Les auteurs remercient le soutien institutionnel de la Wesleyan University.
Définitions et objectif
Le présent article traite de ce moment où la musique résonne si viscéralement et profondément qu’elle provoque une réaction corporelle. En essayant de décrire et d’évaluer cette sensation, nous tenterons de clarifier la terminologie et d’élaborer des hypothèses concernant les types de stimuli musicaux provoquant des expériences physiques transcendantes. La littérature étudiée ici est particulièrement intéressante en raison de sa nature nécessairement pluridisciplinaire (en rapport avec les neurosciences, la psychologie, l’ethnomusicologie et l’analyse musicale) et de sa subjectivité inévitable pour définir ces expériences personnelles intenses.
Nous commençons par examiner la question embarrassante, et par conséquent sous-estimée de la nomenclature : qu’est-ce qu’un moment transcendant, psychophysiologique de l’expérience musicale, et comment ces termes s’inscrivent-ils dans des discours populaires et académiques ? Comment les chercheurs ont-ils décrit cette expérience jusqu'à présent ? Quels sont les termes qui fonctionnent et ceux qui tournent court ? Pour répondre à ces questions, nous ferons appel aux champs de la neuroscience cognitive, de la phénoménologie, de la psychologie et de l’ethnomusicologie, chacun abordant la question de la musique et des émotions.
Après être parvenus à une définition satisfaisante du frisson musical, nous passerons à une discussion moins abstraite de la sensation, en divisant grossièrement ses manifestations en un aspect physique et en un aspect socioculturel, et dans les deux cas en lien avec l’aspect émotionnel. En ce qui concerne les réponses physiques, nous tenterons de fournir une taxonomie des réponses psychophysiologiques à la musique les plus répandues (Craig, 2005 ; Guhn et al., 2007 ; Hodges, 2011). Ce faisant, nous présenterons une littérature reliant l’intensité des réponses psychophysiologiques à celle des réponses émotionnelles (Sloboda, 1991 ; Panksepp, 1995 ; Huron, 2006 ; Koelsch, 2010 ; Gabrielsson, 2011), et nous tenterons finalement de déchiffrer la racine ontologique de l’émotion musicale et de problématiser les voies de causalité monodirectionnelles (Panksepp, 1995 ; Levinson, 2000) entre le physique et l'émotionnel (perçu). Nous discuterons également brièvement des substrats neuronaux des moments transcendants d'expérience musicale, en mettant l'accent sur leurs interactions avec les systèmes de motivation et de récompense. Nous conclurons en suggérant des approches futures concernant la sélection des stimuli musicaux utilisés pour susciter des réponses physiologiques à la musique.
« Chills », « thrills », et « frisson »
Qu’est-ce qu’un moment transcendant, psychophysiologique de l’expérience musicale ? En examinant cette question, nous pourrions commencer par considérer un cadre vaste, quasi-phénoménologique tel que celui proposé par Gabrielsson (2011). Il appelle ces moments « Fortes Expériences avec la Musique (fem)1 », qui reposent en gros sur « l’Expérience du Sommet2 » de Maslow (Maslow, 1962). Les critères de ces fem comprennent le caractère discriminant, l'ineffabilité, le ressenti existentiel ou transcendant et, de manière poignante, les sensations physiques ou quasi‑physiques ainsi que les émotions fortes. Les expériences psychophysiologiques les plus rapportées dans l’étude de Gabrielsson (2011) étaient les larmes (24% des participants), les chills (10%) et la piloérection ou une sensation de chair de poule (5%). L’utilisation de fortes expériences avec la musique fournit un cadre verbal qui fonctionne dans sa résistance à simplifier – à l’excès – des expériences écologiquement valides, cependant il est résistant à la généralisation et, de cette manière, vérifiable qu’à travers le paradigme de l’auto-évaluation.
