Introduction : l’image vidéoclipique entre texte et musique
À la fin de l’année 2013, la chanson « Happy1 » de Pharrell Williams affole les charts mondiaux. Son clip, réalisé par le duo français We Are From L.A., montre un ensemble hétéroclite de personnages anonymes2 proposant à tour de rôle une petite danse du bonheur qui s’immisce dans les lieux et les temporalités du quotidien (un bus, une cuisine de restaurant, la rue, etc.). Cette danse qui laisse entrevoir un bonheur partagé invite les auditeurs (présents dans le clip par le truchement des danseurs anonymes) à prendre part à la fête. « Clap along if you feel like happiness is the truth » : au caractère intransitif de cette ode au bonheur (les causes de cette euphorie sont tues, comme si cet état se tenait en lui-même, sans se rapporter à la possession d’un bien ou à l’épreuve d’un plaisir) répond une incitation à l’expression publique dudit sentiment. Pharrell Williams vient ainsi chercher les pudiques et les solitaires en frappant à leur porte close (« Hey ! You ! », 1:42), signifiant le caractère intolérable d’un bonheur qui s’éprouverait hors-champ ; comme si le ressenti intime du bonheur devait impérativement être suppléé par son devenir collectif et manifeste.
Ce passage forcé du sentiment de bonheur à la sphère du sensible, doublé d’une invitation adressée aux auditeurs-spectateurs, dit peut-être quelque chose du régime de visibilité propre au clip musical. Dans Dancing In The Distraction Factory (1992), Andrew Goodwin formule la nécessité pour tout travail consacré aux clips de rendre compte des relations entre vidéo et musique : on ne saurait, comme cela a trop souvent été fait par les cultural studies, étudier le clip comme un objet cinématographique ou culturel indépendant de l’œuvre musicale3. C’est en ayant cette mise en garde à l’esprit que nous proposons de distinguer deux fonctions du clip musical4. (1) La première est d’« imager une chanson5 », c’est-à-dire de produire des images à partir du texte d’un morceau. Cela peut prendre plusieurs formes incarnant divers degrés d’indépendance de l’œuvre vidéoclipique à l’égard du texte : la traduction terme à terme6, l’approfondissement7 ou la construction d’une narration indépendante liée métaphoriquement aux paroles. Dans cette perspective, le clip s’impose comme une œuvre cinématographique hétéronome, dont la production et la forme sont subordonnées à une œuvre musicale préexistante qui lui tient lieu à la fois de scénario et de bande-son. (2) D’autre part (et sans que cela ne soit exclusif des catégories précédentes), le clip peut endosser une fonction performative consistant non plus à imager les paroles mais à figurer la musique et ses modalités d’écoute. Le clip en vient à « promouvoir8 » le type d’effets que l’œuvre musicale aspire à susciter, fournissant ainsi des directives favorisant une juste expérience du titre. Carol Vernallis affirme ainsi que le clip a pour tâche « d’apprendre à l’auditeur ce qu’il doit retenir de la chanson9 ». Dans le cas des musiques festives, le clip viendrait « suggérer la dansabilité du produit musical10 ».
L’invitation à la danse formulée par Pharrell Williams dans le clip de « Happy » fonctionne peut-être sur ces deux plans : la mise en image des paroles ne vient-elle pas étayer le pouvoir incitatif que le morceau entend exercer sur les auditeurs ? Entre illustration d’un contenu préexistant et figuration d’une expérience d’écoute possible, l’enjeu de mise en image du bonheur est double, et c’est ce régime de double visibilité que nous entendons étudier dans cet article en nous penchant sur les représentations du bonheur dans les clips de musique mainstream.
Bien qu’il puisse être fructueux de souligner le pouvoir subversif et critique de l’iconographie vidéoclipique11, nous choisissons pour notre part d’explorer une imagerie dominante et à distance de toute volonté critique en prenant pour objet d’étude ce que nous appelons la « musique mainstream ». Nous définissons la musique mainstream comme l’ensemble des morceaux explicitement composés et promus en vue d’une commercialisation et d’une diffusion de masse. En tant que sous-ensemble appartenant au champ des musiques populaires (qui elles-mêmes se distinguent des musiques savantes et des musiques traditionnelles), la musique mainstream se distingue des musiques issues des sous-cultures et des contre-cultures12, ainsi que des productions dites indépendantes. L’objectif de rentabilité économique qui structure les modalités de production de ces œuvres (composition collective, rôle prépondérant du producteur et du directeur) influe aussi sur leurs caractéristiques artistiques et esthétiques (les productions mainstream visent une facilité d’écoute qui les expose au risque de la standardisation), ainsi que sur les valeurs qui structurent leurs discours (la valeur éthique et esthétique cardinale du mainstream est le consensus13).
