Introduction
Dans le titre que David Claerbout a donné à deux de ses vidéos, Sections of a Happy Moment et The Algiers’ Sections of a Happy Moment, la quiétude évoquée par un « moment heureux » est associée à l’opération de coupe dont résulte une « section ». En couplant continuité et fragmentation, ce titre indique la manière dont ces œuvres représentent des scènes de vie ordinaire, une famille asiatique jouant au ballon au pied de barres d’immeubles, dans la première ; des hommes et des garçons attirant des mouettes depuis un toit-terrasse de la Casbah d’Alger, dans la seconde. Ces vidéos ne sont pas des enregistrements du mouvement des corps et des choses. Elles sont faites d’images fixes en noir et blanc qui se succèdent lentement ; chacune est une suite de « sections », au sens de coupes photographiques au sein d’un continuum spatial et temporel1. Pour situer le rôle de ces partis pris formels et rythmiques, il convient d’indiquer, à grands traits, comment ces images ont été faites et agencées.
Les deux œuvres peuvent donner d’abord la sensation que chaque scène a été photographiée à différents moments depuis différents endroits. Mais on s’aperçoit vite que, d’une image à l’autre, le ballon et les mouettes demeurent à la même place, les personnes dans la même position, comme si une multitude d’appareils photographiques disposés autour de la scène avait été déclenchée au même moment. Cet effet de simultanéité résulte d’une « sidérante “fabrique de réel” », consistant à créer « une image qui a tous les aspects d’une photographie2 ». Pour ce faire, de très nombreuses prises de vue ont été réalisées dans un ensemble d’immeubles situé en périphérie de Bruxelles et dans la Casbah d’Alger, selon de multiples points de vue et cadrages. Les personnes, elles, ont été photographiées en studio, sur fond bleu, individuellement ou en petit groupe, par plusieurs appareils déclenchés en même temps3. Le travail a consisté ensuite à faire correspondre les représentations des personnages avec celles des espaces, à incruster les unes dans les autres pour donner la sensation visuelle que la scène a eu lieu au pied de ces immeubles et sur ce toit-terrasse4 et que toutes ces images composites proviennent d’un unique instant de prise de vue. Enfin, la réalisation de ce « diaporama “filmé”5 » a demandé de définir les conditions pratiques du passage des images, leur ordre, leur durée respective ainsi que la nature de la bande-son musicale qui en accompagne le défilement.
Le long travail de construction et d’agencement consacré à ces « sections » manifeste la portée que Claerbout attribue à la représentation d’un « happy moment » ; il considère, en effet, que « les images heureuses d’une époque en disent plus que les images d’horreur6 ». Il s’agira de montrer de quoi sont faites les « images heureuses » de ces vidéos, ce qu’elles traduisent d’une époque, et comment, à travers un « happy moment », une image du bonheur peut se constituer. Les œuvres seront d’abord considérées sous l’angle des modes de représentation que Claerbout fait cohabiter : au fil des images se manifestent, tour à tour, la proximité affective de la photographie de famille et le regard distant, impersonnel d’un dispositif de surveillance. C’est ensuite le rôle de l’architecture qui sera pris en compte : les œuvres mettent en évidence la structure des espaces où ces personnes sont supposées se tenir et elles font percevoir la place qui leur est dédiée ou celle qu’elles s’attribuent. Il s’agira enfin de porter attention à la construction rythmique de ces vidéos : le lent passage des images installe un « happy moment » dans une durée qui contribue à définir une image du bonheur.
