« Lorsqu’elle reconnaîtra dans les journaux le visage de cette jeune adolescente, Marguerite se dira : C’était donc elle, la jeune fille du dîner. Et elle sera surprise. Et elle sourira d’avoir oublié que la vie n’est jamais là où on l’attend, qu’elle est plus invraisemblable que les romans. Et Marguerite, elle aussi, vendra un livre à plusieurs millions d’exemplaires. Dans très exactement trente ans. Il lui reste trente ans à vivre avant de connaître cette folie-là. Pour Françoise, c’est maintenant »1.
Mars 1954, le premier roman de Françoise Sagan déclenche une onde de choc sans précédent à la fin de la guerre d’Indochine et à l’aube de la guerre d’Algérie. Quelques semaines auparavant, Marguerite Duras conviait cette jeune inconnue à sa table, accompagnée de son amie Florence Malraux, lors d’un dîner au 5 de la rue Saint-Benoît. Entourée de Monique Régnier, Robert Antelme et Dionys Mascolo, la jeune femme partageait discrètement une omelette vietnamienne, son nom encore recouvert du plus illustre anonymat2. De ces dîners littéraires, Sagan ne retient que des souvenirs amers et des rendez-vous manqués. D’ailleurs, les témoignages de l’époque concordent : en sa présence, Simone de Beauvoir « ne trouvai[t] plus rien à dire »3, tandis que Claude Mauriac évoque une personne timide s’exprimant « d’une voix si faible »4. Ce rituel mondain semble se muer en contraintes et se déployer en langages codés que la romancière de dix-sept ans ne maîtrise guère. Mais qu’en est-il de la nature véritable des relations entre Marguerite Duras et Françoise Sagan ? La notoriété et l’image subversive de ces deux romancières ont souvent permis aux médias de les mettre en concurrence, et même de les considérer comme des rivales littéraires, notamment après l’obtention du prix Goncourt par Duras en 1984. Un point commun avait semble-t-il justifié quelques rapprochements lorsque dans les années 1950, elles avaient toutes deux, à leur manière, exposé le nouveau visage du désir féminin en littérature, qu’il s’agisse du Barrage contre le Pacifique en 1950 ou de Bonjour tristesse en 1954. Par conséquent, cet article vise à raviver ce dialogue oublié et à explorer les rapports entre ces deux icônes des lettres françaises, en sondant leur prétendue rivalité, leur influence réciproque et les ramifications de leurs créations respectives. En plongeant dans les intrications de leur parcours littéraire, l’analyse propose de dévoiler grâce à de nouveaux éclairages la relation complexe entre ces deux écrivaines emblématiques du xxe siècle. L’examen ne se limitera pas aux divergences littéraires qui définissent leur vision du roman et leur style d’écriture, mais se penchera également sur les thématiques qui les rapprochent, mêlant émancipation et destruction. Une attention particulière sera portée à leur engagement politique commun, ainsi qu’à l’étude de leur postérité et de leur légende littéraire. Cependant, avant d’aborder ces éléments, il convient dans un premier temps de revenir sur quelques idées préconçues qui sont venues ternir la réputation de l’une et sublimer celle de l’autre.
Queneau et Resnais ou ce que l’on ignore de Sagan
Qu’est-ce qui différencie essentiellement Duras de Sagan ? Il est certain que leurs images médiatiques respectives ont été vivement critiquées, de même que leurs prises de position ou leurs addictions communes ont suscité de nombreuses controverses dans la presse. En contrepoint, leur succès et la ferveur de leur lectorat ne font plus aucun doute. Néanmoins, un fait persiste : la réputation littéraire de Sagan paraît toujours fragile comparée à celle de Duras. Cela peut provenir du fait que son nom n’a pas été associé à un mouvement intellectuel notable, qu’elle n’a pas obtenu le prix Goncourt et que son œuvre n’a pas été élevée au rang des classiques immortalisés dans la collection de la Pléiade. Cette absence de récompenses attendues pour un écrivain explique en grande partie le désintérêt des universitaires envers les écrits de Sagan. À cet égard, il convient de noter que la marginalisation initiale et immédiate de son œuvre constitue l’un de ses traits distinctifs. Un élément fondateur que l’auteure Anne Berest a su capturer dans son roman richement documenté, lorsqu’elle revient sur le dîner chez Duras, peu de temps avant la parution de Bonjour tristesse :
« Françoise sort un livre ! La semaine prochaine », enchérit Florence [Malraux].
Autour de la table, les conversations s’arrêtent. Elle est si intrigante, l’apprentie romancière, qu’on la scrute – subira-t-elle la raillerie, la fausse révérence ou l’étonnement ? Le pire : l’indifférence,
« Chez quel éditeur ? » Question impitoyable, parisienne, posée comme un piège qui signifie : « Et toi, que vaux-tu ? »
« Julliard. »
Évidemment, pour la bande de la rue Saint-Benoît, c’est une mauvaise réponse. Tellement « nouveau riche ». Et la curiosité s’éteint5.