La terminologie prévalente dans les domaines musicaux et psychophysiologiques tend vers une hyperspécificité, dans la mesure où elle est souvent réductrice. Les termes les plus utilisés dans les langages académiques et populaires sont chills et thrills (Huron et Margulis, 2011), ces termes étant souvent utilisés de manière interchangeable (Grewe et al., 2007 ; Huron et Margulis, 2011). Les deux visent à identifier des éléments significatifs et facilement vérifiables de moments transcendants, mais souffrent d’un manque de consensus institutionnel et opératoire.
Chills, le terme le plus populaire (Huron et Margulis, 2011), jouit d’une ambivalence dans la culture populaire qui l’a laissé particulièrement ouvert à une variété de définitions. Il existe un certain consensus sur le fait que les chills entraînent la diffusion rapide d’une sensation de fourmillement, mais d’autres traits restent en discussion. Certains chercheurs incluent concrètement la chair de poule dans leur concept de chill (Panksepp, 1995 ; Guhn et al., 2007), d’autres établissent que la chair de poule va davantage de pair avec les chills (Grewe et al., 2007 ; Hodges, 2009), d’autres encore considèrent que la chair de poule est uniquement induite dans environ 50% des réponses au chill (Craig, 2005). Même si on réduit les chills à la seule sensation de fourmillement, il reste un manque de consensus en ce qui concerne sa localisation dans le corps. Grewe et al. (2007, p. 300) incluent les chills d’un participant dans leur analyse uniquement s’il rapportait une sensation de chair de poule et/ou de « frissons dans le bas du dos ». Mais deux ans plus tôt, Craig (2005, p. 78) découvrait que ses participants étaient probablement plus sujets à ressentir le chill dans leurs bras, alors que moins de la moitié ne ressentaient rien dans leur dos. Un différend similaire peut être observé compte tenu de l’inclusion de certaines mesures psychophysiologiques, notamment la conduction des réponses cutanées (crc)3. Grewe et al. (2007), encore, citent les crc comme critères nécessaires pour l’inclusion dans leur analyse des chills, alors que beaucoup d’autres chercheurs les considèrent davantage comme un corrélat des chills (Craig, 2005 ; Guhn et al., 2007).
Un autre mot populaire désignant cette sensation, thrills, peut apporter un éclairage supplémentaire aux chills sur quelques points cruciaux. Contrairement aux chills, les thrills sont définis non seulement comme des « frissons ou picotements dans tout le corps », mais comme une sensation qui inclut également l'intensité émotionnelle (Oxford English Dictionary, « Frisson », n.d). Cela permet d’éviter certains des conflits propres aux chills, peut-être pour la seule raison que ce terme est moins souvent utilisé. Cependant, les associations culturelles évoquées par les thrills sont complexes et rendent le terme problématique. Pour un cognitiviste, le thrill peut être une sensation de picotement, mais pour le participant non-initié d'une étude, le mot « thrill » conserve une signification non physiologique qui peut être impossible à renverser complètement. Cette question semble déjà avoir été évoquée expérimentalement, puisque Goldstein (1980) a étudié cette sensation comme un thrill et l'a trouvée plus souvent suscitée par une musique joyeuse que par une musique triste, tandis que Panksepp (1995) a étudié la même sensation comme un chill et l'a trouvée plus souvent suscitée par une musique triste que par une musique joyeuse (Panksepp, 1995, p. 194).
C'est cette question d'association culturelle qui a disqualifié le terme souvent référencé, mais rarement utilisé, « d’orgasme cutané4 », malgré sa description singulièrement précise du spectre des phénomènes émotionnels induits par la musique (Panksepp, 1995). Le terme implique une sensation de plaisir qui est paradoxalement universelle et variable. Cela affecte différentes parties du corps selon la personne, les circonstances de l'induction et conserve des composantes sensorielles, évaluatives, biologico- et psychologico-affectives similaires à l'orgasme sexuel (Mah et Binik, 2001). De plus, il a été démontré que les moments psychophysiologiques transcendants de l'expérience musicale utilisent les mêmes voies de récompense neuronales que les plaisirs viscéraux tels que la nourriture et le sexe (Blood et Zatorre, 2001). Cependant, le terme n'a pas gagné en popularité, probablement à cause de ses associations compliquées avec les conventions sexuelles, qui diffèrent radicalement selon les cultures, les régions et les personnes. Aussi précis que puisse être « l'orgasme cutané » d’un point de vue théorique, il semble peu probable que la plupart des participants potentiels aux études sur le phénomène (principalement des étudiants) soient capables de se dissocier subitement de leurs propres rapports avec l'orgasme sexuel pour surmonter leurs propres biais.
