« Mon goût pour le cinéma a été une manière de choisir le mouvement
contre l’image fixe et contre l’obligation de se souvenir »1
Le cinéma comme ressource
D’abord, c’est simple, je suis allée énormément au cinéma dans ma jeunesse. J’ai passé mon temps dans les salles de cinéma, qui font partie intégrante de mes souvenirs. Tous ces films vus constituent une banque d’images considérable. Or la mémoire se construit essentiellement par le biais d’images mentales. Mon idée, en travaillant sur le cinéma, c’est donc de travailler sur la mémoire, à travers ces images. Celles des films et celles des souvenirs. J’ai l’impression que les images s’impriment plus dans la mémoire que les textes. Je me souviens des effets d’un texte, mais très peu de ses phrases. Alors que je me souviens précisément des images des films.
Avec mes textes, je refabrique des images mentales en les décrivant. C’est un exercice intéressant, parce que la description est un mode d’écriture littéraire que j’utilise finalement assez peu dans mes livres. Et décrire des images est une manière de mettre en pratique ce mode-là, de me l’approprier, même si je décris moins les images que l’effet qu’elles me font. Mes textes sur le cinéma ne relèvent pas vraiment du commentaire et ne sont pas non plus des analyses de cinéphile. Ils ne s’appuient pas sur l’histoire du cinéma ou sur l’évocation des techniques cinématographiques. Ce que je raconte, c’est vraiment l’effet des images. Parce que je pense, même si je suis une littéraire, que les images produisent des effets plus immédiats que les textes.
Ce qui m’intéresse, c’est la dynamique, le mouvement des images, leur rythme. Je pense que voir un film, c’est éprouver sa vitesse (ou sa lenteur). Raconter Alien implique donc de trouver la bonne vitesse pour reproduire l’effet de suspense et la peur que le film produit. Toutes les femmes sont des Aliens, est en partie une tentative pour mimer la puissance du suspense cinématographique. En jouant sur le temps de l’image et le temps de la lecture, en calquant l’un sur l’autre, pour essayer de produire quelque chose d’haletant. En construisant des phrases où la fin est toujours retardée. Écrire avec le cinéma, c’est un moyen de produire des effets de dramaturgie qui seront sensibles non seulement dans le récit, mais même dans la phrase. Le cinéma, par sa dynamique, nous offre ce genre d’émotion et d’expérience, celle de l’attente, de l’impatience. On a envie de savoir, mais on n’a pas envie de savoir tout de suite, trop vite, on veut retarder le moment de la révélation. La crainte de « divulgacher », par exemple, s’applique rarement à la littérature, sauf pour les polars. Il me semble qu’elle est beaucoup plus présente dans l’expérience cinématographique, même la plus contemplative.
Par ailleurs, le cinéma est un moyen, pour moi, de raconter des histoires qui sont déjà là, déjà construites, avec lesquelles je peux jouer. Tout existe déjà, je n’ai plus qu’à piocher dedans. C’est nettement moins exigeant que de créer un monde de toutes pièces. Écrire sur le cinéma évite d’inventer une histoire, de se préoccuper des personnages, de ce qu’ils font, dans quel ordre : des questions qui me paraissent annexes. Dans le film, ces questions sont déjà résolues et je peux donc m’amuser avec tout le reste. Par exemple, les multiples interprétations qu’on peut faire des actions des personnages, de leurs paroles, de leurs gestes, de la succession des plans, des ellipses, etc. Choisir d’écrire sur des films, c’est en quelque sorte une facilité narrative, cela m’évite de penser à la construction du récit et de me centrer plutôt sur la réception et l’interprétation.
Ce que je retiens d’un film, c’est moins son histoire que les images qui ont marqué ma mémoire. Je travaille sur le souvenir du film plutôt que sur le film lui-même. Pour Alien, par exemple, je suis plutôt partie des scènes qui m’ont traumatisées. Je reraconte des histoires à partir de ce qu’il en reste, de ce que j’ai retenu, en partant du principe que si je l’ai retenu, c’est qu’il y a une raison et qu’il faut que je découvre laquelle. La part ludique de l’enquête sur la psyché du spectateur, ce qu’un film remue en lui, est donc centrale dans mon travail sur le cinéma.