Ce qu’ignorent les convives, c’est que la jeune Sagan est parfaitement consciente de l’importance de choisir un bon éditeur. Elle confesse d’ailleurs sa frustration dans sa correspondance de l’époque : « À la faveur de mon désespoir, mon roman est reparti dans le cycle Julliard. Gallimard, j’espère que ça va marcher »6. Mais Gallimard ne donne pas suite. Cependant, le silence de l’éditeur n’est pas synonyme de refus ou d’illégitimité. Au contraire, Bonjour tristesse se destinait bel et bien à être publié chez Gallimard. En attestent ces quelques lignes du Journal de Raymond Queneau qui travaillait pour cette maison d’édition en 1954 :
Au début du succès de Sagan, comme je m’étonnais qu’elle ne nous ait pas apporté son m[anu]s[crit], puisqu’elle était amie de la fille de Malraux, Claude me dit que si, elle l’avait apporté, mais qu’elle avait demandé une réponse rapide, alors « on » (c[’est]-à-d[ire] Mme Laigle) lui avait répondu fort insolemment « Qu’est-ce qu’elle se croyait ? ici les auteurs attendent trois mois, etc. » Et Sagan était repartie avec son m[anu]s[crit].
Gaston [Gallimard] continue à se lamenter sur le succès de Sagan, mais personne ne parle plus jamais de la responsabilité de sa non-publication rue Séb[astien Bottin]7.
La lecture de ces révélations vient renforcer l’idée que le manuscrit de Sagan possédait toutes les qualités requises pour être publié chez Gallimard. Le témoignage de Queneau suggère clairement que l’éditeur regrettait amèrement d’avoir négligé son roman. Cette situation soulève une énigme : qu’aurait-il pu se passer si Bonjour tristesse avait été publié chez Gallimard en 1954 ? Bien entendu, il est impossible de prédire comment cela aurait influencé le cours de sa carrière littéraire. Cependant, il est permis de penser que cette reconnaissance précoce aurait pu prévenir les critiques faciles envers son travail et lui offrir une renommée académique plus évidente8.
Il est pertinent de revenir sur le contraste entre l’attitude précipitée de Sagan et celle adoptée par Duras vis-à-vis de Gallimard. Alors que Sagan, impatiente et impulsive, pressait l’éditeur de lui donner une réponse dans les plus brefs délais, Duras, en février 1941, déposa avec méthode son premier roman sur le bureau de Queneau. Malgré le refus initial essuyé pour La Famille Taneran, qui deviendra plus tard Les Impudents, et les réserves exprimées par Queneau concernant son second manuscrit, Duras persévéra. Son acharnement et son travail lui permirent en quelques mois de rejoindre la prestigieuse maison d’édition, aidée par son mari, Robert Antelme, à qui l’on prête cette apocryphe : « Si vous ne lui dites pas qu’elle est un écrivain, elle se tuera »9. Contrairement aux premiers romans durassiens, Bonjour tristesse s’est immédiatement imposé comme l’un des plus grands best-sellers de l’après-guerre. Des chercheurs comme Marc Dambre mettent en évidence le fait que Françoise Sagan est devenue l’unique auteur de sa génération « à atteindre une notoriété internationale comparable à celle de Sartre »10.
En 1958, portée par son succès, Françoise Sagan attire l’attention d’Alain Resnais qui souhaite lui confier la rédaction d’un scénario sur la bombe atomique. Resnais, fidèle à ses collaborations précédentes, cherche cette fois-ci une femme de lettres pour ce projet. Antoine Dauma, le producteur du film, est chargé de contacter Sagan, mais malgré ses multiples tentatives, il peine à joindre l’écrivaine qui finit par négliger les rendez-vous fixés. Face à cette déconvenue, Simone de Beauvoir est un temps pressentie pour la remplacer, mais c’est finalement l’œuvre théâtrale de Marguerite Duras qui séduit le cinéaste.
Ce qui aurait pu apparaître comme l’un des plus grands regrets de sa carrière ne semble pourtant pas avoir significativement marqué Sagan. Aucune explication n’est fournie quant à son désistement, mais il est connu que la romancière a été profondément traumatisée par l’horreur des cadavres soulevés à la pelle dans Nuit et Brouillard, film de Resnais qui l’a définitivement plongée dans l’athéisme11. En réalité, le sujet proposé par le réalisateur en 1958 s’est révélé trop violent, trop grave, trop politique pour l’auteure de La Chamade. Toutefois, dans l’une de ses chroniques, elle exprime son admiration pour ce qu’est devenu Hiroshima mon amour, saluant par la même occasion « [l]e côté incantatoire, elliptique de Marguerite Duras [qui] devenait, du fait de l’atrocité des deux histoires, tout à fait nécessaire, comme certaines pudeurs »12. L’échec de cette collaboration sera versé à la longue liste des excentricités de Sagan, dont les stratégies de défense médiatiques se sont avérées désastreuses. Lors d’une entrevue télévisée, un journaliste lui fait d’ailleurs remarquer que le métier d’écrivain est une activité sérieuse, à quoi la romancière réplique, sans se départir de sa légèreté : « Je sais, mais je suis un écrivain sérieusement paresseux »13.
Sagan préfère feindre le dilettantisme et cultiver son image d’enfant insouciante auprès de son lectorat, plutôt que d’aller au fond des choses. La romancière est loin d’être une écrivaine paresseuse, son œuvre intégrale le prouve aisément, cependant le sujet que lui soumettait Resnais l’avait effrayée et n’était ni en adéquation avec son âge (23 ans à l’époque) ni en corrélation avec ses choix artistiques. La romancière subit le contrecoup de sa jeunesse qui ne la pousse guère à faire les bons choix, comme le démontre sa mésaventure avec la maison Gallimard. La bonne trajectoire d’un destin se joue parfois à quelques rencontres opportunes, mélange d’instants propices et de kairos, ce que Marguerite Duras, romancière expérimentée, a parfaitement compris.
