Rassembler des énergies
« Michel Nedjar n’a jamais seulement été cinéaste. Il a d’abord été – et il reste – plasticien1 », souligne Dominique Noguez dans les belles pages qu’il consacre au travail de l’artiste dans son Éloge du cinéma expérimental. Chiffonnier, au sens benjaminien, Michel Nedjar amasse et récupère les matériaux bruts mis au rebut pour confectionner des poupées de tissus :
Faire une poupée, c’est d’abord faire les poubelles du Sentier (« c’est tellement beau, dans une poubelle, toutes ces choses qui brillent »). En rassemblant des tissus, on rassemble des ‘énergies’ (« Quand je manipule les chiffons, l’énergie sort »). Et cela en un corps-fétiche qui n’est d’aucun sexe ou des deux à la fois …. Recueillir le brillant du monde, assembler des énergies, refuser les séparations sexuelles, rester en communication attentive avec autrui : ce sont là autant de clés pour comprendre le cinéma de Michel Nedjar2.
Fils d’un père tailleur, l’artiste autodidacte manie l’aiguille pour rapiécer ces morceaux d’étoffes, ces objets épars et créer des corps qui sont animés par l’évocation rituelle et fétichiste. Les films de Michel Nedjar fonctionnent sur le mode du raccommodage, pour repriser à l’endroit de l’accroc et faire voir les coutures de « la robe de la réalité », pour reprendre l’expression bazinienne. Cette hypothèse autour des textures dans le cinéma de Michel Nedjar repose d’abord sur les procédures plastiques qui travaillent son œuvre. Le paradigme textile de l’image s’appuie sur la mitoyenneté entre le tissu et l’architecture, une relation étroite qui produit une expression matérielle et architectonique commune : la texture. Lier, délier, relier : une gestuelle qui convoque le tissage comme matrice opératoire. La texture apparaît alors comme le produit d’une opération – le nouage – et témoigne d’une matérialité accrue, entre surface et profondeur, qui fait dialoguer l’œil et la main. Il s’agit de penser l’image cinématographique comme une surface d’inscription qui interroge la réflexivité du médium – variations d’intensités lumineuses dans Signaux lumineux pour un ballet nuptial (1983), gros plan haptique dans Le Gant de l’autre (1977), mouvements en filé et calligraphies lumineuses dans Gestuel (1978), confusion matérielle du grain dans Le Grain de la peau (1986), saccade du montage non discursif dans son chef-d’œuvre Capitale-Paysage (1982-1983). Si ces gestes traversent son travail filmique de part en part, il ne s’agit pas d’évoquer ses films de manière exhaustive mais de s’attacher à trois films majeurs de sa filmographie (Le Gant de l’autre, Gestuel et Capital-Paysage) qui permettent de redéfinir, chacun différemment, la notion de texture filmique. Cet examen repose néanmoins sur certains préalables théoriques autour de la texture, qu’il faudra commencer par replacer dans une perspective historique et esthétique qui dépasse le cadre strictement cinématographique. Nous postulons ici que le traitement des tissus dans l’œuvre plastique de Michel Nedjar dialogue intensément avec la façon dont il traite l’image cinématographique comme un champ d’inscription des textures du réel. En quoi l’esthétique des films de Michel Nedjar peut-elle engager une problématique liée à la texture ? En tant que motif et mode opératoire, la texture instaure un régime matériel des images : dans quelle mesure le matérialisme à l’œuvre dans les films de Nedjar permet-il d’articuler une pensée corporelle et texturelle du cinéma ?
