Dans un précédent texte pour le catalogue de l’exposition « Michel Nedjar, introspective » intitulé : « Mon père était t ailleur »1, j’ai essayé de démontrer une première articulation entre les poupées et le cinéma de Michel Nedjar, en m’intéressant à l’année 1976. Michel Nedjar ne passera à la réalisation de films que l’année suivante. Ce qui m’intéressait c’était le parallèle entre le cinéma de Teo Hernandez, le film Salomé et les poupées que Michel Nedjar fabriquait au même moment. Tout d’abord, les deux entreprises partagent un même espace-temps : celui d’une petite chambre rue de la Goutte d’or qui le jour faisait fonction d’atelier pour Nedjar et la nuit de studio de cinéma pour Teo Hernandez. On imagine alors aisément que le confinement de deux projets fondateurs pour chacun de ces artistes a eu des effets contaminants entre eux, jusqu’à produire ce qui me semble être une « pollinisation » mutuelle, qui nous autorise à dire que Salomé (le film d’Hernandez) et les poupées « cru 76 » relèvent du même univers. Nedjar participe au tournage du film d’Hernandez comme acteur et on peut supposer que symétriquement Teo Hernandez ait eu un rôle dans la nouvelle production des poupées de Nedjar. Le film Salomé répète inlassablement des gestes d’enveloppement et de développement du corps faisant de l’actrice principale du film, une poupée nedjarienne en devenir. Autour de ces mouvements, Hernandez exploite les jeux de lumière traversant les trames des tissus, se colorant, s’opacifiant à la faveur de plis ou de couches de tissus ; Nedjar travaille, quant à lui, à partir de la matière des tissus et des passementeries qui vont, par stratifications, faire le corps de poupée. Le premier joue des transparences de tissus comme autant de filtres pour la lumière ; le second agglomère, stratifie couleurs et textures. Pour autant l’œuvre solaire, lumineuse et colorée d’Hernandez se retrouve dans les poupées d’« inspiration mexicaine » de l’année 76, avant que Nedjar ne plonge dans le monde chtonien des Chairdâmes, sombres et terreuses.
Revenons plus tôt, aux années 1970-72 : Nedjar et Hernandez vivent à Hôtel de la Savoie à Paris. Nedjar réalise une série de gouaches de visages ainsi que des petites sculptures en pierres ou terres crues, exécutées après un voyage en Inde. Têtes, idoles renvoient à l’archaïsme de civilisations découvertes d’abord au Musée de l’Homme (comme le firent au moment du fauvisme et du cubisme, Derain, Vlaminck, Matisse ou Picasso), mais aussi par l’expérience immersive de ces voyages lointains en compagnie d’Hernandez. Entre 1970 et 1975, les poupées ont provisoirement disparu de l’univers de l’artiste. Elles étaient les réminiscences des jeux interdits de l’enfance, et douloureuses, voire dangereuses par le défi qu’elles représentaient face à l’autorité du père ; elles ne sont présentes qu’en tant que souvenirs épars sous formes de débris rejetés par le ressac dans le film de Hernandez, Michel là-bas. Concomitamment à Salomé, le processus de la poupée est réactivé, dès lors qu’Hernandez, l’amant, a définitivement supplanté la figure du père, donnant à Michel Nedjar une liberté dont il ne se départira plus.
Deux années après Salomé, inspiré par les déformations anatomiques de Francis Bacon, Michel Nedjar va reprendre le procédé de l’enveloppement du corps humain mais d’une tout autre manière avec le projet de film intitulé Gestuel. Les mouvements de caméra sont rapides de telle sorte que l’image ne puisse pas se stabiliser en une forme parfaitement reconnaissable. Chaque image est un aperçu furtif, comme une image à peine saisie lors du feuilletage rapide des pages d’un livre : la brièveté de l’instant ne donne de l’image que l’impression diffuse d’une forme fantomatique. Gestuel est ainsi constitué d’une suite d’images dont chacune a les caractéristiques d’un entre-aperçu insaisissable. La mort à l’œuvre qui prévaut dans le genre du portrait, et que Bacon exprime par des corps abîmés dans leur chair, réside ici dans ce que l’on ne peut que saisir au vol. À un moment donné, l’acteur Gaël Badaud porte un masque à gaz, évoquant tout à la fois la mort et le masque primitiviste ; pour autant c’est l’ensemble du film qui, à mon sens, relève du « portrait sous le masque ». Les stratégies de cadence de prises de vues (quelques images par seconde qui font que chaque photogramme a un temps de pose long pour enregistrer une trace de mouvement) alliées à un jeu devant la caméra consistant à parer ce visage de tissus visent à composer un « portrait embaumé ». Nedjar retrouvait ainsi avec des stratégies filmiques les visages sans regard de ses poupées Chairdâmes.
