Sabine Quiriconi. – Vous avez mis en scène bon nombre d’œuvres qui ne sont pas, a priori, destinées à la scène (de Laclos, Sacher-Masoch, Houellebecq, Sade…). Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces textes ?
Christine Letailleur. – Ces œuvres portent en elles le théâtre. Elles en sont contaminées. Par exemple, derrière la matière épistolaire de Laclos, il y a une ossature théâtrale classique très forte : une scène d’exposition, une intrigue astucieuse, des péripéties, un dénouement inattendu et ce quelque chose qui nous tient en haleine tout du long comme une tension dramatique ainsi que, bien sûr, des personnages hauts en couleur qui s’imposent à nous, fascinent et sont eux-mêmes les moteurs de l’action. Merteuil et Valmont prennent un vif plaisir à se mettre en scène dans leurs récits, à décrire leurs conquêtes amoureuses, leurs exploits, à s’écouter, suscitant ainsi le désir par l’art de la parole. Tout passe par l’écoute, comme au théâtre. Quand je lisais leurs correspondances, j’étais au théâtre, je les entendais et les voyais s’animer devant mes yeux.
Le roman La Vénus à la fourrure, de Sacher-Masoch, convoque aussi tout un arsenal théâtral : mise en abyme, dialogues, travestissements, jeux de rôles, déguisements, masques, coups de théâtre. Séverin est le maître d’œuvre du cérémonial, à la fois écrivain et metteur en scène de ses propres fantasmes : le théâtre est le lieu idéal du rêve masochiste.
Il est excitant de passer ainsi du roman au théâtre, de changer de territoire avec ce que cela implique : l’invention d’une autre construction mentale, c’est-à-dire d’une dramaturgie pour le plateau.
S. Q. – Vous avez déjà porté à la scène, en 2009, un scénario de Marguerite Duras, Hiroshima mon amour2. En 2020, vous montez L’Éden Cinéma3, texte écrit pour la scène, certes, mais très hybride. En quoi l’écriture de Marguerite Duras et sa manière de raconter l’histoire de l’actrice d’Hiroshima mon amour ou celle de la mère dans L’Éden Cinéma ont-elles vocation théâtrale ? Est-ce qu’il y a, selon vous, une théâtralité propre au récit durassien ?
C. L. – Ce qui m’avait frappé à la lecture de L’Éden Cinéma, qui est l’adaptation pour la scène, composée en 1977, soit vingt-sept ans après, d’Un barrage contre le Pacifique4, c’était tout d’abord sa forme. Une forme à la croisée du roman originel, du théâtre et du cinéma. Je me disais aussi que ce texte pouvait être lu et entendu comme un long poème, entrecoupé de récits, de monologues et de dialogues renvoyant à des temporalités différentes.
Dans cette adaptation théâtrale, qui tire vers une certaine abstraction, les didascalies jouent également un rôle essentiel pour construire de la théâtralité : non seulement elles nous donnent des indications d’espace, de temps, de jeu, d’ambiances sonores, mais aussi elles nourrissent l’imaginaire du lecteur, du metteur en scène et des acteurs.
Par exemple, cette didascalie m’a beaucoup inspirée pour camper la scène :
Silence.
Suzanne et Joseph embrassent la mère, ses mains, son corps, se laissent couler sur elle, cette montagne qui, immuable, muette, inexpressive, leur prête son corps, laisse faire (L’Éden Cinéma, OC III, p. 343).
Je trouvais que la forme de L’Éden Cinéma – audacieuse, j’imagine, pour l’époque – était tout à fait juste, au sens où elle était en phase avec la fable, qu’elle créait quelque chose de mouvant qui racontait le temps, le temps vécu…
Ce qui m’avait déjà beaucoup plu dans Hiroshima mon amour, c’était que ce soit un scénario, un texte troué, avec là aussi des ellipses, des allers-retours entre passé et présent, comme dans L’Éden…
Si la théâtralité chez Marguerite Duras passe par l’hybridation et le croisement des genres, elle tient aussi à l’importance de la parole, du dire. Les mots font avancer le récit et progresser dans la quête et la connaissance de l’intime.
