Nous sommes des personnages détourés, incrustés dans un film qu’on ne voit plus
Depuis environ un siècle, les gens sourient sur les photos. Avant ce n’était pas le cas. Mais à partir des années 1920-1930, le déclenchement de l’obturateur synchronise automatiquement celui du risorius, du grand zygomatique, voire du buccinateur. Ce réflexe conditionné naît aux États-Unis, puis s’étend progressivement au reste du monde1.
Pour être plus sûrs encore du résultat, des applications améliorent aujourd’hui nos sourires, si elles ne les créent pas de toute pièce, suppriment nos imperfections, nous déplacent dans des décors de rêve, tandis que d’autres logiciels sélectionnent d’eux-mêmes les photos les plus réussies parmi les milliers que nous enregistrons, les corrigent, puis les diffusent accompagnées d’une jolie musique de fond. Bientôt, il ne sera plus nécessaire d’enregistrer des photos ou des vidéos : des logiciels dopés à l’intelligence artificielle produiront d’eux-mêmes les images idéalisées de notre bonheur.
Nos photos personnelles et familiales ressemblent de plus en plus aux images de stock. Elles partagent leur style stéréotypé, clair, net, ordinaire, digeste, facilement compréhensible, et montrent le même monde idéalisé, heureux, souriant et lisse. Les tensions, le racisme, la pauvreté, la pollution, les sentiments mesquins n’y figurent plus que sous forme d’archétypes dévitalisés, vidés de tout danger potentiel. Ces images sont partout : elles recouvrent les murs des villes, les transports, les écrans, les médias, nourrissent les films les plus divers, les documentaires à la télévision, les publicités, les magazines, les rapports annuels d’entreprises, les articles clickbaits, les packagings alimentaires, les emballages de produits high tech, les emails, les mèmes, les cartes de vœux personnalisées, les bâches de chantiers, les flancs des voitures de location…
Omniprésentes, les images de stock passent cependant inaperçues. Elles suscitent très peu l’attention. On ne les remarque guère plus que l’étrange musique qui, depuis environ un siècle, agrémente les hôtels, anime les restaurants, imprègne les centres commerciaux, donne une présence aux supermarchés, enveloppe les aéroports, infuse les parcs à thèmes, ambiance les bureaux, stimule les usines, infiltre les hôpitaux, aide à passer le temps dans les ascenseurs et meuble les moments d’attente téléphonique. Plate et fade, à dessein, son but est de se fondre dans le décor. On remarque à peine la bande-son omniprésente à l’arrière-plan.
Musiques d’ambiance et images de stock sont censées nous stimuler sans qu’on les perçoive consciemment. Leur action est furtive. Leur caractère habituel est entraînant et positif, frais et serein.
La musique d’ambiance se veut aussi discrète que la climatisation : une technique d’arrière-plan banale, qui fait partie de notre environnement au même titre que l’électricité ou le béton armé. La climatisation est généralisée aux lieux d’habitation, aux lieux de travail, aux aéroports, aux gares, musées, aux hôpitaux, aux voitures, trains, bus, avions qui relient ces lieux, et à tous les pays. Il est possible de ne jamais en sortir.
Musiques d’ambiance, images de stock, photos de famille et climatisation répandent autour de nous un bain doucereux, un environnement dans lequel nous flottons comme en apesanteur, imprégnés de notes suaves dans les allées des centres commerciaux, confortés par des photographies de visages souriants et de paysages ensoleillés dans les pages des magazines, apaisés par les images radieuses de nos amis, familles et connaissances, tandis que notre corps demeure au repos dans sa zone de confort.
Pour être plus sûres encore du résultat, des injections de Botox retendent nos visages, quelques coups de scalpel remettent en forme nos imperfections, des prothèses augmentent le volume de nos seins ou de nos fesses, des séances de sport en salle gonflent nos muscles, afin de faire coïncider notre physique et nos expressions avec les modèles de représentation.
Bien que le concept de bonheur soit de nature flottante, éphémère et non quantifiable, il est aujourd’hui le sujet d’une injonction permanente, la condition sine qua non de toute vie humaine. Pour y parvenir, nous sommes sommés d’étudier les techniques de développement personnel, de faire appel à un coach, de subir les diktats de la pensée positive – ou/et d’imiter les signes extérieurs du bien-être. S’il est trop difficile de l’atteindre, différentes technologies du bonheur obligatoire produisent un arrière-plan qui s’ajoute automatiquement à nos existences et les reformatent pour s’approcher de la version idéalisée des images de stock et de la musique d’ambiance.
C’est la vie sur fond vert.
