L’imaginaire et l’expérience du tourisme sont liés par les objets éditoriaux qui constituent sa culture visuelle. Livres, revues, guides, prospectus publicitaires, cartes postales et même photographies amateurs composent un ensemble vaste, produit de l’industrie touristique1, au sein duquel l’imagerie2 du bonheur se déploie largement. Cet article se concentre sur l’étude de deux revues, Pour vous de Tchécoslovaquie (1961-1992) et Soyez les bienvenus en Tchécoslovaquie3 (1965-1990), publiées par l’État tchécoslovaque à destination de touristes étranger.es. À raison de quatre publications par an, elles sont éditées en français, allemand, anglais et espagnol pour la première et en français, russe, anglais et allemand pour la seconde. Leur format et le rythme de publication bisemestriel restent constants sur toute la durée de leur publication. Elles s’inscrivent dans un contexte géopolitique, la guerre froide, de conflit idéologique entre états socialistes et capitalistes, où la représentation de soi est centrale et participent à un large programme de communication à destination de l’étranger, et notamment des pays occidentaux capitalistes. À l’image de l’URSS, la Tchécoslovaquie s’ouvre au tourisme après la mort de Staline4 et ce domaine devient un enjeu central de communication. Orbis et Artia, deux entreprises de commerce extérieur et d’édition de produits éditoriaux en langue étrangère, incarnent ce programme en produisant à large échelle des livres, périodiques, disques ou encore des timbres-poste. D’autres périodiques, dans les mêmes langues, sont aussi produits et diffusés, sans que la vocation touristique n’y soit aussi centrale : La vie tchécoslovaque, La jeunesse tchécoslovaque et La femme tchécoslovaque5. Pour vous de Tchécoslovaquie et Soyez les bienvenus en Tchécoslovaquie ont pour principal objectif la promotion du territoire et de ses produits. Elles s’inscrivent aussi plus largement dans un paysage éditorial européen où le champ touristique est convoqué comme outil de propagande par d’autres régimes6.
Les sources manquent pour retracer avec précision les conditions de production et de diffusion de ces revues, mais nous savons dans quel contexte général elles prennent place. Soyez les bienvenus en Tchécoslovaquie est publiée jusqu’en 1977 par l’agence de presse tchécoslovaque7 pour le Comité gouvernemental du mouvement touristique. Après cette date, la revue est intégrée au programme éditorial de la maison d’édition Orbis8, qui devient agence de presse nationale, dédiée à « la propagande idéologique du régime communiste tchécoslovaque9 ». Pour vous de Tchécoslovaquie est quant à elle éditée par l’administration des périodiques de l’entreprise Rapid (Praha), sur laquelle les sources sont manquantes10. L’équipe de rédaction et les photographes sont crédité.es à chaque numéro, avec également l’utilisation d’images du fonds de la ČTK, l’agence de presse tchécoslovaque. Concernant la diffusion, si les archives actuellement consultables ne nous permettent pas de citer des chiffres de tirages, certaines informations sont lisibles au sein des revues. En complément des abonnements individuels11, une liste de libraires revendeurs est disponible dans le revers de chaque numéro de Pour vous de Tchécoslovaquie12 et un système d’envoi gracieux vers des interlocuteurs clés (associations, syndicats, bibliothèques dédiées au tourisme) est très certainement mis en place13.