Hiroshima mon amour, par exemple, est une histoire d’amour au fond banale, celle d’un adultère. Cependant, la rencontre avec l’amant japonais fait ressurgir chez l’actrice française des souvenirs lointains, enfouis au plus profond d’elle-même, jamais racontés, même pas au mari, à savoir ceux liés à son premier amour. Elle a aimé un soldat allemand et à cause de cela, elle a été rasée et enfermée dans une cave alors que lui a été tué. La remontée des souvenirs est douloureuse, mais son amant l’aide à nommer les choses, à faire revenir les souvenirs à la surface. Ainsi, elle va se libérer de ce passé qui la rendait prisonnière.
Dans L’Éden Cinéma, les enfants racontent l’histoire de leur mère également pour se libérer de cet amour-là, de son emprise, de sa folie.
S. Q. – À la création de L’Éden Cinéma, en 1977, par Claude Régy, pour travailler au complexe entrelacement de voix et de temporalités qui constitue la pièce, il y avait plus d’acteurs que de rôles et leur statut d’énonciateurs était variable5.
Vous avez préféré resserrer la distribution et partager le texte entre quatre acteurs : Annie Mercier, la mère, Caroline Proust et Alain Fromager, les enfants Suzanne et Joseph, et Hiroshi Ota, M. Jo. Le caporal n’apparaît plus. Comment avez-vous travaillé avec eux pour parvenir à rendre sensibles les glissements entre les diverses strates temporelles, entre les pans narratifs au passé et les scènes jouées comme au présent, ainsi qu’entre les différents registres de jeu qu’une telle composition implique ?
C. L. – La pièce démarre par le récit de Suzanne et Joseph, adultes – ils ont autour de la quarantaine ou de la cinquantaine. Ils viennent raconter au public la vie de leur mère en Indochine française, son combat face à l’administration coloniale, lorsqu’ils étaient jeunes, et vont lui en faire revivre des moments. Je voulais que ce soient ces mêmes acteurs, et non des plus jeunes, qui rejouent les scènes de leur adolescence en Indochine : à un certain âge, on revisite son passé, on le retraverse, on le réinvente aussi. C’est rendre perceptible ce travail du mémoriel qui m’intéressait.
Concernant le caporal, j’ai choisi de ne pas le représenter sur scène, car je désirais resserrer l’histoire autour de la saga familiale et de M. Jo. Je ne voulais cependant pas qu’il disparaisse totalement du récit car il fait partie des fantômes du Pacifique. Qu’on ne le voie pas n’est pas un souci puisqu’à partir du moment où il est nommé sur le plateau, il existe, il est quelque part, pas loin du bungalow, pas loin de la mère.
Pour faire coexister les différents espaces-temps, j’ai utilisé divers procédés avec les acteurs en mobilisant les artifices du théâtre – des changements de costumes, de coiffures – il suffisait que Caroline apparaisse avec une robe légère et deux tresses, pieds nus, pour que la jeune Suzanne existe ; qu’Alain ôte sa veste de costume, sa chemise, ses chaussures, qu’il remonte ses bas de pantalon, qu’il se retrouve ainsi torse nu, lui aussi pieds nus, pour qu’on l’imagine dans la forêt…
Ces transformations se sont parfois accompagnées d’effets visuels (par la lumière, la vidéo) et d’ambiances sonores. On a opté quelquefois également pour des mouvements de décors très simples, visibles ou non du public.
Ces modifications ont permis aux acteurs de passer d’une époque à l’autre en douceur, sans jouer à être plus jeunes, en restant eux-mêmes ; à voyager dans des espaces, entre les récits et les dialogues, entre présent et passé.
En plus de ces changements, les passages en voix off de Suzanne, enregistrés par Caroline Proust et retravaillés de façon à leur donner une texture sonore légèrement vieillie, ont aidé les comédiens, de l’intérieur, et les spectateurs, de l’extérieur, à suivre le fil du récit.
S. Q. – Notable est aussi le fait, dans votre mise en scène, que M. Jo porte déjà en lui le tragique de l’amant chinois dans le roman éponyme, comme s’il était la quintessence de cette figure.
