Ailes (1979) de Michel Nedjar
Un jour ensoleillé de la fin des années 1970, Michel Nedjar accompagne Leila, une fillette âgée de deux ans environ, dans les rues de Paris. Il est équipé d’une caméra, ainsi que d’une figurine de mouette (taille réelle). L’enfant, toute de rouge vêtue, investit tour à tour cet oiseau, quelques cailloux, des feuilles d’automne et autres débris ramassés sur le sol, dans de petits jeux qu’elle s’invente en chemin. Le film qui découle de cette promenade, daté de 1979, s’intitule Ailes ; il est relativement court (quinze minutes). Michel Nedjar en a rédigé la notice descriptive pour le catalogue de l’association Light Cone :
Ailes blanches, Elle rouge, Ailes crient, Elle chante, Ailes volent, Elle gémit, Ailes s’élèvent, Elle se cache, Ailes se meuvent, Elle m’enseigne.
Leila, nom de nuit, exhume mes souvenirs d'enfance et m'introduit au merveilleux1.
Par le détour de l’homophonie des termes « Elle » (associé à l’enfant, Leila) et « Ailes » (renvoyant à la mouette et au film dans son entier puisqu’il s’agit de son titre), cette présentation souligne l’expérience du renouveau à laquelle correspond Ailes pour son auteur. Alléguant l’importance que Nedjar concède à ce film, notre analyse mettra en évidence différents opérateurs artistiques qui y interviennent, et qui travaillent l’ensemble de l’œuvre de Michel Nedjar.
Cinéaste d’une part, Michel Nedjar a déjà réalisé quelques films personnels à la fin des années 1970, dont Angle, Gestuel et Le Gant de l’autre ; il est proche de Jakobois, Gaël Badaud et Teo Hernandez. Ensemble, ils forment le collectif de cinéma expérimental Métrobarbèsrochechou art2. Plasticien d’autre part, il confectionne des « Poupées » à partir de chiffons et de ficelles depuis les années 1960, et entame la série des sombres « Chairdâmes », plongées dans des bains de terre et d’autres matières organiques, en 1978. Collectionneur enfin, Michel Nedjar co-fondera, avec Madeleine Lommel et Claire Teller en 1982, l’association l’Aracine qui se donnera pour objectif de collecter et de valoriser des œuvres d’art brut – la collection l’Aracine fera l’objet d’une donation au LaM (Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut) en 1999. Si les trois activités que Michel Nedjar a développées en parallèle sont longtemps restées séparées d’un point de vue institutionnel, c’est qu’elles engageaient des réseaux de production et de diffusion alors très différemment structurés, et différemment politisés. Mais par-delà ces clives, la démarche de Nedjar peut être comprise aujourd’hui dans une perspective nouvelle, tenant compte de sa pluralité.
L’oiseau
Le film Ailes est marqué par la présence de l’oiseau, au point de lui devoir son titre. Une figurine de mouette apparaît au premier plan, dès l’ouverture du film. Elle semble alors emporter le point de vue dans ses virevoltes à travers les rayons du soleil, qui se diffractent dans l’objectif de la caméra. On sait que c’est le cinéaste Teo Hernandez qui harnacha une caméra super 8 au poing de Michel Nedjar, en l’encourageant à faire du cinéma quelques années plus tôt. D’après les carnets de Teo Hernandez, l’oiseau (que pour Ailes, Nedjar tient dans son autre main) pourrait quant à lui être imparti à Gaël Badaud : « Gaël est quelqu’un qui nous montre comment devenir un oiseau. Lui, il l’a appris en faisant du cinéma. Nous, nous l’avons appris en le regardant être3. »
La figure de l’oiseau fait retour dans l’œuvre plastique de Michel Nedjar à partir de 1987, et plus précisément dans sa peinture. Figuré de profil, hautement stylisé, une courte ligne verticale venant parfois figurer la brindille qu’il tient dans son bec, l’oiseau y prend l’allure d’un idéogramme égyptien. Il se trouve parfois face à son double symétrique. Alors, les yeux apparents de ces oiseaux se superposent à ceux d’un personnage, représenté de face. Ce grand personnage, portant ces oiseaux comme on porte un loup, est souvent escorté par un autre, plus petit. Souvent, le peintre utilise la couleur rouge ; alors, les éléments du film Ailes semblent réunis devant nous – une grande personne, une autre, plus petite, vêtue du rouge, un oiseau et quelques brindilles le cas échéant. Soulignons la fonction allouée aux yeux : c’est autour d’eux que s’articulent tous ces éléments. Cette composition picturale, d’autant plus mémorable que Nedjar la décline en l’épurant à l’extrême, parfois, frappe tant par sa cohésion graphique que par sa densité de sens. On nous regarde, donc, fixement, mais bien à travers les oiseaux : animaux mobiles s’il en est, défiant les lois de la gravité grâce à leurs « ailes ». Voici donc l’emblème possible d’un regard émancipé.