La récurrence systématique des articles illustrés dédiés à des monuments, villes, régions naturelles font entrer ces produits éditoriaux dans la catégorie des « portraits de ville ou de pays14 ». Ces espaces phototextuels singuliers offrent la possibilité d’observer les formes d’expressions, commerciales et politiques, d’une norme visuelle du bonheur touristique, à laquelle l’expérience du voyageur s’avère directement liée. Les liens entre publicité et imageries du bonheur ont déjà fait l’objet de plusieurs analyses15, au-delà de la seule sphère touristique, démontrant comment le champ lexical du bonheur est largement investi par les publicitaires. Pour Virginie Spies « la publicité est certainement le lieu le plus évident dans lequel on s’attend à rencontrer la promesse de bonheur la plus explicite16 ». Les revues touristiques se situent quant à elles à l’intersection d’enjeux publicitaires, textuels et iconographiques où la représentation du bonheur possède une place singulière. Le déplacement, dans le cadre du voyage touristique, se doit d’être une expérience inédite, extraordinaire et heureuse. La destination est toujours présentée dans des termes valorisants et le registre mélioratif domine. L’article cherche à identifier comment la représentation du bonheur en contexte touristique s’appuie sur des stéréotypes pour servir des stratégies commerciales et politiques à destination de lecteurs et lectrices occidentaux. Au-delà des motifs convoqués, l’appareil éditorial lui-même répond à des codes visuels communs, empruntés notamment à la presse magazine généraliste et féminine, dessinant une forme de continuité visuelle entre « Est » et « Ouest »17. Cette continuité passe par le recours à des motifs communs, synonymes de confort (hôtellerie moderne, activités de plein air, transports rapides ou encore achats incontournables), mais également aux mêmes codes éditoriaux issus de la presse magazine (publi-reportages, articles de culture générale ou de style de vie). L’iconographie mise en place par la répétition et l’abondance de personnages riants, heureux, dans des décors confortables, et l’insistance de l’appareil textuel sur ce point, conditionne l’accès au bonheur et la réussite de l’expérience touristique au confort matériel de réalisation du voyage. De ces stratégies visuelles découlent non seulement un continuum visuel, mais également des conséquences directes sur l’expérience du voyage. Au fil des pages, c’est une définition consumériste du voyage et du bonheur qui s’affirme. La question de la temporalité à l’œuvre dans ces images est également riche car variée : les images présentées au sein de ces magazines donnent à voir le bonheur en train d’être vécu tout autant que son souvenir, déjà couché sur papier glacé. Les revues sont en cela des espaces de projection et pour certain.es la photographie demeurera leur seule entrée vers ce territoire étranger. Pourtant, pour le lectorat, leur vue se situe principalement dans un temps de « l’avant », celui de la préparation, dans lequel il va pouvoir investir les projections de son propre séjour. Le bonheur touristique est directement corrélé à la mise en place des conditions de sa réussite : il se prépare, se projette, s’organise, et enfin sa réalisation se donne à voir (à travers les photographies d’amateurs par exemple, publiées sous forme de concours). L’objet éditorial touristique représente ainsi un espace temporel hybride sur lequel s’appuient des démarches commerciales et politiques. C’est la construction de ce récit, commercial tout autant que politique, que l’article propose d’analyser.
Récurrences et omniprésence au fil des pages : le bonheur en puissance dans l’image touristique
Photographies de visages souriants en couverture, enfants et adultes profitant des plus attrayantes destinations du pays, des meilleurs points de vue sur Prague ou encore de festivités tchécoslovaques présentées comme incontournables : la représentation du bonheur et le registre mélioratif sont partout au fil des pages. À partir de ce constat, cette première partie se penche sur l’existence du thème du bonheur au-delà de sa représentation immédiate, considérant d’abord la revue comme un espace de projection. Il s’agit d’étudier ce que cette omniprésence produit en termes de relation à l’espace et à la photographie elle-même. De nombreux articles interpellent directement le lecteur ou la lectrice en l’invitant à investir le lieu touristique par sa propre pratique photographique et à s’approprier les représentations codifiées des territoires présentées au fil des pages. Ils accordent ainsi une place à l’image potentielle, celle qui n’a pas encore été prise, mais qui existe déjà dans les discours autour d’elle et dans les imaginaires des touristes, formatés par les clichés diffusés par les revues. Dans un rapport de synecdoque, la scène de bonheur immortalisée est signe d’un voyage réussi, et ce lien entre image et expérience est sans cesse rappelé au voyageur. Cette relation visuelle et normative à l’espace passe ainsi par la multiplication d’articles directement dédiés à la pratique et à la bonne réussite de ses photographies. L’expérience touristique se trouve dès lors conditionnée par les images qui la constituent, les publications mettant tout en œuvre pour créer les conditions de la meilleure prise de vue et, avec elle, celles du souvenir le plus heureux possible.