Photographie de famille et « regard suspicieux »
L’ensemble du travail de Claerbout s’élabore, de manière plus ou moins directe, à partir d’archives constituées au fil du temps par une collecte d’images de statuts variés qui, à différents titres, ont retenu son attention. Certaines sont des représentations anonymes de scènes de vie ordinaire, comme celles qui ont contribué à la conception de Sections of a Happy Moment : il y a eu, entre autres, une photographie en couleurs qui représente des personnes jouant devant des immeubles et une photographie en noir et blanc où les membres d’une famille asiatique regardent une petite fille en train de sauter à la corde7. Ce type d’images relève d’une pratique de la photographie que Pierre Bourdieu et son équipe ont qualifiée « d’art moyen » : une pratique que les évolutions techniques ont progressivement rendue accessible aux non-spécialistes et dont la fonction est de représenter le groupe familial et amical, « en réaffirmant le sentiment qu’il a de lui-même et de son unité8. » Les conditions de prise de vue et les formes photographiques que la sociologie a mises en évidence dans les années 1960 ont depuis connu des variations. Comme l’a montré Irène Jonas, celles-ci relèvent de facteurs techniques et de conceptions sociales : par la simplicité d’usage des appareils qui permet de capter le cours de la vie, la cohésion de la cellule familiale ne s’exprime plus seulement dans la solennité des « grands moments intentionnalisés » ; elle se manifeste par une saisie sur le vif des proches, par une « représentation “vraie” de leur intimité, celle qui témoigne du bonheur et a fixé l’intensité d’un échange affectif ou psychologique9. »
Une part des éléments qui composent les deux Sections fait écho à ce type de pratique. Certaines des personnes ont été saisies dans une action, les bras tendus vers un ballon ou vers la mouette qui s’approche du morceau de pain ; et celles qui ne sont pas à proprement parler actives, expriment par leur attitude, par l’expression de leur visage, leur absorption entière et paisible dans un moment de loisir. Ces images reprennent donc les formes d’une photographie amateur où le bonheur se manifeste dans une situation captée dans la proximité de son déroulement, proximité qui indique la valeur que celui qui tient l’appareil donne à une tranche de vie ordinaire. D’autres images, en revanche, font voir les deux scènes dans leur globalité, à distance, en plongée comme s’il s’agissait d’en signaler froidement l’existence, de montrer la manière dont elles s’agencent, la place qu’elles occupent au sein de ces espaces d’habitation. Les deux vidéos balancent donc entre deux types de regard : l’un capte avec empathie des gestes, des visages ; l’autre est surplombant, il jauge, il surveille. Chaque scène est comprise dans un périmètre d’observation, un tracé sinueux et englobant par lequel se manifestent des manières et des intentions de voir divergentes et simultanées.
Ce regard ambivalent participe de ce que Claerbout appelle une « photographie sans objectif10 ». Cette formule est l’expression littérale de ses modalités de travail qui visent à produire un effet photographique sans prise de vue au sens habituel du terme, à obtenir l’impression de saisie sur le vif d’une scène qui n’a pas eu lieu, dans un espace où l’artiste ne s’est pas nécessairement rendu11. Faire « une photographie sans objectif » consiste donc à produire un simulacre en vrillant les principes et les présupposés photographiques originels. Cette opération retorse participe d’une réflexion sur les conditions actuelles de production des images : pour Claerbout, la photographie, « conceptuellement, […] ne peut plus continuer » car, dans le contexte des technologies numériques, l’image « a perdu l’authenticité mutuelle entre celui qui regarde et photographie et ce qui est photographié12. » Aussi la prise de vue peut-elle se passer de ce qui en déterminait jusque-là l’existence, en l’occurrence d’un œil humain appareillé situé dans l’espace et dans le temps. Claerbout indique le profit qu’il a tiré de la lecture de Jonathan Crary qui, à propos de l’impact du numérique sur la notion de prise de vue, constate : « L’œil humain perd peu à peu la plupart des propriétés importantes qui ont été les siennes au cours de l’histoire ; celles-ci s’effacent désormais devant des pratiques où les images visuelles ne renvoient plus à la position occupée par l’observateur dans un monde “réel” qu’il percevait selon les lois de l’optique13. » Dans les deux vidéos, ce type d’observateur est remplacé par une « instance omnivoyante abstraite14 » qui peut tout autant produire des clichés du bonheur familial et amical qu’évoquer l’action distante et ubiquitaire des appareils de surveillance. Cette association discordante correspond au statut que Claerbout se donne en tant qu’artiste : il est un « négociateur » qui prend « des éléments dans plusieurs mondes », qui s’intéresse à « quelque chose qui court sous les paroles et sous les discours, dans les images, quelque chose qui n’est pas visible et qui habite les représentations15. » Ce qui « court sous » les représentations de ces « happy moments » est l’intrication de différents modes et finalités de production des images. Quand les clichés d’une intimité saisie sur le vif, rejoués par les artifices de la construction numérique, combinent proximité intimiste et distance d’un « œil suspicieux16 », l’œuvre semble se faire l’écho d’une rhétorique ambiante. Celle-ci concerne « l’acceptabilité sociale de la sécurité17 » c’est-à-dire une normalisation consentie des dispositifs de vidéosurveillance dans l’espace public, au prétexte d’une nécessaire protection des biens et des personnes. Le fait que Claerbout ait choisi de mettre en scène une famille asiatique et un groupe d’hommes et de garçons maghrébins semble appuyer l’évocation de ce type de discours sécuritaire, dont un des ferments est la crainte de l’étranger, de l’immigré réel ou potentiel18, de celui auquel sont destinés des logements sociaux ou celui qui, au-delà de la Méditerranée, vit dans un quartier « pittoresque ».
