« – Des façons de parler, il ne faut pas avoir peur »1 : ce titre est emprunté à l’aphorisme d’un personnage des Petits Chevaux de Tarquinia, Ludi. Il rend hommage à la pluralité des scènes dialoguées et des façons de parler que présentent les cinq protagonistes unis par une forte amitié, rejoints par « l’homme au bateau », prénommé Jean. Le groupe, fédéré par Ludi, est soutenu par la passion de la parole : « – On adore parler », prévient Jacques (p. 76). « On parle quelquefois pour rien, comme ça » dit Sara à l’enfant (p. 81). Or le narrateur préfère au récit des paroles leur citation, au discours narrativisé, le discours direct. Le texte comporte donc fort peu de pages narratives : seulement un petit nombre par chapitre, entre un tiers et un quart du volume global. On entend donc bavarder à tort et à travers les vacanciers, attachés à leurs liens comme à ce lieu, Rocca, où ils reviennent chaque été. Attachés d’abord à Ludi, rhéteur avéré mais lucide sur les défauts ou déviances de la communication humaine : « – Des façons de parler, il ne faut pas avoir peur ».
Je commencerai par repérer le volume discursif global, avant d’étudier la distribution des temps de paroles entre personnages, et leur localisation. À travers la qualification en conversation, dialogue, dispute, on peut esquisser la philosophie des échanges humains que propose Duras. Que suggère-t-elle à travers ces désignations ? Que nous dit ce feuilleté lexical sur ce que converser veut dire ? Duras ne remplit pas un strict contrat mimétique en transposant les échanges qui se nouèrent entre elle, Dionys Mascolo, Elio et Ginetta Vittorini et Sonia Orwell, fictionnalisés en Sara, Jacques, Ludi, Gina et Diana2… Elle engage un travail de réflexion sur la parole et ses façons, et une mise en question générique. Les Petits Chevaux de Tarquinia ouvre une voie nouvelle au « roman parlant »3. Se préparent, peut-être à son insu, les œuvres de la suite de la décennie et la catégorie du « texte ».
État des lieux : la scène dans le récit, le récit dans la scène
La scène dans le récit
Les Petits Chevaux de Tarquinia se compose de quatre chapitres qui couvrent une durée de quarante-huit heures. Le chapitre 1 coïncide avec le jour initial, du réveil à la sieste ; le deuxième raconte la fin de l’après-midi et la soirée partagées entre le dîner, les parties de boules, le bal où se constitue le couple d’amants Sara et Jean. Le troisième chapitre et le quatrième se distribuent identiquement le temps, scandé par le rite immuable des repas. Le matin du deuxième jour a lieu l’excursion sur le bateau de Jean, la conversation amoureuse à la terrasse de l’hôtel entre Jean et Sara, tandis qu’au quatrième chapitre se consomme le sacrifice de l’amour : dans la soirée, alors que Jean l’y invite, Sara renonce au bal… La durée de l’histoire est réduite ; l’intrigue aussi, qui se noue autour de la possibilité d’une liaison adultère, amorcée puis dénoncée. Cette restriction répond à la crispation suscitée par l’explosion et la mort d’un jeune démineur trois jours auparavant. L’histoire, ou plutôt la non-histoire, épouse l’attente de la signature de la déclaration de décès par la mère endeuillée, et la reprise du cours normal de la villégiature, suspendu par l’atmosphère tragique. L’effroi, l’impossible acceptation de la disparition de l’enfant, la stupeur et la torpeur imprègnent ces journées d’une gravité particulière, celle de l’ombre portée de la mort à laquelle les fresques de la nécropole étrusque de Tarquinia font allusion. En cette circonstance, comme inhibés par la proximité de cette tragédie et la contagion de l’ennui de vacances répétitives, les protagonistes sont réduits à parler au lieu d’agir, ou à agir en parlant.
L’essentiel se compose donc d’une succession de scènes dialoguées isochrones, ponctuées de rares sommaires. On notera le récit à l’imparfait itératif des conversations d’approche entre Sara et l’homme au bateau (« […] depuis deux jours, le matin, à cette même heure, elle avait avec lui des conversations de ce genre », p. 20) ou le résumé des conversations vespérales et formelles entre commensaux au chapitre 2 et au chapitre 4 : « On se parlait, on s’interpellait d’une table à l’autre, et les conversations en général gagnaient toutes les tables de la tonnelle » (p. 89 et sq). « Tous les clients de l’hôtel se mirent dès lors à parler de ce mauvais patron […]. On changea vite de sujet de conversation. On parla d’autre chose. C’est-à-dire de ces mauvaises vacances. De la chaleur » (p. 206 et sq).