Entre temps, l’oiseau a fait le motif central d’une carte que Michel Nedjar a dessinée pour l’Aracine en juin 1985. Il est alors de couleur brune, mais les teintes automnales du dessin, ainsi que la couronne de végétaux rougeoyants qui entourent l’animal rappellent l’atmosphère de Ailes. Cet « oiseau du soleil » (comme inscrit au stylo à bille bleue sur son corps) rejoint celui du film autour de cette relation à la lumière de l’astre diurne. Enfin, ici déjà, son œil attire l’attention : il est cerclé d’un feuilleté d’anneaux concentriques tracés au crayon de bois. L’oiseau doué de regard, chez Michel Nedjar, franchit donc la frontière entre les médiums artistiques, entre cinéma et arts plastiques. Par l’entremise de la carte de 1985, il est également relié au troisième pan de ses activités : la recherche d’œuvres d’art brut à laquelle il contribue au sein de l’Aracine. Prise dans une trame associative dont les dimensions sont à la fois symboliques (non sans quelques résonances jungiennes4, d’autant plus qu’il se trouve en présence de l’enfant), affectives (Gaël Badaud) et esthétique (l’œil mobile de la caméra, son double symétrique), cette figure de l’oiseau rayonne de ses sens et de ses aspects possibles.
Tout au long d’Ailes, l’oiseau tisse avec l’enfant, la lumière du soleil, les débris de l’automne, le cinéaste et son optique, des relations multiples et mouvantes. Il est d’abord un guide, une extension du corps appareillé de l’auteur du film, avant que Leila ne s’en empare pour l’inclure dans ses jeux. Il se voit alors soumis à la manipulation plus hasardeuse de l’enfant, accusant son statut de bibelot : les positions qui lui sont infligées ne sont pas toujours typiques du volatile. Tantôt l’enfant câline et nourrit l’oiseau, tantôt elle le transporte avec beaucoup moins de ménagement. Accessoirisé, déchu, l’oiseau est parfois relayé hors-champ tandis que l’attention de Leila s’en détourne pour quelques broutilles découvertes en chemin. Mais il semble toujours survoler l’image. L’agitation du point de vue, les halos lumineux qui marbrent le film incitent à associer l’ensemble à la vision subjective de la mouette. Plus qu’il ne frappe Ailes de son autorité symbolique, l’oiseau y instille son regard, sa vitalité, son anima. Le titre d’Ailes ne désigne pas, d’ailleurs, l’oiseau complet, mais bien les attributs lui permettant de voler : ce qui relie le film de Michel Nedjar à l’oiseau tient avant tout d’un principe d’animation, d’émancipation, que l’image de l’envol vient parfaitement figurer. Dès lors, le parcours de l’oiseau dans Ailes puis à travers l’œuvre de Nedjar, compte tout autant que ce qu’il est susceptible de signifier.