Architectures : les cadres des « happy moments »
Les œuvres font apparaître les particularités architecturales et urbanistiques de ces cadres de vie et indiquent, ce faisant, l’importance que Claerbout accorde à l’espace construit dans l’ensemble de son travail. Son intérêt pour l’architecture est tributaire de celui qu’il porte aux « photographies architecturales » qu’il qualifie de « portraits de mariage de la réalité urbaine19 ». Ce type d’images s’emploie généralement à magnifier une « réalité urbaine », à mettre en évidence l’élégance ou la singularité de ses formes, à faire percevoir la qualité de vie qu’elle est censée offrir, les projets et les idéaux qui l’ont façonnée. Autrement dit, dans les photographies architecturales s’expriment les « propositions faites par des espaces construits, […] la manière dont l’homme y est attendu20. »
Si « d’attente » on peut parler à propos du complexe d’habitations bruxellois, l’emploi du terme semble inadéquat dans le contexte du terrain de jeu de la Casbah. Le premier résulte d’un projet d’architectes qui définit les manières dont les habitants sont censés occuper les lieux et en particulier faire usage des espaces publics d’agrément. Dans le réseau labyrinthique d’habitats traditionnels né des contingences d’une histoire méditerranéenne au long cours, le terrain de jeu est un espace conquis dans un tissu urbain avare en lieux de loisir ouverts sur le ciel. La portée respective de ces « happy moments » est donc définie par des contextes architecturaux sans commune mesure.
La famille asiatique répond à une proposition architecturale, à la conception de vie qui s’exprime dans le modernisme de cette Cité Modèle, conçue en 1956 par Renaat Braem21. De massives barres d’immeubles sur pilotis sont disposées orthogonalement, à une certaine distance les unes des autres, afin de ménager au sol une vaste aire réservée aux piétons. Les images de Claerbout s’arrêtent sur les particularités de ce style architectural – la hauteur des tours, le caractère sculptural de leurs piliers, la planéité et la structure modulaire de leurs façades – et elles en montrent les aspects urbanistiques en se focalisant, en particulier, sur l’esplanade où se tient la famille : c’est une grande surface plane et dallée où mènent des allées piétonnières. Sa forme, un triangle dont deux côtés sont incurvés, est définie par les limites nettes au-delà desquelles apparaissent une pelouse rase et des arbres régulièrement plantés. De cette esplanade pensée, dessinée par des architectes, la famille fait donc l’usage prévu. Le jeu de ballon y apparaît comme un nœud de vitalité minuscule à l’échelle des éléments architecturaux, comme un micro-évènement perdu dans l’immensité d’une aire vide, sensation d’esseulement qu’amplifie la présence des rares passants22 que Claerbout a disposés alentour. À l’effet écrasant produit par la masse des immeubles et la quasi-désertification de l’esplanade s’ajoute un état étrange de propreté généralisée : il n’y a aucun déchet, aucune trace d’usure ou d’altération. Claerbout dit avoir « restauré23 » les prises de vue qui lui ont servi de base de travail. Cette opération a dû comprendre le gommage numérique des effets du temps24 qu’avaient forcément subis ces grands ensembles quand l’artiste les a photographiés, comme s’il s’agissait de leur redonner l’apparence qu’ils avaient quand ils sont sortis de terre. L’emploi du noir et blanc contribue à cet effet : il accuse l’uniformité des surfaces, la rigueur de l’ordonnancement général ; et, par ses dégradés de valeurs subtils, il donne une même unité aux volumes des corps et des choses. Ainsi la scène semble appartenir au passé ou bien être une représentation provenant du passé, comme si cet « happy moment » figurait la forme idéale ou prototypique d’un mode d’existence, celui que les architectes ont pensé pouvoir instaurer. Dans certaines images, on aperçoit une sculpture située au pied d’un des immeubles qui, dans un « style moderniste, vitaliste25 », représente un corps sautillant qui en porte un autre dressant ses bras dans les airs. Par l’énergie joyeuse qui s’en dégage, cette forme exprime les promesses d’une conception architecturale et elle semble donner la réplique aux mouvements des deux enfants. Elle participe ainsi à l’effet que Claerbout dit avoir voulu produire : donner la sensation, au fil du passage des images, que les personnages qui composent la scène ne sont pas tant des êtres de chair et de sang, que des sculptures, des objets26.