Cet article tâchera de répondre aux questions suivantes : sur le plan illustratif, quelle vision du bonheur est relayée par les clips de musique mainstream ? Comment caractériser l’imagier du bonheur déployé par ces vidéos ? Sur le plan performatif, quelle expérience d’écoute ces images promeuvent-elles et promettent-elles ?
En nous focalisant sur des succès14 de musique mainstream dansante du xxie siècle (et plus particulièrement sur un corpus d’EDM15 des années 2010), nous tâcherons de répondre à ces questions en soutenant les deux thèses suivantes, qui concernent respectivement le contenu et la structure iconographique des clips de musique mainstream. (1) Le bonheur trouverait une figuration privilégiée sous les traits de la fête, elle-même thématisée dans ses liens avec la quotidienneté et la vie productive. (2) Les images proposées par ces clips seraient davantage des performances visuelles du bonheur promis par la musique que des mises en image de paroles évoquant celui-ci.
Cette enquête nous invitera à nous interroger sur la nature du bonheur ainsi mis en image. La fête, éphémère et somatique par définition, ne s’oppose-t-elle pas à un bonheur défini comme état durable et distinct du simple plaisir ? Faudrait-il alors substituer au concept de bonheur les concepts connexes de joie ? de contentement ? de jouissance ? Pour l’heure, nous nous autoriserons un usage faible du terme de bonheur, car si les clips de musique mainstream montrent indéniablement des gens heureux, il convient de questionner le statut de telles images.
Dans nos deux premières parties, nous nous attacherons à reconstituer l’imaginaire du bonheur porté par les clips de musique mainstream. Après avoir étudié les mécanismes visuels par lesquels les clips de musique mainstream mettent en image les paroles des chansons, nous verrons que la promesse de bonheur formulée par ces éloges de la fête repose sur une mise à distance du quotidien qui figure et promeut les pouvoirs de l’écoute musicale. Dans notre troisième partie, nous introduirons le concept d’« image festive » pour étudier comment l’image vidéoclipique peut être en elle-même, et indépendamment du contenu textuel et narratif, un appel à la fête.
Portrait du bienheureux en fêtard
Dans un premier temps, il convient de rappeler que la fête constitue un réservoir iconographique massif pour les clips de musique mainstream et les narrations qu’ils élaborent. Cela peut sembler évident tant il est fréquent que les paroles de ces morceaux musicalement dansants aient pour sujet la fête. Les clips peuvent alors être vus comme un déploiement visuel de l’imaginaire festif présent dans les textes.
Quand le texte le permet, un clip peut se contenter d’en être une traduction visuelle. C’est ainsi que le texte de la chanson « Pon de Replay16 » de Rihanna consiste en l’effort de la locutrice pour « remplir » le dancefloor : priant d’abord le DJ d’augmenter le volume, elle décrit ensuite les danseurs s’avançant un à un. Au récit de fête verbal répond alors la scène de fête visuelle : on voit les danseurs petit à petit accrochés par la musique et entrant dans la danse. La correspondance entre texte et image est d’autant plus aisée que plusieurs phrases de la chanson décrivent les pas de danse effectués par la chanteuse (« Let’s go, dip it low, then you bring it up slow »). Toutefois, force est de reconnaître que les paroles de musique mainstream dansante sont plus volontiers impératives ou expressives que descriptives ou narratives lorsqu’elles parlent de fête : dans un texte consacré à la disco tardive, Didier Lestrade souligne ainsi que les paroles « cheesy17 » de la disco n’ont de valeur qu’en tant qu’elle « incitent le danseur à pénétrer dans cet endroit intimidant qu’[est] le dancefloor18 ». Les paroles de « Little Bad Girl19 » de David Guetta alternent par exemple entre moments expressifs (le chanteur Taio Cruz exprime sa fascination à l’égard de la danseuse, « Look at the girl on the dance floor / She’s amazing on the dance floor ») et moments impératifs (il lui demande de continuer, « Go little bad girl »). Cette absence de description n’entrave en rien la mise en image : le clip de « Little Bad Girl » procède en montrant le chanteur qui déambule au milieu de la foule, et observe la fête à travers ses yeux. La « little bad girl » des paroles se trouve alors pluralisée en une multitude d’attirantes danseuses scrutées par le chanteur, qui se trouve mis en position de voyeur, relayant ainsi le voyeurisme du spectateur fasciné par la beauté des participants20 et par le caractère extravagant de la fête.