Au fil des pages, la photographie existe d’abord en tant qu’objet. Les publicités pour les marques d’appareils ou de pellicules peuvent occuper des pages pleines voire des doubles pages, les images reproduites en grand format servant de preuve par l’exemple de leur qualité. Dans une publicité pour l’agence de voyages Čedok [fig. 1], une femme pose avec un appareil photo à côté d’un fond de carte du pays, d’un monument emblématique et d’un hôtel de montagne18, identifiant le ou la touriste comme celui ou celle qui photographie. Le personnage représenté appareil en main [fig. 2 et 3] devient un lieu commun de l’image touristique : l’objet lui-même passe du statut de marchandise à signe du tourisme. La pratique photographique elle aussi est largement mise en avant par les contenus éditoriaux. Le bonheur s’immortalise selon des codes répétés, voire prescrits, dans de nombreux articles de conseils : « Il est tout naturel qu’aujourd’hui une caméra ou un appareil photographique ne doit [sic] pas manquer dans les valises que vous emportez avec vous en vacances. […] Car une bonne photo et une excellente image sont conditionnées non seulement par une exposition exacte et une prise de vue parfaite, mais aussi – et on peut dire avant tout – par la qualité du matériel photographique ou cinématographique19 ». Rares sont les numéros de revue sans passage dédié à la prise de vue, qui apparaît comme un mode idéal d’appropriation du paysage et de son séjour. L’originalité est également recherchée, comme le préconise cet article :
[Certains] endroits ou édifices […] ont déjà été mille fois photographiés, de sorte que leurs images sont devenues assez banales. Réaliser un tel motif d’une façon tout à fait nouvelle et originale est, bien entendu, chose très difficile, qui oblige le photographe à chercher de nouveaux moyens d’expressions, à attendre un éclairage ou une atmosphère20.
Les lecteurs et lectrices de tous pays sont aussi invité.es à participer à des concours de photographie, les meilleures images sont publiées au sein d’articles dédiés, accompagnées de commentaires :
[Q]uand, rentré chez lui, le touriste examine la carte postale qu’il a achetée ou encore mieux la photographie qu’il a prise lui-même, il se rend compte seulement, avec surprise, de tout ce qu’il a vu en fait de ses propres yeux. Oui, ce n’est qu’en considérant une telle photographie que nous sommes prêts à jurer subséquemment que nous avons réellement vu tous ces créneaux couronnant la muraille du château, chaque panneau de ce vitrail gothique et même cette vigne qui grimpe le long du mur derrière les communs21.
La photographie est ici définie comme support du souvenir et, plus encore, comme réel moyen d’accès à l’expérience du lieu puisque c’est en voyant la photographie que l’on réalise que l’on a vraiment voyagé. Elle est donc mise en scène comme lieu et source du bonheur en tant que représentation et création du souvenir heureux. C’est à la fois une archive (du voyage) et une preuve (du bonheur ressenti et maintenant partagé). Elle mêle projection, pratique et souvenir, et intègre ainsi toutes les temporalités du voyage.
Au-delà de la rencontre entre deux régimes de représentation archétypaux – le bonheur et le cliché touristique – nous pouvons nous demander si la vue de ville ou de paysage, autre image omniprésente dans la littérature touristique, pourrait, elle aussi, être le lieu d’expression du bonheur. Autrement dit, celui-ci pourrait-il s’incarner dans des vues sans présence humaine ? Cette hypothèse se penche sur la nature potentielle de l’image, dans un contexte où l’imagination du lecteur et de la lectrice est fortement sollicitée. En effet, alors même que le contenu éditorial se présente sous un jour informatif, la capacité à se projeter dans l’image et dans son futur voyage est régulièrement convoquée. C’est dans le travail éditorial de mise en relation entre image et texte que semble pouvoir se fonder la nature « heureuse » de l’image, qui accompagne le lecteur et la lectrice dans un travail d’imagination et de projection. Si une vue ensoleillée ou des fleurs peuvent représenter de premiers indices, c’est bien dans le texte de l’article « Le printemps dans les Tatras22 » [figure 4] que l’on repère comment ces photographies de nature deviennent des supports du bonheur à venir, promis par le voyage. Les deux pages décrivent avec précision la floraison et les espèces végétales présentes dans ce massif, tout en les reliant systématiquement à l’effet attendu sur le ou la visiteur.euse. Ainsi les fleurs photographiées « produisent dans l’âme de chaque touriste sensible une impression vraiment inoubliable (…) lorsque, sous les baisers ardents du soleil et sous le souffle tiède des vents du sud, la couche de neige couvrant les pentes méridionales du massif commence à dégeler, et que des flots impétueux dévalent les versants des vallées, une vie nouvelle se réveille sous la croûte de glace du sol tatranien », plus loin « dans la rude ambiance des montagnes, leur tendre et fragile beauté produit une impression féérique, qui enchantera chaque amateur de la nature23 ». L’article conclut : « ce miracle qui se répète chaque année ne perdra probablement jamais son charme24 ». Alors que le texte, et le répertoire de clichés qu’il convoque, prennent en charge l’incarnation émotionnelle et les effets sensoriels, une image vide de toute présence humaine rend donc possible, voire même impose, la projection de soi dans l’espace et dans l’expérience de la floraison printanière décrite précisément ici. Ce même procédé se retrouve aussi pour les vues de villes. Nous pouvons citer un autre exemple issu d’un guide touristique publié en anglais en 1973 par la maison d’édition tchécoslovaque Olympia25. Le guide est largement illustré par des photographies en noir et blanc de petit format, insérées en encart dans le texte et présentant quasiment exclusivement des vues de monuments, bâtiments ou œuvres d’art. En contraste avec les revues, l’absence de figure humaine est frappante. Pourtant, cela n’empêche pas les légendes d’investir la thématique du bonheur : « A Day in Prague — a day full of beauty, happiness and enjoyment26 ». Du paysage naturel à la vue de ville, chaque image devient ainsi le réceptacle susceptible du moment heureux et de son expression, chaque vue le prétexte à l’allusion subjective et à la projection.