Obscurs objets de collection
Plusieurs suppositions pourraient être faites quant à l’origine de la mouette dans Ailes, dont l’apparition pourrait bien être le fait d’une coïncidence. L’objet semble directement issu du fourbi d’éléments divers qui constitue tout à la fois le matériau concret et le hors-champ fantasmatique des films de Michel Nedjar. Du Gant de l’autre à son plus récent Bouche d’œil, cette filmographie fait tournoyer sous nos yeux tout un monceau d’accessoires plus ou moins prosaïques : des gants, des ombrelles, des masques à gaz, des ballons, des poupons, des miroirs… L’attrait du cinéaste pour cet ensemble d’objets hétéroclites atteint son paroxysme lorsqu’en hommage à sa grand-mère, il filme l’étal de Monsieur Loulou (un vieux marchand yiddish de Saint-Ouen) regorgeant d’étoffes, dentelles, boutons, chaînettes et bibelots divers. Tout ce bric-à-brac est plus que semblable à celui que Nedjar mobilise pour réaliser ses assemblages plastiques. Scinder l’ensemble en deux parties, l’une associée au cinéma et l’autre aux arts plastiques, s’avère impossible, sinon insensé. On devine même des caméras lovées sous les tissus de Paquet[s] d’objets arrêtés que Michel Nedjar réalise depuis les années 2000. Son cinéma et son œuvre plastique puisent dans un même fonds matériel. Ce fonds ne va pas sans un imaginaire dynamique, investissant l’univers du merveilleux, des mythologies ; il présente aussi une dimension affective importante puisqu’il est lié aux souvenirs de l’artiste, à son attachement pour les lieux arpentés ou habités, et pour ses proches ; ses qualités plastiques et optiques (formes, textures, couleurs, brillances…) sont également incontournables ; l’ensemble paraît volontiers familier, et parfois pauvre ou a priori peu signifiant (capsules, emballages…). Ce formidable « paquet d’objets » – l’expression est adéquate pour le désigner – ne saurait s’offrir en totalité à notre regard. Il se conçoit, toutefois, dans son ensemble : pléthorique et indivisible. Dans ce milieu résolument commun, les œuvres cinématographiques et plastiques de Nedjar procèdent toujours des mêmes opérations artistiques : collecte, mise en mouvement, ré-agencements perpétuels. Par ailleurs, l’investissement de Michel Nedjar dans la constitution d’une collection d’art brut (L’Aracine) peut se comprendre comme une extension de cette pratique de collecte développée, en amont et en parallèle, autour de son œuvre personnelle.
Jean Dubuffet, inventeur de l’expression « art brut », désignait par elle des productions très inventives, mais générées hors des circuits de l’art, non‑cataloguées, non-valorisées dans les lieux d’expositions. Il hésita à employer l’expression d’« art obscur5 » à leur propos, par métaphore : ces œuvres n’étant pas mises en lumière au sein des institutions culturelles. Si tant est qu’il soit fidèle à la définition théorique de l’ensemble, à quelques égards fantasmatiques, que pointe l’expression de Jean Dubuffet dès 1945, l’œil du collectionneur d’art brut fera montre d’un attrait sans cesse renouvelé pour ce qui, de l’art qui lui est contemporain, demeure dans l’ombre. Or, Michel Nedjar cultive le souci d’intervenir dans le destin d’objets irréguliers, indéterminés et dépréciés, bien qu’il opère après 1980 dans le contexte de la reconnaissance de l’art brut et de son internationalisation avec l’expansion de la notion d’outsider art à l’international.
Une série de photographies datées de novembre 1990 montrent Michel Nedjar dans la chambre du dessinateur et écrivain chicagoan Henry Darger, entouré de ses propriétaires Nathan et Kyoko Lerner : on l’y voit élire une pelote de ficelle parmi celles que contient un panier blanc à ses pieds. Cet objet ne ressemble pas aux travaux qui ont fait la célébrité posthume d’Henry Darger en tant qu’artiste outsider6 – ses dessins aquarellés réalisés sur de larges rouleaux pour illustrer son roman-fleuve, The Story of the Vivian Girls. Autre artiste collectionneur, Henry Darger accumulait divers objets dans son appartement : des comics, des magazines, des photographies, des bibelots, des bouteilles, des jouets, des images religieuses… ainsi que ces chutes de ficelles. Ces objets pouvaient servir de matériau ou de source d’inspiration à l’artiste, mais le statut de certains d’entre eux demeure incertain. La pelote de ficelle recueillie par Michel Nedjar, au demeurant beaucoup moins flatteuse que l’œuvre graphique de Darger sur le plan rétinien, n’est pas une forme figurée. Rien n’interdit de penser qu’il s’agit d’un matériau d’usage, résiduel. Il est désormais présenté comme une œuvre d’art, intitulée Pelote7, dans les collections du LaM. Certes, l’opération s’inscrit dans le cadre de dialogues avec d’autres connaisseurs et collectionneurs d’art brut. Rappelons toutefois qu’aucun des membres de l’Aracine n’agissait en vue de tirer profit, à titre personnel, de tout ou partie de cette collection (non-privée). Dans la ronde des regards à laquelle nous devons la visibilité actuelle de cette Pelote, celui de Michel Nedjar devait bien s’y attacher, la choisir, elle, en particulier, et assurer son relai.