À la fréquente imprécision de paroles peu descriptives, les clips répondent en mobilisant un imagier stéréotypique de la fête telle qu’elle se déroule dans le monde occidental contemporain. Cette imagerie stéréotypique est peut-être liée à la dynamique même du mainstream : on peut ainsi suivre Roger Pouivet selon qui l’art de masse, mu par des impératifs commerciaux et tâchant de s’adresser à un public indéterminé, est essentiellement stéréotypique. Obligé de ne presque rien présupposer de son public, le mainstream serait condamné à procéder par variations infimes sur une imagerie dominante21. Par exemple, si les paroles de la chanson « I’m Good (Blue)22 » de David Guetta & Bebe Rexha restent vagues quant au type de fête dont il s’agit (« I’m good, yeah, I’m feelin’ alright / Baby, I’ma have the best f**kin’ night of my life »), le clip vient remplir cette indétermination en donnant à voir différents types de fête (sur un bateau, dans un club de plage, et enfin dans un festival), respectant ainsi l’ouverture à tous les possibles affirmée dans le texte (« wherever it takes me, I’m down for the ride »). Par le choix des topoï mobilisés, incarnés notamment par les décors et les figurants, le clip vient déterminer ce que les paroles abandonnaient à l’imagination des auditeurs. Ce fixage actualise ce qui fut le grand effroi théorique des premières années du clip vidéo : les défenseurs des musiques populaires craignaient que le clip ne « réduis[ît] la liberté interprétative de l’auditeur, auquel on imposait désormais des interprétations visuelles ou narratives des paroles, appauvrissant ainsi son expérience sémantique et affective des musiques populaires23 ».
Si la fête est figurée par les clips comme essentiellement pourvoyeuse de bonheur, c’est tout d’abord parce qu’elle est présentée comme allant de pair avec des plaisirs sensibles : la séduction, les tenues élégantes, la consommation d’alcool, la danse. Mais le lien entre fête et bonheur est surtout souligné par la structure itérative qui s’affirme dans les narrations mises en place : localisée dans des cadres spatio-temporels topiques définis (le club, la nuit), la fête aspire dans le même temps à outrepasser ces cadres. Comme toute source de bonheur, la fête appelle sa réitération ou son prolongement. Roger Caillois suggérait déjà que le fêtard « vit dans le souvenir d’une fête et dans l’attente d’une autre, car la fête figure pour lui, pour sa mémoire et pour son désir, le temps des émotions intenses et de la métamorphose de son être24 ». Cela est montré dans les clips sous la forme d’une double prétention expansionniste. En volume tout d’abord : la fête entend attirer à elle toujours plus de participants, indépendamment de leurs déterminations d’âge, de classe ou d’origine. L’appel de la fête se fait alors irrésistible y compris pour celles et ceux dont on attendrait qu’ils y soient les plus réticents. Le clip de « Gettin’Over You25 » de David Guetta & Chris Willis, réalisé par Richard Lee, montre ainsi un morceau qui se répand à l’extérieur et attire irrésistiblement les gens des environs. Les figurants multiplient les allures décalées pour répondre à l’appel d’une simplicité désarmante formulé par LMFAO (« Party, and party, and pa- and pa- and party ») et rendre sensible l’aspiration universaliste du mainstream, à savoir la promesse d’un bonheur qui s’adresse à toutes et tous. Basketteurs, skateurs, acrobates, punks, danseurs hip-hop, policiers, nul ne semble résister à l’appel du dancefloor.