Sur le toit-terrasse en revanche, le cadre de loisir n’est pas modelé par une conception architecturale. Ce sont probablement les habitants qui y ont établi un terrain de foot, en tirant parti des possibilités relativement réduites que cet espace bâti offre pour ce faire. De nombreuses images indiquent l’aménagement à la fois soigné et sommaire qui a été réalisé. Les barres métalliques servant de cages et les marquages au sol dessinent sur le toit-terrasse un réseau linéaire épuré qui, par sa rigueur géométrique, définit clairement les aires de jeu. Une structure grillagée a été dressée sur les deux murets qui donnent sur le vide afin d’empêcher le ballon de s’échapper ; elle paraît un peu instable et son maillage présente quelques aspérités. Cet espace participe manifestement d’une action collective, à la mesure d’un quartier, consistant à adapter, avec les moyens du bord, un cadre de vie à un besoin, celui de disposer d’un terrain de jeu ou de loisir en commun. Par la manière dont Claerbout y a réparti la quinzaine de personnages qui compose la scène, le toit-terrasse apparaît comme un espace pleinement investi : en périphérie du pôle que constituent l’homme qui tend le morceau de pain et deux enfants, les personnages ont pris place, seuls ou en petits groupes, en différents endroits du terrain. Cette ponctuation de l’entièreté de sa surface suggère les déplacements, les circulations fluides virtuellement contenues dans ce petit espace et elle fait apparaître la diversité des attitudes que celui-ci accueille. L’action y cohabite avec l’immobilité ; certains personnages s’occupent d’attirer les oiseaux pendant que d’autres observent ce jeu à distance ou semblent porter leur attention sur tout autre chose ; et d’autres encore semblent perdus dans leurs pensées. Le toit-terrasse apparaît donc comme un espace à mesure humaine, manifestement plus accueillant que la vaste aire minérale de la Cité Modèle. Claerbout a situé successivement ses « happy moments » dans une architecture moderniste puis dans un lieu dont on sait le rôle fondateur dans la pensée de Le Corbusier27. Cette chronologie laisserait penser qu’il a voulu, après coup, retrouver une des sources du modernisme, en faire percevoir les qualités que les architectes européens ont perdu de vue. Toutefois The Algiers’ Sections of a Happy Moment ne consiste pas en une approche univoque de cet habitat. Si l’œuvre exprime la relative liberté et inventivité qu’il permet, elle s’emploie également à montrer, avec insistance, les murs, les parapets, les poteaux, les grilles qui délimitent ce toit-terrasse, qui l’enserrent. Cet aspect carcéral est renforcé par des vues en contre-plongée qui mettent en évidence les façades aveugles et écaillées dans lesquelles le terrain est enchâssé, les hauts murs sur lesquels il repose et qui lui donnent l’allure d’un promontoire dont on ne peut pas sortir. Comme pour accuser encore cette impression d’enfermement, certaines images font buter le regard sur un premier plan de barreaux ou de grillage… Les qualités antagonistes que la vidéo associe à ce toit-terrasse font résonner un imaginaire et une réalité sociale de la Casbah. Dans l’espace de jeu se manifestent les représentations que l’on associe communément à ce quartier algérois : une débrouillardise et une vitalité populaires, une proximité et une connivence entre ceux qui sont de là. Et, dans le même temps, la vidéo fait sentir qu’« être de là », c’est passer le temps en société masculine dans un espace étriqué avec vue sur l’horizon, dans un lieu qui invite à en sortir et qui, ce faisant, souligne la difficulté de le faire.