Ce texte s’intéresse aux divers procédés contribuant à rendre concrète et matérielle la pensée positive. Les modes de fabrication du sourire peuvent être directs et injonctifs (« Say cheese! »), médicaux (la chirurgie esthétique, qui solidifie littéralement le sourire sur le visage), simulationnels (intelligence artificielle), ou les trois simultanément.
« Inventions »
À proprement parler, vous savez, l’invention n’existe pas. Il s’agit juste d’amplifier ce qui existe déjà.
Allie Fox, personnage du film The Mosquito Coast2.
Coué invente le bonheur fabriqué en série
Coué n’est autre que le petit homme qui avait le secret du bonheur, ce petit vieillard entêté qui, sa valise à la main, sans esbroufe, s’en allait de capitale en capitale, colporter sa fameuse formule de la santé : “Tous les jours, je vais de mieux en mieux”, formule qui, aux yeux de tant de gens, ressemblait à quelque taffetas d’Angleterre présenté pour être appliqué avec foi sur l’immense infortune humaine ! [Mais] le patient et profond observateur de la vie qu’était Coué avait trouvé autre chose qu’une formule magique ou miraculeuse : il avait découvert une loi de l’esprit.
Alphonse de Châteaubriant3
À Troyes, au début du XXe siècle, le pharmacien Emile Coué découvre presque accidentellement le secret du bonheur. Il constate que lorsqu’il accompagne la vente d’un médicament par une promesse de guérison, les personnes imaginent qu’elles vont guérir, et guérissent en effet. À l’inverse, celles qui pensent que leur état va empirer dépérissent. Il vaut donc mieux croire qu’il est possible d’aller mieux.
Si étant malade, nous nous imaginons que la guérison va se produire, celle-ci se produira si elle est possible. Si elle ne l’est pas, nous obtiendrons le maximum d’améliorations qu’il est possible d’obtenir.
Émile Coué
Au-delà de la guérison physique, il étend ce principe au bien-être : il suffit de se répéter à soi-même que l’on est heureux, riche, beau et bien portant – même si la réalité est contraire – pour le devenir. Une pensée que l’on intègre mentalement peut devenir réelle. Il découvre le pouvoir de l’autosuggestion4.
Cette technique aussi simple qu’efficace connaîtra un succès fugace en France, mais se répand comme une poudre d’or aux États-Unis, où Coué connaît un accueil triomphal (il ne faut pas oublier que la recherche du bonheur est inscrite depuis 1776 dans la Déclaration d’indépendance). Charles Baudouin, disciple de Coué, déplore pourtant que ses idées y soient dénaturées :
Le malheur est que le public moderne veut des panacées, qu’on puisse acquérir donnant donnant, contre valeur marchande. Il apporte ici l’esprit d’industrialisme et d’américanisme auquel il est accoutumé. Il veut acheter une guérison comme on achète un ustensile perfectionné, qui se fabrique en série.5
New Thought : réussite matérielle, religion et pensée positive
La découverte d’Émile Coué ne sort bien sûr pas de nulle part. Il hérite de l’école de Nancy6 et a lui-même pratiqué la suggestion hypnotique – mais l’a abandonnée, trouvant cette méthode trop floue.
Une autre source particulièrement importante est le mouvement religieux de la New Thought, apparu aux États-Unis dans le dernier quart du XIXe siècle, qui prône une vision idéaliste et optimiste, axée sur le bien-être personnel, la santé et la réussite matérielle – valeurs dont la postérité aux États-Unis dépassera largement ce seul mouvement7. La New Thought préconisait déjà de se répéter indéfiniment, dans la solitude, des phrases optimistes telles que : « J’ai réussi, je réussirai, il faut que je réussisse, rien ne m’empêche de réussir, je ferai un succès de ma vie… Ma volonté est forte, personne ne peut résister à mon influence. Je puis contrôler les autres8 ». À la fin du XIXe siècle, l’idée est présente des deux côtés de l’Atlantique : le psychologue et médecin Pierre Janet raconte qu’il a vu à la Salpêtrière, à Paris, des femmes déprimées portant dans leur corsage des phrases similaires9.
Elle proviendrait de Phineas Parkhurst Quimby, mentor d’Emma Curtis Hopkins et Mary Baker Eddy. Quimby réalise dès les années 1840 que la croyance dans la santé suffit à guérir.
Tout au long du vingtième siècle, la prémisse centrale de la New Thought – le pouvoir de la pensée de modifier les circonstances – a exercé une forte attraction sur des millions d’Américains […] par le biais de la littérature populaire, depuis le Sermon sur la montagne d’Emmet Fox, un best-seller des années 1930 toujours imprimé aujourd’hui, jusqu’à La puissance de la pensée positive de Norman Vincent Peale, qui, en 1954, s’est vendu plus que n’importe quel autre livre de non-fiction, à l’exception de la Bible10.