La prétention expansionniste de la fête opère également sur le plan de la durée : si le mainstream implore que la fête commence (« Get The Party Started » de P!nk) et déplore qu’elle s’achève (« Don’t Stop The Music » de Rihanna), les fêtards aspirent surtout à ce qu’elle continue. La narration déployée par le clip de « Little Bad Girl » de David Guetta est à cet égard édifiante : pour éviter le lever du soleil qui marquerait la fin des réjouissances, le DJ invite son public à effectuer une longue glissade sur la plage qui permet, tant les fêtards sont nombreux, d’inverser la rotation de la Terre et ainsi de prolonger la nuit.
L’envers du quotidien
La fête est traditionnellement caractérisée par sa distance d’avec la vie quotidienne : c’est par l’écart qu’elle représente avec la vie productive que la fête est une source de bonheur. En cela, la très profane fête mainstream n’est pas différente des fêtes sacrées étudiées par l’anthropologie : Durkheim souligne en effet que « le caractère distinctif des jours de fête, dans toutes les religions connues, c’est l’arrêt du travail, la suspension de la vie publique et privée » ; et que « ces deux sortes d’existence » que sont le travail et la fête « ne peuvent voisiner26 ». Dans cette optique, il est possible de faire retour sur le clip de « Little Bad Girl », et notamment sur les jeux d’opposition qu’il met en place. Le flyer qu’on aperçoit dans le sable à plusieurs reprises (0:10 ; 2:05) formule en effet une promesse intenable : « Endless Night ». Et pourtant, la force de la glissade collective (dont la fin du clip laisse penser qu’elle ne serait que la première d’une longue série ; nul ne se résignera à laisser le soleil se lever) actualise bel et bien la prétention expansionniste de la fête.
Ce qui nous intéresse ici est ce qui se joue au-dehors de l’espace festif, et que le clip laisse entrevoir bien que ce ne soit pas mentionné par les paroles : le lever du soleil annonce à la fois la fin de la fête et la reprise de la vie « normale », c’est-à-dire de la vie productive (on voit ainsi un travailleur sortir du lit et une commerçante installer sa boutique). Au moment même où la fête se fait plus électrique que jamais avec le couplet du rappeur Ludacris, les deux travailleurs accueillent avec soulagement le prolongement de la nuit : ils ont échappé à l’infortune du jour. Cette nuit infinie répond certes au vœu formulé par les paroles de la chanson (« When she moves, girl, I want more / Keep it going, girl, like I got an encore »), mais le pouvoir qu’a le clip de montrer le hors-champ de la fête vient « approfondir27 » et déployer le réseau de sens suggéré par les paroles en figurant cet envers passé sous silence qu’est le quotidien.
Pour souligner l’ambigüité de la polarisation que le mainstream construit entre fête et vie courante, on peut se reporter au triptyque de clips réalisé par Denis Thybaud pour David Guetta en 2007 : « Baby When The Light », « Love Is Gone » et « Delirious ». Les trois vidéos construisent un arc narratif porté par une même actrice (Kelly Thiebaud), des figurants récurrents et une structure similaire : le quotidien déceptif d’une héroïne (une journée de solitude, une déception amoureuse, un métier éprouvant) se détraque pour laisser place à une fête dont on suppose qu’elle est imaginée ou rêvée par la protagoniste, avec l’idée selon laquelle la vie quotidienne ne devient supportable qu’à condition d’être suppléée par un imaginaire festif. C’est ainsi que dans « Love Is Gone28 », les clients du restaurant se délestent de leur hostilité pour devenir les alliés du rythme interne et de l’empouvoirement de l’héroïne, et imaginer avec elle une parenthèse de joie au sein du quotidien. La vie productive, incarnée par le patron du restaurant (seul personnage à garder son sérieux) et par les plats qui continuent inlassablement de sortir de la cuisine, se trouve mise en minorité, débordée par le chaos festif qui envahit l’établissement.
Si ce clip nous intéresse pour son traitement négatif du quotidien, il convient également de remarquer qu’il met en scène une expérience d’écoute : c’est à l’occasion de la diffusion du morceau dans le restaurant que le quotidien se détraque et que la fête se déploie. À l’écoute de « Love Is Gone » et en fantasmant le pouvoir d’expansion du morceau, l’auditrice campée par Kelly Thiebaud, met le monde en rythme autour d’elle, ce qui lui permet de mettre temporairement ses soucis entre parenthèses (ceux-ci font bien vite retour dans l’excipit du clip). Une fois n’est pas coutume, les paroles de la chanson évoquent les scories de la vie quotidienne, plus précisément la difficulté à insuffler du sens dans l’existence après un chagrin d’amour. Le clip pourrait donc être vu comme un approfondissement des paroles en ce qu’il montre une journée de rupture. Mais il suggère surtout la dansabilité du morceau en donnant à voir son pouvoir d’évasion.