À l’horizon matériel des images, la texture
La texture hérite du nœud en ce qu’elle renvoie à une disposition, un certain mode d’entrecroisement des fils dans un tissage. Le nœud, la tresse et le tissage manifestent par leur activité même un lien génératif et autonome, une praxis de l’image qui interroge ses puissances propres. Il s’agit ici de suggérer un autre paradigme pour penser les images, une conception visuelle qui ne serait pas inféodée au modèle albertien du cadre comme fenêtre qui ouvre sur une profondeur illusionniste et sur l’istoria, mais, contrairement à ce régime narratif, c’est à un régime matérialiste des images qu’introduit le paradigme textile. Pour cartographier succinctement les enjeux théoriques de la texture des images, il faut envisager une assise conceptuelle qui puise dans les arts plastiques et l’architecture afin d’étendre la réflexion vers le terrain des images. Philippe-Alain Michaud, dans son article intitulé « Mouvements de surface3 », écrit :
Lorsque le cinéma cherche à élucider ses propriétés fondamentales, il se trouve inéluctablement reconduit à l’événement de la projection et du défilement, c’est-à-dire au performatif pur, de la même manière que la structure du tapis se résout en dernière instance dans la procédure du nouage. … Ne peut-on penser le cinéma, plutôt que comme un art de la figure, comme un art de la texture qui produit un déploiement spatial des formes plus qu’il n’en reproduit l’illusion4 ?
En produisant une analogie saisissante entre la procédure du nouage et celle de la projection, Philippe-Alain Michaud insiste sur la dimension performative d’une telle démarche et met l’accent sur l’activité structurelle du film. Si représentation il y a, c’est au titre d’une « image dans le tapis5 » pour reprendre la métaphore d’Henry James, en tant que produit figuratif d’une performance visuelle. Cette inscription en surface du textile renvoie à la pensée du tissage formulée par Hubert Damisch dans Fenêtre jaune cadmium ou les dessous de la peinture6 (1984) : l’auteur y proposait une traversée, parmi d’autres possibles, de la peinture contemporaine, dont les jalons s’arrangeaient sous forme de tresse et d’entrelacs pour établir un modèle historique pluriel par la multitude des fils reliés. Dans le chapitre « La peinture est un vrai trois », qui traite de la peinture de François Rouan en particulier et de la procédure du tressage en général, il est question de la tresse et du nœud comme opération processuelle : le tressage n’est pas seulement un motif ou un thème iconographique, c’est une composante générative, une matrice. Parler de texture, c’est insister sur la dimension processuelle du nœud et de la tresse : « la vannerie démontre dans le tressage de ses fibres la puissance d’une règle d’engendrement et de combinaison qui se prête à des applications et transformations multiples et dont découlent un certain nombre de ses propriétés7 ». Évoquant l’origine textile de l’art selon le principe de l’habillement de Gottfried Semper, Hubert Damisch inverse la trajectoire, produisant ainsi une permutation historique inédite : « là où l’hypothèse matérialiste veut que la technique – et par priorité celle des arts textiles – ait précédé l’art, celui-ci semble désormais pouvoir y faire retour pour s’y réfléchir qu’à d’abord la produire, ou la reproduire pour son compte propre8 ». Les aspects esthétiques et techniques se réfléchissent mutuellement dans la tresse, en tant que matrice du paradigme textile.