Samuel Smiles invente le « self-help »
Le terrain était aussi préparé par le best-seller Self-Help de 1866 du Britannique Samuel Smiles. Surnommée « the bible of mid-Victorian liberalism », cette méthode s’adressait avant tout aux classes laborieuses, à qui elle proposait, comme le titre l’indique, de compter avant tout sur elles-mêmes, dans une logique très compatible avec le développement du capitalisme.
Cependant, le livre de Smiles prônait encore l’éthique du travail. Le coup de génie de Coué est de balayer tout cela, sa méthode reposant sur la seule croyance, sans nécessiter le moindre effort sur soi ou le moindre geste envers les autres. La clé du bonheur consiste tout simplement à le simuler : croire le bonheur possible, c’est être heureux.
Et cette croyance n’a même pas besoin de reposer sur des arguments solides. En témoigne la ritournelle d’enfant que Coué propose de répéter quotidiennement, dans un état de relaxation passive, comme clef de toutes les guérisons : « Tous les jours, à tous points de vue, je vais de mieux en mieux ». La seule exigence est de croire qu’elle va fonctionner.
De là dérivent les infinies variantes et les innombrables zélotes de la pensée positive et du « self help »11, de Dale Carnegie12 à Napoleon Hill13 à Norman Vincent Peale14 à Stephen Covey15 en passant par Carol Dweck16. Tous et toutes ne cessent de répéter dans leurs livres ou leurs vidéos les mêmes mantras (du type Écoutez-vous, Vous allez bien, etc.) déclinés en d’infinies variations.
On ne peut pas sous-estimer l’ampleur de ce mode de pensée. Au-delà du folklore des livres de développement personnel, la pensée positive imprègne toute la culture états-unienne, et, par extension, s’étend au monde.
Comme le remarquait déjà Charles Baudouin, on entre dans l’ère du bonheur comme produit de consommation fabriqué en série.
Kodak invente le 😀
Dans les années 1920, c’est-à-dire au moment où le « couéisme » s’exporte, une autre mutation essentielle a lieu aux États-Unis : les publicitaires cessent d’utiliser des arguments qui culpabilisent le client (du type Vous aurez l’air vieux/vieille si vous n’utilisez pas la crème X, Vous finirez sur la paille sans la banque Y…) et commencent, au contraire, à montrer les aspects positifs et joyeux du mode de vie associé aux produits qu’ils vantent : « Le bonheur du consommateur est devenu la directive primordiale de la publicité18 ».
L’une des entreprises qui va exploiter cette tendance est Kodak. Dans son article « Why We Say “Cheese” : Producing the Smile in Snapshot Photography »19, Christina Kotchemidova raconte comment la publicité pour l’appareil photo instantané Kodak va révolutionner notre manière de se représenter aux yeux des autres, en inventant le sourire sur la photo.
Dans ses magazines et ses publicités, l’entreprise produit une imagerie exprimant le bonheur d’être au monde en montrant systématiquement des photographies les moments heureux de la vie : instants festifs, fêtes de Noël, anniversaires, mariages, voyages… Elle choisit pour mascotte la Kodak Girl, une jeune fille toujours souriante.
Les appareils « instantanés » lancent une révolution : réussir sa photographie signifie parvenir à immortaliser l’instant fugitif et précieux du sourire. La photographie amateur va désormais propager le sourire dans le monde entier, dans le but que le plaisir se répande, jusqu’à l’associer à l’acte d’achat des produits de consommation. Kodak encapsule l’appareil à l’intérieur du système bonheur.
Le sourire fait vendre. Le mécanisme publicitaire relie une émotion à un produit, et transforme non seulement l’acte d’achat (de l’appareil, de sa pellicule et du développement) en geste de plaisir, mais commercialise la production des images photographiques comme de potentiels instants de bonheur. Chaque achat sera associé à l’émotion d’une consommation heureuse. En creux, cela signifie que la personne qui ne consomme pas de produits serait malheureuse ou, pire, non représentable.
Après la Seconde Guerre mondiale en Italie, l’invention du roman-photo moderne, inspirée du cinéma et de la bande dessinée, fixe l’esthétique du sourire sur la photo « en reprenant le topos sentimental du bonheur individuel véhiculé par les productions américaines de l’époque. » (le roman-photo, pourtant, ne s’exporte pas dans le monde anglo-saxon)20.