L’écriture courante versus la petite musique
La littérature représente la principale rivalité opposant les deux romancières. D’ailleurs, Marguerite Duras n’évoque guère Françoise Sagan dans ses écrits et utilise délibérément l’oubli et la damnatio memoriae à l’égard de sa consœur, une façon pour elle de condamner une œuvre qu’elle estime insatisfaisante, voire secondaire. Ce silence éloquent, que Duras n’a jamais rompu, est situé au niveau des valeurs, de l’ambition et des attentes qu’elle accorde à la littérature. Dans l’un des brouillons de La Vie matérielle, alors qu’elle parle de Gérard Jarlot dans un texte intitulé « L’Homme menti », Duras mentionne subrepticement l’auteure de Bonjour tristesse : « Cet homme était un écrivain merveilleusement doué. Il se voulait grand écrivain. Écrivain connu. Mais pas populaire. Il n’aurait pas voulu être ni Joseph Kessel, ni Françoise Sagan, ni Hervé Bazin. Il aurait voulu n’avoir ni le Goncourt, ni le Renaudot, mais le prix Médicis – et c’est ce qu’il a eu »14. Cet extrait a été retranché avant la publication définitive du texte, mais l’on peut inférer que ce mutisme est autant un symbole de rivalité que de rupture. Il nous apprend aussi de quelle manière Duras hiérarchise les écrivains en fonction de leur popularité et des récompenses qu’ils reçoivent. Certes, il est arrivé à de rares occasions qu’elle ait reconnu les qualités de Françoise Sagan. Dans l’article qu’elle consacre à Brigitte Bardot, elle loue par exemple certaines « de ses excellentes interviews »15. Néanmoins, ce compliment isolé et ponctuel, bien qu’empreint de sincérité, associe Sagan au milieu cinématographique, à la culture populaire et non à la littérature telle que Duras la concevait.
À l’opposé de Duras, Sagan refuse les honneurs et déclare même publiquement : « […] mon succès ne me paraît pas sujet à prolongation »16. Consciente de cette élite littéraire qui la discrédite, la romancière préfère jouer la carte de l’immaturité et de la désinvolture qui lui sert de bouclier pour se protéger et se défendre des critiques. Cette attitude constitue toute sa singularité dans le monde des lettres, la plaçant dans une position ambivalente d’auteure ni tout à fait admise ni totalement exclue. Sagan s’amuse de cette situation et exploite pleinement la stratégie de la provocation : « Le pire que je puisse imaginer, en fin de compte, pour moi, c’est d’être à l’Académie Goncourt ou au Femina, entre Marguerite Duras, Françoise Mallet-Joris et Geneviève Dormann, toutes les quatre résignées… ce serait l’Apocalypse, Jérôme Bosch »17. Mais derrière l’ironie et l’humour de façade, se cache en réalité l’amertume d’une romancière vis-à-vis d’un milieu littéraire qui la punit pour ne pas jouer son rôle d’écrivain. Si Sagan feint de ne pas se soucier des prix littéraires, elle reste profondément marquée par le Goncourt de Duras et les deux millions d’exemplaires vendus de L’Amant. On retrouve les traces de cette rancune dans sa toute dernière interview, où elle explique que « les gens qui ont eu une gloire tardive, comme Marguerite Duras, ont souvent fini par péter les plombs ! Elle parlait d’elle à la troisième personne. Fallait-il qu’elle ait beaucoup de talent pour que cela puisse se passer… Vous savez j’aime plutôt les gens naturels, simples »18.
Du vivant de Duras, une sorte de pacte de non-agression est scellé entre les deux romancières. Sagan affirme d’ailleurs que « Marguerite Duras est avant tout une grande romancière »19. Cette phrase ne manqua pas d’éveiller des questionnements subtils quant à la stature de sa devancière. Qu’entendait-elle exactement par « avant tout » ? Faisait-elle référence au cadre rural et paysan des premiers romans de Duras, qui ne laissaient guère entrevoir ce qu’allait devenir son œuvre ? Ou bien se référait-elle à d’autres ouvrages ultérieurs, tels que Le Marin de Gibraltar ou Les Petits Chevaux de Tarquinia, composés d’intrigues sentimentales (ces mêmes romans qui susciteront la colère de Queneau, leur reprochant d’être secondaires et trop « romantiques »20) ? D’après Ève-Alice Roustang, il faut comprendre ainsi la réserve exprimée par Sagan : « […] avant tout, c’est-à-dire avant d’être une partie du mouvement du Nouveau Roman »21.