Localisation des échanges
Où les scènes discursives se déroulent-elles ? La bande de Ludi se réunit surtout à la terrasse de l’hôtel et sur la place du village, lieu traversé par tous les vacanciers, plus l’épicier, la bonne, et Jean (dix échanges). Sept conversations se tiennent à la villa de Sara et Jacques – lieu du couple et de la famille, bonne incluse, où passent parfois les amis. Trois se déroulent sur la plage, quatre dans la mer, entre les amis de Ludi. Sara et Jean, eux, dialoguent sur le bateau, et au bal. Il y a enfin la maison dans la montagne où quatre échanges impliquent les parents du démineur, l’épicier, et Gina qui y monte chaque demi-journée pour nourrir les vieux parents de pâtes aux vongole. On parle beaucoup aussi au cours des trajets vers la montagne, vers la villa, vers le bateau ou le boulodrome. Comme si parler était métonymique de cheminer, et re-liait ce qui a été délié par la mort du démineur. De la même façon, manger les pâtes aux vongole sert de liant entre le groupe de Ludi et les deux endeuillés, entre les espaces du bas et ceux du haut, entre la comédie sentimentale et la tragédie.
En fonction des lieux de circulation de la parole se constituent divers types d’échanges. Les conversations du groupe de cinq, autour de Ludi, les plus nombreuses, ont lieu en bas ou en chemin. En haut, en revanche, les échanges comptent jusqu’à dix partenaires, y compris les auditeurs silencieux. Des échanges plus intimes s’élaborent à deux ou à trois (duologues ou trilogues4), tandis que la communauté des vacanciers forme un chœur.
Évidemment les conversations personnelles favorisent le duologue et le trilogue. Ainsi, entre Gina, Diana et Sara. La situation la plus fréquente est néanmoins le duologue dont Sara est partenaire. Sara est la locutrice la plus présente et la plus loquace, celle qui s’adresse au plus grand nombre de partenaires différents. Elle déploie une palette diversifiée d’échanges : fonctionnels avec la bonne, amicaux (avec Diana, avec Ludi), conjugaux (avec Jacques), amoureux avec l’homme au bateau. En revanche l’unique duologue que Jacques entretient avec Jean est passé sous silence, allusivement commenté. Seule est vécue par Sara la durée de leur commune absence, une bonne demi-heure dépliée en trois pages de vacance narrative – elle attend – et discursive. On ne lira rien de leurs paroles, seulement les spéculations de Sara : « Ils avaient dû beaucoup parler […]. Et ils n’avaient pas dû arriver à s’entendre […] » (p. 175).
Le récit dans la scène
À l’intérieur des scènes dialogales qui interrompent le fil narratif et remplissent la vacance de l’ennui, dominantes en nombre et en densité, il y a un cas de récit tissé au fil d’une série de répliques. L’épicier est d’abord secondaire, il fait partie du chœur de villageois. Mais il prend corps en prêtant l’oreille à ce que ne dit pas la mère, en meublant son silence, en la ramenant à la vie à mesure qu’il narre sa propre existence : « L’épicier était là. Il parlait. […] [Il] parlait de sa vie » (p. 139). Au chapitre 3, il s’adresse aux parents et au chapitre 4 à l’ensemble du groupe de Ludi : huit pages de répliques citées au discours direct dans chaque chapitre. Il raconte en homme de bon conseil, qui partage ses épreuves et ses conclusions (paradoxales) : « Depuis que j’ai compris, je cherche de moins en moins à comprendre » (p. 199). L’épicier fait don de son récit, au sens où suscitant l’écoute, il ressuscite la femme anéantie : « Je leur ai raconté toute ma sale vie pour les distraire, et même plus que ma vie, les vies que je n’ai pas eues, celles que j’aurais aimé avoir. Personne ne m’avait jamais écouté comme ça […] » (p. 106). Au fur et à mesure, la parole des parents se délie aussi : d’abord, « [c]e fut le vieux qui recommença à parler » (p. 197) ; « [c]’était la première fois que le vieux parlait tant » (p. 198). Puis la mère, qui n’émettait que des signes (gémissements, frémissements, larmes), questionne abruptement Gina : « – Je voulais vous demander, […] les vongole, vous les faites cuire avant ou après la tomate ? » (p. 200). Recouvrer la parole, c’est redevenir vivant, se raccorder au temps courant de l’existence, au temps banal des travaux et des jours. D’où l’emploi du verbe « parler » en construction absolue, intransitive, désintéressée, qui signifie l’entrelacs de la parole et de la vie : on adore parler, il parlait, on parle pour rien, comme ça…