Par extension, c’est la nation états-unienne tout entière qui s’engage dans la symbolique du bonheur représenté en image par ce qui semble le plus marquant : le sourire. Des travailleurs dans les usines vantant la productivité aux ménagères exhibant les nouveaux appareils de l’électroménager, le sourire resplendissant se propage en décalcomanie, des publicités jusqu’aux photos de famille. Les visages irradient de bonheur lors de l’achat d’une nouvelle maison, de la tonte de la pelouse ou d’une virée en voiture. Et ce même sourire immortalisé exporte dans le monde entier le mode de vie basé sur la consommation, le marketing et la publicité, comme le décrit le film My American (Way of) Life de Sylvain Desmille. Sur un montage de films d’archives, le personnage de Jeff Stryker explique comment sa génération a voulu changer le monde avec et par les images du bonheur :
Ce sont des images anciennes, des entailles de bonheur enchâssées dans la vie familiale, des accrocs de souvenir reprisés dans le tissu du temps. Ces images racontent ma vie. Elles sont moi. Et elles sont à moi. Tous, nous nous y reconnaîtrons. Car au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le modèle américain a cherché à s’imposer partout dans le monde. Notre mode de vie, l’American way of life, devint une référence. Une vitrine, une culture, un rêve et un modèle de société destiné à contrer l’idéologie communiste. Tout au long de la guerre froide pendant cinquante ans, la grande histoire et nos petites histoires personnelles se sont retrouvées intimement liées. Nous partageons alors le même désir d’écrire un monde à notre image, heureux, prospère et conquérant dans lequel les parents feraient toujours honneur à leurs enfants. Mais voilà, il arrive que même nos plus beaux rêves nous échappent. Je m’appelle Jeff Stryker et voici mon histoire21.
Ce changement de paradigme ne concerne pas uniquement les images visibles, mais aussi les valeurs. Le bonheur était encore, il y a peu, considéré comme l’apanage des imbéciles ou un moyen de gouverner les masses (notamment dans le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley22). Il fallait accepter le monde réel et refuser l’imaginaire pour éviter d’être malheureux, mais il n’était pas charitable d’être heureux parmi des malheureux, et surtout pas de montrer son propre bonheur sur une photographie. Après la Seconde Guerre mondiale, le paradigme va complètement s’inverser : l’éthique du devoir, du mérite, de la bravoure et du courage cède la place à la réussite individuelle, au bien-être et au développement personnel. Le bonheur est devenu la norme, au détriment des « valeurs » des époques passées.
La mélodie du bonheur
La « Muzak », du nom de l’entreprise leader du marché,23 date aussi du début du XXe siècle. Le nom Muzak est un mashup de music et Kodak (à la manière dont le mot « motel » est un mashup entre motor et hotel), et la muzak vise le sourire autant que Kodak.
Muzak Inc. commercialise des playlists musicales infinies, qui promettent d’aider à la concentration des travailleurs, d’instaurer un climat propice à la consommation, ou d’accompagner les loisirs. L’entreprise assure pouvoir mesurer l’effet de son produit sur la productivité des employés, des consommateurs ou des vacanciers grâce à de nombreuses études, analyses chiffrées et rapports internes aux noms fleuris tels que Effects of Muzak on Industrial Efficiency, Effects of Muzak on Office personnel, Application of Functional Music to Worker Efficiency, Research Findings on the Physiological and Psychological Effects of Music and Muzak, etc.24
Pour accroître la productivité du travailleur, la Muzak doit le mettre dans de bonnes conditions : le détendre, le rendre heureux.
Comme l’idée de manipuler les gens pour les rendre plus productifs est peu populaire, Muzak Inc. préfère dire qu’elle rend les employés heureux. Écouter de la Muzak au travail serait alors une forme de développement personnel, une manière d’engendrer de l’harmonie.
Muzak vend du bonheur d’arrière-plan.
La Muzak se situe à l’intersection exacte entre l’idéologie de la productivité, celle du bonheur obligatoire et la croyance mécaniste/déterministe étrange, mais très répandue, selon laquelle un stimulus complexe dans un environnement complexe peut produire un effet simple.
Muzak invente la musique sans musique
La Muzak se vante d’être la plus discrète possible. Comme le dit le directeur de Muzak dans les années 1970 :
Nous sommes spécialistes d’une musique destinée à des fins de non-divertissement. Nous sommes spécialistes de l’application psychologique et physiologique de la musique. Toute forme d’art exige une participation intellectuelle ou émotionnelle, donc une participation de la conscience. C’est exactement le contraire que nous faisons. Nous jouons une musique de fond qui forme l’ambiance de l’environnement. Nous la jouons de sorte que vous l’entendez, mais sans l’écouter.
Umberto V. Muscio25
L’auditeur doit percevoir la Muzak sans y prêter attention : elle n’est pas censée passer par le filtre de la conscience. Plus que de la musique, la Muzak est un paramètre d’ambiance, tel que le papier peint ou la climatisation.