L’exposition « Michel Nedjar, introspective », que nous avons conçue avec Corinne Barbant, se donnait pour objectifs de restituer l’intégralité du parcours artistique de l’artiste mais aussi de démontrer son caractère interdisciplinaire. Jamais une exposition sur l’artiste ne l’avait exploré de manière aussi systématique. Le cinéma n’est pas une discipline qui se situerait dans un ailleurs du travail plastique, mais à tout le moins une discipline interagissant sur le reste de sa production. La préparation de cette exposition – et cela me semble confirmé par la parole de l’artiste – est au cœur même de l’« Athanor » nedjarien. Le cinéma est un medium par lequel passent certaines questions artistiques à des moments-clefs de la carrière de l’artiste et qui a un pouvoir de « désenclavement ».
Revoir les films, après 30 années, a été pour moi qui pensais les connaître une expérience étonnante. Nous savons évidemment que le temps modifie notre perception : je ne vais pas développer ici ce qui relève d’une phénoménologie du regard, mais néanmoins le décalage entre ce que je croyais connaître et ce que j’allais voir s’avéra stupéfiant.
Je voudrais revenir en particulier sur Angle, un film tourné en 1978 et présenté dans la première salle de l’exposition « introspective ». Ses trois premiers films, – si l’on met de côté les films de voyage antérieurs – : Le Gant de l’autre (1977), La Tasse (1977) puis Angle (1978) me semblaient s’inscrire dans ce que l’on a appelé le « cinéma du corps ». C’est précisément en 1977 que Dominique Noguez propose cette appellation, « un peu par boutade, un peu pour forcer le destin », reconnaîtra son auteur. C’est une époque marquée par des clivages très forts dans le champ du cinéma expérimental en France entre un cinéma post-structurel (héritier du cinéma de Paul Sharits, Hollis Frampton, Michael Snow, Werner Nekes), proche du contexte de l’art conceptuel et minimal et farouchement opposé à tout subjectivisme, et un cinéma plus « personnel », héritier de celui de Jean Cocteau, Maya Deren ou Gregory Markopoulos. Le « cinéma du corps » est largement dominé par la mouvance homosexuelle qui revendiquait un espace de liberté et une identité refoulée par la société dans le silence et l’interdit. Le geste de Dominique Noguez a la pertinence et la justesse de replacer ces films, de les contextualiser dans une démarche artistique plus large : le mouvement de l’art corporel, très présent au sein de l’uer Saint‑Charles où Noguez enseignait et présentait ces films régulièrement dans les cours et le Ciné-Club St-Charles. Fondé après mai 1968 par le philosophe Bernard Teyssèdre, l’uer d’arts plastiques sort du cadre d’un enseignement magistral en faisant appel à des artistes pour des ateliers‑rencontres de réflexion et de pratiques artistiques : Michel Journiac, Gina Pane, Bernard Rancillac, Lygia Clark, Lea Lublin vont ainsi intervenir régulièrement, sous la forme d’ateliers pour les étudiants. Ce que fait habilement Noguez avec cet article dans Politique Hebdo où il élabore une « École du corps » c’est établir une passerelle entre le cinéma expérimental, représenté par Stéphane Marti, Maria et Katerina Thomadaki, et l’art corporel théorisé par François Pluchart sur la base de ses échanges avec Michel Journiac, et associant les pratiques de Gina Pane ou encore d’Orlan, autre grande figure internationale du body art.
Angle met en scène deux corps masculins nus devant une caméra fixe, esquissant des gestes d’attraction-répulsion physiques entre eux. La présentation que fait l’auteur de ce film est sur un registre autobiographique : un film motivé par une crise sentimentale personnelle, une rupture avec un amant, le résultat d’un échec amoureux. Le dépouillement de l’espace est remarquable : deux murs blancs qui forment à peu près au centre de l’image un angle matérialisé par une ligne verticale plus sombre. Les deux corps s’approchent, se cognent, tombent mais se repoussent toujours sans parvenir à faire jonction, à s’unir, à faire angle. Nedjar introduit dans le « cinéma du corps » un intervenant inédit : une figure géométrique. Il procède par métonymie : Angle = amour, espace géométral = relation interpersonnelle. J’ai parlé d’« amour géométral » dans le texte du catalogue, une allusion aux pythagoriciens. En effet, ceux-ci associaient aux figures géométriques élémentaires des concepts métaphysiques et des nombres : l’amour entre deux êtres y est représenté symboliquement par l’intersection entre deux cercles dont la partie commune forme une « amande » (la Vesica Piscis). L’angle est symboliquement associé au chiffre 2 ; or le chiffre 2, entre la monade du 1 et la triade du 3 (signe trinitaire), correspond à l’altérité mais aussi à l’anxiété ou à l’angoisse parce qu’il signifie le désir d’un retour à l’origine, la peur de la séparation2.