C’est en effet à Gottfried Semper, architecte allemand de la fin du xixe, qu’il revient d’avoir ouvert la voie d’une origine technico-matérielle de l’art dans son ouvrage Du style et de l’architecture9 (1860). Il établit un principe de l’habillement qui réconcilie les surfaces par une pensée des textures, une « architexture », entre parure et paroi. Selon Semper, toutes les formes d’entrelacs, dont procèdent les tissages, sont à l’origine de l’architecture et engagent de facto la question matérielle. Semper associe la technique et le matériau à la question de l’art, position originale pour l’époque qui conçoit ensemble les deux piliers de l’art et de l’industrie. L'idée d’un matérialisme de la texture renvoie à la distinction qui opère entre les beaux-arts, dits libéraux, et les arts décoratifs, dits appliqués : les trois pôles intensifs des arts décoratifs (fonction, matériau, ornement) établissent une équation nouvelle de la création artistique. Le clivage entre art et non art, artisanat et production mécanisée, tend progressivement à s’estomper au profit d’un engagement fonctionnel, technique et matériel de l’expression artistique dans la modernité. Ce décloisonnement entre art et industrie trouve un moment d’affirmation dans les recherches du Bauhaus, proches des théories du constructivisme russe10, à travers la notion de facture, que l’on peut traduire indifféremment par « facture » ou « texture ». D’une manière générale, la facture renvoie à l’ensemble des caractéristiques des œuvres liées à la manière dont les matériaux ont été mis en œuvre par l’artiste ; la facture constitue un élément concret du style. C’est également une notion qui a été reprise par Lázló Moholy-Nagy, cette figure importante du modernisme de l’entre-deux guerres, qui était très préoccupé par l’étude des propriétés matérielles des nouveaux médiums comme le film ou la photographie et reprend à son compte les termes de facture et texture, engageant ses étudiants au Bauhaus à expérimenter, percevoir et produire des effets de textures. Le dernier opus des « Livres du Bauhaus », intitulé Du matériau à l’architecture11 (1929), synthétise les travaux de Moholy‑Nagy lors de son cours préliminaire, distinguant la structure (qui correspond à la configuration interne du matériau), de la facture (les qualités sensibles de la surface œuvrée d’un matériau) et la texture (la texture naturelle de la surface du matériau). Les films de Michel Nedjar s’inscrivent, semble-t-il, dans le prolongement de ce décloisonnement entre art et technique, matière et forme, art et artisanat puisqu’il est l’une de ces figures en marges, à la fois en ce qu’il appartient à l’histoire du cinéma expérimental et à celle de l’art brut. Il apparaît que les films de Michel Nedjar sont indissociables de sa pratique artistique globale, comme le suggérait l’accrochage récent de l’exposition « Introspective » (février-juin 2017) qui lui était consacrée au LaM (Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut). Comme le souligne Stéphane Corréard : « Tout chez Nedjar nous reconnecte en permanence avec la source du caractère vital de notre relation à l’art, qui demeure en fin de compte ce fil, parfois ténu certes, parfois invisible, qui relie envers et contre tout ce qu’on appelle ici “art industriel” et “art brut”12 ». Les pratiques plurielles de Michel Nedjar renvoient en effet à cette conception décloisonnée de l’art, un art brut, dont le territoire balkanique, morcelé, se confond aussi bien dans les arts industriels et appliqués, les arts dits « décoratifs » et les beaux-arts.
« Tout est matière » : la fabrique des textures
C’est ce fil ténu que le paradigme textile de l’image permet de tisser dans la trame de ses films. Il paraît cependant impossible, pour saisir l’envergure si singulière des films de Michel Nedjar, de ne pas s’intéresser au préalable à son œuvre de plasticien avant de revenir spécifiquement sur trois films, significatifs pour cette proposition théorique, qui composent sa filmographie. « Mon père était tailleur » ne cesse de répéter Michel Nedjar, comme pour expliquer sa vocation textile de l’art. Il n’est en effet pas anodin de souligner que son père exerçait la profession de maître-tailleur et que sa grand-mère maternelle tenait une boutique de vêtements de seconde main au marché aux puces de Saint-Ouen :
[…] une grand-mère dans les shmattès, une chiffonnière. Un père dans la confection, un tailleur. Grand-mère la matière et père l’aiguille-qui-rassemble-ça. La chiffonnière et le tailleur : c’est drôle ces deux rencontres […] pour donner une petite créature. Les poupées que je fais c’est leur enfant, le centre où se rassemblent les énergies de ma grand-mère et de mon père13 , confie l’artiste.