La Muzak a été fondée sur une perception qui, à sa manière, n’est pas sans rappeler les paradoxes lumineux du zen : un travail ennuyeux est rendu moins ennuyeux par une musique ennuyeuse.
Anthony Haden-Guest26
On pénètre ici dans la zone grise de la musique.
Cette musique ne se limite pas aux lieux de travail. Elle se répand partout. On la nomme musique d’ambiance, musique d’ascenseur, musique d’attente, musique de fond, musique au kilomètre. L’anglais dispose pour elle d’un vocabulaire proliférant : mood music, elevator music, background music, wallpaper music, hold music, piped music, canned music, supermarket music, light music, easy listening.
Joseph Lanza, auteur du livre Elevator Music, propose une interprétation intéressante : le sujet de la musique d’ambiance n’est pas la musique en elle-même – c’est nous. La Muzak est la bande-son d’un film sans pellicule, un film qui se confond avec la vie et dont nous sommes les protagonistes :
La musique d’ambiance fait passer la musique de la figure au fond, pour encourager l’audition périphérique. […] Elle nous inspire pour structurer notre existence désordonnée et ennuyeuse en scènes de film, dont la bande sonore suit et anticipe alternativement nos pensées et nos actions. La musique d’ambiance renforce le soupçon selon lequel nous vivons dans un rêve.
Joseph Lanza27
Images d’ambiance
Tout comme la Muzak est produite en quantité industrielle, glisse sans accrocher l’oreille, est dénuée de tout élément singulier qui puisse retenir l’attention (ni voix, ni mélodies entraînantes, ni rythmes soutenus, ni tempos sauvages, ni syncopes, ni solos, ni improvisations, ni instruments étranges, etc.), les photographies de stock ou photographies de banques d’images28 sont produites en quantité industrielle, glissent sans accrocher le regard, sont dénuées de tout élément singulier, de toute accroche, et elles excluent les visages trop singuliers, trop reconnaissables, trop atypiques…29
Comme la Muzak, les images de stock se caractérisent par l’absence de surprise. Elles en sont l’équivalent visuel et possèdent trait pour trait les mêmes caractéristiques. On pourrait les appeler « images d’ambiance ».
Si la musique et l’art cherchent mille possibilités de composer entre attentes et surprises, harmonie et événements, la Muzak et les images de stock ne jouent que d’un seul côté de la barrière : celui des attentes toujours comblées et de l’harmonie toujours parfaite. Si le beau est, d’une manière ou d’une autre, « toujours bizarre » (Charles Baudelaire), Muzak et images de stock recherchent au contraire l’absence de bizarrerie, l’absence de surprise. Elles sont pourtant réalisées par des professionnels munis du meilleur matériel disponible et qui respectent à la lettre toutes les règles d’éclairage et de composition. Ce sont des musiques et des images non intrusives.
Nos images personnelles ressemblent de plus en plus à des images de stock. À moins que ce ne soit l’inverse.
La plupart des images de stock sont extrêmement prosaïques : elles montrent de simples évidences. Parmi les plus demandées figurent les situations de vie quotidienne : génériques, normalisées, stéréotypées, simplifiées et exagérées. Des personnes archétypales s’adonnent à des actions aisément identifiables. Les acteurs expriment leurs sentiments avec des gestes codifiés et facilement compréhensibles, dans le style des romans-photos : la femme jalouse, assise sur le lit, tient sa tête entre ses mains, tandis que son mari, à l’arrière-plan, les bras croisés, la regarde avec un air distrait. Les enfants mangent leur petit déjeuner avec de grands gestes et les yeux grands ouverts. Ce sont des images génériques « dans le sens où elles peuvent être utilisées pour de nombreuses entreprises différentes. Elles ont un attrait presque universel30 ».
Tout comme dans nos images personnelles, les photos de stock sont soumises à la dictature du sourire. Dans ce monde, chacun sourit en permanence.
L’inquiétante étrangeté des images banales
Il nous semble que le point commun de toutes ces images est qu’elles ne cherchent pas à cacher le fait qu’elles sont fabriquées. Au contraire, la mise en scène y est toujours évidente. Il est nécessaire que ces images paraissent fausses, pour qu’on les comprenne comme des illustrations plutôt que comme des documents, des photos de presse, des créations artistiques ou des moments tirés de la vie réelle31.
Les stocks d’images proposent une forme de simulation. C’est un véritable monde parallèle qui se développe ici, un monde où tout est lisse et manifestement faux. Tout élément du monde réel, toute action, toute idée ou presque, tout ce qui se vit et de tout ce qui peut s’échanger connaît son double dans une photothèque. Tout y est transmué avec les codes sémantiques du stock.