On pourrait faire le même exercice avec des objets littéraires, mais la particularité de la littérature, c’est qu’elle produit des images mentales libres. On peut donner mille visages à Emma Bovary ou au narrateur de la Recherche. D’ailleurs Marcel, c’est plus une voix qu’une image. Et ces images ont par ailleurs tendance à se modifier à chaque lecture du texte. Elles sont mobiles et donc moins faciles à attraper. Le cinéma permet de fixer les images mentales. Ripley, c’est Sigourney Weaver, on ne peut pas l’imaginer autrement. Même si on ne se souvient pas distinctement de son visage, on a en tête une silhouette reconnaissable. Cette contrainte supplémentaire, imposée par les images, me plaît et d’une certaine manière me facilite la tâche.
Enfin c’est toujours plus amusant de raconter des films que de raconter des livres, parce que les livres sont déjà racontés avec des mots. Les raconter revient donc à reprendre, à imiter, à prolonger. Le cinéma repose sur un système de signes, un code différent. Ce décalage est stimulant, il implique d’adapter, de traduire. Passer de l’image au texte oblige à se mettre en situation de traduire et donc d’interpréter et donc de rendre compte de la métamorphose que le passage d’un art à un autre exige.
Du film au texte
Le livre Ils ne sont pour rien dans mes larmes a connu de nombreuses métamorphoses. Au début, j’écris un texte sur Vertigo d’Alfred Hitchcock (et l’effet qu’il produit chez moi, systématiquement, quand je le regarde). Ce texte doit être le support d’une performance, montée avec Olivier Ducastel, qui s’intitule Vertige, 15 min 30s et qui consiste à associer des images vidéos (un mélange d’extraits de Vertigo de Hitchcock et de plans des falaises d’Étretat ) à un texte que je dis sur scène sur l’effet durable que ce film a eu sur moi.
De cette performance naît l’idée d’écrire plus généralement sur cette expérience, celle d’associer sa vie à des images de cinéma. Pour élargir le procédé, je décide d’interviewer des gens en leur demandant quel film a changé leur vie. Cela les oblige à revoir leur vie à travers le filtre du cinéma, un exercice assez stimulant et ludique. Je propose ce projet à L’Espace 1789, une salle de cinéma et de spectacle à Saint-Ouen, qui me met en contact avec ses abonnés. J’obtiens un financement du Département de la Seine-Saint-Denis et je conduis les entretiens, à partir desquels j’écris des textes sur chacun des films que mes témoins ont choisis. Pour que ce recueil devienne un livre, je travaille sur sa composition, l’ordre de chacun de ces textes, les formes de reprise et de résonance entre les témoignages, la diversité des films dont il est question, etc. Et ce livre devient le point de départ d’une multitude d’autres formes artistiques.
D’abord, je demande à Laurent Larivière, qui a assisté à la performance Vertige, 15 min 30s s’il aurait envie, dans cet esprit, de créer des images pour une autre performance, que j’ai conçue à partir d’un autre texte de cette série et qui porte sur Les Parapluies de Cherbourg. À la lecture de cet autre texte, intitulé Les Larmes, Laurent m’explique qu’il préfèrerait écrire un scénario plutôt que de composer des images pour une performance. Je donne mon accord de principe et Laurent adapte mon texte pour le cinéma. Il est lui-même fan des Parapluies de Cherbourg et souhaite que je joue le rôle de la narratrice du texte. L’objectif pour Laurent, c’est de faire entendre la voix de l’autrice dans un cadre très désincarné, presque abstrait. Dire le texte sans le jouer. Pour ce projet, je deviens donc comédienne. C’est Laurent qui réalise et moi qui dis mon texte. Le film connaît un beau succès d’estime, il tourne dans les festivals. Et je trouve que c’est un film très original, un véritable objet artistique, assez loin des codes classiques du récit cinématographique.
Cette première boucle me permet de passer du film (Les Parapluies) au texte (Les Larmes), puis du texte (Les Larmes) à un nouveau film (Les Larmes de Laurent Larivière, qui, à sa manière, est aussi un hommage aux Parapluies de Cherbourg). Peut-être qu’un jour, qui sait, j’aurai envie d’écrire sur ce nouveau film aussi. Sur les traces qu’il m’a laissées !
