui-ci sur la plage ? Répondre à ces questions peut faire partie d’un exercice d’interprétation visant à clarifier, pour l’interprète, ce qu’elle voit intérieurement – c’est-à-dire en quoi la description affecte sa propre vision intérieure – et ce qu’elle voit extérieurement.

En cinq ou six mots, l’interprète donne-t-elle à voir le fait ou l’étant ? « C’est un très jeune homme » relève a priori de l’étant. Pourtant, derrière cela, c’est le fait mystérieux de l’amour délégué qui rôde, et peut-être motive la parole. « La mer est encore endormie » relève a priori du fait. Pourtant, si l’on ne veut pas prendre la personnification à la légère, c’est l’être et l’agentivité potentielle de la mer qui s’entendent déjà. L’économie des mots chez Duras permet non seulement cette attention à ce qui peut être vu en plus de ce qui est donné à voir, mais elle permet surtout à l’interprète d’interroger en soi ce que ses mots ont à offrir.

Un corps optique mouvant

La deuxième partie de la réplique, « Je vous y vois encore », fonctionne davantage sur le principe du tableau. Insérée entre les deux temps, elle réintègre par l’usage des pronoms (« je », « vous ») les deux entités qui se trouvent au présent du plateau. Par-là, ainsi que par le verbe et par l’adverbe de permanence, elle renouvelle la dimension spatio-temporelle. Celle-ci se caractérisait auparavant par des entités non humaines (la mer, le vent, la plage) et les locutions « Il n’y a » faisaient signe vers l’absence plutôt que la présence. Dans « Je vous y vois encore », le mystère reste entier sur le locatif (« y ») : désigne-t-il la mer ou la plage ? La dernière partie de la réplique répond à cette question de façon significative : « Vous alliez au-devant des vagues […] ». C’est bien entre les deux ou plutôt dans les deux que l’entité humaine se trouve, ou au moins se trouvait. Car la scène se dit désormais à l’imparfait. Dans le même temps où elle nous répond, où le tableau se précise, elle relance la dynamique descriptive de façon effrénée, comme en témoigne l’accumulation des conjonctions de coordination. Le geste optique redevient un geste narratif, et le corps décrivant au présent est alors dissocié du corps passé.

Opérés dans un temps très court, ces entrelacements entre corps passé, corps présent, corps décrivant et corps narratif créent moins des frontières que des zones troubles pour l’interprète. En l’occurrence, son enjeu principal sera d’investir ces temps durassiens qui créent différents niveaux de relation au présent. Il s’agit pour cette interprète de déterminer ce que ces niveaux de relation au présent évoquent, c’est-à-dire en quoi ces variations sont opérantes pour le jeu. Comment investir ces zones troubles dont ces variations sont la marque et ces « temps » les indices ? C’est un travail patient que le renvoi aux propriétés techniques de l’hypotypose ou du tableau peut aider à nourrir.

Les zones troubles que nous avons préalablement identifiées ont au moins comme unité d’être issues d’une seule entité, elle, que nous faisons prendre en charge par une interprète19. De la sorte, et en particulier dans les répliques descriptives, un corps optique nous semble faire jour. Cette expression a plusieurs intérêts. D’une part, elle ne désigne pas seulement l’œil et ne réduit pas la vue à un organe biologique – même si on peut choisir de l’y limiter. D’autre part, sans négliger la physicalité de la vue, elle permet d’intégrer le régime de la vision ou l’hallucination : voir, c’est aussi croire que l’on voit. Enfin, elle permet de caractériser un ensemble organisé, potentiellement composite et intermittent, s’ouvrant à d’autres optiques même lorsque celles-ci ne s’expriment pas vocalement20. Par simplicité, on considérera pour le moment que elle est l’entité d’impulsion de ce corps optique qui articule les effets de tableau et les traces d’hypotypose.