C’est un monde a priori proche du nôtre, puisqu’il est censé modestement illustrer la réalité. Pourtant, il ne semble pas gouverné par les mêmes lois : les personnes représentées ne nous ressemblent pas. Elles sont trop génériques, elles manquent de chair. Les situations sont trop évidentes. Les sourires ont l’air faux. Même les images les plus banales dégagent une certaine étrangeté.
Les mêmes archétypes se retrouvent dans les images générées par intelligence artificielle :
Comme les images générées dépendent d’un corpus d’images produites avec la nécessité d’être flagrantes, elles ne peuvent pas vraiment être ambiguës ou ambivalentes, même si vous leur demandez de l’être ; elles essaient toujours de vous vendre leur exactitude par rapport à la version attendue (statistiquement probable) du prompt. […]
Pire encore, tout est présenté comme si c’était à vendre, comme s’il s’agissait de pornographie, ou de publicité. Ainsi, même lorsque vous demandez à un modèle un transfert de style — une image dans le style d’Ingres, par exemple — vous obtenez la version commerciale, la version “réalisme de plateforme”32, de ce que “Ingres” connote conceptuellement. Il est impossible de demander des images qui ne ressemblent pas à une publicité, car la logique de communication symbolique de la publicité est déjà programmée dans la manière dont les modèles fonctionnent fondamentalement.
Rob Horning33
Dans son article « AI and the American Smile34 », Jenka commente une série de 18 photos postées par _m0us316_ sur r/midjourney, « Time Period Selfies: Time traveler shows soldiers, warriors, and people from various time periods what a “selfie” is. (V5) » (Selfies d’époque : Un voyageur du temps montre à des soldats, des guerriers et des personnes de différentes époques ce qu’est un « selfie » (V5)). On y voit des autochtones étatsuniens, des samouraïs japonais, des soldats français de la Première Guerre mondiale, etc. Tous en groupe faisant des selfies. Ce qui saute aux yeux, c’est qu’ils arborent tous d’immenses sourires « américains » complètement hors contexte. C’est bien entendu parce que Midjourney a été alimentée avec des selfies d’Américains souriants.
Si les images souriantes générées par des IA ressemblent aux images de stock, c’est parce qu’elles s’en nourrissent, les recombinent et fabriquent ainsi de nouvelles images similaires, à l’infini.
Mais les images de stock elles-mêmes se basaient déjà sur l’esthétique publicitaire. Elles en adoptaient toute l’iconographie : esthétique lisse, messages appuyés, absence d’ambiguïté, sourires omniprésents…
[…] les publicités évoquent toujours, plus ou moins explicitement, le bonheur. Elles convoquent son idée pour tenter d’exaspérer le désir du client potentiel. Répétant les mêmes thèmes et construisant un consensus autour de la légitimité des plaisirs et du bonheur, la publicité les dissocie de la culpabilité et détruit l’opposition moralisante entre passivité de la consommation et activité de la réalisation ; elle participe de la conversion au bonheur35.
Hollywood – et la Première Guerre mondiale – inventent la chirurgie plastique
Au moment de l’incision, je rends grâce à celui ou celle qui, allongé devant moi en toute confiance, remet entre mes mains la destinée de sa beauté.
Suzanne Noël, 192436
Depuis le début du XXe siècle, l’industrie du cinéma fondue dans le show-business fabrique et entretient les célébrités du « star system » en rendant attractive leur représentation médiatique. Selon Edgar Morin, le rôle de la star « devient “psychosique” : elle polarise et fixe des obsessions. Ces rêves, s’ils ne peuvent passer à l’acte total, affleurent pourtant à la surface de nos vies concrètes, modèlent nos conduites les plus plastiques37 ».
Par l’insistance quasi hypnotique sur le visage en gros plan, le cinéma fait éclater les figures de la fascination physique, façonne leur statut d’icône et alimente l’image de marque des grands studios hollywoodiens. L’histoire du visage remodelé correspond à celle de la mise en vitrine des choses à vendre, et de la pression commerciale sur l’apparence des personnages publics.
La chirurgie plastique est ancienne38, mais avant le XXe siècle, elle est surtout utilisée pour la reconstruction de visages abîmés. L’énorme quantité de « gueules cassées » qui reviennent des tranchées force un rapide progrès des techniques de remodelage. Il ne s’agit plus seulement de redresser un nez ou une oreille, mais de reconstruire des visages dont un obus a emporté une moitié, ou des corps entièrement brûlés par les gaz.