La revue touristique comme vitrine : le bonheur au service du politique
Entre conseils touristiques et outils de propagande27, les espaces éditoriaux dédiés au tourisme acquièrent un statut hybride au sein duquel la représentation du bonheur est centrale, en tant qu’argument commercial, mais également politique. Dans les revues touristiques, si les offices de tourisme et agences de voyages nationales sont présentes par la publicité, elles le sont aussi directement dans les remerciements et crédits, signe dès lors de leur proximité voire de leur participation directe au travail éditorial. Soyez les bienvenus en Tchécoslovaquie est publié par l’agence de presse tchécoslovaque pour le comité gouvernemental du tourisme et chacune des deux revues comprend systématiquement une introduction ou un article signé par un ministre, président du Comité gouvernemental du tourisme ou dirigeant d’une entreprise nationale. Les rubriques récurrentes « À propos de nous » ou « La Tchécoslovaquie dans le monde » soulignent encore le rôle de vitrine internationale joué par ces publications, où le tourisme devient prétexte à la communication politique. L’enjeu de présenter au lectorat l’image d’une société socialiste heureuse, dans un contexte de concurrence avec les pays capitalistes, est essentiel et la quantité de photographies reproduites incarne la promesse d’authenticité au cœur du discours éditorial touristique. Cette promesse s’affiche comme ligne éditoriale, comme dans cette réponse adressée au courrier des lecteurs : « Nous nous sommes fixés la tâche d’apporter chaque mois à nos nombreux amis dans le monde, une image aussi fidèle que possible de la vie quotidienne dans la République populaire de Tchécoslovaquie, des réalisations de notre peuple, de ses aspirations, de sa lutte constante pour un avenir de paix et de bonheur28 ». Ainsi, la représentation du bonheur est un acte de propagande : « même lorsqu’ils paraissent aussi neutres que possible, les portraits de pays façonnent les images des pays et s’imposent, de facto, comme des vecteurs et des propagateurs d’idéologies29 ».
Le rôle de communication de ces revues est donc clair et s’accompagne de certains lieux communs visuels sur la culture socialiste, incarnés plus particulièrement dans les représentations folkloriques et sportives. Pour nourrir la réflexion sur la valeur politique et idéologique des images du bonheur, les thèmes de la tradition et le motif du folklore représentent un véritable attendu de la littérature touristique consacrée à la Tchécoslovaquie30. Ces images associent à la fois bonheur archétypal (sourires, rires, danses) et caractère anhistorique de la tradition folklorique (costumes, coiffes, danses ou instruments de musique). Elles déshistoricisent leurs sujets, donnant doublement à l’image une qualité soi-disant universelle31. Scènes privilégiées des cartes postales32, elles ont également une place récurrente dans les pages des revues. « Joie et jeunesse, chanson et danse », ainsi sont titrées les images de danseurs et danseuses de Strážnice à laquelle est dédié le reportage « La ville de la chanson dansante33 ». Ici ce n’est pas le bonheur du touriste qui est mis en scène, mais celui d’une prétendue identité patrimoniale, locale, détachée de tout passé précisément situé. Si l’imaginaire de l’ailleurs est cette fois-ci convoqué, c’est à partir d’une « neutralisation de l’historicité34 » et d’une mise en scène de soi. Dans les deux cas, la rencontre de deux imageries stéréotypées sert le discours politique et commercial dont le ou la touriste est destinataire. « Stéréotypie et idéologie jouent souvent de concert. […] Le tourisme est, lui aussi, un moyen de diffuser et de légitimer des idéologies, même à travers la naturalisation d’images figées35 », expliquent D. Martens et A. Reverseau. Autre attendu de la représentation de soi par l’État tchécoslovaque : les Spartakiades. Manifestations sportives ayant lieu tous les cinq ans dans l’immense stade de Stahov à Prague, elles réunissent plusieurs milliers d’athlètes et sont largement documentées visuellement. Avec leurs préparatifs, elles font l’objet d’articles systématiques et de plusieurs couvertures de Soyez les bienvenus en Tchécoslovaquie36. Cette fois-ci le temps n’est pas figé dans un autrefois mythique,37 mais c’est plutôt la nation tchécoslovaque qui semble s’incarner dans ces impressionnantes images de manifestations sportives. Elles prennent ainsi place dans un large système visuel du sport socialiste, devenant les signes de la puissance de la construction d’une nation unie38.