Mais à cet usage érotique de la parole – qui fait circuler la vie – s’oppose l’usage rhétorique dénoncé par les graffiti, celui des discours politiques. Les graffiti sont explicites : « “Ne parlez pas tant. N’oubliez pas les cinquante mille chômeurs du département” » (p. 139). Quand le récit du conteur rend la mère à l’existence, le discours des professionnels du langage et des « spécialistes du langage » (p. 75) est disqualifié pour inefficience, verbosité, éloquence sophistique. Il y a donc plusieurs « façons de parler », dont rendent compte – sans rigueur excessive toutefois, puisqu’il ne faut pas en avoir peur – les vocables « dialogue », « dispute », « conversation ».
Philosophie des échanges humains
Du dialogue à la dispute
Les échanges entre Jacques et Ludi relèvent de la discussion et de la dispute. Ils illustrent les relations intellectuelles entre pairs, qui se reconnaissent en partenaires avisés, policés. Si Jacques n’entame aucun dialogue ni avec la bonne ni avec les douaniers, il débat avec Ludi. Ils se rapprochent et de distinguent assez pour dialoguer sur des sujets précis et graves comme la lutte des classes, en vue d’un but, celui de convaincre l’interlocuteur, de l’amener à ses propres vues.
Jacques incarne l’idéal platonicien du sens, du vrai. Il croit au mot juste, assez pour reprendre les autres, comme Jean lorsqu’il prononce le mot « obstination » (p. 74) pour qualifier le comportement de la mère. Jacques pousse à l’excès le culte du vrai, au point d’offenser, de porter atteinte à la face d’autrui. Reprendre quelqu’un sur son vocabulaire, c’est établir une relation asymétrique, autoritaire. Se prendre pour un professeur. Mais il y a pire que professer : confesser, au risque de faire table rase de la politesse qui requiert discrétion, implicite. Jacques interdit à Jean ellipses ou détours : « J’aime bien que les choses soient dites. / – Soient dites à ce point ? / – Dans la mesure du possible, oui […] » (p. 162). Or « la mesure du possible » rejoint la démesure, l’implacable revendication d’un pouvoir et d’un droit sur autrui.
Si le goût du mot juste est louable, la religion du vrai le pousse aux excès dogmatiques : pour lui « [l]es erreurs de langage sont des crimes » (p. 76). Diana dénonce, reportée sur le logos, une superstition dangereuse, une illusion religieuse. Sur le plan éthique, présomption « cardiognosique », voire une imposture qui exerce une violence pas seulement symbolique : « – Il croit qu’on lui doit la vérité comme au bon Dieu […]. J’ai envie de le battre quelquefois » (p. 162). Comme Dieu sonde les reins et les cœurs, Jacques prétend pénétrer la conscience d’autrui : « – Ta perspicacité me donne le vertige. […] tu sais ce que pense Ludi mieux que Ludi lui-même » (p. 185). Il croit en la Vérité, irréfutable. Mais ne confond-il pas le vrai et « ce qui lui plaît » ? Ludi se plaint de la mauvaise foi de son ami : « – Quand je dis quelque chose qui te plaît pas, […] alors tu dis que je l’ai dite comme ça par distraction et que je n’y crois pas » (p. 184). Dans le culte du vrai se joue l’affirmation d’un ego démiurgique, omniscient, omnipotent, qui pervertit le débat en combat, la discussion en dispute : « Ludi et Jacques discutaient. Elles n’entendaient pas ce qu’ils se disaient. Ludi criait et Jacques manifestement essayait de le calmer » (p. 33). Le dire exprime, sans même qu’on entende le dit, à quel point le logos est l’honorable couverture du pathos, d’une charge pulsionnelle et d’une exigence narcissique ! La compétition amicale co-existe avec la rivalité amoureuse.