Michel Nedjar passe son enfance au milieu des étoffes, des tissus et des machines à coudre, il observe les gestes précis de son père, fasciné par les textures et reflets moirés des pièces de tissus. Ses premières poupées ont été fabriquées à partir des chutes de l’atelier de son père. C’est naturellement qu’il s’oriente vers le métier de tailleur qu’il exerce dans un atelier du Sentier à Paris jusqu’à son service militaire. Au cours de ses premiers voyages dans les années 1970, en particulier au Mexique, au Maroc et en Asie, au moment de sa rencontre primordiale avec Teo Hernandez (1939-1992) – cinéaste expérimental d’origine mexicaine installé à Paris depuis 1966, figure emblématique de l’« école du corps », qui deviendra son ami, amant et collaborateur – Michel Nedjar est frappé par les poupées de tissus vendues sur les étals des marchés. Il se souvient : « la rencontre avec Teo Hernandez a eu lieu à la fin de l’année 1967, à Paris, dans une salle obscure – où ailleurs, aurais-je pu le rencontrer ? Un petit cinéma entre la place Clichy et Pigalle : “Le Mexico”, le pliage du destin, comme aurait dit Teo14 ». Leur rencontre ouvre des perspectives nouvelles, un horizon qui est stimulé par le cinéma de Teo Hernandez, qui le pousse à faire ses premiers films (Orange du Maroc, 1970). Il découvre le cinéma expérimental dans les salles parisiennes, notamment le cinéma de Stan Brakhage lors de la rétrospective « Une Histoire du Cinéma » (1976) au Centre Pompidou. Dans le rôle d’Hérode dans le Salomé (1976) de Teo Hernandez, Michel Nedjar « coud devant la caméra de Hernandez de curieux assemblages de tissus colorés, sans doute des poupées, mais la séquence fut éliminée du montage définitif15 ». Ces images apparaissent cependant dans un autre film de Teo Hernandez, intitulé Les chutes de Salomé (1976-1984). Si Michel Nedjar fait partie de ces « magiciens de la terre16 », c’est parce que ses poupées recèlent quelque chose de magique ou symbolique, une puissance animiste qui le fascine. De retour à Paris en 1976, il amasse des morceaux de tissus, chiffons et autres rebuts et commence à réaliser ses poupées, ses « chairdâmes » comme il les appelle, en rapiéçant des haillons glanés ici et là, des plumes et des bouts de ficelles qu’il trempe dans différents bains de terre, de pigment, de teinture. Jean‑Michel Bouhours décrit en ces termes les poupées de Nedjar : « l’exubérance des motifs, l’absence de formes figuratives de ces poupées, la liberté sans bornes de l’artiste avec les couleurs, évoquent les expériences magiques du Mexique et l’art populaire17 ». S’il est vrai que la couture et le filmage des tissus étaient prégnants dans le cinéma de Teo Hernandez et plus largement dans les travaux du groupe MétroBarbèsRochechou Art18, comme en témoignent, entre autres, Salomé ou 4 à 4 (1980-1983) du collectif, c’est d’autant plus vrai dans celui de Michel Nedjar, « car la gestuelle de Salomé est celle qu’utilise Nedjar pour élaborer une poupée à partir d’un simple morceau de bois ou de carton sur lequel il enroule divers tissus et passementeries. Dans les deux cas, le désir se fait tissu19 ». Il ramène de ses voyages des étoffes, des bouts de papiers, des enveloppes, des tickets, des ficelles et autres menus objets qu’il collectionne et recycle en rapiéçant ses poupées et dessinant à même le support de son souvenir, ces papiers qui ont une histoire, un vécu qu’on peut lire entre les pliures et le froissage. « Tout est ma vie. Tout est matière20 », affirme l’artiste qui définit ainsi le geste d’appropriation comme impulsion d’un rendre-à-soi, d’une expression stylistique de l’existence par le travail de la matière.
Filer et filmer, une gestuelle commune
La relation de Michel Nedjar avec Jean Dubuffet, grand artisan de l’art brut qui en forge l’expression et collectionneur passionné, en dit long sur le terreau matériel commun aux deux artistes. Comme le souligne Madeleine Lommel, présidente de l’association L’Aracine qu’elle a fondée avec Claire Teller et Michel Nedjar en 1982, « Dubuffet était un homme de matière : nous nous devons ici de souligner que la matière toujours inattendue dont usait l’homme du commun fut pour le peintre une des clés de l’attrait qu’il eut pour ces productions21 ». Françoise Monnin décrit le rituel des gestes de Michel Nedjar au travail :
[…] alors il “graffite”, ensevelit, résille, lance ses entrelacs à l’assaut de la surface comme un pêcheur jette son filet sur l’océan ; comme une araignée – son animal fétiche – tend sa toile pour narguer le vide. Michel dessine comme il coud ses grandes poupées, comme il ligature ses poupées de voyages22.