Ces caractéristiques de l’image en contexte éditorial touristique sont mises au service d’un double discours, à la fois commercial – il s’agit de vendre une destination et ses produits – et politique – la revue étant une vitrine de la société socialiste tchécoslovaque à l’étranger.
Montrer le bonheur, produire le familier
Au-delà de ces motifs visuels où la nation socialiste se donne à voir comme système et exemple, le domaine touristique permet la mise en place d’autres leviers visuels de la communication sur l’État tchécoslovaque. Le lieu commun s’affirme comme espace politique, où se mêlent enjeux d’influence et commerciaux importants, aux répercussions intimes sur le lectorat et son imaginaire, puisque, comme le rappellent D. Martens et A. Reverseau, « pour faire connaître et, si possible, aimer des pays et des villes, l’une des meilleures manières de s’y prendre consiste à faire vibrer la corde de la reconnaissance. Or, quoi de plus familier et de plus commode que des lieux communs pour générer l’impression excitante et dans le même temps rassurante d’un déjà-vu parfaitement identifié ?39 ». I. Goldberg partage cette analyse, en précisant que les lieux communs sont « indispensables pour toute possibilité de transmission, […] ils présentent le ciment nécessaire pour former une communauté, une société40 ». L’analyse du travail éditorial au sein de ces revues met en évidence l’usage politique de ces caractéristiques des lieux communs, qui permettent de créer la familiarité.
Le dessein politique se met ainsi également en place en alimentant l’illusion d’une continuité et d’une proximité entre Est et Ouest, de partage de l’espace comme du temps (modes de consommation, activités…), grâce à ces images du bonheur stéréotypées, incarnées dans des loisirs et des modes de consommation répétés. Issus de la presse magazine capitaliste, ces stéréotypes sont familiers et immédiatement reconnaissables. Le choix apparemment paradoxal d’une imagerie commerciale du bonheur s’avère être une stratégie de séduction des touristes de l’Ouest : la société socialiste heureuse n’est pas représentée ici comme l’envers des modes de vie capitalistes mais semble pouvoir en subvertir les normes. En effet, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, les images à destination des touristes étranger.es ne misent pas majoritairement sur un vocabulaire de l’ailleurs, mais plutôt sur celui du familier. Pour le directeur d’Artia41 « [chaque article que] nous avons expédiés signifient avant tout un lecteur, un discophile ou un philatéliste concrets pour ainsi dire “en chair et en os”, qui s’était familiarisé, par leur intermédiaire, avec notre pays socialiste, sa tradition et sa culture riches et multiformes42 ». C’est par cette idée de familiarisation que le lien entre communication politique et imagerie du bonheur peut être fait. Certains loisirs, comme le sport d’hiver, le camping, ou encore les hôtels et lieux de restauration, convoquent des motifs et des codes visuels normatifs du tourisme, facilement identifiables par le public occidental. Dans un article de Soyez les bienvenus en Tchécoslovaquie de 196643 [figure 5] le décor du sport d’hiver permet par exemple de mettre en scène l’équipement, les vêtements, les poses dans des transats au soleil, comme autant de signes qui se colorent d’une idée occidentale communément admise du repos, du bon temps, dans laquelle il semble aisé de se reconnaître et de se projeter.