Il nous reste donc un terme très en vue à aborder, « frisson », décrit par Huron et Margulis (2011, p. 591) comme un « effet musicalement induit qui montre des liens étroits avec la surprise musicale » et est associé à une « sensation agréable de picotement », qui soulève les poils et donne la chair de poule. On pourrait compléter cette définition spécifique à un domaine par une définition tirée du Oxford English Dictionary (« Thrill », n.d.), tout simplement « thrill émotionnel ». « Frisson » est peut-être le terme le plus précis et le plus exploitable parce qu'il intègre l'intensité émotionnelle et des sensations tactiles vérifiables qui ne sont pas localisées dans une région du corps. Sa spécificité relative et sa méconnaissance dans la culture populaire lui permettent d'éviter les associations culturelles chargées ; de plus, il n'a pas le potentiel d'amorçage thermique incluant le froid, « chills ».
En adoptant le terme « frisson », nous recommandons toutefois de l'utiliser pour inclure d'autres réactions perceptibles mais non dermiques comme les larmes, les sensations de gorge serrée et la tension ou la relaxation musculaire (Sloboda, 1991 ; Hodges, 2011) afin de former un concept plus intégratif et généralisable de frisson5.
L’importance du contexte
En essayant d'expliquer le frisson musical, la littérature philosophique a abordé des variétés de caractéristiques musicales, ou de la perception musicale. Goguen (2004) soutient que les aspects clés de la perception musicale impliquent l’adaptation et le contexte social. S'appuyant sur des travaux anthropologiques culturels sur l'induction musicale d'états de perception altérés, Bicknell (2009) note également que l’hypothèse d'une simple relation de cause à effet entre un trait musical (par exemple, le rythme) et la transe (due aux effets du rythme sur le système nerveux central) est problématique, car les caractéristiques musicales peuvent avoir des effets différents selon les cultures et les contextes sociaux. Ce rôle critique du contexte social et culturel place l'acte d'écoute de la musique dans un cadre intrinsèquement social. Dans certains contextes, le besoin de lien social peut donner lieu à de fortes réactions émotionnelles à la musique (Bicknell, 2007).
La nature sociale de la musique correspond aux théories évolutives de la musique considérée comme une technologie transformatrice de l'esprit (Patel, 20086 ; Altenmüller et al., 2013). Selon ces théories, les sons créés par l'homme, considérés à l'origine comme un système de communication efficace, ont peut-être progressivement affûté l'esprit humain en une entité qui considère la musique comme une expérience esthétique, incluant des expériences fortes. Cette capacité confère une compréhension intuitive commune du sublime (Konečni, 2010), ce qui se traduit par un pouvoir de communication esthétique qui pourrait avoir façonné l’évolution de la musique dans ses innombrables contextes, et pourrait également fournir l’avantage supplémentaire de la musique en tant que terrain de jeu sûr pour de nouvelles expériences auditives (Altenmüller et al., 2013).
Les études ethnomusicologiques sont également pertinentes ici, car elles fournissent des contextes dans lesquels on peut placer la discussion à propos du frisson musical. Dans son étude de la musique et de la transe, Becker (2014) souligne que de nombreuses cultures conçoivent la musique comme un phénomène impliquant le corps entier. Certains adeptes de Gospel affirment être tellement submergés par une extase spirituelle induite par la musique qu'ils sont entrés dans un état physique quasi comateux (Jungr, 2002, p. 111), alors que les Sufis de l'Inde du Nord et du Pakistan ont longtemps considéré qu'il existait une dimension érotique expérientielle à l’écoute profonde de la musique (Becker, 2004, p. 61-62). En fait, de nombreuses langues régionales d’Afrique de l’Ouest n’ont pas de mot pour « musique » en tant que phénomène uniquement auditif7. Plutôt, toute traduction appropriée de « musique » comprend nécessairement un élément chorégraphique puissant et une participation communautaire active, dont la synchronisation musicale dépend de la transmission orale ou du sentiment collectif (Nketia, 1974 ; Chernoff, 1981 ; Agawu, 1995 ; Agawu, 2003). Dans cette perspective interculturelle, il devient clair que la musique implique, comme le décrit Levinson (2000, p. 73), la « “personne entière”... d’un point de vue à la fois cognitif, émotionnel, sensible et comportemental ». En revanche, la vision plus traditionnelle de la musique en tant que phénomène mental avec certains corrélats psychophysiologiques localisés peut être trop réductrice.