Ce pouvoir vanté par la vidéo mérite d’être interrogé en tant qu’il incarne la promesse de bonheur ambiguë formulée par l’industrie mainstream. Bulle onirique, l’écoute musicale est figurée comme une expérience d’évasion qui contribue à l’acceptation du quotidien : dans le clip de « Love Is Gone », la cadence infernale à laquelle les plats sortent des cuisines n’est rendue supportable que par l’écoute du morceau. Particulièrement explicite, cet exemple nous invite à relire la sentence d’Adorno et Horkheimer selon laquelle « dans le capitalisme avancé, l’amusement est le prolongement du travail29 ». En effet, si la diégèse du clip apparaît comme une critique du quotidien, le rôle de la musique y est ambigu, puisque celle-ci permet la persistance et la reconduction de la vie productive davantage que son dépassement. « S’amuser signifie être d’accord […] : ne penser à rien, oublier la souffrance même là où elle est montrée30 ». La fête consiste bien en un écart avec le quotidien, mais l’évasion promise par le mainstream relève davantage de la diversion que de l’émancipation. La musique mainstream se donne comme promesse de bonheur parce qu’elle est promesse de fête, assimilant ainsi le bonheur à une disruption temporaire, à une suspension, plutôt qu’à une suppression, de l’ordre instauré par le quotidien. Mise en image des pouvoirs du morceau, le clip est donc aussi plus largement le révélateur des aspirations éthiques et esthétiques du mainstream, dont il convient de souligner l’ancrage économique : à la manière d’un spot publicitaire, il se fait l’outil promotionnel d’un produit commercial (l’œuvre musicale) promettant un bonheur (la fête).
Des images de fête aux images festives
L’émancipation du clip à l’égard des paroles ne doit pas nous amener à conclure à une autonomie de l’œuvre vidéoclipique, elle nous rappelle plutôt la capacité synesthésique qu’a l’image vidéoclipique de figurer la musique, et ce faisant de guider l’expérience que nous en faisons. Dans cette troisième partie, nous nous attachons à montrer comment les techniques cinématographiques utilisées par les clips répondent à des motivations spécifiquement musicales, comment le clip agit comme un « guide touristique31 » cherchant à favoriser notre écoute. Nous évoquerons deux de ces techniques : la variation d’intensité dans la narration et l’immixtion du rythme dans l’image.
Le clip de « Wake Me Up32 » d’Avicii donne un exemple très représentatif de contenu diégétique qui épouse la structure de l’œuvre musicale : à chaque section du morceau correspond une étape dans la diégèse du clip, et les variations d’intensité sont conjointes (cf. tableau ci-dessous), jusqu’à l’explosion finale dans laquelle la fête incarne un bonheur possible et un lieu où, pour les jeunes filles marginalisées, il est enfin permis d’être soi.
Minutage |
Plan formel de la chanson |
Schéma narratif du clip |
Nombre de plans (+ durée moyenne des plans) |
0:00 – 0:38 |
Introduction / Couplet (intensité faible) |
Éveil des protagonistes |
10 3,8 sec/plan |
0:38 – 1:09 |
Refrain chanté (intensité moyenne) |
Traversée du village / épreuve de l’hostilité |
21 1,4 sec/plan |
1:09 – 1:33 |
Montée (refrain instrumental à une intensité faible) |
Dialogue / départ de la jeune fille |
10 2,2 sec/plan |
1:33 – 2:00 |
Refrain instrumental (intensité forte) |
Trajet à cheval / Entrée dans la ville |
9 3 sec/plan |
2:00 – 2:31 |
Couplet (intensité faible puis moyenne) |
Découverte de la ville |
16 1,9 sec/plan |
2:31 – 3:29 |
Refrain chanté (intensité moyenne puis forte) |
Rencontres heureuses / Découverte de la fête |
3733 1,2 sec/plan |
3:29 – 4:32 |
Refrain instrumental (intensité forte) |
Plein déploiement de la fête |
3034 1 sec/plan |
En toute rigueur, il serait possible de considérer ce jeu de correspondances comme un approfondissement des paroles (lesquelles évoquent une sorte de parcours initiatique), mais cela impliquerait de forcer la portée métaphorique du texte. Refuser de faire ce travail de traduction n’implique toutefois pas de conclure à une autonomie du clip : il convient plutôt de penser une subordination de la diégèse vidéoclipique à l’« intrigue35 » proprement musicale du titre.