La référence au familier et le pont ainsi lancé vers le lecteur ou la lectrice de l’Ouest semble pouvoir contribuer à une stratégie politique de « neutralisation44 » des contrastes. Un motif est souvent sollicité : celui du couple attablé, souriant. Les occurrences sont particulièrement nombreuses à chaque numéro, voire dans un même reportage comme dans « Une ville originale dans un cadre historique45 » [figure 6] où il est répété deux fois. Cette incarnation stéréotypée du bonheur conjugal est non seulement transposée au cadre du voyage à l’Est, mais elle rencontre aussi d’autres codes familiers du lecteur. Le confort du cadre, souligné par la légende « un Snack-bar moderne équipé d’un ameublement de bon goût46 », les coupes de cheveux ou les tenues vestimentaires, donne à voir un standard partagé, aligné sur les attendus d’une classe moyenne47 au pouvoir d’achat grandissant, visiblement ciblée par ces publications. L’insistance sur la notion d’abondance et de confort moderne met en avant la valeur et la proximité des niveaux de vie dans des espaces dédiés au voyage. Cette promesse de confort touche l’alimentation, l’hôtellerie ou encore les transports48. En soulignant cette proximité, et en ne nommant ni rappelant jamais au lecteur ou à la lectrice le conflit idéologique en cours, le partage du lieu commun semble être mis au service d’un récit politique. La création de lieux communs par la répétition de vues et de codes permet de soutenir l’idée d’une société socialiste heureuse, mais également de créer un sentiment de communauté, grâce à des motifs en partage et des « imaginaires géographiques formatés49 ».
Ces efforts de communication à destination de l’étranger sont tels qu’ils semblent construire un double visage du pays, comme en témoigne Dominique Grandmont dans son ouvrage consacré à son séjour en Tchécoslovaquie en 1966 : « On finit même par, en tout, présenter deux visages, l’un de prestige international, fait d’hôtels, de ČSA50, de cinéma, l’autre à usage strictement intérieur51 ».
Pour bien voyager, consommez tchèque : une définition consumériste du bonheur pour promouvoir le tourisme à l’Est
En écho direct au contenu publicitaire que l’on trouve au fil des pages, tous les exemplaires de Pour vous de Tchécoslovaquie rassemblent en dernière de couverture des adresses d’entreprises de commerce extérieur auprès desquelles se fournir : l’objectif commercial est clairement assumé. Si les encarts publicitaires occupent une place importante, l’expression publicitaire dépasse le seul slogan et les revues s’appuient sur une utilisation fine des caractéristiques matérielles du format magazine. Au-delà des motifs convoqués, ce sont les mécanismes éditoriaux et visuels eux-mêmes qui servent un discours de proximité auprès du lectorat. Au sein des deux revues étudiées ici, les intrications entre images du bonheur, représentations du tourisme et visées commerciales sont ainsi particulièrement sensibles.
Les images d’un couple en escapade pour quelques jours « À trente kilomètres de Prague52 » [figures 7 et 8] peuvent ici servir d’exemple. Les photographies donnent à voir l’archétype du voyage heureux et ne prennent leur sens commercial qu’à la lecture du texte. Sur plusieurs pages, chaque scène photographiée offre une déclinaison de ce que peut être un voyage réussi : personnages souriants, motif de l’escapade en scooter, piquenique, camping, jeux, séance de bronzage… Quand le titre pourrait promettre des conseils pratiques d’excursion, le texte, proposé sur le mode du récit incarné (les personnages représentés sont nommés par leurs prénoms), est ponctué de précisions sur les marques tchécoslovaques auprès desquelles se procurer les objets mis en scène. À la fin de l’article est insérée une publicité pour une entreprise de commerce tchécoslovaque passant presque inaperçue tant les codes visuels sont identiques à ceux du reportage [figure 9] : usage du noir et blanc, scène sportive et personnage de femme. La légende indique : « En perfectionnant ses performances on devient plus exigeant à l’égard de la qualité des articles de sport. Des balles de qualité pour toutes sortes de jeux de balle sont fournies par Pragoexport, Praha, Tchécoslovaquie53 ». Le bon matériel se fait ici promesse d’un bonheur aux accents d’émancipation pour la sportive. À la page suivante, la bouteille de bière bue par le couple est en pleine page dans une publicité54. On reconnaît ici un agencement éditorial qui ne doit rien au hasard et qui emprunte ses codes à la presse magazine connue par les lecteurs et lectrices des pays capitalistes ciblés : le publi-reportage. Ces mécanismes, par la relation dynamique entre texte et image qu’ils emploient, conditionnent implicitement l’accès au bonheur à l’achat d’un équipement adéquat et chargent ces photographies d’une dimension commerciale. Le bonheur ainsi mis en scène est à la fois un argument de vente, une preuve de l’intérêt de la destination et un objectif qui ne peut s’atteindre qu’à certaines conditions. Ce sont ces deux dimensions qui informent en permanence les images, les extrayant ainsi de leur seule valeur archétypale pour venir s’incarner très précisément dans des objets. L’image du bonheur est investie comme le lieu privilégié de l’appel à la consommation.