Si l’un des objectifs de l’étude du frisson musical est d’examiner les réactions du corps aux stimuli auditifs transcendants qui sont idiomatiquement intégrés dans l’art sonore (musique), il est important d’éviter un universalisme erroné, en particulier lorsque cet universalisme est implicitement dérivé d’une vision dualiste (Becker, 2004, p. 6) qui considère que le corps est subordonné à l'esprit, plutôt qu’ils ne se réalisent de manière simultanée et interactive.
Cette hiérarchie implicite corps-esprit est omniprésente dans les études de l’émotion liée à la musique, qui supposent que les frissons sont une réaction aux émotions, plutôt qu’une part de leurs causes ou un phénomène indépendant mais simultané. Par exemple, Panksepp (1995) a observé que les auditeurs rapportaient plus d’exemples de frissons lors de l’écoute de musique triste que de musique joyeuse. De là, il a été conclu que les frissons sont suscités plus facilement par la tristesse que par la joie. Alors que cette conclusion peut être justifiée, les résultats n’excluent pas l’hypothèse alternative selon laquelle les éléments de musique triste (tempo lent, mélismes descendants, etc.) peuvent être plus sujets à provoquer simultanément des frissons et de la tristesse. Une autre hypothèse alternative est que la construction psychophysiologique des frissons chez les participants pourrait inclure des phénomènes tels que les larmes et le froid, également associés à la tristesse.
Composants des réactions émotionnelles à la musique
Bien qu'il existe une relation très forte entre le frisson musical et l'émotion perçue (Panksepp, 1995 ; Blood and Zatorre, 2001 ; Huron, 2006 ; Juslin and Västfjäll, 2008 ; Lundqvist et al., 2009 ; Salimpoor et al., 2009 ; Juslin, 2013), l'interaction entre émotion et frisson est complexe. Juslin (2013, p. 240) propose un modèle révisé, en huit volets, des émotions suscitées par la musique, qui intègre une variété de facteurs sociaux, biographiques, psychophysiologiques et psychologiques. Ces huit « mécanismes » sont (1) les réflexes du tronc cérébral, (2) l'entraînement rythmique, (3) le conditionnement évaluatif, (4) la contagion, (5) l'imagerie visuelle, (6) la mémoire épisodique, (7) l'attente musicale et (8) le jugement esthétique. Bien que tous ces mécanismes soient interdépendants, le présent article se concentrera sur les mécanismes 1, 3, 4 et 7, car ils sont les plus pertinents pour la notion de frisson.
Le premier mécanisme, les réflexes du tronc cérébral, concerne principalement l'excitation du système nerveux autonome (sna)8. Il a été observé que l'activation dans le sna s'intensifie dès l'apparition de sons forts, de très hautes ou de très basses fréquences, ou de sons qui changent rapidement. Ces propriétés, ainsi que l'augmentation de la crc, de la fréquence cardiaque et de la fréquence respiratoire, trois piliers de l'excitation du sna, correspondent toutes à l'apparition du frisson (Blood and Zatorre, 2001 ; Craig, 2005 ; Guhn et al., 2007). Le lien entre frisson et le sna est encore renforcé par l'étude de Goldstein (1980), qui a bloqué efficacement l'induction musicale du frisson à l'aide d'un opioïde antagoniste.