C. L. – Hiroshi Ota, acteur japonais, vivant au Japon, avait déjà interprété le rôle de l’amant japonais dans Hiroshima mon amour et je voulais vraiment qu’il incarne M. Jo pour sa présence, son intériorité, sa grâce. Il est là sur le plateau et on le regarde, comme venu d’un autre temps, d’un ailleurs. Peu importe qu’il soit japonais : il symbolisait, pour moi, l’Asie ; il était déjà l’amant de la Chine du Nord. C’était mon parti-pris de mise en scène, et ce, même si Marguerite Duras ne dévoile pas encore son identité dans Un barrage… et dans L’Éden… Le moment n’était peut-être pas encore venu pour elle. Elle le fera, plus tard, dans L’Amant.
M. Jo porte donc effectivement le tragique en lui : il sait au plus profond de lui-même que sa relation avec Suzanne est vouée à l’échec, qu’elle est invivable et c’est sans doute pour cela qu’il la désire si fortement, si violemment. Il en souffre, il pleure, dit Marguerite Duras, à en mourir, il l’appelle, crie son nom.
Dans l’Indochine coloniale, il n’était pas convenable pour une jeune femme blanche d’avoir un amant « indigène ». Marguerite Duras nous raconte, dans L’Amant, que les filles de son lycée ne lui parlent plus depuis qu’elle s’affiche avec l’homme de Cholen, le Chinois.
En outre, la famille de M. Jo était riche et reposait sur un modèle très patriarcal. Le père, et ce même si la mère de Suzanne déploie tous ses efforts pour que M. Jo l’épouse, refuse ce mariage car elle est pauvre et si cela se produisait, il le déshériterait. C’est d’ailleurs le père qui choisira plus tard une épouse pour le fils. Cette relation ne peut donc mener qu’à la séparation.
S. Q. – Qu’est-ce que ce récit a impliqué du point de vue de la scénographie, conçue par vous-même et Emmanuel Clolus ? Pourquoi en particulier le choix de travailler avec des cloisons coulissantes et des tulles qui délimitent un praticable en bois ?
C. L. – Il m’importait que le décor soit à l’image du texte, épuré et vivant, d’où l’idée d’une structure légère – un praticable de bois au milieu de la scène, avec des portes pouvant coulisser.
Au début du spectacle, le bungalow, désigné sur scène par ce praticable, n’est pas visible du spectateur, mais apparaît lentement en lumière, par touches.
À un moment donné, des images de films sont projetées sur le tulle des portes qui servent d’écran : on est alors dans la salle de cinéma, à l’Éden, où la mère travaillait comme pianiste ; le piano se révèle aussi progressivement sans que l’on s’en rende compte, la mère en joue.
À un autre moment, le fond du plateau se colorie entièrement, les motifs et vibrations lumineuses sur le tulle changent, tout s’illumine afin de faire apparaître le plateau et le sol de la scène – on est à la Cantine de Réam sur la piste de danse, le sol s’anime…
Parfois le praticable bouge dans l’espace, à vue ou pas, se teinte de lumières différentes selon les moments de la journée, les lieux : on est à Saïgon, dans une rue de la ville, dans la plaine, devant le bungalow ou à l’intérieur…
Les portes coulissantes peuvent faire penser à l’Asie, à l’enfance de Marguerite : parfois des ombres y sont projetées, des feuillages, des faisceaux lumineux de soleil… Elles rendent aussi le spectateur voyeur de ce qui n’est pas dit directement sur le plateau, mais qui est là, dans l’œuvre de Marguerite Duras : les cloisons s’ouvrent et l’intérieur du bungalow se laisse découvrir ; on voit M. Jo embrassant la robe de Suzanne… Derrière les tulles, des corps peuvent apparaître et disparaître : la mère épiant ce qui se dit entre M. Jo et sa fille ; Suzanne regardant son frère se déshabillant… Derrière les tulles, il y a les amours interdites, les amours impossibles…
S. Q. – Le dispositif crée des effets de cadrages qui rappellent l’influence du cinéma, d’ailleurs convoqué aussi par les projections d’extraits des films Erotikon de Genustav Machaty [1929] et du Village de Namo : panorama pris d’une chaise à porteurs de Gabriel Veyre [1900].