Quelques pages après (A, p. 1121), elle réinvestit pendant toute une tirade ce qu’elle a initié avec la réplique « Je vous y vois encore ». Le passage, qui s’étend de « Je vois que vous avez quinze ans […] » à « Je ne vois plus que vos yeux », insiste à chaque phrase sur sa qualité de corps optique. On assiste à une déclinaison de ses modalités optiques (« vois », « regarde », « chasse l’image ») et à une association systématique des deux corps en scène (« Je vous », « vous me »). Seule une phrase fait exception et rappelle l’indépendance du corps optique de elle vis-à-vis de lui : « Alors je me tais. ». L’association systématique de elle et lui est d’autant plus signifiante que elle se masque peu après le début de la tirade :

elle : Je vois que vous avez quinze ans, que vous avez dix-huit ans. (Temps.) Que vous revenez de nager, que vous sortez de la mer mauvaise, que vous vous allongez toujours près de moi, que vous ruisselez de l’eau de la mer, que votre cœur bat vite à cause de la nage rapide, que vous fermez les yeux, que le soleil est fort […] (A, p. 1118).

Ici, le temps qui sépare la première phrase de la réplique des suivantes ne fonctionne pas sur le même registre que les temps décrits dans le chapitre précédent. Si ce temps crée une suspension, ce n’est pas tant pour plonger dans un nouveau cadre que pour mieux replonger dans le même. Ce faisant, elle s’efface presque. Grâce à une accumulation de subordonnées qui renvoient au « Je vois que » initial, le corps optique existe tandis qu’elle s’autonomise. Celle-ci devient en effet un corps individuel près duquel « vous vous allongez toujours ». Les retrouvailles entre elle et le corps optique se font dans un retour puissant : « Je vous regarde ». Du point de vue optique, passer d’un « Je vois que vous » à un « Je vous regarde », c’est passer d’un voir potentiellement trouble (car relatif tant à la vue qu’à la vision) à un regarder organisé. À l’interprète, il s’agit avec ces indices de dessiner une trajectoire : en quoi suis-je l’impulsion d’un corps optique et en quoi ce corps optique est-il plus grand que moi ?

Répondre à ces questions permet d’être sensible à certains mouvements du texte de sorte à en nourrir l’interprétation. On pourra chercher avec l’interprète ce qu’est un corps optique capable de voir « que [le] cœur bat vite ». On postulera que c’est un corps optique renouvelé qui non seulement voit et fait voir, mais est aussi devenu capable d’entendre et faire entendre, peut-être pour mieux ressentir et faire ressentir. Dans la tradition classique, l’hypotypose doit imposer « une accumulation d’espaces fragmentés à la sidération de l’allocuteur », l’emportant dans un « tourbillon irrésistible », souvent par les moyens d’une « énumération exhaustive des détails », d’une « amplification asyndétique » et d’une « disparition des tropes »21. C’est tout l’inverse de ce passage. L’énumération syndétique et l’indiscrète anaphore entraînent-elles alors dans un tourbillon ? Si oui, qui entre dans celui-ci ? Serait-ce moins l’allocuteur que le corps optique lui-même puis, avec lui, s’ils le suivent, les autres corps en présence ?

Un corps épiphanique commun

Ainsi posé, le corps optique n’est pas à distance des scènes qu’il décrit. C’est peut-être d’ailleurs à cette seule condition que, dans le cas de l’inceste d’Agatha, il est en capacité d’acquérir un caractère épiphanique et ainsi de « rendre imaginable l’inimaginable et vraisemblable l’invraisemblable »22 et vivable « l’invivable »23.

Pour terminer, nous ouvrirons sur un trouble d’une nouvelle nature. Il s’exprime (A, p. 1122) lorsqu’une mort fantasmée à venir est décrite au passé par elle :

lui (cri bas, plainte) : Vous avez pu faire cela, envisager cela, ce départ loin de moi, séparément de votre mort… (Temps.) Vous avez pu faire ça… Une seule fois… une seule… vous avez pu…

La voix de la femme se pose ici comme jumelle de celle de l’homme, fondue à lui.

elle : C’est arrivé en effet. (Temps.) Ça a duré quelques secondes. Comme je vous le disais… le temps de voir. Le temps de vous voir mort. De me voir vivant près de vous mort.

Silence. Elle cherche quand cela s’est produit.

elle : Je me souviens mal… cela devait se passer dans le petit matin, juste avant le réveil, je ne sais pas de quelle nature était cette mort qui vous frappait. (Temps.) Il me semble qu’elle avait affaire à la mer, toujours cette image d’enfance de vous qui alliez au-devant des vagues. (Temps.) Et je vous ai regardé… (A, p. 1122).