Le troisième mécanisme, le conditionnement évaluatif, implique l'apprentissage d'associations entre la musique (stimulus conditionné) et les sensations physiques de frisson (stimulus non conditionné) pour produire un frisson général (réponse non conditionnée) suivi par un frisson musical (stimulus conditionné). L'évaluation esthétique fait suite à ce processus de conditionnement. Alors que le frisson musical peut être assimilé avec un tel processus, il convient de déterminer dans quelle mesure cette réponse évaluative reflète les moments dans le langage musical per se, ou si la composante émotionnelle provient davantage d’associations personnelles avec des événements impliquant de la musique.
Le quatrième mécanisme de Juslin (2013), la contagion émotionnelle, concerne la capacité de chacun à identifier une émotion exprimée par un stimulus (dans ce cas auditif) puis à la refléter de manière empathique. Par exemple, à l’écoute d’une musique triste, et malgré l’absence d’expression humaine, verbale, nous sommes capables de reconnaître la tristesse, ce qui nous permet de la ressentir. Ce mécanisme est lié au frisson si l’on conçoit le frisson comme un facteur de l’intensité émotionnelle perçue (Blood et Zatorre, 2001 ; Huron, 2006 ; Juslin et Västfjäll, 2008 ; Juslin, 2013). La contagion émotionnelle peut déterminer le contenu émotionnel de la musique, bien que l’intensité perçue de cette émotion soit régie par le frisson.
Le septième mécanisme du modèle de Juslin (2013), l’attente musicale, se réfère aux émotions suscitées lorsque des attentes explicites ou implicites sont transgressées. L’idée que les émotions musicales dépendent des attentes est probablement la plus théorisée et la plus étudiée des huit mécanismes (voir Meyer, 1956). Les transgressions des attentes (par exemple harmoniques, rythmiques et/ou mélodiques) sont fortement corrélées au début du frisson musical, de sorte qu’un certain niveau de transgression peut être une condition préalable (Sloboda, 1991 ; Huron, 2006 ; Steinbeis et al., 2006). L’utilisation de l’attente musicale en tant qu’inducteur de frisson fiable a fourni aux chercheurs une approche viable, quoique réductrice, dans laquelle les expériences émotionnelles fortes peuvent être identifiables et même induites via une manipulation systématique de l’attente en musique.
Les mécanismes neurobiologiques
Le problème philosophique du frisson en tant que qualité musicale peut également être abordé sous l'angle de la psychologie et des neurosciences (Cochrane, 2010). Les expériences émotionnelles musicales de sommet, y compris celles qui suscitent des frissons musicaux, se déroulent dans deux zones anatomiquement distinctes du système de récompense dopaminergique : le noyau caudé, qui s'active dans les moments d'anticipation précédant un pic émotionnel, et le noyau accumbens, qui s'active pendant la libération immédiatement après ce pic (Salimpoor et al., 2011). De plus, la connexion fonctionnelle et structurelle entre les aires auditives et les systèmes de traitement des émotions et de la récompense est un prédicteur efficace de frisson (Salimpoor et al., 2013 ; Sachs et al., en relecture9), ce qui suggère que le frisson n'implique pas seulement un traitement des régions modulaires de traitement de la récompense, mais plutôt un réseau faisant appel aux régions de traitement de la récompense et des émotions et fonctionnant conjointement avec l’activité audio-motrice.
Dans leur étude marquante sur le frisson musical et basée sur la tep10, Blood et Zatorre (2001) ont exposé un ensemble de résultats similaires en se concentrant sur les systèmes neuronaux de récompense. Ils ont démontré que l’écoute de la musique induisant des frissons correspond au changement de flux sanguin cérébral (fsc)11 dans le mésencéphale, le striatum ventral gauche, les amygdales, l’hippocampe gauche et le cortex préfrontal ventromédian. Cela peut refléter un réflexe de « besoin » similaire aux réponses liées à la nourriture, au sexe et à l’abus de drogues (p. 11823). Il est possible, ensuite, que ce soit la raison pour laquelle nous développons une telle affinité pour la musique provoquant des frissons : une fois que nous expérimentons le frisson musical, nous développons une anticipation dopaminergique pour son retour, devenant effectivement légèrement dépendant au stimulus musical.