Mais il ne s’agit pas seulement d’évoquer le cinéma – ces surfaces-écrans et ces projections jouent vraiment sur nos perceptions de spectateurs et sur la manière dont nous appréhendons les différents régimes de présences des acteurs en scène, regardons le plateau et écoutons leurs voix et l’histoire qu’elles portent…
C. L. – La référence au cinéma est évidente car inscrite au cœur même du texte et dans le titre, L’Éden Cinéma. J’ai d’ailleurs utilisé souvent avec les techniciens, pendant le travail, des termes appartenant au langage cinématographique : plans serrés, plans larges, flash-back, hors champ, etc. Ces termes m’ont aidée à mieux retranscrire ce que je ressentais intérieurement.
La construction de cadrages et de plans divers a permis de travailler sur la spatialisation et sur la relation plastique à établir avec le public, de proximité ou d’éloignement ; de créer en fait de l’espace mental et un rythme visuel soutenu par des effets de colorisation : avec le créateur lumière et le vidéaste, nous avons travaillé sur des teintes ténues, en clair-obscur, parfois un peu passées, un peu jaunies, comme celles des vieilles photographies. En revanche, sur l’écran du fond du plateau, nous avons opté pour des teintes plus vives évoquant un ciel orangé, un ciel bleu, un coucher de soleil… Pour convoquer Saïgon, la colorisation ne se faisait que par vidéo, ce qui donnait, par une image à la texture vibrante, une impression de ville qui s’anime la nuit. Parfois, la vidéo retouchait la lumière jusqu’à l’effacer. Les films projetés étaient uniquement en noir et blanc, sans son, comme inscrits dans un temps, celui des années 1930, de l’époque où Marguerite Duras avait une quinzaine d’années.
Les emprunts cinématographiques et les effets de colorisation ont permis de renforcer le flux du texte, sa poésie, d’apporter une harmonie et du sensible.
Les projections de films notamment m’ont donné la possibilité de travailler sur la mémoire, d’en ouvrir et d’en fermer les tiroirs : par exemple, après l’effondrement des barrages, la mère quitte Suzanne et Joseph, en allant vers le fond du plateau, elle passe devant le bungalow qui devient écran ; elle s’arrête quelques secondes et regarde sur cet écran l’apparition d’enfants pauvres et décharnés qui courent vers elle ; c’est en noir et blanc, au ralenti ; Suzanne et Joseph, eux, la regardent partir, sans voir ces images que seuls les spectateurs peuvent voir avec elle. Cette image, qui reviendra subrepticement, comme un flash, une autre fois, fonctionne comme un souvenir traumatique.
J’ai mis tout un été à trouver un film – le film muet slave de Genustav Machaty – dont les images permettraient plusieurs niveaux de lecture : les extraits choisis évoquent tout à la fois la salle de cinéma, l’attirance du frère et de la sœur et un temps révolu.
Il était aussi très important pour moi que les images des films et celles construites techniquement au plateau composent ensemble un langage, qu’elles racontent plus qu’elles ne montrent, qu’elles emmènent le spectateur quelque part, dans différents endroits, dans ses propres souvenirs, dans ce que l’on appelle peut-être l’inconscient.
S. Q. – Comment se sont organisées les répétitions ?
C. L. – S’il m’est arrivé de répéter certains spectacles de manière non chronologique, avec ce projet, il s’est avéré capital, pour les comédiens, de travailler le texte dans le bon ordre et dans le décor, à l’aide de tout l’arsenal technique (sons, lumières, vidéos, costumes), afin qu’ils puissent se construire mentalement et physiquement sur le plateau ; prendre conscience des diverses contraintes et des changements de lieux et de temps ; trouver des chemins, des cachettes pour se changer, écouter sans être vus du public ; inscrire leurs mouvements, leur corps, leur voix, leur gestuelle dans l’espace.
Après avoir travaillé quelques jours à défricher le texte, les acteurs ont donc commencé les répétitions au plateau, dans la salle Gignoux du Théâtre National de Strasbourg, avec des leurres, des tracés au sol, des bouts de décor, de costumes, dans un espace déjà dessiné, mais qui continuait de se construire sous leurs yeux.
Ils ont ainsi pu apprivoiser cette scénographie imaginée sans eux, se l’approprier et l’habiter pleinement. Ils ont développé un rapport physique et sensoriel avec l’espace, toujours à l’écoute du plateau, des moindres vibrations sonores et visuelles.