L’expérience du bonheur, les conditions de réalisation du souvenir heureux passent par des actes de consommation incontournables, incarnés à l’image dans des objets précis (accessoires de sport, d’habillement, alimentation, chaînes d’hôtellerie ou de transports, matériel photographique…) et les préparatifs au voyage occupent ici une place importante. Si la revue Pour vous de Tchécoslovaquie se présente comme généraliste, c’est pourtant bien souvent la lectrice qui apparaît destinataire privilégiée de ces articles à visée commerciale. Les photographies donnent à voir des femmes souriantes, cadrées de plein pied et plein cadre, [figures 10 et 11], occupées, semble-t-il, à profiter pleinement de leur séjour, mais c’est bien plutôt à une temporalité de « l’avant » que le texte s’adresse. La norme du voyage idéal, heureux, est un voyage bien organisé, auquel il ne manque aucun accessoire indispensable. Ces images proviennent de l’article « Profitons comme il faut de l’été55 », daté de juin 1977 dont voici un extrait :
Pendant toute l’année, nous attendons l’été, ces deux à trois mois de la belle saison, dont nous espérons la réalisation de nos plus beaux rêves. À quoi bon regretter notre dernier congé, gâché par des pluies ininterrompues ? Il n’est pas dit que ce malheur doive se répéter. Pourquoi l’été prochain ne répondrait-il pas à notre attente ?
[…]
Certains rêvent des plages brûlantes de sable des mers du Sud, il y en a qui se voient avec une canne à pêche au bord d’un lac rêveur étalé au milieu de versants boisés, d’autres réunissent leur matériel de camping en vue de randonnées dans des contrées inconnues, certains enfin projettent un séjour dans une ville d’eaux ou dans une pension de famille de montagne. Tous ces projets sont mûrement réfléchis et mis au point en détail. Il ne suffit pas de fixer le but de son voyage de vacances, d’en établir l’itinéraire. Il ne suffit pas de réserver le logement, les billets de train ou d’avion, de réunir les documents nécessaires et les objets à emporter. Il y a encore une chose à laquelle il faut apporter un soin particulier : les vêtements. Ceux-ci doivent être convenablement choisis pour nous servir en toute circonstance56.
Ce passage est éclairant dans la manière dont il énumère les conditions de réussite des vacances, en ciblant une destinataire précise : la future touriste, l’épouse ou la mère de famille, implicitement présentée comme garante de la bonne organisation, et donc de la réussite, du voyage. Plus loin le texte la désigne explicitement57 et toutes les images qui l’entourent représentent, sur plusieurs pages, des femmes apparemment heureuses, souriantes, arborant différentes tenues et accessoires. Ces articles, qui jouent de la frontière poreuse entre images touristique, publicitaire et iconographie propre à la presse magazine féminine de l’époque, mettent en place ce qu’Alexie Geers a identifié comme des « récits de genre58 ». Le titre « Profitons comme il faut de l’été », pourrait laisser entendre que l’on va trouver ici des conseils pratiques, des adresses, des incontournables, comme la revue en propose par ailleurs. Le début de l’article alimente cette ambiguïté, en s’adressant effectivement au désir de voyage du lecteur ou, en l’occurrence de la lectrice, grâce à une énumération de destinations stéréotypées, de sorte que chacun.e semble pouvoir y reconnaître son envie59. Les poses sont identiques à celles des publicités auxquelles lectrices et lecteurs sont habitué.es, mais le nom de la marque n’apparaît que dans un second temps, au fil de la lecture, ici en toute fin de page : « La S A. Centrotex, Praha a prévu pour ses collections des tenues pour les moments passés dans une nature inondée de soleil, au bord des nappes d’eau miroitantes60 ». De la même façon, le champ lexical de la nécessité est omniprésent : « Tout le monde part en voyage - tout le monde a besoin d’une valise convenable61 ». En rejouant des codes connus d’une « construction médiatique au féminin62 », ces mécanismes agissent de plusieurs façons. Ils participent d’une part à une stratégie de séduction du lectorat par la neutralisation des contrastes et un recours à des stéréotypes capitalistes, consuméristes. Ils