Blood et Zatorre (2001) ont également constaté des corrélations positives entre l'intensité des réponses de frisson rapportée et l'activité répartie dans différentes régions cérébrales. Celles-ci comprennent les zones paralimbiques (insula bilatérale, cortex orbitofrontal droit), les régions associées à l'excitation du sna (thalamus, cingulaire antérieur) et les zones motrices (cervelet, zone motrice supplémentaire). L’intégration des fonctions de ces régions peut expliquer les réactions musculaires occasionnelles des auditeurs (tension / relaxation) à la musique, ainsi que des réponses agréables aux réactions psychophysiologiques telles que la crc et les fluctuations de la fréquence cardiaque.
En complément des changements de l’activité de ces régions cérébrales, de récentes recherches ont suggéré que la musique plaisante peut susciter une meilleure connexion entre ces régions. Salimpoor et al. (2013) ont trouvé des corrélations positives entre l’évaluation de musiques peu familières et la connexion entre les aires auditives et celles liées à la récompense. Sachs et al. (en relecture) ont identifié des associations entre le rythme cardiaque durant le frisson et le volume de substance blanche connectant des régions impliquées dans le traitement auditif et socio-émotionnel. Ces résultats évoquent un possible rôle du frisson musical comme intégrateur fonctionnel du traitement sensoriel avec, dans le cerveau, des systèmes de contrôle socio-émotionnels et psychophysiologiques.
Les déclencheurs du frisson musical
Ayant établi un cadre intégratif de l’étude du frisson, nous laissons de côté ses fonctions biologiques pour nous demander quels types de stimuli musicaux tendent à induire le frisson. Dans une étude classique des réponses psychophysiologiques les plus intenses à la musique chez les mélomanes (Sloboda, 1991), Sloboda n’a pas seulement catalogué les réponses aux stimuli musicaux individuels enregistrés par ses participants, mais également leurs réactions psychophysiologiques spécifiques correspondantes. Bien que ces résultats pourraient être affectés par les biais de l’autoévaluation et de l'échantillon des participants, ils évoquent une diversité d’expériences qui peuvent avoir été négligées par les récentes recherches en faveur de mesures scientifiques plus réductrices.
Sloboda (1991, p. 114) a constaté que les types de phrases musicales les plus courants pour susciter le frisson étaient des progressions d’accords descendants le cercle des quintes jusqu’à la tonique, des appogiatures mélodiques, l’apparition d’harmonies inattendues, des séquences mélodiques ou harmoniques12. D’autres chercheurs ont par la suite poursuivi et étendu ces recherches. Grewe et al. (2007) ont examiné les effets d’éléments musicaux plus étendus sur le déclenchement du frisson. Les mesures des réponses au frisson, bien qu’autoévaluées, ont eu lieu en temps réel dans le laboratoire (on a demandé aux participants d’appuyer sur un bouton lorsqu’ils avaient des frissons en écoutant de la musique), et les expérimentateurs ont choisi des musiques d’une grande diversité de styles et de genres (p. 299). Ils ont découvert que le frisson était plus susceptible de se produire pendant les pics de volume sonore, les moments de modulation et les œuvres dans lesquelles la mélodie occupait le registre vocal humain. La grande majorité des études sur le frisson qui ont intégré la musique, y compris les revues de l’étude de Sloboda (1991) (Huron, 2006, p. 282), ont identifié les sauts dynamiques soudains (surtout de doux à fort, bien qu’il ait parfois été montré que le passage à une extrême douceur produit le même effet) comme les principaux catalyseurs du frisson (Panksepp, 1995 ; Guhn et al., 2007). Ces résultats soutiennent l’idée que les réflexes du tronc cérébral et la transgression de l’attente sont deux composantes du modèle de Juslin (2013) examiné ci-dessus.