Simultanément, l’industrie du spectacle utilise ces procédés pour façonner le visage des stars. La chirurgienne Suzanne Noël, par exemple, réalise le deuxième lifting de Sarah Bernhardt39 avant de soigner les gueules cassées au Val de Grâce40. Ces allers-retours entre show-business et chirurgie de guerre accélèrent l’évolution des techniques.
La chirurgie esthétique dessine directement sur les visages l’image du bonheur : la manière la plus sûre de satisfaire à l’obligation du bonheur est de sceller le sourire sur le visage.
Visage, 😀, gloire, pouvoir, beauté
Les téléspectateurs des années 1980 zappent entre divers registres de visages modifiés : d’un défilé de mode à la dernière saison d’Alerte à Malibu, d’un clip de rap avec bronzage, string et épilation intégrale sur fond de piscine bleu azur à un show politique télévisé, le tout interrompu par des publicités de lessives et de shampoings – tous ont en commun de présenter des frimousses souriantes, voire hilares.
La démocratisation progressive des opérations de chirurgie esthétique vient combler la fascination des spectateurs, qui peuvent à leur tour modeler leur physique sur celui des stars. Les quelques secondes où Claudia Schiffer se déhanche sur un podium suffisent à donner envie de reproduire en décalcomanie ses lèvres, ses dents et sa minceur.
Après 2016 émerge l’expression deep fake pour désigner une technique qui permet de contrefaire, en temps quasi réel, des expressions faciales dans des vidéos. Comment ne pas voir ces « hyper trucages » comme le prolongement de la profonde transformation des corps et des visages qui infuse depuis des décennies la sphère médiatique ? Le mouvement de scandale qui entoure le phénomène des « deep fakes » survient dans un contexte où quantité de figures du show-biz (Paris Hilton, Kim Kardashian, Madonna, Donatella Versace, Jennifer Aniston, Meg Ryan, Kim Novak, Melanie Griffith, Courtney Love, Isabelle Adjani, Michael Jackson, Jennifer Lopez, Mickey Rourke, Sylvester Stallone…) incarnent le trouble entre authenticité et falsification, et dont l’incroyable défi consiste à ressembler à l’image-modèle de leur propre perfection. D’où l’impression que ce ne sont plus des êtres humains de chair et d’os, mais des icônes momifiées à l’image parfaite d’elles-mêmes.
Dans les années 2000, de nouvelles substances complètent le bistouri pour modifier les corps. De nombreux laboratoires proposent des injections de Botox et d’acide hyaluronique pour mettre au repos les muscles du visage, corriger le volume, rajouter des pommettes saillantes, rendre une mâchoire plus masculine, remplir des joues creuses, corriger des cernes, augmenter le volume des lèvres ou arrondir des fesses.
Le sourire se déconnecte des rides et autres expressions du visage. Autrement dit, le modèle sourit avec un visage lisse et détendu, ce qui change les expressions faciales des acteurs, et transforme du même coup les représentations des émotions dans les médias.
La célébrité américaine, Michael Salzhauer, alias Dr Miami, dirige un cabinet de chirurgie plastique à Bay Harbor Islands en Floride. Il raconte dans un entretien comment Instagram a propulsé son cabinet pour atteindre un public mondial :
Désormais les patientes viennent avec des photos de célébrités d’Instagram. Et cherchent à leur ressembler. Il y a une telle demande de chirurgie esthétique dans le monde, qu’elle dépasse l’offre. Pendant le coronavirus, personne ne pouvait rien faire, on sortait uniquement pour se faire tester. Énormément de personnes me demandaient, mais pourquoi ne peut-on pas faire des injections de Botox sans sortir de la voiture ? Et on l’a fait ! Et c’était super ! Sans les réseaux sociaux, comment aurais-je pu faire une chose pareille ?41
La dictature du sourire
Depuis l’apparition d’applications comme Face App, Tik Tok, Snapchat, le visage et le paysage deviennent plastiques. La postproduction des images est à la portée de tous : il est facile de faire sourire artificiellement les personnes sur les photos, de les transformer en stars de cinéma, de saturer les couleurs et de booster les contrastes pour que les décors revêtent des allures spectaculaires, poussant toujours plus loin l’attirance pour les lumières irisées, les aurores boréales, les couchers de soleil, les ciels azur des rivages et des montagnes.
Snapchat lance Time Machine, TikTok le Bold Glamour. Ce ne sont plus seulement des chirurgies virtuelles, mais aussi des drogues, suscitant une forme d’addiction aux représentations.
Ainsi, nous serions habitués à jongler avec des réalités divergentes pour fuir l’insatisfaction malsaine de notre propre apparence. Lisser. Édulcorer. Embellir. Se rajeunir. Se vieillir. S’hybrider. Être le plus attrayant possible. Se modifier au point de ne plus ressembler à qui que ce soit, de ne plus incarner d’être existant, ni réel, ni virtuel, comme si les filtres de transformation en temps réel nous changeaient en des sortes de chimères.