Plus apte à négocier, à comprendre, à compatir, Ludi, comme le suggère la connotation de son nom, est aristotélicien. Il se soucie de ne pas agresser Jean, de ne pas porter atteinte à son image. Il admet qu’existent d’autres valeurs, d’autres croyances, d’obscurs affects : « La divergence, les contradictions des désirs humains le bouleversaient toujours » (p. 213). Il oppose au dogmatisme de Jacques son propre relativisme car il réfléchit à partir de la contingence, des circonstances : « Vous voulez toujours changer le monde, vous autres, le forcer. Bien sûr qu’il faut le changer mais tout en le laissant aller à lui-même, et que cela se fasse dans le naturel. Je respecterai le bateau de ce type [Jean] et l’amour qu’il a pour ce bateau » (p. 79). Lui croit humblement à l’effort vers la justesse sans prétendre l’atteindre, et préfère la vertu du silence au forçage, au paralogisme ou à l’amalgame : « Je crois moi aussi qu’on doit se taire à la limite, […] à la limite juste de ce qu’on sait qu’on exprimera dans la fausseté. Ni avant ni après » (p. 97). Nos « façons de parler » sont nécessairement approximatives, elles pèchent par défaut ou par excès, elles peuvent trahir nos pensées, prêter au malentendu. Il ne faut pas redouter pour autant les « infélicités » du langage (Austin). Elles illustrent en effet notre imperfection logique, mais sans démentir une certaine éthique de la parole. Ludi sait que parler, c’est vivre, que converser, c’est aussi créer des relations interpersonnelles, les maintenir ou les altérer. Sans doute essaie-t-il de dissiper au niveau du contenu un désaccord qui se localise en fait au niveau de la relation, pour la sauver. Paul Watzlawick a justement analysé ce truchement…5. Comme il tient plus à l’amitié qu’à la raison, il ne sacrifiera pas sa relation à Jacques pour un désaccord sur l’aliénation des dominés.
Finalement, les joutes verbales entre Ludi et Jacques sont donc moins philosophiques que dramatiques. Ils jouent à discuter/disputer, pour animer les vacances, devant un auditoire plus ou moins attentif. Les initiatives leur appartiennent ; les autres n’ont qu’une position réactive. Soit ils interviennent sans y être invités (Diana) ; soit, interpellés, ils se taisent (Jean) ; soit ils s’abstraient par ennui des disputations sur la dialectique du maître et du serviteur. Comme Gina : « – Moi je rentre […]. Ce genre de conversation ça m’ennuie beaucoup […] » (p. 186).
Et si ces joutes relevaient de la philosophie, ce serait de celle de Pascal : pour Ludi la parole est un divertissement efficace. Sara, particulièrement touchée par l’ennui, le lui rappelle : « […] tu disais qu’on pouvait faire des choses qui vous font le même effet que la parole et qui vous délivrent tout pareil de l’amertume et de la méchanceté […] » (p. 213). La parole distrait de la chaleur, comme le bain ; de la déception, comme le désir ; voire de la déréliction. Elle divertit de la corrosion des cœurs induite par « [l]es prisons en or des grandes amours. Il n’y a rien qui enferme plus que l’amour. Et d’être enfermé à la longue, ça rend méchant, même les meilleurs » (p. 210). La parole ouvre, circule, émeut, met en mouvement, en chemin. Or la peur de l’ennui, l’inconsolable deuil en rendent urgentes la pratique et la portée cathartique. À ce titre, le roman illustre et défend l’art de la conversation.