Ce courant littéraire, qui déconstruit les schémas psychologiques préétablis et les structures prévisibles de l’intrigue, représente le véritable point de rupture entre les deux femmes de lettres. Lors de l’adaptation cinématographique de Moderato cantabile par Peter Brook, Sagan déploie son pouvoir de nuisance en critiquant ouvertement le film dans une chronique publiée dans L’Express en 1960. Elle avoue ne pas pouvoir parler sans agacement de ce film qui « n’est ni choquant, ni vulgaire, ni bête, ni prétentieux ni mal fait : il est ennuyeux. Il est ennuyeux et l’on n’y croit pas parce que c’est l’histoire d’une petite bourgeoise et d’un ouvrier qui se rencontrent et se séparent tout en parlant comme deux maniaques de Ionesco »22. Laure Adler souligne dans sa biographie de Duras que l’article de Sagan sur Moderato cantabile, suivi d’une critique redoutable dans Les Lettres françaises, a pour conséquence de juguler les ventes23. Sagan ne prend pas non plus au sérieux les dénégations de Duras quant à son appartenance au Nouveau Roman, bien qu’elle rejette cette étiquette et affirme ne pas en faire partie : « C’est Robbe-Grillet qui m’a fait croire ça un jour. J’ai rigolé »24. En fin observateur de la vie littéraire, François Mauriac contemple amusé ce décalage littéraire visible, en se demandant « si Françoise Sagan s’intéresse à la technique du roman, si elle médite les leçons de M. Robbe-Grillet et de M. Blanchot. J’en doute beaucoup »25.
La querelle dominante entre Duras et Sagan se situe donc bien au cœur de cette question du style et du roman. La persistante avec laquelle l’auteure de Bonjour tristesse revendique ses choix esthétiques l’exclut de facto de la littérature dite « sérieuse ». Ses ornementations stylistiques sont perçues comme autant de résistances à la modernité et de contradictions par rapport à la marche de l’histoire, qui deviennent même suspectes dans tout ce qu’elles contiennent de bourgeoisie et de classicisme. Comme l’établit Roland Barthes, la recherche du beau style à cette époque transforme l’écrivain en « un prêtre appointé, il est le gardien, mi-respectable, mi-dérisoire, du sanctuaire de la grande Parole française, sorte de Bien national, marchandise sacrée, produite, enseignée, consommée et exportée dans le cadre d’une économie sublime des valeurs »26. La romancière s’est d’ailleurs souvent justifiée auprès de journalistes lui reprochant la petite musique bien calibrée de sa prose. Certains linguistes, spécialistes du style d’après-guerre, analysent l’idéal du bien écrire en se référant directement à la calliépie saganienne27. Mais écrire, selon Sagan, ne s’apparente pas seulement à la recherche poétique des « éléments séculaires du goût »28, il s’agit d’un ouvrage qu’elle remet sans cesse sur le métier : « […] j’équilibre les phrases, j’élimine les adverbes, je vérifie le rythme. Il ne faut pas qu’il manque une syllabe, un pied, quelque part. Écrire est aussi un travail d’artisan »29.
Pour Duras, « [é]crire ce n’est pas raconter des histoires. C’est le contraire de raconter des histoires. C’est raconter tout à la fois. C’est raconter une histoire et l’absence de cette histoire »30. L’écriture doit devenir le territoire de l’expérimentation dont l’étendue se mesure à l’aune de la diversité des techniques, c’est-à-dire du néo-français employé par Queneau, du français parlé de Céline, du présent de narration, utilisé par le Giono d’Un roi sans divertissement, ainsi que de la palette de l’écriture neutre, transparente, blanche, voire de l’écriture du degré zéro, ou de la « rhétorique négative »31 qui lui est chère, et plus tard cette « écriture courante »32 qui signe sa maturité auctoriale. Parallèlement, Robbe-Grillet, qui succède à Sagan au palmarès du prix des critiques en 1955, méprise le réalisme de la jeune romancière et conteste la portée de ses personnages, car « elle les traite comme s’ils avaient une profondeur psychologique. Elle les prend au sérieux. Elle y croit »33. Cette attitude résolument séparatiste demeure le principal moteur du désintérêt littéraire manifesté par Marguerite Duras envers Françoise Sagan. En adoptant cette posture dissidente, Sagan endossait de facto le rôle de rivale et de perturbatrice, qui affirmait avec force dans ses romans à succès que le roman doit se distinguer de l’antihumanisme proposé par les néo-romanciers. Selon elle, les auteurs des Éditions de Minuit « jouent avec des balles à blanc, des grenades sans goupille, laissant le soin à ceux qui les lisent de créer eux-mêmes des personnages non dessinés entre des mots neutres »34. Pour reprendre les termes de Roustang, les romans de Sagan doivent se lire comme une initiative « contraire à l’ère du soupçon »35 et comme des « anti-nouveaux romans »36.
Est-ce à dire que la situation entre les deux écrivaines est définitivement irréconciliable ? Si une rupture sur la forme est indiscutable, il convient de nuancer ce clivage initial qui émerge dans les années 1960 et se dissipe à mesure que les œuvres avancent dans le siècle. On constate que les thématiques durassiennes et saganiennes sont extrêmement voisines en ce qu’elles se focalisent sur la sensibilité, l’intime, la survenance et la disparition du désir amoureux, l’émancipation des femmes ou encore le thème de la destruction.