Et, devrait-on ajouter, comme il filme le monde qui l’entoure : un terrain d’inscription, de métamorphose et d’appropriation des matières, des gestes et des visages. S’il y a quelque chose d’arachnéen dans la pensée matérielle des textures, c’est que dans les mailles de son réseau, se lisent des histoires parallèles, des formes inédites, une géographie imaginaire. La scène de la fileuse, entre art et industrie, pourrait figurer un lieu originel de la pensée des textures, une scène qui fonctionne comme une :
[…] petite machine optique qui nous montre la pensée occupée à tisser les liens unissant des perceptions, des affects, des noms et des idées, à constituer la communauté sensible que ces liens tissent et la communauté intellectuelle qui rend le tissage pensable23.
C’est ce réseau patiemment tissé, ce filet d’images tressées que nous évoquent les films de Michel Nedjar. Le filage, le raccroc comme raccord, le recyclage métamorphique, le tissage des relations se trouvent convoqués dans le cinéma de Michel Nedjar à travers ce que l’artiste appelle la procédure du « coudrage », qui évoque aussi bien le geste de la couture, que du montage ou du cadrage. Il n’est pas tant question de couture mais de suture, de ligature : « ce qui domine c’est le nœud et la déchirure24 » peut-on lire dans un entretien avec Françoise Monnin. Le fil arachnéen de la toile évoque une manière réticulaire et rhizomatique d’arpenter l’espace, d’y rencontrer des corps et des visages, mais aussi des objets et des textures.
Si Michel Nedjar est un artiste brut, cela tient sans doute aux matériaux pauvres qu’il a continué d’utiliser dans toute son œuvre malgré la reconnaissance croissante de son travail sur la scène artistique contemporaine. Les films n’échappent pas à cette remarque. En effet, la majorité des films de Nedjar sont tournés en Super 8, parfois gonflés en 16mm pour les besoins d’une projection. Détournement d’un format amateur vers une pratique singulière, hors norme, brute, les films de Michel Nedjar s’inscrivent d’abord dans la matérialité spécifique du format Super 8. Dans les films de la veine formaliste de Nedjar25, qui s’intéressent aux puissances expressives du médium filmique, il n’est pas tant question de représentation que d’éprouver la matérialité du film, la physicalité tantôt brutale, tantôt caressante. C’est dans cette coïncidence formelle entre le corps et la matière qu’il faut situer un certain nombre de films de l’artiste. Alors que Michel Nedjar commence à filmer en 8mm lors de ses premiers voyages à la fin des années 1960, c’est le Super 8 qui semble devenir son format de prédilection, à partir de son film Le Gant de l’autre (1977). Le format amateur autorise ainsi l’artiste à produire des images dont les aspérités (le grain, la rugosité, le strié, le flou, les variations lumineuses…) ne constituent pas un défaut mais bien la matière première de ses expérimentations filmiques.