Conclusions : la nécessité d’un contexte plus général
Il est important de noter que de nombreux chercheurs ont eu tendance à étudier le frisson principalement sous l'angle de la musique classique occidentale, par opposition aux genres populaires, folkloriques et/ou de la « musique du monde » (Sloboda, 1991 ; Levinson, 2000 ; Huron, 2006 ; Steinbeis et al., 2006 ; Gabrielsson, 2011). Bien qu’il n’y ait évidemment rien à redire sur le fait d’étudier ces genres classiques omniprésents dans la culture occidentale, il est important de conserver une perspective égalitaire, dans la mesure où la musique qui induit le frisson est présente dans la plupart, sinon la totalité, des cultures et des genres. Par conséquent, limiter notre étude à la musique classique occidentale reviendrait à restreindre les divers contextes dans lesquels un frisson peut se produire, limitant ainsi la validité écologique de nos résultats. Nous comprenons, bien entendu, que les chercheurs ne sont pas entièrement responsables de ce biais institutionnel. Ces études s’appuient principalement sur une population étudiante, les étudiants en musique ayant tendance à écouter plus de musique classique et moins de musique populaire que le reste de la population. Cela dit, les gens sont plus susceptibles de réagir physiquement à une musique familière qu'à une musique qui ne l’est pas (Panksepp, 1995 ; Pereira et al., 2011), et le fait de favoriser la musique classique occidentale par rapport à d'autres genres de musique, tels que la musique populaire ou la musique de sa propre culture, donne la priorité aux opinions des passionnés de musique classique occidentale sur celles des passionnés de musique populaire. Bien que le domaine d’étude ait déjà commencé à évoluer dans une direction musicale plus large (Craig, 2005 ; Grewe et al., 2007), un effort partagé devrait être consenti pour tester le potentiel inductif du frisson dans autant de genres que possible. C’est alors que nous aborderons efficacement une vision plus nuancée des contextes timbriques, rythmiques et culturels pouvant être liés au frisson musical.
Bien entendu, il s'agit là d'un objectif difficile à atteindre. Dans le domaine de la cognition musicale, où de nombreux scientifiques sont aussi des artistes amateurs et des interprètes, il semble particulièrement probable que l'on trouverait une communauté scientifique bien consciente des contraintes des laboratoires et de la disparité entre les stimuli et environnements artistiques, d’un côté expérimentaux et de l’autre in situ. Pour le meilleur ou pour le pire, les musiciens et les non-musiciens mélomanes correspondent à des catégories qui ne peuvent pas être redéfinies en fonction des disciplines. Pour faire avancer la science de la musique, il faut donc que l’un concède occasionnellement une partie de son autorité à une vérité expérientielle et phénoménologique qui fait signifier la musique plus que ne le fait la spéculation théorique. Les études futures qui reconnaitront et respecteront les différences individuelles dans les expériences subjectives pourront produire des connaissances fructueuses sur les dimensions expérientielles partagées et uniques du frisson musical. Ce faisant, nous pourrions développer une vision plus complète du comportement cognitif et social au profit d'une neuroscience musicale toujours grandissante.
Quelques mots à propos des auteurs :
Luke Harrison, Department of Psychology, Wesleyan University, Middletown, ct, usa
Psyche Loui, Department of Psychology, Wesleyan University, Middletown, ct, usa
Traduction de l’article intitulé « Thrills, chills, frissons, and skin orgasms: toward an integrative model of transcendent psychophysiological experiences in music », publié dans Frontiers in Psychology le 23 juillet 2014. Doi: 10.3389/fpsyg.2014.00790.
Cette traduction est publiée avec l’autorisation de la revue et des auteurs.
Traduit en français par : Agata Anikeeva, Samuel Bortolotti, Jérémy Doison, Kamide Paul Mangba, Geoffrey Maréchal, Théo Skorupa et Antoine Vucko, sous la direction de Christian Hauer, dans le cadre d’un séminaire du Master Arts de l’université de Lille, année universitaire 2018-2019.
Édité dans sa version originale par : Adam M. Croom, University of Pennsylvania, usa
Révisé dans sa version originale par : Adam M. Croom, University of Pennsylvania, usa ; Donald A. Hodges, University of North Carolina at Greensboro, usa ; Jeanette Bicknell, Canada