Par l’attention soutenue qu’il porte à ces objets d’apparence dérisoire, Nedjar s’affilie à d’autres collectionneurs réels ou fictifs auxquels la littérature et la pensée critique ont réservé une place considérable à partir du milieu du xixe siècle8. Ils se rencontrent notamment sous la plume de Walter Benjamin, lorsque ce dernier commente la démarche de penseurs qui lui sont contemporains, comme celle d’Edward Fuchs autour des imageries populaires9, ou encore celle de Siegfried Kracauer qu’il compare à un « chiffonnier » en 193010. Benjamin lui-même, passionné de jouets et de livres pour enfants11 (et de préférence, griffonnés de leurs mains), s’inscrit parmi ces ramasseurs de tous bords. Un personnage théorique, historique et poétique de collectionneur moderne prend corps, dont on retiendra quelques qualités essentielles. Tout d’abord, il s’agit d’un observateur exigent, analytique, attentif au détail, à l’image du Cousin Pons d’Honoré de Balzac12. Son regard est pénétrant, son attention portée vers ce que nos sociétés enfouissent, occultent ou méprisent. Ensuite, son environnement de prédilection est, plus que l’ordre des rayonnages, un singulier fatras : « le désordre de caisses éventrées », « un sol jonché de papiers déchirés » et de « piles de volumes exhumés depuis peu à la lumière du jour ». Telle est, selon Benjamin, la dialectique de ce collectionneur :
Relier à la fidélité des choses, à l’individuel, à ce qu’il recèle personnellement, une protestation énergique contre ce qui est typique et classifiable. Le rapport de possession présuppose des accents tout à fait irrationnels. Pour le collectionneur, en chacun de ses objets, le monde entier est présent. Et ordonné. Ordonné selon une loi surprenante, incompréhensible au profane13.
Assurément, la Pelote élue par Nedjar n’est ni typique (de l’œuvre de Darger), ni classifiable (du point de vue de l’histoire de l’art). Elle appelle pourtant un regard rapproché, à l’image de celui du collectionneur benjaminien. Elle est visiblement composite, non seulement objet d'une collection mais aussi forme de collection elle-même. Contrairement à d’autres pelotes de Darger, elle présente en surface deux sortes de ficelles différentes : l’une de couleur paille, d’aspect hirsute, et l’autre, couleur cachou, plus fine, et probablement en nylon. Elle aurait pu faire partie du fourbi d’étoffes et de bibelots que sollicitent le cinéma et l’œuvre plastique de Michel Nedjar sans nous arrêter outre-mesure. Par son minimalisme toutefois, elle ressemble davantage aux Poupées les plus arides de Nedjar, réalisées entre 1978 et 1980, et tout particulièrement à l’une d’entre elles, composée d’un cordage noué autour d’un morceau de sac en plastique sombre, du fait des textures (rêche/lisse) et des couleurs (paille/cachou) qu’elle met en jeu. Or, ces Poupées ont été réalisées une décennie avant l’acquisition de la Pelote par l’Aracine ; mais elles sont donc contemporaines du film Ailes. Et tout bien considéré, elles entretiennent une relation d’organicité avec les débris et végétaux séchés, auquel Leila, dans ce film, confère une visibilité nouvelle, qu’elle associe les uns aux autres, qu’elle engage enfin dans l’espace social autour d’elle.