Pour nourrir leur manière d’être en scène, la lecture d’Un barrage contre le Pacifique a aussi été essentielle car elle les a aidés à développer un imaginaire quant à la construction de leur parcours – sans cesse nous revenions au roman originel pour concrétiser mentalement des lieux, des situations, qui ne figuraient pas ou étaient en sous-texte dans L’Éden Cinéma.
Le corps, la voix, la façon de se mouvoir, la présence des acteurs ont ainsi participé à soutenir la poésie inhérente au texte, à la prolonger même, à créer du sensible.
S. Q. – Vous avez privilégié avec les acteurs le plus souvent un rapport frontal, de face-à-face avec le public, mais pas toujours…
C. L. – Quand les acteurs sont dans le récit, ils ont plutôt un rapport direct avec le public. Par exemple, au début du spectacle, ils arrivent du lointain sur la musique, viennent au bord du plateau, nous regardent, nous spectateurs, jusqu’à ce que la musique meure, puis s’adressent à nous pour raconter la vie de leur mère. Il était important qu’ils soient face à face avec nous, dans une relation intime, là devant nous, chargés de leur histoire, d’émotions, et dans la nécessité de les partager. Le public, témoin, entre petit à petit dans le récit, devenant ainsi complice. Cette complicité est comme nécessaire pour faire apparaître la mère morte sur la scène et se déployer la mémoire.
Mais lorsque les acteurs sont en dialogues, qu’ils rejouent des scènes du passé, ils sont sur un autre code de jeu : les scènes se passent entre eux ; la frontalité se perd.
De même, quand la mère est seule, rabâchant la même histoire, celle de l’effondrement des barrages, elle est en elle-même ; elle monologue pour elle-même sans s’adresser au public.
En fait, tout au long du travail, nous avons beaucoup précisé les adresses et les jeux de regards car dans L’Éden Cinéma, au niveau intradiégétique comme extradiégétique, le regard joue un rôle important. Il indique divers types de rapports entre les protagonistes et avec les spectateurs : les acteurs n’ont de cesse de se regarder et de regarder le public ; la mère ne lâche pas du regard Suzanne qui est regardée par M. Jo ; Joseph épie sa sœur qui le suit partout… À la fin, les enfants nous regardent et se séparent, sans se regarder.
S. Q. – Cette question des adresses et des regards variant selon les modalités de la parole (monologues, dialogues, récits) me paraît vraiment centrale. Pour la prolonger peut-être pourriez-vous parler plus particulièrement de l’interprétation d’Annie Mercier et de ce qu’elle apporte de singulier à la figure de la mère, qu’on associe si souvent à Madeleine Renaud qui a créé le rôle ?
C. L. – Annie n’a pas du tout le même profil que Madeleine Renaud, ni le même corps, ni la même voix. Nous avons regardé les photographies de la mère de Marguerite, Annie lui ressemble : elle en impose ; elle a ce côté terrien qui fait penser à ces femmes des plaines du nord, où la mère est née, à ces femmes qui, souvent, dans les récits des anciens, au cours des guerres du xxe siècle, luttaient seules pour nourrir et élever leurs enfants. Elle renvoie à cet imaginaire-là. Dotée d’une présence forte, puissante, d’une voix venue de très loin, Annie était faite pour incarner ce personnage complexe de la mère, traversé de sentiments contradictoires, « ce monstre dévastateur » (L’Éden Cinéma, OC III, p. 394), comme dit Suzanne.
À la fin de la pièce, la mère, seule, assise sur le rebord du bungalow, comme affalée sur elle-même et sur toutes ses années de combat, de misère, sent que la fin est proche. Elle a cependant comme un dernier sursaut de vie ; elle se lève et s’adresse au public sans le lâcher du regard durant vingt minutes. C’est une lettre qu’elle a écrite aux agents du cadastre de Kampot. Marguerite Duras dit que cette lettre peut être lue ou récitée et que des passages peuvent en être enlevés. Mon parti pris était qu’Annie connaisse toute la lettre par cœur, qu’elle la fasse sienne et vienne l’adresser aux spectateurs pour que tous sachent l’injustice dont elle a été victime, qu’on lui a « vendu des terres pourries de sels » (L’Éden Cinéma, OC III, p. 409), et qu’ils connaissent la corruption de l’administration coloniale afin que ce scandale historique ne reste pas dans les oubliettes. Elle menace même de tuer ces agents cadastraux – « Ma mère, dit Marguerite Duras, nous a raconté comment il aurait fallu massacrer, supprimer les Blancs qui avaient volé l’espoir de sa vie ainsi que l’espoir des paysans de la plaine de Prey-Nop » (p. 424). C’est comme un dernier cri qu’elle lance. Nous nous sommes raconté avec Annie qu’elle ne disait pas seulement son texte au public, mais au monde entier et qu’ensuite, elle pourrait mourir.