« Happy moments » et images du bonheur : une question de rythme
Ces « happy moments » sont des « passe-temps » dans le sens ludique ou oisif que l’expression laisse entendre. Dans les deux vidéos, l’instant que Claerbout a figuré appartient à une situation sans véritable enjeu28 et sans durée déterminée. Que l’enfant attrape ou pas le ballon n’a pas de conséquence sur le déroulement et l’issue du jeu. Le ballon sera sans doute à nouveau lancé, les quatre adultes continueront de porter à cet échange l’attention aimante de parents et de grands-parents pendant que les autres personnages demeureront extérieurs au groupe familial. Quand, sur le toit-terrasse, la mouette aura saisi le pain, d’autres morceaux seront tendus aux oiseaux qui survolent le terrain de jeu, par ceux qui viennent de le faire ou par ceux qui se contentent pour l’instant d’observer la nuée. L’effet de saisie sur le vif se réfère à des actions et à des gestes susceptibles de se répéter et de se décliner à l’envi ou à des attitudes plus passives, contemplatives. Il y a donc une concordance entre le régime temporel de ces deux situations et le type de durée instauré par la succession des images. Celle-ci se fonde sur « un instant [qui] dure, multiplié par les images qui l’attestent, c’est là son paradoxe ; il dure au point de faire croire qu’il s’écoule29. » La diffusion en boucle, l’ordre dans lequel les images se font suite ainsi que la bande-son déterminent le tempo de cet écoulement. Alors qu’une cadence lente et imperturbable est instaurée par le temps long, de durée quasi égale, accordé à chaque image30, les passages31 de l’une à l’autre malmènent cette régularité par la diversité des effets visuels qu’ils génèrent. Parfois, une suite d’images présentant les mêmes éléments selon des cadrages et des angles de vue légèrement différents, évoque un mouvement de caméra lent et enveloppant. Parfois, le passage d’une image à une autre est l’occasion d’un changement remarquable de point de vue qui révèle la présence d’un élément auparavant hors-champ ou qui met en relief un détail jusqu’alors peu perceptible, ou encore qui déstabilise les rapports d’échelle par un rapprochement ou un éloignement soudains. L’alternance de ces continuités et de ces ruptures visuelles établit une forme de régularité consistant en une « variation perpétuelle32 » que la bande-son a pour charge de renforcer. Le son est un moyen que Claerbout emploie assez peu dans son travail car il le considère comme un « cheap trick33 », une astuce élémentaire à laquelle on a recours, dans les films de vacances par exemple, pour mettre en séquence des images disparates. Claerbout a pris ici le parti de cette « solution bête » afin de donner à la continuité des vidéos un « caractère […] tout à fait gratuit34 ». Par la simplicité de leur construction, le morceau de piano que l’on entend dans la première et de guitare, dans la seconde indiquent le type de continuité qu’ils sont chargés d’établir. Les notes qui s’y égrènent lentement, composent une phrase brève, sans cesse reprise avec quelques variations, mettant ainsi en place un déroulement musical qui, comme l’a voulu Claerbout, ne comporte « pas de hauts et de bas dans l’émotion », « pas [de] climax35 ». Ces deux morceaux où se combinent la fadeur de la musique d’ambiance et la mélancolie d’une mélodie ressassée instaurent un temps qui suit paisiblement son cours, sans accident et sans fin ; et ils indiquent, en tant qu’artifices élémentaires, l’importance que Claerbout donne à la construction de cette durée.