Cette subordination se retrouve également au niveau de l’élaboration même de l’image vidéoclipique. À cet égard, il nous semble pertinent d’étudier des clips dans lesquels le rapport entre musique et vidéo consiste en une transposition visuelle de la technique musicale du side chain. Cette technique consiste à lier entre eux deux paramètres sonores, l’un étant subordonné à l’autre. Dans de nombreux cas, c’est le volume ou le taux de compression de la piste de basse qui sera subordonné au kick, créant ainsi un effet de saccade redoublant le rythme four-on-the-floor36 caractéristique de la dance music. On remarque que les clips procèdent fréquemment d’une manière similaire, en subordonnant leurs effets visuels au rythme musical. Dans les premières secondes de « Don’t Stop The Music » de Rihanna, la luminosité suit le tempo du morceau, comme si la caméra clignait des yeux en rythme. Le four-on-the-floor, déjà très fortement marqué par le clap et la ligne de basse, se trouve alors redoublé par le contenu du clip, qui montre les danseurs tapant également dans leurs mains (on a alors quasiment l’impression que ce sont les danseurs du clip qui produisent la rythmique du morceau). Outre la luminosité, ce sont les coupes qui s’accordent au rythme en lui étant subordonnées. Revenons à « Wake Me Up » : un changement de plan advient à chaque début de section, voire début de mesure, marquant ainsi les débuts des phrases musicales, comme une visualisation des drops (par exemple à 1:10, un écran noir d’une seconde marque la première occurrence de la phrase instrumentale qui constitue le hook du morceau). Les scènes de fête font aussi l’objet de coupes très rapides (cf. tableau ci-dessus), créant un effet stroboscopique qui rend l’extrême dynamisme du morceau. Enfin, ce sont d’infimes astuces de réalisation qui peuvent inciter l’auditeur-spectateur à se rendre attentif au rythme du morceau (ainsi la montée de l’escalier ou le module clignotant au dos de la combinaison du cosmonaute dans « Stole The Show » de Kygo37).
Ces analyses renforcent notre hypothèse selon laquelle ce n’est pas seulement le contenu iconographique qui vient « suggérer la dansabilité du produit musical38 ». Non seulement les clips de musique mainstream dansante montrent des fêtes pour promouvoir l’efficacité festive des morceaux qu’ils soutiennent, mais surtout ils exemplifient visuellement ce caractère festif par les techniques cinématographiques qu’ils emploient : nous proposons de nommer cela des « images festives ». Pour illustrer cela, on peut souligner que les attributs visuels de la fête se diffusent hors des lieux topiques de la fête, et donc que des images peuvent être festives sans avoir de fête pour contenu. La diffusion des marqueurs visuels de la fête à des situations heureuses non festives vient renforcer la prégnance de la fête comme modèle du bonheur. Le clip de « I Need Your Love39 » de Calvin Harris et Ellie Goulding, réalisé par Emil Nava, suit ainsi la journée d’un couple (interprété par le DJ et la chanteuse) qui réunit tous les topoï contemporains de l’intimité amoureuse. Tournée comme un film de vacances (caméra à la main, parfois en mode selfie), la vidéo suit les amants dans leur chambre d’hôtel baignée de lumière, dans leurs embrassades, leurs trajets en voiture, leur après-midi sur la plage.