Dominique Noguez rattache Le Gant de l’autre à « l’école du corps » du cinéma expérimental français des années 1970 et en fait le précurseur, dans le sillon de Jean Genet et Kenneth Anger, de l’expression cinématographique homosexuelle relayée par les films militants de Lionel Soukaz26. On y voit Gaël Badaud – ami, cinéaste et plasticien, membre du collectif MétroBarbèsRochechou Art – et Teo Hernandez, filmés dans un appartement parisien, en train de se toucher, de se caresser mutuellement. La caméra Super 8 à la main, Michel Nedjar filme avec son corps, qui se manifeste dans le tremblé des mouvements. L’engagement corporel se situe à la fois devant et derrière la caméra. Les froissements des draps sur le lit répondent aux plis du corps filmé en gros plans. La lumière traversante découpe des formes à la surface de l’image, au sol, sur les tissus et les corps. Le corps est ici démembré au profit d’une attention ultra-focalisée, déréalisante et quasi-abstraite par moments. Nedjar s’intéresse au tissu exposé à la lumière, aux contrastes colorés entre le rose et le bleu des gants qui flottent comme des ailes accrochées sur la paroi vitrée de la fenêtre. La main, et métonymiquement le geste du toucher, est convoquée à l’image pour éveiller un regard haptique et non plus seulement optique. L’œil et la main collaborent étroitement pour engager un nouveau paradigme du regard où les textures se donnent non seulement à voir mais aussi à sentir, à toucher. La fenêtre, motif iconographique connoté quant à la question du cadre, n’est pas une ouverture sur le monde mais un écran de projection, un miroir réfléchissant les couleurs et les jeux de lumières. Ce travail évoque, en écho, la série photographique d’Alain Fleischer intitulée Corps-écrans (1970), pour laquelle l’artiste a projeté des diapositives de textures (murs lézardés, métaux rouillés, écorces d’arbres, etc.), sur le corps nu d’une femme. « Le corps-écran fournit à l’image finale – très différente d’une surimpression – ses contours, ses reliefs, tandis que l’image projetée qui l’éclaire, apporte la texture, les motifs, la couleur, la matière27 » écrit Fleischer à propos de cette série. Le Gant de l’autre se situe aussi dans une perspective écranique du corps, entre l’immatériel de la projection et la plasticité matérielle du médium. La surface de l’image redouble celle du corps comme une couche épidermique, une seconde peau. Le corps est tout entier une surface, un champ visuel sur lequel des événements d’images liés à la lumière et la couleur s’inscrivent. Le corps est ainsi érotisé par une membrane chromatique qui le nimbe. La couleur vient ici faire écran au sens où le terme « couleur » renvoie à la notion de « couleur-écran » dans son acception la plus ancienne. En effet, chroa ou chroia, avant de désigner la couleur, désigne originellement la peau. Chromata se rapporte ici à la surface des corps, à la carnation.
« Bouge et coupe ; (…) Déchire, file, tu es libre ! »
Fasciné par les figures instables des portraits de Francis Bacon, ces mêmes images qui sous-tendent le travail de Gilles Deleuze sur « la logique de la sensation28 » et la dimension haptique du regard, Michel Nedjar envisage Gestuel (1978) comme un corps à corps.
Ce portrait de Gaël Badaud hésite entre le combat, par la frontalité du cadrage, et l’étreinte presque charnelle suggérée par le tremblé, le mouvement filé, les bougés de la caméra portée. La présence du corps filmé en appelle une autre, hors champ, matérialisée par la nervosité du filmage, l’impulsion du geste qui devient acte cinématographique. Cet effet filé du mouvement, entrecoupé par des plans de coupe noirs, dissipe les contours du corps par le va-et-vient incessant, les à-coups de la caméra portée au poing, comme un prolongement du corps. Ici encore, l’œil voit avec la main, à tâtons, presque aveugle dans l’obscurité de la prise de vue. Plusieurs portraits de Gaël Badaud se succèdent avec des accessoires différents : un filet vert, une bande velpeau, un masque à gaz, un morceau de tissu rouge, un miroir ou encore un ruban en plastique. Il se couvre le visage de ces différents accessoires et dans la scansion répétitive des gestes, le corps subit une métamorphose à vue. Celle-ci est rythmée par des coupes noires et une bande sonore qui se présente comme un collage discrépant de sons extraits de jeux vidéos de combats exacerbant l’aspect chaotique de l’image. Ici, la texture des accessoires utilisés se donne moins en surface que comme un masque qui altère le visage et le corps tout entier, le contorsionne, le colore, l’informe et le déforme. Le corps entier devient plastique, se confond avec l’accessoire, sa couleur, sa texture, sa forme.