Pour Les Larmes, on tourne à Cherbourg, en hommage à Demy, et on cherche à faire jouer des habitants de la ville plutôt que des comédiens. Le Trident, la scène nationale de Cherbourg (qui apparaît aussi dans le film de Demy), nous accueille pour organiser des ateliers autour du projet et nous permettre de recruter nos interprètes. Une des scènes du film de Laurent s’appuie sur un passage du texte où j’affirme que si on se laissait vraiment aller, on passerait notre vie à pleurer, et que les moments sans larmes seraient exceptionnels. Dans le film, cela donne une très belle scène qui montre des gens qui pleurent alors qu’ils effectuent leurs tâches quotidiennes (des ouvriers dans un garage, une employée d’une bijouterie, entre autres). Pour préparer cette scène, on a proposé aux personnes qui participaient à l’atelier de pleurer devant la caméra. On ne leur donnait aucune recette ou technique pour le faire, uniquement cette consigne. Laurent filmait et je les accompagnais, c’était très émouvant, tout le monde pleurait. Et il y a un an, à l’occasion de la sortie de mon dernier roman, Un singe à ma fenêtre, je suis invitée pour une lecture dans une librairie de Cherbourg. Et la libraire, sans me le dire, parvient à prévenir les personnes qui ont participé aux ateliers dix ans plus tôt, que je retrouve en arrivant. Et quand je me mets à lire, je suis soudain submergée par une intense émotion, c’est celle des retrouvailles et du souvenir des larmes partagées. On se met tous à pleurer en chœur.
Laurent voulait aussi proposer au Trident une extension du projet, une façon de rendre hommage au lieu, à la ville. Il tourne donc un film à partir d’entretiens menés avec les participants de l’atelier, autour des souvenirs qu’ils peuvent avoir du tournage des Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy. C’est Les Larmes, La récolte, réalisé dans la foulée, et projeté au Trident à la fin de la résidence. C’est une extension documentaire des Larmes, qui interroge les souvenirs, non pas d’un film vu, mais du tournage d’un film. Les témoignages racontent de très belles anecdotes de tournage, et font aussi réfléchir, sous un autre angle, à la manière dont le cinéma joue un rôle dans la vie des gens.
Puis, en 2012, on me propose de monter un spectacle à Avignon, dans le cadre du programme Sujets à vif. Je décide de trouver un circassien ou une circassienne qui pourrait retravailler avec moi sur Le Vertige. Je découvre le travail de Chloé Moglia, qui a elle-même monté un spectacle entier avec la musique de Vertigo. Je lui propose le projet en lui envoyant le texte, elle accepte. On se met au travail : elle se suspend en hauteur et je récite mon texte en bas, on travaille sur le double, le jeu de miroirs et la sensation de vertige. Le spectacle, créé en 2013 au festival d’Avignon, est très bien accueilli et devient une nouvelle extension du livre.
Autre extension du livre, un film d’animation. La maison de production, Senso, voulait lancer une série de courts-métrages d’animation, à partir des différents chapitres de Ils ne sont pour rien dans mes larmes, mais ce projet global n’a pas abouti. Seul a été tourné un épisode qui devait être le « pilote » de la série et qui a été adapté d’un des chapitres du livre « La nuit américaine d’Angélique ». Réalisé par Pierre-Emmanuel Lyet et Joris Clerté, deux auteurs d’animation, le film a été lui aussi très bien accueilli et a été nominé pour le César du court-métrage d’animation en 2013.
Et ce n’est pas tout ! En 2012, un collectif de théâtre, Ildi! Eldi adapte pour la scène le texte « Les Larmes ». Je découvre ce spectacle au festival Actoral à Marseille, et il me semble tellement juste que je décide de poursuivre la collaboration avec les membres du collectif, en travaillant avec eux sur la manière de représenter le cinéma au théâtre. Toutes les femmes sont des Aliens est le résultat de cette collaboration. Le collectif Ildi ! Eldi, veut en effet créer une série de spectacles autour de plusieurs films, un peu dans l’esprit d’un Ciné-club. Le projet s’intitule Antoine & Sophie font leur cinéma, du nom des deux interprètes. On se met d’accord pour choisir des films ensemble et j’écris les textes à partir de ces films, sous forme d’un monologue pris en charge par une narratrice qui passe son temps à ruminer des scènes de films, à les interpréter et peu à peu à en déformer le sens. Les deux membres du collectif découpent le texte en répliques et se distribuent la parole, ce qui fait que le discours monologué sur les films devient un dialogue entre deux personnages qui utilisent le cinéma pour questionner leur relation de couple.