Celle-ci constitue, dit-il, « un très bon allié36 » car elle invite à passer du temps devant l’œuvre, à faire l’expérience d’une attente – celle d’un devenir, d’un dénouement – et de son progressif délitement. Cette durée donne à voir des représentations façonnées par un contexte historique et social, par des dispositifs techniques et elle cherche, de concert, à faire éprouver le « regard de quelqu’un qui prend soin37 ». Par cette formule dont il reconnait la teneur « mélodramatique38 », Claerbout indique sa volonté de contrebalancer le « regard de pouvoir39 » dont participe la production et la consommation de l’image photographique. Le lent déroulement des deux vidéos y contribue, en donnant le temps de considérer de quoi chacun de ces « happy moments » est fait : des sourires, des regards, des gestes gracieux qui témoignent du plaisir d’un moment partagé. Par l’attention qu’il accorde à la phénoménalité de ces situations anodines, le travail de Claerbout invite à les considérer comme des « stylistiques de l’existence », au sens que Marielle Macé donne à cette expression. Ce qu’elle entend par « style » n’est pas l’apanage de « vies éclatantes, triomphantes40 » ; il s’exprime dans les formes de vies les plus quelconques qui, de ce fait, « sont toujours des raisons, des motifs : raisons de vivre, motif à être, raisons d’agir41. » Ce qui motive l’existence de ces « happy moments » est la constitution d’un petit îlot d’action improductive, de joie paisible et banale dont les vidéos expriment la valeur. Elles font percevoir une situation réduite à l’un de ses instants au travers de leur régularité au long cours, de leur fluidité paradoxale, d’un régime temporel qui résonne avec l’état de quiétude durable dont relève le bonheur.
Conclusion
Quand Claerbout affirme qu’« en général les images heureuses d’une époque en disent plus que les images d’horreur42 », il cherche manifestement à mettre l’accent sur le caractère équivoque des premières et à indiquer le parti qu’il en tire dans son travail. C’est ce qui apparaît dans la conception des Sections of a Happy Moment consistant à accuser l’ambivalence d’une « image heureuse ». L’effet de saisie sur le vif d’un moment de loisir ordinaire procède d’une construction de toutes pièces qui met en tension des points de vue et des perceptions disparates, inconciliables : les « happy moments » associent la proximité et l’implication dont témoigne la photographie de famille au surplomb et à l’automatisme des dispositifs de surveillance ; ils valorisent le plaisir d’un jeu en plein air tout faisant ressentir les contraintes que le cadre architectural lui impose. Le rythme visuel et sonore définissant la succession des images fait éprouver, dans un même mouvement, l’assise durable d’une vie tranquille et les facteurs techniques, sociaux dont procèdent ses représentations. Prendre le parti des « images heureuses » et exprimer les valeurs qui s’y agrègent, permet manifestement à Claerbout, de tenir son travail à distance de « l’art politique actuel43 » dont le « réalisme » constitue, pour lui, un ressort « trop présent et esthétisé dans l’art contemporain44 ». En tant qu’artifices, les Sections of a Happy Moment déjouent ce « réalisme » et l’authenticité qui lui est communément est associée au profit d’une pratique de l’art rétive à toute forme d’affirmation, de résolution des conflits. Si, comme le dit Claerbout, « faire un film sur le bonheur, c’est très difficile45 », c’est parce qu’une telle entreprise demande de conjuguer des dynamiques plurielles et parfois antagonistes, de valoriser « l’innocence46 » qui s’y exprime tout en laissant percevoir les usages techniques, les idéaux et les normes dont participent ses images.