Littératures de la destruction et de l’émancipation
À travers leurs œuvres, Duras et Sagan sondent les zones obscures de leur vie, révélant au grand public leur part d’ombre existentielle. Les deux romancières partagent une caractéristique commune dans la mesure où elles ont dévoilé l’addiction du point de vue féminin. Elles ont transgressé ces tabous par la mise en scène de leurs propres failles, perpétuant ainsi la tradition littéraire des artistes maudits qui était jusqu’alors réservée aux hommes. Concernant Duras, un exemple éloquent se trouve dans le personnage principal du court métrage Nuit noire Calcutta, un écrivain alcoolique hanté par son syndrome de la page blanche, qui est à l’image du personnage d’Édouard dans Le Lit défait, envisageant de se piquer « à l’héroïne si cela lui [permet] d’écrire dix pages éblouissantes »37. L’alcool et la drogue font l’objet d’une réflexion à part entière dans l’œuvre des deux femmes. Il constitue même l’un des territoires ontologiques les plus authentiques de leurs écrits. À titre d’exemple, Duras évoque, sans faux-semblants, « la cirrhose, les vomissements de sang »38 et les cures de désintoxication dans La Vie matérielle. Avec la même sincérité, Sagan raconte dans Toxique son douloureux sevrage à la morphine lors de son séjour à l’hôpital : « Je m’épie : je suis une bête qui épie une autre bête, au fond de moi »39. Pourtant, dans leurs premiers romans, l’éthylisme est considéré comme un adjuvant concourant à une forme d’émancipation. Chez Sagan, on entrevoit derrière l’alcoolisme mondain, qui contamine toutes les héroïnes, une forme d’embrayeur qui les amène à la clairvoyance. Dans Bonjour tristesse, par exemple, Cécile réalise que « quand on est ivre, on dit la vérité et personne ne vous croit »40. L’utilisation de l’alcool, comme producteur de la vérité, on le retrouve déjà dans Le Marin de Gibraltar, au moment où le narrateur, à grand renfort de whisky, pousse Anna à la confession41.
L’émancipation féminine constitue l’autre trait distinctif qui rapproche leurs deux œuvres. À la différence des théoriciennes du féminisme, Duras et Sagan ont avant tout contribué à sa concrétisation à travers la représentation romanesque d’héroïnes en quête de liberté et d’identité. En témoignent les ressemblances entre leur deux plus grand succès, L’Amant et Bonjour tristesse, qui ont permis à la presse littéraire de les associer et de les comparer. Si ce dialogue entre les deux romans ne va jamais de soi, tant il se heurte aux différences des milieux, des géographies et des époques qu’ils mettent en scène, toutefois des similitudes se dessinent aisément. Le schéma du roman d’apprentissage est clairement présent, notamment dans l’œuvre de Sagan entre 1954 et 1965, où l’expérience sexuelle d’une adolescente de dix-sept ans est mise en scène autour de péripéties intimes entrelacées dans un autoportrait, au même titre que Duras laisse planer une dimension similaire par l’emploi du terme experiment42. Les intrigues convergent autour de cette émancipation féminine, luttant contre les tutelles éducatives, que ce soit dans le pensionnat de Saigon pour l’une ou lors des dix années de couvent pour l’autre. Les narrations se répondent et insistent sur une soif de liberté qui passe par la démystification de la virginité. Tandis que Cécile s’associe volontiers à la « race pauvre et desséchée des jouisseurs »43, l’héroïne durassienne se décrit comme « livrée à l’infamie d’une jouissance à en mourir »44. En définitive, il serait difficile d’affirmer que le succès de ces deux romans repose sur des intrigues parallèles, toutefois on ne peut manquer d’évoquer la gémellité des principaux éléments narratifs.
En pétrissant sans relâche ces thématiques centrales, Duras et Sagan ont profondément transformé le paysage littéraire en offrant une voie audacieuse aux femmes écrivaines. La mise en scène des interdits et la transgression des normes établies ont permis de remettre en question les fondements mêmes de la littérature féminine. Il est particulièrement intéressant de considérer que, pour de nombreuses romancières contemporaines, les écrits de Duras et de Sagan ont exercé une influence déterminante dans l’acte d’écrire, donnant quasiment naissance à deux courants distincts. D’une part, l’influence de Sagan se fait clairement sentir dans les premiers romans d’Assia Djebar, de Maïssa Bey, de Pamela Moore, d’Annie Ernaux45, de Nina Bouraoui ou de Solveig Vialle, qui ont été marquées par le format paradigmatique de Bonjour tristesse, considéré comme un roman parfait et conduit par le désir ardent d’indépendance de son héroïne. D’autre part, l’héritage de Duras a pavé la voie d’une littérature féminine plus subversive, dénuée de complexes, et représentée par des auteures telles que Nelly Arcan, Marie NDiaye, Marie Darrieussecq, Nicole Malinconi, Camille Laurens, Virginie Despentes ou Chantal Chawaf. Pour ces romancières, on peut considérer que Duras et Sagan sont devenues les figures fondatrices de deux écoles d’inspiration romanesque, incarnant très souvent « les deux piliers »46 qui ont mené à bien des femmes à l’écriture.
En effet, il s’agit bien de deux écoles, dans la mesure où il existe une différence notable dans la manière dont Duras et Sagan abordent la passion et l’érotisme. Dans Hiroshima mon amour, Duras pousse la passion à des extrémités plus proches de l’univers de Bataille, lorsque la protagoniste française implore son amant japonais avec ces mots : « Déforme-moi jusqu’à la laideur »47. De même dans Le Lit défait, Sagan utilise des implorations sadiques identiques entre Édouard et Béatrice : « Viole-moi vite ! […] ils se faisaient délibérément violence l’un à l’autre. Il leur semblait se livrer à une lutte sans merci, une sorte d’exorcisme »48. Mais, tandis que Sagan explore les multiples facettes du sadisme dans son œuvre, elle reste toujours à la surface de ces pratiques, alors que chez Duras, elles s’accompagnent de descriptions plus morbides. L’auteure prend plaisir à désarticuler les corps pour les soumettre à l’oppression passionnelle, comme en témoigne cette phrase dans La Maladie de la mort : « Le corps est sans défense aucune, il est lisse depuis le visage jusqu’aux pieds. Il appelle l’étranglement, le viol, les mauvais traitements, les insultes, les cris de haine, le déchaînement des passions entières, mortelles »49.