La conversation
La conversation, façon mondaine de meubler le temps loisible, vacant, disponible, autorise relâchement, enchevêtrement. Sans finalité, elle n’est pas soumise aux contraintes argumentatives du dialogue philosophico-politique. Le fil peut en être décousu, reflétant la contingence des propos, l’imprévisibilité des enchaînements. Le roman alterne dialogues sérieux sur la dialectique hégélienne et conversations culinaires sur les pâtes aux vongole, revendications de la bonne et querelles conjugales. Sans hiérarchie, au fil des digressions, le mélange de l’humilis et du sublimis se vérifie dans les coq-à-l’âne. Parler de tout et de rien, quelle que soit la façon, permet sinon d’assumer du moins de tolérer la vie telle qu’elle va, d’échapper à la solitude, à l’angoisse existentielle6. Or « l’aubaine » de parler7 sera bientôt célébrée dans Le Square. Ce roman de 1955, quasiment privé de récit, illustre la conversion de Duras : par la quasi-exclusivité des discours directs, par la consécration de personnages-locuteurs que ne légitime plus aucun narrateur omniscient, elle fera glisser l’écriture romanesque vers l’écriture théâtrale. Les Petits Chevaux de Tarquinia semble préfigurer ce déplacement.
Un roman « parlant » et théâtral
Selon Robert Harvey, l’absence d’indication générique apparie Les Petits Chevaux de Tarquinia au « récit »8. Le narrateur raconte, mais peu. Il n’assume guère que la fonction d’organisation de la narration. Il glose, quelquefois, orientant pendant quelques lignes le récit vers le psychorécit9. Il résume et expose le visible et l’audible, mais aussi explore les sentiments de ses personnages, par eux-mêmes incapables d’en discerner la complexité. Ainsi, au chapitre 4, une fois consommée la nuit d’amour entre Jean et Sara, il sonde Gina, Ludi et Diana :
Diana, Ludi et Gina bavardaient. Tout paraissait habituel de ce côté-là. Sauf que Gina voulait tout ignorer de ce qui se passait. Ludi aussi. Et que Diana – on le voyait tout de suite – comprenait tout à fait ce qui se passait, comme elle comprenait toujours tout, et qu’elle souffrait comme elle souffrait toujours, pour chacun, de son impuissance à régir les problèmes de la souffrance et de l’amour (p. 177).
Mais au vu de la répartition entre discours et récit, c’est plutôt au théâtre que le roman fait penser. Du moins à une théâtralité post-dramatique. Discours transposé au style indirect aussi bien que discours résumé sont rares. Le privilège est accordé au discours direct, pour l’effet d’immédiateté, de vivacité, d’authenticité donné par la parole en première personne. On peut donc se demander si 1953 ne serait pas l’année où s’esquisse la tentation du théâtre, pour Duras, son offensive contre la narration. Tentation inconsciente, peut-être, si on l’en croit. En effet, elle n’y cédera que persuadée par les mises en scène de ses textes. Ainsi l’année suivante, en 1954, Des journées entières dans les arbres contenait assez de dialogues pour en appeler l’adaptation au théâtre en 1965. En 1955, Le Square attire immédiatement Claude Martin qui le monte au Studio des Champs-Élysées en 1956. L’Amante anglaise (1966), grâce à Claude Régy, sera la matrice du Théâtre de L’Amante anglaise : monté au TNP en 1968, le texte paraîtra sous ce titre en 199110. Le passage par la rampe et la mise en scène a-t-il révélé la vocation profonde de ces textes ?
Il n’y eut certes pas de mise en scène des Petits Chevaux, dont les pages narratives ne se réduisent pas à des indications didascaliques, comme on l’a vu. Néanmoins le retrait du narrateur, la réserve à l’égard du romanesque (réduit ici à une nuit adultérine sans que la passion l’emporte, comme dans Le Marin de Gibraltar) sont sensibles. L’offensive contre les codes génériques a commencé : de même que la description avait suspendu le récit zolien ou devait le faire chez Robbe-Grillet ou Simon, de même le discours occupe de plus en plus le terrain du texte. Pour autant, les dialogues ne sont pas des dialogues dramatiques, orientés vers le développement de l’intrigue, puisque l’intrigue est nulle. Dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, ce qui devait avoir lieu a eu lieu avant le début du récit : la mort accidentelle d’un jeune démineur dans la montagne trois jours avant, l’arrivée de l’homme au bateau la veille. Comme dans le théâtre de Tchekhov, le dialogue anti-dramatique devient conversation, voire discussion ou dispute. Décousu et libre même s’il est d’abord tendu vers une thèse, il se tisse sans faire progresser l’action ni approfondir la pensée : le couple, le désir, l’amour ou l’amitié, l’intelligence, la méchanceté ou la politique offrent autant de sujets de débat que la rhétorique pourrait faire fructifier. Mais non. Les quatre chapitres sont autant d’actes sans drame, mais avec paroles. Des précisions paraverbales sont données sur les enchaînements ou ralentissements des prises de paroles, sur les mimiques, les intonations, le rythme, les hésitations, les silences, les rires ou les cris. Les relations proxémiques sont précisées (Ludi est devant, derrière, à côté de x, y ou z. Jean s’approche ou s’éloigne…) de sorte que l’on peut se figurer le trajet des corps négociant le partage de l’espace, ou celui des regards. Les actes de langage sont des actes performatifs et imputables. Ils sont ce qui reste de l’agir en temps de vacance, de latence, d’ennui. Les Petits Chevaux de Tarquinia pourrait tout aussi bien s’appeler J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne de Jean-Luc Lagarce11. On peut donc parler de théâtralité au sens où le texte préfigure le théâtre post-dramatique12. Post-dramatique, mais non post-tragique.