Rien de tout cela n’est, à proprement parler, une fête. Et pourtant, on retrouve les techniques cinématographiques évoquées plus haut : le rythme des coupes suit le rythme de la musique, marquant les débuts de mesure et allant parfois jusqu’à un plan par temps (0:40 – 0:41). Ce montage syncopé semble aller à rebours de ce qu’on pourrait attendre d’un moment suspendu d’intimité ; et à la respiration profonde qui précède l’entrevue amoureuse (« I take a deep breathe every time I pass your door »), le clip oppose la rythmique haletante d’une fête qui ne dit pas son nom. Les mouvements de caméra sont irréguliers (notamment parce qu’ils sont soumis aux aléas du cadrage selfie), et pourtant de légers effets de zoom / dézoom viennent marquer le tempo (1:56 – 2:00). La gestuelle amoureuse du couple même, rythmée par le cadrage, en vient à s’apparenter à une danse tournoyante. Si cette journée rêvée s’achève évidemment dans une boîte de nuit, les marqueurs de la fête étaient pourtant bien présents dès le début de la vidéo. Cela prouve d’une part que l’image vidéoclipique peut se subordonner à la musique davantage qu’au texte (et ce au détriment même du contenu narratif du clip en question), et d’autre part que la fête est érigée en modèle de référence pour l’expérience et l’expression du bonheur. Dans la musique mainstream, quel que soit le motif du bonheur, c’est sous la forme d’une fête qu’il est voué à se manifester.
Conclusion
Cette étude nous a permis de considérer à nouveaux frais les liens qui unissent les vidéoclips et les œuvres musicales qu’ils soutiennent. En premier lieu, la dynamique de mise en image des paroles ne doit pas être minorée, elle doit plutôt être perçue comme un choix interprétatif venant fixer le sens du texte par des topoï qui déterminent ce qui demeurait indéterminé. Cela étant, nous avons montré que la fonction de traduction s’estompe fréquemment au profit d’une performance visuelle de l’œuvre musicale. Le cas des œuvres dansantes est à cet égard particulier, car plus que d’autres, celles-ci formulent aux auditeurs la promesse de leur propre efficacité festive. Le clip devient alors une préfiguration de l’écoute du morceau, une mise en image de ses pouvoirs. Carol Vernallis remarque que « les chansons pop se font souvent le relais d’aspirations utopiques », et qu’« afin de représenter ces désirs partagés, le clip doit se remplir de personnages40 ». L’hypothèse qui émane de notre étude est que le personnel vidéoclipique41 doit être appréhendé comme une figuration de l’auditeur et comme une préfiguration de l’écoute : le clip donne à voir ce qui advient lorsque l’écoute du morceau est réussie, à savoir la fête. Si ces images du bonheur sont bien des figurations de l’écoute, alors il faut souligner qu’elles ramènent le clip à ses origines promotionnelles42 : à l’instar d’un spot publicitaire, le clip formule la promesse du bonheur qu’apportera la consommation du produit qu’est l’œuvre musicale.
Les clips de musique mainstream ont souvent été brocardés pour la représentation normative et stéréotypique qu’ils donnent du bonheur (les images de fête sont de fait souvent âgistes, sexistes, hétéronormées). Mais on peut rappeler d’une part que les images vidéoclipiques sont sous-déterminées quant à leur contenu, et qu’elles valent davantage par leur caractère performatif et leur efficacité promotionnelle que par leur contenu narratif, et d’autre part que ces stéréotypes sont liés à la dynamique même du mainstream, qui impose de mobiliser des formes saisissables sans conditionnement culturel particulier43.
Le statut de cette imagerie dominante est ambigu en ce qui concerne la fête : s’il convient de souligner que les images du bonheur élaborées par ces clips formulent l’utopie d’un envers de la vie productive, qui pose la fête comme force d’évaluation et de subversion du quotidien, il faut aussi rappeler avec Adorno que la société capitaliste établit une solide continuité entre le loisir et la vie productive, et que le caractère promotionnel du clip mainstream entrave peut-être son potentiel subversif.
Cela nous ramène à la question de la définition du bonheur, que nous avions laissée en suspens. D’un certain point de vue, les clips de musique mainstream semblent réduire le bonheur aux plaisirs sensibles qui permettent de faire temporairement abstraction du quotidien ; on aurait alors une définition faible du bonheur qu’il serait peut-être plus adéquat d’appeler « joie ». Toutefois, la thématisation du caractère insatisfaisant de la vie productive laisse entrevoir un traitement politique de la question du bonheur, qu’il serait indu de ramener aux plaisirs sensibles. Si éphémères soient-ils, les moments de fête promis par le mainstream méritent selon nous d’être qualifiés d’heureux, même si ce bonheur ne constitue pas à proprement parler une émancipation.