redéfinissent aussi les frontières symboliques entre Est et Ouest, en rejoignant des systèmes visuels publicitaires occidentaux et une mise en récit genrée des activités domestiques ou touristiques. Hélène Leclerc, dans son étude du magazine tchécoslovaque en langue allemande Im Herzen Europas63 met également en évidence l’utilisation de photographies de femmes pour la promotion et la normalisation de l’État tchécoslovaque à l’étranger. Im Herzen Europas est analysé comme un « média reflétant et accompagnant la libéralisation du régime tchécoslovaque au cours des années 1960 : la représentation des femmes participe pleinement de la promotion d’un "socialisme à visage humain"64 ». Dans le domaine de la presse touristique, ces observations restent pertinentes sur toute la durée de publication de Pour vous de Tchécoslovaquie et Soyez les bienvenus en Tchécoslovaquie. On observe alors une grande permanence dans la convocation de ces motifs et incarnations par l’image d’un idéal de la femme moderne jusqu’au début des années 1990. L’espace éditorial touristique devient un lieu de mise en contact visuel qui cherche à réduire la dichotomie entre figures féminines de « l’Est » et de « l’Ouest ». Le récent dossier « Le genre de la guerre froide » de la revue Clio. Femmes, Genre, Histoire revient en introduction sur cette partition entre « femmes ouvrières, ingénieures et chercheures » d’un côté et « ménagères consommatrices » de l’autre65. On retrouve ce répertoire visuel de la femme tchécoslovaque travailleuse ou mère de famille, actrice de la construction de la société socialiste heureuse, convoqué dans d’autres revues à destination de l’étranger comme La femme tchécoslovaque ou La jeunesse tchécoslovaque. Dans le registre touristique, ce répertoire s’efface au profit de stratégies de séduction où l’imaginaire consumériste du bonheur, largement produit et alimenté par la presse magazine, sert un discours de proximité auprès du lecteur ou de la lectrice. L’usage commercial d’une imagerie stéréotypée du bonheur, et le recours à des récits de genre qui lui servent de support et de relais témoignent ainsi de la complexe intrication entre production et exploitation du stéréotype.
Conclusion
Les revues touristiques placent le souvenir, même potentiel, et avec lui l’enjeu de l’accès au bonheur, au centre de l’expérience du voyageur. En mettant la photographie au centre de la relation à l’espace, notamment en signifiant les images qu’il convient d’immortaliser, elles visent à produire les conditions d’existence du souvenir heureux, conforme à celui présenté et représenté au fil des pages. Le mécanisme de répétition ancre cette imagerie du bonheur dans le registre du stéréotype et de la norme visuelle, la mettant au service de fins indissociablement commerciales ou politiques. Les revues éditées par l’État tchécoslovaque à destination des touristes étrangers investissent la représentation du bonheur de plusieurs manières : projection, promotion politique et commerciale, séduction d’un lectorat. À chacun de ces objectifs est associée une valeur donnée à l’image et des codes, visuels et éditoriaux, qui entretiennent un dialogue subtil avec le lectorat occidental. Le bonheur représenté ici n’est pas uniquement le résultat d’une société socialiste heureuse, mais s’inscrit dans un autre registre, celui de l’imagerie touristique, qui ouvre un espace de contact concret avec les codes visuels capitalistes, occidentaux. La représentation du bonheur rend possible une communication subtile d’un régime idéologique vers un autre, en construisant visuellement l’illusion d’une proximité, grâce à l’usage de stéréotypes partagés. Cela passe par des récits de genre, portraits de villes et accessoires présentés comme indispensables au voyage, qui déploient une vision consumériste de l’accès au bonheur. À partir de l’étude des motifs et du dialogue entre les différentes rubriques, cet article visait ainsi à démontrer que ces revues constituent des espaces phototextuels où se construit un continuum visuel entre Est et Ouest. Ce continuum se fonde sur des imageries du bonheur qui y sont à la fois, et indissociablement, diffusées, produites et exploitées.