S. Q. – Il est dit en didascalies, au début de la pièce, que « la mère objet du récit » n’aura jamais la parole sur elle-même » (L’Éden Cinéma, OC III, p. 342) et plus loin « qu’elle écoute le bruit des mots » (p. 344), « comme sans comprendre » (p. 345). On sait que cette indication de mutisme a heurté Madeleine Renaud lors de la création et que Marguerite Duras a préféré lui ajouter du texte à dire – cette lettre aux agents cadastraux dont vous venez de parler.
Comment avez-vous abordé ce silence imposé à la mère sur son histoire ? Et, plus généralement, comment est-ce qu’on travaille sur scène ces fameux silences qui font partie intégrante, pour Marguerite Duras, du récit et des jeux de la mémoire ?
C. L. – Nous avons très volontiers accueilli ce silence avec Annie et en avons pris soin sur le plateau ! Car ce qui nous plaisait justement avec L’Éden… c’est que ce soient les enfants qui commencent la pièce, racontent la vie de leur mère et qu’elle n’ait aucune prise sur leurs récits. Ici, contrairement au Barrage…, elle n’est pas agissante, elle se tait. C’est beau.
Comme cela est proposé par Marguerite Duras, la mère demeurait donc immobile un certain temps sur sa chaise, mais nous avons souhaité que cette présence lointaine ne reste pas sans expression, qu’elle réagisse à l’écoute de ce qui était dit sur elle, que son regard s’anime, que la vie revienne progressivement.
Avant que le spectacle ne démarre, Annie entre sur le plateau dans le noir et vient s’asseoir entre le piano et le bungalow. Depuis l’obscurité, elle écoute le récit que ses enfants font d’elle, ce qu’ils veulent bien dire sur elle ou pas. Quand elle apparaît en lumière, elle est déjà pleinement habitée par cette histoire à laquelle elle ne prend pas part.
La première fois que le public la voit, elle est de dos, à l’Éden Cinéma, elle joue du piano et ses enfants continuent leur récit, elle n’existe que comme un souvenir pour eux, il n’y a pas d’interaction entre eux.
Quand les enfants en sont à raconter l’effondrement du barrage, elle se lève et vient à nous. Elle ne dit rien, mais nous regarde un certain temps droit dans les yeux. Regard intense, profond, qui en dit long. Les enfants l’enlacent en silence, elle les repousse, ils la regardent partir, retourner à sa vie antérieure.
Les silences ont été travaillés et explorés car ils sont porteurs de sens. Ils racontent, au-delà du récit, ce que le récit ne dit pas. Ils sont partie prenante de l’histoire. Ce sont des temps à mesurer, des répliques, du texte et du sous-texte.
Nous nous sommes aperçus qu’il y a diverses natures de silences : le silence de l’attente, celui du désir, du désespoir, de la mort approchant… Les acteurs les ont ressentis différemment en fonction de leur parcours : M. Jo, par exemple, suit Suzanne en silence, la regarde, il la désire. Il habite un silence qui n’est pas le même que celui de la mère lorsqu’elle attend la mort. Il y avait donc à trouver différentes manières de les traiter.
Le silence concourt intimement à la poésie et la musicalité de la langue à laquelle il donne du relief. Il fait mouvoir l’acteur, à condition que ce dernier le ressente en son for intérieur, d’une certaine manière, sur un certain rythme. Il a permis, surtout, d’apporter de la fluidité pour naviguer entre récits et dialogues et de souligner certains mouvements, tout comme la musique d’ailleurs.