« Elle », l’œil ailé
Le regard de Leila apparaît bien porté vers l’infime, vers le bas. D’ailleurs, durant les premières secondes minutes du film, elle tourne le dos à la figurine de mouette que le cinéaste agite dans les airs. Il semblerait plutôt qu’elle coure après son ombre portée sur le sol devant elle, que ce soit cette ombre qui l’incite à se retourner pour s’en emparer, au bout de deux minutes de film. Ensuite, Leila s’accroupit pour ramasser de petits cailloux blancs sertis entre les rainures d’un trottoir cimenté, des feuilles mortes, des branchettes de bois et des morceaux de papiers d’emballage abandonnés sur le sol : minuscules, gisant aux pieds des promeneurs, ces éléments ne lui échappent pas, pourtant. Elle les inscrit dans un jeu à caractère social : elle les tend aux passants ainsi qu’à Michel Nedjar, puis les porte au bec de la mouette. Entre les piaulements d’oiseaux qui accompagnent toutes ces images, un babillage infantile trahit l’humeur impatiente, voire légèrement courroucée de Leila. Sans elle, qui donc aurait considéré ces débris indistincts qui piquettent le film à la façon de poussières ? Reconnaissons en Leila, comme nous l’avons reconnu en Michel Nedjar, l’humeur agitée, le souci du détail propre au collectionneur benjaminien, et plus encore, le caractère tumultueux et volontiers « maugréant14 » du chiffonnier auquel Walter Benjamin compare Siegfried Kracauer.
« Elle m’enseigne », écrit enfin Michel Nedjar. Le matériau constitutif de ses Poupées, en cette fin des années 1970, pourrait le confirmer. Suivre Leila, c’était redécouvrir, avec elle, ce matériau déclassé qu’elle ramassait, s’inspirer de son regard et de ses gestes. C’était aussi, immédiatement, l’imiter. Car tel que Siegfried Kracauer l’envisage après-guerre, l’appareil cinématographique assure la rédemption de tout un « existant matériel15 » ignoré (éphémère, minuscule, fortuit, insolite…), et l’opérateur de cinéma peut à son tour, pour cette raison, être comparé à un collectionneur. Avec Leila, la caméra de Michel Nedjar saisit une multitude de détails relevant de cet « existant matériel » : affiches, vitrines, allures de passants et petits gestes anodins, frémissement des eaux de la Seine, variations atmosphériques et lumineuses. « Elle m’enseigne » : le pronom féminin qu’utilise Michel Nedjar ne pourrait-il pas désigner, en même temps que Leila, la caméra ? Ne serait-ce pas aussi à « elle » qu’il rendrait cet hommage – et par son entremise, à Teo Hernandez qui la lui transmit ? Que l’on puisse entendre « Ailes m’enseigne », du fait de l’homophonie sur laquelle joue sa description du film, aussitôt démultiplie l’origine de cet enseignement : attribuable à Leila (la chiffonnière), à l’appareil cinématographique (rédempteur de la réalité matérielle), à l’ensemble du film (Ailes) ainsi qu’à la communauté à laquelle il doit son existence, au matériau divers qu’il réhabilite sous nos yeux dont l’oiseau et ses ailes, associé à Gaël Badaud. Une chose est certaine : ce qu’« elle » et Ailes enseignent, c’est bien l’art16 du collectionneur benjaminien, soucieux d’intervenir dans le destin d’éléments déclassés vers lesquels le porte son regard singulier.
Le geste collectionneur de Michel Nedjar est transversal : ses films et ses œuvres plastiques, comme la collection de l’Aracine à laquelle il a contribué, réhabilitent un ensemble d’objets et de matériaux issus d’un fonds commun et inextricable. Le regard mis en œuvre par le cinéaste‑collectionneur‑plasticien, fuyant les classifications et déjouant les hiérarchies conventionnelles, est bien celui des collectionneurs que décrit Walter Benjamin – et dont Siegfried Kracauer, également penseur du cinéma et de l’Histoire, serait un exemple. Tantôt rageur et tantôt enchanteur, tantôt méticuleux et tantôt désordonné, le collectionneur benjaminien présente à la fois les traits d’un vieillard et ceux d’un enfant17. Les doubles personnages « aux yeux-oiseaux » que peint Michel Nedjar entre 1985 et 1998 en seraient des représentations pertinentes, et le film Ailes, une première vision, balbutiante mais bien vive, cinématographique. Leila, dont Michel Nedjar dit qu’elle fait acte d’exhumation, en incarnerait alors la part enfantine. Comme en témoigneront ses œuvres plastiques ultérieures, et tout particulièrement la carte pour l’Aracine de 1985, l’œil rédempteur et émancipé de Michel Nedjar restera lié à la figure de l’oiseau et à ses facultés d’envol – oiseau qui, dans Ailes, est tout à l’image de l’appareil cinématographique. Ce parcours permet d’entrevoir les qualités de l’œil ailé de Michel Nedjar, qu’avec Leila, Ailes fait renaître.