La pensée de la texture dans Gestuel se reconfigure à l’entour du dialogue entre le geste double (du filmeur et du filmé) et la texture qui vient reconfigurer le rapport au corps dans l’image. Michel Nedjar s’émancipe et trouve ainsi un langage en propre, ce « coudrage » cinématographique, entre coupure et suture, cadrage et montage. Ces propos de Nedjar, interpellant Teo Hernandez, ont marqué le cinéaste qui les a consignés dans son carnet de note : « Bouge et coupe. Bouge et coupe sans arrêt. Tu ne vas pas enlever des voiles au ralenti toute ta vie. […] Bouge et coupe ; bouge et coupe sans arrêt. Non, plus de coupe mais découpe, découpe, découpe sans arrêt. Déchire, file, tu es libre !29 ». Jean-Michel Bouhours souligne d’ailleurs « le transfert de vocabulaire du tailleur à celui du film : tailler, couper. Les gestes primordiaux du tailleur qui permettent à Nedjar de franchir une étape décisive dans son langage cinématographique : tailleur = monteur30 ». Si Michel Nedjar, selon ses propres mots, est un tailleur qui aurait mal tourné, l’artiste semble à nouveau « retourner sa veste » et retrouve le vocabulaire de la couture appliqué au cinéma.
Portrait en textures : Capitale-Paysage
Les premières images de Capitale-Paysage (1982-1983), ce portrait de Paris aux contours instables, sont énigmatiques. C’est un film-mosaïque proche d’une vision kaléidoscopique ; un inventaire d’images, filmé en Super 8, de la capitale effervescente, tourné en un an et synthétisé en un peu plus d’une heure de film. La trajectoire narrative étant inexistante, il faut en passer par les images elles-mêmes : que voit-on ? Ce sont d’abord des silhouettes fantomatiques, des passants dont on ne voit que les ombres projetées, effilées sur le trottoir. Ce trottoir dont la matière, filmée en gros plan, s’agglomère au grain du Super 8, comme une peau de l’image, avec ses aspérités, ses desquamations. S’y projettent ensuite les ombres de formes aux traits végétaux et luxuriants, le végétal étant l’un des motifs privilégiés qui font retour à de nombreux endroits du film. Michel Nedjar s’est expliqué sur ces enjeux matériels du film dans un entretien :
C’est mon corps dans la ville, dans la matière. Quand je filme, j’ai l’impression de faire une sculpture. Au départ, je sais plus ou moins ce qu’il y a, mais arrive un moment où je me perds complètement. Perdre, mais ça veut dire aussi recevoir, recevoir, recevoir… à tel point qu’à des moments donnés dans Capitale-Paysage, tout m’intéressait, je me rendais compte que la moindre poussière ou le moindre papier sale ou la moindre lumière était la ville. Une nourriture, je ne faisais même plus un choix. Mon travail est toujours pulsionnel : non pas détruire, mais reconstituer avec ma pulsion une image… C’est la trace31.
Le montage procède par saccades, faisant dialoguer les mouvements filés et accélérés de la caméra avec la fixité des gros plans aux cadrages parfois renversés qui désorientent la vision, autant de détails qui présentent le bouton d’une fleur, un pan de tissu, les lézardes d’un mur, un geste ou une note de couleur.
Teo Hernandez a écrit dans ses carnets de notes que l’apport de Michel Nedjar consiste principalement en un découpage du monde étranger aux principes hégémoniques du voir par la décentralisation du sujet et « la découpe sans arrêt du champ visuel32 ». Nedjar semble filmer ici son manifeste, un inventaire personnel de textures visuelles et sonores de Paris, un portrait de la capitale qui désarticule les grandes catégories de pensée de la théorie des arts, entre figuration et abstraction, forme et matière, centre et périphérie, attention flottante et perception focalisée.