Ce qui fait dire à la star de télé-réalité australienne Abbie Chatfield au sujet du filtre Bold Glamour sur Tik Tok : « Si je n’étais pas adulte, franchement ce truc me détruirait le cerveau42 ».
L’obsession de transformer son apparence physique via des applications et des filtres engendrerait des formes de dysmorphie entre visage « réel » et visage « fantasmé ».
Dans ce contexte de vie dissociée, la célèbre phrase du designer Victor Papanek, « Des besoins réels pour un monde réel43 », deviendrait alors : « Des besoins virtuels pour un monde virtuel ».
Le bonheur d’arrière-plan comme soin palliatif
Le paysage se voit transformé en décor comme par enchantement.
Les visages, les corps, et les arrière-plans sont reconstitués, lissés en temps réel comme les acteurs et les décors des films hollywoodiens, des magazines, des jeux vidéo ou des mangas, pour s’accorder toujours plus à nos désirs
Les images se plient à une idée sublimée, voire hallucinée, de la réalité.
L’exceptionnel se banalise.
Ce qui ne laisse pas indemne notre relation aux autres comme à l’environnement.
La terraformation du réel obéit au régime de l’image.
Le bonheur est diffusé à travers des représentations d’images modifiées. Le monde est traité comme un fond vert.
Images de stock, musique d’ambiance, climatisation, chirurgie esthétique, retouche automatisée par IA… sont autant de techniques qui visent une sorte de conformité, de neutralité (visuelle, auditive, thermique) pour créer un environnement lisse, homogène, prévisible, sans surprises, confortable.
Le bonheur comme point médian.
Comme la climatisation, la Muzak, les images de stock ne sont jamais trop froides ou trop chaudes. Peu importe ce qu’elles représentent, leur tonalité générale est neutre. La climatisation assure le confort du corps. La Muzak et les images de stock assurent le confort de l’esprit. Il se coule naturellement dans des sons et des images connus, qui ne le heurtent jamais et lui renvoient la mélodie et la vision d’un bonheur paisible.
Ces technologies d’arrière-plan ne cherchent pas à nous manipuler, à nous vendre des produits, à modifier notre idéologie, à nous faire voter pour quelqu’un. Elles distillent un milieu de vie. Un bonheur léger, normal, frais, invisible et omniprésent, dans lequel nous baignons. Elles donnent la couleur de notre environnement. Elles sont parfaitement compatibles avec les architectures standardisées et la fabrication d’une atmosphère moyenne et climatisée à l’œuvre dans les aéroports internationaux44, les centres commerciaux et les bureaux.
Un bain d’arrière-plan.
Comme l’explique le tutoriel de Mathieu Stern, « 7 TIPS that Will Make You SMILE Naturally on every PHOTOS », disponible sur YouTube, il ne faudrait plus dire « Say cheese » pour faire sourire les personnes sur une photographie. Ce mot, en effet, déclenche un sourire forcé, un sourire « non Duchenne ».
Il propose de le remplacer par l’injonction « Say Money! », qui provoque un sourire authentique.
On peut d’ailleurs constater dans les images indexées des banques d’images l’immense quantité de personnes souriantes sous des pluies d’argent.
[Un extrait du film La photo qui vous veut du bien est accessible via ce lien : https://vimeo.com/932189544]
Épilogue – Voyager dans les fonds d’écrans
Cette image d’une île paradisiaque représente un idéal contemporain, la quintessence de ce que cherchait à produire Kodak dans ses publicités : la condensation des moments d’évasion, de voyage, de vacances, de prospérité, de calme, de beauté, de volupté…
Ce paysage est la version filtrée de lui-même. On le retrouve souvent en fond d’écran. Les télétravailleurs en visioconférence l’utilisent en arrière-plan pour se convaincre qu’ils ne sont pas dans un bureau sordide, ou cachés dans le dressing de leur T2. Détourés sur fond vert, ils se transportent virtuellement sur des îles paradisiaques stéréotypées.
Depuis quelques années, suite à la pandémie, un grand nombre d’employés du tertiaire s’exilent. Nomades digitaux, ils fuient les villes et les banlieues pour des Airbnb situés devant des paysages de bords de mer paradisiaques. Ils se déplacent dans l’image de leur fond d’écran.
La photo de leur fond d’écran devient le fond d’écran de leur vie.
(Mais pour masquer leur destination de rêve, les télétravailleurs s’incrustent en temps réel devant des images de bureaux virtuels.)