Car il y a une dimension tragique dans Les Petits Chevaux de Tarquinia. À la forme de la tragédie classique, Duras emprunte les deux unités de temps et de lieu. Les vingt-quatre heures classiques sont la base du chronotope de Tarquinia. Le Bocca di Magra réel, situé entre La Spezia et Carrare, devient un lieu abstrait : « […] lieu géométrique et nécessaire des vacances » (p. 19), Rocca « ne ressemble à rien, […] si isolé et sans espoir d’être jamais agrandi à cause de la montagne trop à pic et trop proche du fleuve » (p. 9). Quant à la troisième unité, l’unité d’action, elle s’y retourne en unité d’in-action, unité du temps des vacances, temps de l’« engrenage d’attentes réciproques » (p. 90).
Surtout, ce qui eut lieu hors scène, l’explosion du jeune démineur, renvoie chacun à la préméditation de la mort. Chacun fait face, dans un paysage étouffant, « un endroit infernal » (p. 21), à l’affliction des parents endeuillés, à « l’angoisse du soleil » (p. 35), aux « gouffres nus et vides » des fonds marins (p. 130). Des thèmes de la tragédie, Duras retient la finitude et la déréliction des hommes, la désillusion du désir et l’impuissance de l’amour. Alter ego de l’autrice, Sara incarne l’angoisse maternelle, déclenchée par la mort de son petit frère : « Le frère était mort, et avec lui, l’enfance de Sara » (p. 54). On reconnaît, dans l’évocation que livre à Jean Sara, la projection du désespoir de la romancière, déposé dans les Souvenirs d’Italie. Elle écrit à l’automne 1946 :
S’il meurt, la beauté du monde meurt et il fera nuit noire sur ma terre. Autrement dit, s’il meurt je meurs au monde. C’est pourquoi je n’ai pas plus peur de sa mort que de la mort. […] Parce que l’objet de mon amour m’importe plus que moi – non seulement à mes propres yeux mais en soi, il s’encastre dans le monde plus précieusement, son prix est plus grand, ce n’est pas de moi à lui qu’il m’est précieux, mais il m’importe qu’il vive. Ceux qui n’ont pas d’enfant et qui parlent de la mort me font rigoler comme les puceaux qui imaginent l’amour, comme des curés. Ils ont de la mort une expérience imaginaire13.
On a pu dire que toute l’œuvre de Duras sort des Petits Chevaux de Tarquinia. Au-delà de l’irrémédiable déceptivité du dialogue, Duras parie sur la tâche à jamais inachevable comme à jamais inépuisable de la parole. Même s’il ne se passe rien, il reste à parler au lieu de faire, sur le mode de la suppléance, et à faire en parlant, sur le mode de l’équivalence… Nul dénouement, nul mot de la fin, mais « l’aubaine » de la parole (Le Square)… Récit de la vacance et non des vacances, ce roman de couleur puce met en scène une Sara plus éclairée que la Bovary, qui sait qu’« [a]ucun amour au monde ne peut tenir lieu de l’amour » (p. 168). Duras, elle, sent qu’aucun livre au monde ne peut tenir lieu du Livre. Se met en place, encore innommée, la méta-catégorie du texte, où s’abolira la différence entre littérature, théâtre et cinéma.