Réfractaire à cette littérature trop explicite, Sagan reste également à bonne distance de la littérature des prétoires et des chroniques judiciaires que Duras affectionne tant. Une illustration marquante de cette divergence survient lorsque la romancière fait polémique à la une de Libération avec son célèbre « Sublime, forcément sublime, Christine V. ». Face à la controverse, Sagan exprime son indignation lors d’une interview accordée à Jérôme Garcin dans L’Événement du jeudi50. Alors que l’affaire Villemin émeut la France entière, Duras se rend dans les Vosges pour constater les faits et livrer ses impressions. Malgré l’absence de preuve, la romancière affirme publiquement que la mère de l’enfant est responsable de l’infanticide, commis dans le but de se libérer de l’autorité d’un mari tyrannique. Fascinée par les faits divers, qu’elle exploite notamment dans Les Viaducs de la Seine-et-Oise (1959), puis dans L’Amante anglaise (1967), Duras projette sur Christine Villemin l’audace de certaines de ses héroïnes, telle Claire Lannes, coupable d’avoir démembré un corps et d’avoir réparti les morceaux dans différents wagons de train. Toutefois, cette instrumentalisation fantasmée de Christine Villemin en Médée moderne ont scandalisé des écrivaines comme Benoîte Groult et Régine Deforges51. Quant à Sagan, elle ne partage pas ce goût du morbide et du sordide. D’ailleurs, ses romans évitent de mettre en scène des meurtres violents, à l’exception du Garde du cœur ou du Chien couchant où les homicides se rapprochent de ceux mis en scène dans les romans policiers anglais et ne concernent que des adultes. Par conséquent, le malaise se manifeste lorsque la violence frontale de Duras se transpose sur un enfant. Ce personnage, quasiment inexistant du personnel romanesque saganien, devient l’allégorie de la cruauté dont Nathalie Granger constituera le paradigme durassien : « Nathalie, emblème même de toute violence. Nous voulons dire : de tous les possibles futurs de la violence, de tous ses modes : Nathalie, huit ans »52.
Duras parvient également à aborder de front les sujets sociétaux, notamment ceux qui ont trait à la pauvreté. Elle réussit à saisir avec crédibilité les images de la vie populaire, en s’appropriant le langage de la rue, comme le démontre la nouvelle de 1952 consacrée à sa gardienne d’immeuble. Dans Des journées entières dans les arbres (1954), elle décrit avec réalisme le portrait sociologique de Madame Dodin, sa concierge, et du balayeur qui l’accompagne, tout en insufflant de l’humour et de l’ironie dans leur description. Elle sait également capturer le drame symbolique de la misère quotidienne, comme elle le prouve dans « Le coupeur d’eau »53. A contrario, Sagan peine à extraire ses personnages du petit monde privilégié et parisien. Elle ne tente qu’une seule fois de placer son intrigue dans les corons du Nord de la France. Toutefois, l’histoire du Chien couchant, celle d’un ouvrier qui tombe amoureux de sa logeuse plus âgée, ne convainc pas et elle se voit même accusé d’imposture dans les colonnes de L’Express54. En revanche, Sagan excelle dans un autre exercice, celui qui consiste à se moquer avec férocité des bourgeois, notamment dans La Femme fardée, et surtout dans Les Faux-fuyants, où elle atteint l’apogée de son art satirique. Par contraste, Duras éprouve quelques difficultés à s’immerger dans cet univers saganien, comme en attestent les obstacles qu’elle affronte pour donner vie à son héros de bonne famille dans Le Vice-consul. À ce propos, Jean Vallier remarque que « Marguerite Duras n’est pas Françoise Sagan, elle patauge là où l’auteur de Bonjour tristesse et d’Aimez-vous Brahms ? trouve son miel »55. Par conséquent, faut-il considérer que l’adage de Milner selon lequel « toute décision d’écriture engage une idéologie »56 est nécessaire pour appréhender les différences profondes qui séparent les deux femmes ?
Deux plumes engagées sur les mêmes questions
Mises à part quelques divergences sur lesquelles nous reviendrons, la conception de l’engagement politique chez Duras et Sagan présente des similitudes marquées et s’entrecroise par moments. Certes, Duras adhère au Parti communiste français en 1944 et y demeure une militante assidue jusqu’en 1949-1950 – ce que ne fera jamais Sagan –, néanmoins l’auteure de Bonjour tristesse, qui se perçoit comme « une jeune fille scandaleuse et un écrivain bourgeois »57, assume pleinement son appartenance à gauche.