Pour l’interprète, les variations lexicales et syntaxiques sont à investir comme des mouvements intérieurs profonds24, au risque d’apparaître anecdotiques. S’ils ne doivent pas nécessairement être montrés, ces mouvements peuvent servir de points d’appui pour appréhender puis s’approprier le texte. Ici, le trouble introduit rend possible l’agrandissement du corps optique qui poursuit son parcours (« Et je vous ai regardé… » résonnant avec le « Je vous regarde »).

Cette traversée dans les principaux passages descriptifs de l’ouverture d’Agatha nous a permis de rendre compte des différentes zones troubles pouvant nourrir l’interprétation de ce que nous avons fini par appeler le « corps optique » de elle. Certaines caractéristiques stylistiques de l’hypotypose et du tableau – au sens rappelé en début d’article – sont bien présentes. Mais c’est autant leur présence que leur absence, et la dynamique de celles-ci, qui permettent de mesurer et d’investir la complexité du corps optique constitué par elle – et ce, de manière non psychologique. Il ressort assez nettement que l’implication du corps optique dans la scène décrite est un enjeu crucial de l’oralisation du texte. Plutôt que de faire ressentir une émotion déjà vécue, comme pourraient le faire hérauts ou messagers, le corps optique est une construction permanente car il est interdépendant de la description et fragmenté du point de vue spatial (scène, salle, hors-scène…), temporel et psychologique. C’est dans cette construction que le spectaculaire réside. Car ce à quoi l’on assiste, c’est à la mise en présence progressive du non-dicible que constitue l’inceste. La pluralité des registres et des temps, associée à la co-construction des visions, fait également signe en ce sens. La façon dont les spectateurs et les spectatrices contribuent au corps optique commun pourrait être envisagée. Toutefois, pour terminer en restant sur notre approche initiale au service de l’interprétation, nous nous arrêterons avant tout sur l’inscription de l’autre interprète dans ce corps optique.

Le mystère de l’épiphanie permise par l’hypotypose repose notamment sur sa portée persuasive. À la narration et la description, s’ajoute bien l’argumentation. Celle-ci n’est pas un didactisme. Plutôt, elle se glisse incidemment de telle sorte que l’autre en vient à co-élaborer les visions. C’est d’ailleurs ce qui nous pousse à sentir la portée argumentative plutôt qu’informative du geste de elle telle qu’il est interprété par lui : « Ainsi vous êtes venue pour m’avertir de ces décisions que vous avez prises loin de moi pour faire cette interdiction plus interdite encore » (A, p. 1134). Nous nous interrogions plus haut sur la nature des faits représentés par l’hypotypose durassienne. Ici, le fait représenté est « cette interdiction plus interdite encore » et n’advient qu’au présent de l’énoncé de décisions passées.

Comparer Agatha et Savannah Bay25 donnerait à voir les différences de dynamique entre un vecteur principal du corps optique (elle, Madeleine) et un vecteur auxiliaire (lui, Jeune Femme). Dans Agatha, une tentative de prise de relai s’opère par lui, à partir de la réplique significative : « Agatha, je te vois » (A, p. 1124). L’augmentation du poids de réplique de lui mène à une passe d’armes (« elle : Pourquoi. lui : Pour essayer de voir ce que vous avez vu. elle : Vous ne pouvez pas. […] ») et à un désaveu (« […] Vous ne pourrez jamais. » [A, p. 1126]) scandés par un temps. Pour autant, elle se laisse gagner par les commentaires et les effets de relance de lui, à partir d’un percutant « Vous inventez » (p. 1128). Pour une hypotypose classique, ce commentaire signerait un aveu d’échec du locuteur. Ici, le sujet portant sur les sentiments, la sincérité de elle (« Je ne sais pas. Je ne crois pas ») suffit à rallier l’allocuteur. Ces jeux de relance entre elle et lui se retrouveront plus tard (p. 1130 et p. 1137), jusqu’à se manifester à l’intérieur même de la vision :

elle (lent) : Tu disais : « Regarde, Agatha, regarde derrière tes yeux. » C’était toujours la plage… Tu posais tes mains sur mes yeux et tu appuyais fort. Et je voyais… Et je te disais ce que je voyais… le rouge… les incendies… et la nuit… J’avais peur… et tu me demandais de te dire encore et je te disais voir aussi tes mains à travers le rouge de leur sang… (Temps) (A, p. 1143, nous soulignons).

