Marcel Gromaire et La Piscine de Roubaix, la réunion d'un artiste social et d'un lieu solidaire
Quel autre lieu que le musée d'Art et d'Industrie André-Diligent La Piscine de Roubaix aurait pu clôturer avec autant de puissance symbolique l'itinérance de l'exposition Marcel Gromaire, L'Art de la Force ? Cette rétrospective conçue en collaboration avec les musées Eugène-Boudin de Honfleur et Paul-Valéry de Sète ainsi qu'avec le soutien exceptionnel du Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris et de la Galerie de la Providence, est présentée dans ce musée roubaisien dont la localisation, l'histoire et le projet culturel sont intrinsèquement liés à Marcel Gromaire au regard des sujets qu'il développe dans son œuvre. À travers un parcours chrono‑thématique, l'exposition retrace l'évolution stylistique et plastique d'un artiste en quête de couleurs, traits et sujets ancrés dans le réel et témoins d'une époque.
Les affinités de Marcel Gromaire avec le Parti Communiste Français ainsi que sa volonté de saisir le réel pour le rendre visible, concevant le tableau comme « une machine à émouvoir et faire penser1 » résonnent dans le projet de son contemporain Jean Lebas, Maire de Roubaix en 1912 et Ministres du Travail dans le gouvernement du Front Populaire en 1936. L'un peignit des fragments du quotidien des Français, l'autre conçut le projet de la piscine municipale de Roubaix. Ce lieu de mixité sociale et de bien être pour tous, inauguré en 1932 est devenu aujourd'hui un « musée solidaire », œuvrant à la démocratisation du Beau. L'exposition Marcel Gromaire, l'Art de la Force illustre et documente les thématiques des loisirs, du sport, de la fête et de la vie nocturne, sujets si chers à Gromaire et résultant des avancées sociales du Front Populaire de Jean Lebas.
Peindre le peuple tout entier, la puissance formelle et narrative de l’œuvre de Marcel Gromaire
Né en 1892 dans le Nord et désireux d'y établir sa dernière demeure, Marcel Gromaire témoigne dans son œuvre d'une affection toute particulière pour cette région. Animé d'idéaux humanistes, donnant à voir le réel pour le repenser, il revendique ses origines nordistes et représente les lieux et sujets de sa terre natale. Ouvriers et paysans trônent dans ses œuvres, posant ou saisis sur le vif par un cadrage resserré et une exploitation all-over de la surface, devenant les acteurs principaux d'une société plurielle. Fasciné par le cinéma, Gromaire est critique dans le journal Le Crapouillot. S'il ne fait pas de films, il s'inspire en revanche de certains codes esthétiques du septième art pour ordonner les compositions de ses peintures, gravures, cartons de vitraux et études pour tapisseries.
L'influence du cinéma transparaît dans nombre des peintures de Gromaire, notamment La Batelière [Figure 1.], qui dresse le portrait en plan rapproché taille d'une femme à l'allure puissante, figée dans un paysage rural, agricole et industriel. Au loin, les cheminées des usines de la ville soulignent l'opposition entre le vertical et l'horizontal, dualité graphique essentielle dans la production de l'artiste. Femme du peuple ou plutôt reine, cette ouvrière incarne la force de toute une population glorifiée par une mise en scène symbolique.
Le style Gromaire, une marge à la croisée de diverses influences
Cette exposition permet de comprendre que le style pourtant inclassable de Marcel Gromaire est influencé par divers mouvements et techniques artistiques.
L'atelier du sculpteur [Figure 2.] représente ainsi un artiste en action, façonnant une silhouette féminine de glaise située au centre du tableau et par extension au cœur de l’œuvre de Gromaire. La peinture est sculpture, le corps qu'il soit nu ou habillé est matérialité, la palette réduite servant le modelé du volume. Bien que Marcel Gromaire n'ait pas réalisé de sculptures, Marcel Gromaire, L'Art de la Force permet aisément de comprendre qu'il a œuvré à la formulation bidimensionnelle de corps architecturés.
La géométrie et la synthèse des œuvres primitives trouvent un écho dans sa manière de représenter le nu féminin. La sculpture centrale tout comme son modèle se distinguent d'un décor aux traits rectilignes par leurs courbes exacerbées, les poitrines sphériques et les hanches généreuses évoquant certaines statuettes de fertilité africaines [Figure 3.]. L'application franche en aplats juxtaposés de la matière quant à elle s'inscrit dans la filiation de Cézanne [Figure 4.]. Les recherches chromatiques cubistes de Braque et de Picasso l'influencent également à travers l'usage de gammes d'orangers, de jaunes, de crèmes et de marrons appliqués en aplats [Figure 5.]. Cependant, Marcel Gromaire ne sera jamais partisan de l'éclatement de la forme et de l'absence de sujets humanistes et sociaux comme purent le faire certains héritiers des mouvements sus-cités.
Une conception étendue du rôle de l'artiste
Cette exposition présente également une facette bien passionnante de la production de Marcel Gromaire ; l'artiste-artisan, producteur de cartons pour vitraux et études pour grands décors architecturaux et tapisseries. Les Arts Décoratifs ne sont en aucun cas considérés comme mineurs par cet artiste qui les envisage en interaction avec l'architecture2.
Les oiseaux de proie [Figure 6.] est l'une des cinq commandes faites par Suzanne Goubely, cheffe d'un atelier aubussonnais à Marcel Gromaire entre 1940 et 1941. D'une facture plus artisanale et au rendu plus rustique que ses collaborations avec la Manufacture des Gobelins, cette composition manifeste un goût prononcé pour le décoratif. Les contours marqués des peintures de Gromaire deviennent ici cloisons, contenant une palette réduite à l'image de celle employée dans l'œuvre picturale de l'artiste. La faune et la flore envahissent l'ensemble de la surface du tissu en un all-over persistant et des figures protagonistes se distinguent. Que ce soit sur la toile ou par le fil, le style de Gromaire propose de nouvelles définitions de la monumentalité. Le corps humain sculptural et massif des peintures de l'artiste laisse ici place à la représentation frontale et en grandes dimensions d'animaux décoratifs. L'art n'est plus uniquement employé à représenter la grandeur des hommes, il permet également d'orner l'architecture qui les protège.
Le cycle Gromaire au Musée La Piscine, une proposition exhaustive de l’œuvre de Marcel Gromaire
Afin de saisir dans son entièreté l'engagement politique de Marcel Gromaire mais également sa faculté à explorer divers mediums plastiques, le musée La Piscine propose également deux espaces complémentaires, l'un contextualisant son chef d’œuvre intitulé L'abolition de l'esclavage, l'autre permettant de découvrir l'ensemble des quelques 165 gravures généreusement offertes à l'institution par la famille de l'artiste. Ces propositions permettent de rendre une légitime notoriété à un acteur primordial de la modernité, pourtant boudé depuis le développement de l'art abstrait marqué par l'essoufflement voire la disparition du sujet au profit de la forme.
Marcel Gromaire, L'Art de la Force, 14 mars-31 mai 2020, Musée d'Art et d'Industrie André-Diligent La Piscine, Roubaix.
Commissariat : Bruno Gaudichon, Alice Massé, Benjamin Findinier, Maïthé Vallès-Bled