S. Q. – Justement, quels sont la part et l’apport de la musique et des chansons dans une telle composition ?
C. L. – La musique est inscrite au cœur de la pièce, elle épouse le geste de l’écriture. Telle une vague du Pacifique, elle fait apparaître, disparaître les personnages, les mots, les silences, les souvenirs, les diverses temporalités, les espaces, épousant ainsi les mouvements mêmes de la mémoire. Elle porte les souvenirs, la poésie de la vie et le temps du vécu.
Marguerite Duras dit que la musique de Carlos d’Alessio doit être gardée : « Elle est liée au texte de L’Éden Cinéma. On la placera comme on voudra. […] Pour moi, les valses c’est la musique de la mère, celle du cinéma Éden. Et les one-step, celle des enfants, de Réam, déjà modernes » (L’Éden Cinéma, OC III, p. 423).
J’ai donc gardé la magnifique valse de d’Alessio. Un pianiste m’en a composé différentes variations. Elle a été le leitmotiv de la pièce. Parfois, elle venait avec les acteurs, parfois sans eux. Elle les a aidés à entrer dans les souvenirs, à mettre en jeu de la sensualité : quand Suzanne et Joseph dansent la valse, le désir est là.
Également, la musique a créé du mouvement et permis de trouver le bon rythme du spectacle. La question du rythme est primordiale car s’il est faux, alors l’harmonie n’y est pas, et le voyage est rompu pour le spectateur.
Néanmoins, la musique n’a jamais été au-dessus du texte : elle l’a toujours accompagné, servi ; elle a par instant fait ressortir un mot ou advenir un autre… Parfois, c’était juste quelques notes… Je l’ai placée là où j’en éprouvais intuitivement la nécessité sensible, où cela provoquait en moi des émotions, des évocations, pas forcément aux endroits indiqués par Marguerite Duras.
Dans Un barrage contre le Pacifique, il est écrit que les enfants chantent Ramona, c’est la chanson de leur enfance et de leur adolescence. J’ai souhaité que Suzanne et Joseph la chantent ou la fredonnent, à nouveau, à certains moments de la pièce. Cette chanson, ma grand-mère la chantait. À l’époque les gens chantaient. Les chansons populaires sont très présentes chez Marguerite Duras, Marguerite chantait. Yann Andréa raconte dans Cet amour-là6 qu’ils chantent tous les deux à tue-tête Capri c’est fini. Les chansons nous touchent à certains endroits : elles ont le pouvoir de faire ressurgir des souvenirs anciens, les désirs enfouis, les amours perdues et nous font voyager dans ces moments de vie envolés.
S. Q. – Qu’est-ce que le travail de plateau vous a fait comprendre de l’écriture de Marguerite Duras et du fonctionnement du récit durassien ?
C. L. – Le récit, matière littéraire, crée de la théâtralité chez Marguerite Duras par le choix des mots, les dits, les non-dits, le sous-texte et les silences qui ont la capacité de donner à voir. Il permet de travailler sur la mémoire, renforce le vécu de l’histoire décrite, sa vérité même, il lui donne de l’épaisseur et lui fait prendre une dimension historique et collective.
Sur scène, il permet d’aller plus loin que dans le roman puisque les personnages viennent s’incarner, prendre la parole, devant nous. Et il incite à inventer un nouvel espace scénique.
En se frottant à d’autres genres (la musique, le théâtre, l’image cinématographique), il invite notre imaginaire à voyager dans ces différents territoires, à se nourrir de leur spécificité, ce qui apporte une grande liberté de création et ouvre des champs multiples pour la mise en scène.
Après Hiroshima mon amour et L’Éden Cinéma, je souhaite explorer un autre texte de Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres, adaptation pour la scène qu’elle compose en 19657 d’après l’une de ses nouvelles. Dix ans plus tard, à partir de la pièce, elle fera aussi un film8.
C’est encore la mère qui est au centre, mais Marguerite Duras nous en montre une autre facette : elle en fait une mère devenue riche sur le tard, possédant une usine, exhibant son argent sans scrupule et qui, à l’aube de la mort, vient rendre visite à son fils qu’elle n’a pas vu depuis des années. Ce fils est le préféré des enfants pour lequel elle a un amour insensé.
La forme dramatique semble plus classique : l’attente est le moteur de l’action, les dialogues sont rois et nécessitent des acteurs virtuoses pour les interpréter avec finesse et subtilité. Les rôles de la mère et du fils seront tenus par Annie Mercier et Alain Fromager.