Dans cet exercice de la dérive, d’un quartier à l’autre de Paris (on reconnaît Barbès, Châtelet, les berges de Seine, entre autres), Michel Nedjar capte l’atmosphère qui se dégage du lieu par la bande sonore composée aléatoirement d’enregistrements radio et d’actualités, des bruits de la ville et du métro en particulier, de brèves discussions, miscellanées de conversations de comptoir, de terrasses de café, des bruits de jeux électroniques. Le cinéaste focalise parallèlement son attention sur des motifs récurrents dont l’inventaire pourrait se faire sous forme de liste poétique : les ferronneries aux murs, un pigeon, le regard d’une poupée, la matière d’un mur, une broche dans la chevelure d’une femme, un bonbon multicolore, les grands yeux de Mickey, les formes géométriques d’une balle pour enfants, les couleurs prismatiques des vitraux de Notre-Dame, un visage de star sur papier glacé, un bouton, un fruit juteux, un chou, les traits figés du visage d’une statue, le motif à fleurs d’une chemise, le tissu épais d’un manteau… Comme dans un livre de Proust, le nom évoque un territoire imaginaire que la caméra vient arpenter : les flashs lumineux des enseignes de la ville, le nom d’artistes comme Pissarro, Gauguin et Redon, une date, les mots « cinéma », « voyage », ou l’expression « l’art sous toutes ses formes » que l’on perçoit comme autant de slogans ou sous-titres d’une écriture de soi à la première personne. La facture de lumière, comme chez Moholy-Nagy, est captée dans son interaction avec la couleur, comme une pluie qui s’abat sur l’image dans le mouvement de la caméra ou des signaux lumineux qui perdent leur qualité référentielle pour ouvrir au paradigme visuel de la texture.
La question de la texture dans les films de Nedjar, en tant que procédure visuelle et travail formel, tient une place centrale. D’une part, dans le mode de fabrication des films, au plus près des objets et des corps pour finir par s’y confondre ; d’autre part, dans leur réception, haptique et sensorielle, par le spectateur qui perçoit non seulement des formes, des couleurs et des sons mais également tout un imaginaire de la matière. On voit à quel point la texture engage un héritage théorique et critique que parvient à relancer, sous d’autres formes, le cinéma de Michel Nedjar. Inscrire la pratique filmique de l’artiste dans une histoire longue de la notion de texture, qui la précède et la dépasse, n’enlève rien à toute la singularité de son œuvre, qui demeure inclassable – non pas marginale mais « à part » – dans le paysage du cinéma expérimental français. La texture, dont la polysémie autorise son envergure critique, permet ainsi d’éclairer une manière de faire et de percevoir les films : filer à la trace ou filmer les traces. Finalement, de quoi les images sont-elles les indices ? L’index, c’est le doigt pointé qui désigne et identifie. On dit que les images touchent du doigt, assignent et entrent en contact avec quelque chose du réel. On dit même que l’empreinte est irréfutable, qu’elle infuse le réel dans l’image, comme un tissu imprégné. Une trace qui se répand, qui fait tache, indélébile. Si les images sont des indices, si elles sont les traces de quelque chose – un lieu, un événement, une présence, un visage, un instant –, elles imposent une méthode proche de l’enquête. Une manière de faire qui se prendrait pour objet, prise en filature. Un film dont on exhibe les coutures, pas vraiment un film décousu, mais plutôt dont on tirerait les fils, un à un, pour défaire les nœuds, déplier les enjeux et voir si ça mène quelque part. Il s’agit d’une méthodologie visuelle qui engage la reprise à l’endroit de l’accroc, là où ça dépasse, où ça manque. Les films de Michel Nedjar semblent investir le potentiel indiciaire du cinéma ou, pour parler comme Carlo Ginzburg33, autorisent un modèle de connaissance à partir des récits dont les indices et les traces affleurent à la surface des images. Une écriture de soi, par la texture, qui réhabilite l’individualité, l’événement, en menant l’enquête à la loupe pour rendre saillantes les coupes, les sursauts et les sutures.