Plutôt que de servir l’avancée de l’action, le dialogue est ici au service de la construction d’un corps optique qui est commun au vecteur principal et au vecteur auxiliaire. Celui-ci va jusqu’à représenter lui-même ses échanges au sein de son récit. La sollicitation du récit par le corps auxiliaire est une opération que l’on retrouve dans Savannah Bay. Significativement pour notre problématique, il y sera encore une fois question d’irreprésentable : une naissance, la mort de deux amants et peut-être celle aussi, en creux, de leur enfant.

 

Au terme de cette étude, les différences avec l’hypotypose telle que la déploie le récit de Théramène dans la Phèdre de Racine sont légion. Pour l’interprète, nous avons démontré que c’est la mémoire de telles hypotyposes dans la théâtralité durassienne et la façon que celle-ci a de rejouer le cousinage entre tableau et hypotypose qui pouvaient être des pistes pour appréhender la densité de l’ouverture d’Agatha. Et, avec elle, d’au moins toute une pièce, sinon de toute une décennie de théâtre chez Duras.

La principale piste, qu’il faudrait confirmer par le travail au plateau, est que le personnage de elle est le vecteur principal d’un corps optique qui ne se limite pas à elle. La capacité à mettre en présence le hors-visible n’est pas qu’une affaire solitaire – contrairement à ce que la longueur des tirades classiques pouvait faire croire. C’est dans la double sollicitation intérieure (sollicitation de soi) et extérieure (de sa ou son partenaire de jeu, du public) qu’elle se manifeste, et c’est là que réside le travail de l’interprète. N’est-ce pas au fond l’un des gestes de Savannah Bay mettant en jeu Madeleine Renaud comme actrice même ? Puisque ses récits passés sont mis en échec (« À force, tous les jours je me trompe… dans les dates… les gens… les endroits… »26), toute hypotypose l’est avec. Mais une entité désirante les appelle. Dans Agatha, lui le fait déjà à sa manière. Non en demandant « [q]uel coup me l’a ravi ? Quelle foudre soudaine ? »27, ni quelques vérité ou réalité. Très précisément, lui invite le vecteur principal du corps optique à regarder derrière ses yeux, c’est-à-dire à œuvrer dans des espaces inaccessibles à quiconque, pas même à la personne concernée. Voilà, pour une interprète qui n’aura jamais plus vu les portes de Trézène que de l’arrière de ses yeux, un morceau de bravoure contemporain.

Notes

1 Anne Cousseau, « Agatha », Dictionnaire Marguerite Duras, dir. par Bernard Alazet & Christiane Blot-Labarrère, Paris, Champion, 2020, p. 28. Retour au texte

2 Olivier Leplatre, « “Ravi d’une si belle vue” : le seuil du regard dans le théâtre de Racine » in Le Regard à l’œuvre : lecteurs de l’image, spectateurs du texte (Actes de colloque, Université de Caen, nov. 2011), dir. par Teresa Orecchia-Havas, Anne Surgers, Marie-José Tramuta et al., Caen, 2014, p. 40-41. Retour au texte

3 Je tiens à remercier Sabine Quiriconi et Florence de Chalonge pour leurs précieuses informations sur le sujet. Retour au texte

4 Yves Le Bozec, « L’hypotypose : un essai de définition formelle », L’Information grammaticale, no 92, 2002, p. 4-5. Retour au texte

5 Pierre Frantz, « À la recherche d’une théorie du spectacle », L’Esthétique du tableau dans le théâtre du xviiie siècle, PUF, « Perspectives littéraires », 1998, [en ligne], disponible sur URL : https://www.cairn.info/l-esthetique-du-tableau-dans-le-theatre-du-xviii--9782130495390.htm, consulté le 26 juil. 2023. Retour au texte