Concernant la question de l’engagement, les deux femmes eurent à se prononcer à l’instar de toute une génération d’intellectuels sur le père de l’existentialisme. Lorsque l’on demande à Duras si elle se revendique de la philosophe sartrienne, sa réponse est sans ambages : « Je n’aime pas Sartre : je ne veux pas dire en tant que penseur, mais en tant qu’écrivain. Il m’est très difficile de parler de Sartre »58. En effet, l’auteure d’Abahn Sabana David avait déjà largement remis en question l’œuvre de Sartre, comme en témoignent ses critiques des Mains sales, en avril 1948, pour la revue Action, dans un article intitulé « Sartre et l’humour involontaire », ainsi qu’en janvier 1958, dans « Le Séquestré de Venise : Sartre », publié dans France-Observateur59. Un point de vue que ne partage pas Sagan qui émaille ses premiers romans d’éléments existentialistes. Paradoxalement, la romancière reconnaît volontiers ne pas suivre l’injonction sartrienne à s’engager en tant qu’auteure : « un écrivain doit ou ne doit pas s’intéresser à la politique. Il est libre »60. Bien qu’elle prétende appartenir au mouvement existentialiste, Sagan ne respecte aucun principe fondamental édicté par ce courant de pensée. Dans une étude récente, nous montrions que de l’existentialisme, Sagan ne retient qu’une passion pour Sartre ou quelques théories lui permettant de promouvoir une vie sans contrainte, mais le substrat de la doctrine lui a échappé61.
Néanmoins, les amis de Marguerite Duras connaissent la notoriété de Sagan auprès de la jeunesse et la sollicitent même pour défendre à leurs côtés la cause algérienne. Dans une lettre à Dionys Mascolo datée du 14 juillet 1960, Jean Schuster explique qu’il essaye de rentrer en contact avec Sagan par l’intermédiaire des proches de Sartre : « Actuellement les signatures [du futur Manifeste des 121] sont au nombre de trente. […] Je crois qu’avec un peu d’adresse cela fera un bruit énorme. Suis très optimiste. […] On essaie de toucher Sagan par Simone de Beauvoir »62. La romancière se laisse convaincre et signe la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » rédigée par Mascolo et Blanchot. Bien qu’elle juge ce texte provocateur, elle explique qu’il a permis aux gens de « s’éveiller de leur indifférence »63. Cet épisode révèle que l’entourage de Duras était parfaitement conscient de l’impact d’une telle signature à l’époque. Pourtant, Sagan n’est pas dupe de ces invitations et ironise sur les circonstances de ses participations : « […] c’est bien connu : ma signature au bas d’un manifeste fait plutôt frivole. On me l’a souvent reproché, tout en me la demandant, d’ailleurs, cette signature et je l’ai toujours accordée pour des raisons sérieuses »64. Dans sa biographie, Jean Vallier rappelle que parmi les signataires du Manifeste « Sartre, Sagan et Simone Signoret sont les trois noms cités au nombre des victimes de la censure »65.
Pour les deux romancières, la guerre d’Algérie tient donc une place cruciale dans leur vie militante. Avant la parution du Manifeste des 121, Duras joue un rôle actif au sein de la revue 14 Juillet, créée en 1958 dans le but de contrecarrer l’ascension du général de Gaulle au pouvoir. Alors que les répressions policières font rage, elle s’engage au Comité de Défense, participe activement à des réunions publiques, offre refuge comme elle le peut aux agents du F.L.N., rédige des pétitions et tente d’influencer le gouvernement, impliquant son ami François Mitterrand, alors ministre de l’Intérieur. La romancière n’aura de cesse de dénoncer avec vigueur les injustices et les exactions du système colonial. De son côté, Sagan participe à la campagne de soutien lancée par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir pour Djamila Boupacha, une jeune Algérienne torturée et condamnée à mort. Dans un article de L’Express, elle critique fermement le général de Gaulle et dénonce les exactions commises par l’armée française. Elle plaide la cause de Boupacha avec conviction et termine son plaidoyer par cette célèbre phrase : « Je n’imagine pas que les fanfares de la grandeur puissent couvrir les hurlements d’une jeune fille »66. Comme souvent, Sagan minimise plus tard la portée de son geste, bien qu’elle en subisse les conséquences lorsque sa maison devient la cible d’un attentat terroriste67.
Les événements algériens n’ont pourtant pas incité Sagan à adopter la position de Duras en faveur de François Mitterrand deux ans et demi avant Mai 68. À l’issue d’un débat organisé par Paris-Match, Duras et Sagan se confrontent sur le thème de la situation politique en France. Assez paradoxalement, Sagan accorde sa confiance à de Gaulle, tandis que Duras lance de façon prémonitoire qu’il a « condamné la France à un sommeil profond. Les jeunes veulent s’en débarrasser »68. En 1987, Sagan fait volte-face et rejoint Duras dans les gradins de l’émission L’Heure de Vérité pour soutenir Mitterrand. Si l’amitié entre Duras et Mitterrand remonte à l’Occupation, début 1944, la première rencontre entre Mitterrand et Sagan s’est, quant à elle, produite en 1980 lors d’un voyage en avion. Pendant le vol, Sagan se souvient évidemment du débat qui l’opposait à Duras en 1965 et admet volontiers que son instruction politique d’alors était des plus restreintes69. Ces anecdotes mitterrandiennes ont pourtant contribué à forger une image médiatique unie des deux romancières ; en d’autres termes, elles ont cristallisé un point de convergence, où leurs lectorats pouvaient enfin les percevoir, à tort ou à raison, réconciliées et dans un contexte dépourvu de rivalité.