En allant voir l’un des épisodes de ce spectacle, mon éditeur a eu envie que j’en fasse un livre. J’ai donc repris trois des textes écrits pour le théâtre entre 2013 et 2014 (sur Alien, sur Bambi et sur Les Oiseaux d’Hitchcock), j’ai travaillé les effets de résonance entre les différents épisodes, j’ai recentré le récit sur la voix de la narratrice, qui se raconte ces films, les interprète et en profite pour se questionner sur sa propre existence de spectatrice, et cela est devenu un récit publié aux éditions Verticales (2016), livre qui est donc une adaptation des spectacles. Toutes les femmes sont des Aliens est donc un livre sur le cinéma écrit pour le théâtre.
Le travail théâtral avec le collectif a aussi donné lieu à un texte que j’ai écrit sur les films de vampire, en 2017. Cette fois-ci je n’ai pas travaillé sur un seul film, mais plutôt sur une anthologie. Mon propos était de développer une théorie fumeuse selon laquelle tout film de vampire est forcément un navet. Je construisais ainsi toute une démonstration pour prouver qu’on ne peut pas faire un bon film de vampire. Parmi ces films, il y a bien sûr le Nosferatu de Murnau, qui est loin d’être un navet, ce qui montre que le discours ici tenu et l’hypothèse que la narratrice propose sont hautement discutables. En tout cas, il s’agit quand même de suivre cette hypothèse, de la prendre au sérieux et d’expliquer pourquoi tous les films de vampire sont nécessairement de mauvais films. Et le spectacle était ici joué par un seul des deux comédiens, Antoine Oppenheim, dont on comprenait, si on avait vu les autres épisodes de la série, que sa femme l’avait quitté, et que, depuis cette rupture, il passait son temps au sous-sol à regarder des films de vampire et à se les raconter.
Ce dernier texte, intitulé « Tous les hommes sont des vampires », n’a pas encore été publié. Je n’exclus pas de le faire un jour, mais il faudrait que j’écrive un autre chapitre pour ce nouveau livre. J’aimerais travailler sur les films d’arts martiaux, qu’on peut aussi considérer comme des navets. Je suis particulièrement intéressée par le personnage de Bruce Lee.
Le cinéma comme objet littéraire
À côté de ces deux textes, le cinéma intervient aussi dans une fiction Que font les rennes après Noël ?, où il occupe une fonction centrale dans l’itinéraire d’apprentissage du personnage principal. La narratrice évoque les films qui lui ont permis de se comprendre et de comprendre le monde. Le cinéma est ainsi intégré dans le récit et endosse de fait une dimension narrative. Ce n’est pas la même démarche formelle que celle qui consiste à travailler le cinéma comme un art à traduire. Mais ce qui rassemble ces initiatives, c’est la conviction que la littérature peut bénéficier de sa collaboration avec les arts visuels, et qu’elle doit être capable de récupérer la charge émotionnelle du cinéma. Il est plus facile, me semble-t-il, de pleurer devant un film que sur un livre. La littérature remue des émotions certes, mais ce n’est pas aussi immédiat et aussi puissant qu’au cinéma. Les émotions littéraires sont plus intellectuelles, elles sont saisies dans un travail de représentation qui les médiatise. Alors que le film, est une fenêtre sur le réel, qui nous met directement en contact avec des corps, des états. Et c’est intéressant de réfléchir à la façon dont la littérature pourrait se réapproprier ces émotions.
Enfin, le cinéma est aussi un art profondément populaire. C’est sans doute un peu moins vrai maintenant que les usages ont changé et qu’on ne regarde plus autant la télé. Mais pour ma génération, le cinéma s’est rendu accessible à des millions de téléspectateurs. Et de ce fait, il s’inscrit au cœur de la vie des gens. Il fait partie intégrante de nos existences quotidiennes et de nos représentations familières et familiales. Tandis que la littérature reste un art marginal. Elle demeure toujours un peu « sur le côté ». Je trouve important qu’un art puisse questionner son rapport à la marginalité.
Finalement, prendre le cinéma comme objet de la littérature, c’est à la fois un moyen de lui rendre hommage, de se l’approprier, de déplacer son point d’impact, en choisissant de questionner la force émotionnelle qu’il génère et toutes les interprétations qu’il suscite, interprétations qui peuvent avoir des conséquences plus ou moins souterraines sur nos vies.