6 Ibid., § 104. Retour au texte

7 Ibid., § 31. Retour au texte

8 Ibid., § 3. Retour au texte

9 Par le drame moderne et contemporain, le tableau s’est affirmé comme geste scénique et comme séquence dramaturgique tandis que l’hypotypose est restée une figure de la rhétorique. Notons toutefois que le tableau conserve des qualités du temps où il se confondait avec l’hypotypose : suspension du mouvement dramatique, effets d’accentuation, temporalité rétrospective… Comme le rappelle Mireille Losco, le tableau, comme type de séquence dramaturgique, « joue d’une hybridation avec l’instance narrative du roman et participe ainsi de l’émergence au théâtre du “moi épique” », caractérisé par Peter Szondi (« Tableau », Lexique du drame moderne et contemporain, dir. par Jean-Pierre Sarrazac, Circé, « Poche », 2010, p. 211). Le théâtre de Duras hérite à sa manière de cette histoire. Retour au texte

10 Sabine Quiriconi, « Théâtre », Dictionnaire Marguerite Duras, op. cit., p. 622 (nous soulignons). Retour au texte

11 Voir Marguerite Duras, Agatha, Œuvres complètes, t. III, dir. par Gilles Philippe, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 1131 (désormais abrégé en A et référencé dans le corps du texte). Retour au texte

12 Bernard Alazet, « Racine », Dictionnaire Marguerite Duras, op. cit., p. 522 (citant Les Yeux bleus cheveux noirs, Œuvres complètes, t. IV, op. cit., p. 288). Retour au texte

13 Pierre Frantz, op. cit., § 27. Retour au texte

14 L’intérêt nous paraît notamment d’ordre pédagogique. Si ce n’est plus systématique, le travail des textes de l’Antiquité grecque et de l’âge classique, et notamment des scènes concernées par l’hypotypose, continue d’être un passage obligé de nombreuses formations en art dramatique. Retour au texte

15 Comme le propose à sa manière Michel Vinaver dans Écritures dramatiques (Arles, Actes Sud, 1993) et comme nous avons coutume de le faire en travaillant un texte pour le théâtre, nous choisissons d’isoler un fragment textuel dont les caractéristiques analysées de façon ciblée infuseront notre approche du reste du texte. Retour au texte

16 Marguerite Duras, « [Extrait de la conférence de presse de Montréal : 8 avril 1981] », « Autour d’Agatha », Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 1154. Retour au texte

17 Quintilien, Institution oratoire, t. IV, éd. et trad. par Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, p. 181. Retour au texte

18 Plutôt que les mots de « locuteur » ou d’« allocuteur », nous utilisons temporairement ceux de « corps parlant » et « corps écoutant » pour insister sur la nature physique de la parole théâtrale. Retour au texte

19 elle pourrait très bien ne pas être prise en charge par une interprète scéniquement présente. Notre postulat de départ, déjà formulé dans l’introduction, vise à ne pas trop orienter la gamme d’interprétations du rôle, la laissant ouverte entre lecture, incarnation et désincarnation, d’où l’utilisation de la locution verbale « prendre en charge ». Retour au texte

20 À commencer par celles de lui et des différents membres du public qui, même lorsqu’ils ne s’expriment pas par la voix, peuvent contribuer au corps optique commun de la représentation en cours. Retour au texte

21 Yves Le Bozec, op. cit., p. 6-7. Retour au texte

22 Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence [1980], Paris, Albin Michel, « Bibliothèque de l’évolution de l’humanité », 1994, p. 679 (cité ibid., p. 7). Retour au texte

23 Anne Cousseau, « Agatha », Dictionnaire Marguerite Duras, op. cit., p. 29. Retour au texte

24 Ces mouvements intérieurs peuvent être alimentés par une réflexion psychologique, mais aussi philosophique, imaginaire, politique, etc. Retour au texte

25 Marguerite Duras, Savannah Bay (version de 1983), Œuvres complètes, t. III, op. cit. Retour au texte

26 Ibid., p. 1224. Retour au texte

27 Thésée à Théramène dans la Phèdre de Racine (acte V, sc. 6). Retour au texte

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Quentin Rioual, « Agatha et le corps optique : Proposition pour une interprète », Cahiers Marguerite Duras, [en ligne], 3 – 2023, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/cahiersmargueriteduras/455

Auteur

Quentin Rioual

Paris, Lorient
rioual.q@gmail.com