Par conséquent, les causes politiques défendues par Duras et Sagan sont respectivement les mêmes. Elles trouvent leur ancrage dans la lutte contre les injustices sociales, le racisme et les inégalités hommes/femmes. Néanmoins, le militantisme durassien transparaît davantage dans son œuvre, plus particulièrement au cœur de ses romans traitant de la question juive et de l’espace concentrationnaire, tels que Détruire, dit-elle (1969), Abahn Sabana David (1970) ou encore les Aurelia Steiner (1979). L’importance de la Shoah dans l’œuvre durassienne trahit aussi bien la violence d’une écriture qu’il traduit l’obsession d’une vie : « Il est encore impossible d’aborder cet événement sans hurler. Il reste inconcevable »70. Cette capacité de Duras à s’emparer de sujets aussi importants échappe à Sagan, qui ne parvient pas à s’insurger autrement que sur le ton de l’incantation : « Mes ennemis, cela fait belle lurette qu’ils crient au loup, au Juif, au Noir »71, ou au moyen de chroniques journalistiques pour faire passer ses messages. Si le militantisme est absent de ces textes, Sagan aborde toutefois des sujets de société importants et parfois précurseurs. Dès 1965, elle condamne dans La Chamade le fait que la France interdise le droit à l’avortement, de même qu’elle dénonce, dans Un peu de soleil dans l’eau froide (1969) les lois iniques héritées du régime de Vichy qui discriminent les homosexuels. Bien entendu, les opinions qu’elle transmet sont subtilement diluées dans le récit, derrière une plume qui n’appuie jamais.
En 1985, le hasard veut que Duras et Sagan publient chacune un livre sur la Seconde Guerre mondiale. Avec La Douleur, Duras fait paraître l’un de ses textes les plus puissants sur la guerre. En retrouvant son journal du temps où son mari, Robert Antelme, était prisonnier dans les camps allemands, l’auteure révèle le quotidien de l’attente antérieure à l’arrivée des morts et des survivants de la déportation. L’authenticité autobiographique de l’ouvrage rend plus saisissante encore l’angoisse qui la tourmente : « Dans un fossé, la tête tournée contre terre, les jambes repliées, les bras étendus, il se meurt. Il est mort. […] Il est mort depuis trois semaines. C’est ça, c’est ça qui est arrivé. Je tiens une certitude »72. Cette réalité décrite par Duras est très éloignée de celle vécue par Sagan, qui a vécu une enfance choyée dans le sud de la France pendant cette période. Pourtant en 1985, celle qui ne parvenait pas à aborder les horreurs de la guerre publie De guerre lasse, chez Gallimard. Malgré ce nouveau canevas, cette première incursion sur le thème de la résistante ressemble à un prétexte, établi pour mettre en scène l’habituelle triangulation amoureuse de ses récits. Avec Un sang d’aquarelle en 1987, second volet de sa trilogie guerrière, Sagan aborde plus avant l’horreur de l’Occupation et les atrocités nazies, sans pour autant atteindre la même profondeur que Duras.
Cette étude comparative, si elle permet de mieux comprendre la trajectoire de deux destins qui avancent l’un à côté de l’autre sans jamais se rencontrer, dévoile aussi l’ère du soupçon qui règne en maître entre les écrivains du xxe siècle. Duras se démarque nettement par ses éditeurs, ses récompenses prestigieuses et un courant littéraire identifiable, autant d’atouts qui viennent disqualifier Sagan. De surcroît, la popularité de l’auteure de Bonjour tristesse et sa réputation d’écrivaine insouciante finissent de maintenir Duras à distance.
Mais s’agit-il uniquement de valeurs ? L’écart majeur entre leurs expériences vécues ne peut être ignoré, la Seconde Guerre mondiale ayant laissé une empreinte indélébile sur Duras, tandis que Sagan semblait en être largement préservée. Comment se rencontrer intellectuellement lorsque l’on n’a pas vécu la même réalité ? Ce hiatus temporel et émotionnel a forgé des visions littéraires radicalement différentes. Duras, témoin et actrice d’une période troublée, a utilisé les tourments de l’histoire comme catalyseur créatif, transformant la violence d’une période en un laboratoire d’écriture. En contrepoint, la littérature saganienne propose de faire table rase de ce passé douloureux et de promouvoir les fondements d’une société abondante, libérale et surtout émancipée.
Leur succès, surgissant à trente années d’intervalle, reflète cette dualité conceptuelle profonde, si bien que leurs écrits façonnent deux écoles littéraires, certes non officiellement désignées, mais dont l’influence s’étend sur toute une génération de romancières. Et ce point est fondamental, car il détermine deux façons de capter une époque ainsi que deux succès littéraires concurrents : l’un classique, immédiat et insouciant, l’autre expérimental, mature et transgressif. L’histoire de la rivalité entre Duras et Sagan se croise à la jonction entre la promotion d’une écriture caractéristique et l’incarnation d’une réussite atypique. Telle une loi physique implacable, ce que l’une accomplit immédiatement, l’autre ne le réalise que trente ans plus tard, à l’image des révolutions menant invariablement aux éclipses.
Il est certain que leur antagonisme, soigneusement nourri par le monde littéraire et médiatique, semble être le produit d’une époque où la compétition était encouragée et amplifiée. Cependant, en dépit de leurs différences, de véritables instants de solidarité émergent, notamment lors d’événements marquants comme l’indépendance de l’Algérie ou l’élection de Mitterrand. Et au-delà des apparences, on perd souvent de vue que ces deux figures des lettres partageaient un pseudonyme commun, emprunté à Proust, une passion pour les automobiles et pour la Normandie. Toutes deux victimes de leur succès autant que de leurs excès, elles demeurent deux figures singulières de la littérature du xxe siècle.