Il y a par conséquent dans ce film, un bouleversement radical du concept de l’espace cinématographique. Celui-ci n’est plus le lieu d’une action (une chambre souvent dans ses premiers films) mais un espace signifiant qui à lui seul donne le sens de l’énigme : l’angle est à la fois le lieu où se rejoignent deux plans mais aussi la ligne de fracture, la zone de tension, la faille sismique où s’affrontent deux forces aux mouvements contradictoires. Cette préséance inédite du lieu sur l’action relie ce film aux films de performances de Bruce Nauman, Dance or Exercices in the Perimeter of a Square (1967), Walking in an Exaggerated Manner around the Perimeter of a Square ou Slow Angle Walk (Beckett’s Walk) (1968)3. L’artiste américain se livre à une gestuelle répétitive guidée par une forme géométrique simple, généralement un carré tracé au sol. La double formation de Nauman en art et en mathématique trouve ici un accomplissement : la forme géométrique bidimensionnelle est la matrice d’une action du corps de l’artiste dans les trois dimensions. Dans Slow Angle Walk, nous avons affaire à un espace vide constitué de deux plans se joignant en un angle : nous sommes dans l’atelier de l’artiste que celui-ci arpente d’une étrange chorégraphie sur un seul pied, prenant appui à des points précis qui sont ceux d’une grille orthogonale imaginaire au sol. Le corps de Bruce Nauman est lui-même géométral : ses jambes sont toujours comme les deux branches d’un compas dont on pointerait alternativement l’une et l’autre branche pour toiser l’espace. Certes la dimension du « vécu » présente chez Nedjar n’existe pas chez Nauman, mais dans les deux films, un espace réduit à deux plans détermine une action interprétée chez le premier, performée chez le second. Une autre performance d’un artiste proche de Nauman, Three Frames studies (1970) de Vito Acconci mérite qu’on s’y arrête4. L’artiste et un autre participant sont debout adossés à un mur blanc et essayent en se poussant au moyen des épaules de faire sortir l’autre du cadre de la caméra qui reste parfaitement fixe. Là encore, un espace géométral délimité par le cadre de la caméra détermine une action : être ou ne plus être dans le cadre, c’est finalement être au film ou disparaître du film, une allusion ironique au statut de l’acteur que nous pourrions rencontrer dans un tout autre contexte, celui du cinéma burlesque.
Michel Nedjar fait souvent remarquer que son travail alterne en permanence le désordre et l’ordre ; les mêmes figures – pour ne prendre que l’exemple des « Foules » – vont être tantôt dans un mouvement « brownien », aléatoire, tantôt se ranger en lignes et en colonnes, sans que l’artiste ne puisse expliquer ce qui en lui suscite ces retournements et in fine des compositions si antagoniques. La seule chose que Michel Nedjar sait à ce propos, c’est que les deux stades lui sont nécessaires : l’aléatoire, le déséquilibre versus la ligne et la colonne. Ces séries de dessin sont à l’image des atomes et des molécules dans la matière : mouvements erratiques des gaz, agrégation en structures dans les phénomènes de cristallisation où soudain apparaissent des polygones réguliers.
La géométrie à l’œuvre dans Angle ne serait-elle qu’un hapax dans la production de l’artiste ? Certes non. Au tournant des années 2000, la série des Kalata inaugure un nouveau dessin chez l’artiste qui va recourir aux instruments des géomètres : compas, règles, etc., et avec lesquels il compose des visages à partir d’ellipses, de cercles, d’axes de symétrie. Le phénomène antérieur au cours duquel le désordre du trait soudain s’ordonnait, connaît une phase inédite et inattendue, visant à une nouvelle idéalité. Michel Serres attribuait l’origine de la géométrie dans la région du Croissant fertile à un désir d’immortalité qui s’est manifesté par quatre inventions sans équivalents dans l’histoire de l’Humanité : l’invention de l’agriculture et de l’élevage, puis de l’écriture et de la géométrie, qui toutes vont se répandre comme une traînée de poudre dans l’espace et tendre à l’Universel5. Hérodote nous a conté une origine de la géométrie sur les bords du Nil, où après chaque crue du fleuve, il était indispensable de faire appel aux experts, les harpédonaptes (les « tendeurs de cordes » selon la racine grecque), les arpenteurs, pour redessiner les limites des champs de culture afin de les réattribuer à leurs propriétaires. Mais au-delà, fait remarquer Michel Serres, mille ans avant notre ère, toujours dans la zone du Croissant fertile, apparaissaient les « deux seules pensées qui vaillent vraiment », le monothéisme et la géométrie, comme deux « universels transcendants6 ». Cette géométrie se « révèle » à Michel Nedjar de manière quasi mystique : il raconte que c’est à la suite de la vision subreptice sur le pont de Galata à Istanbul, enjambant la Corne d’or, du visage d’un vieux sage qu’il croisa en se promenant. La sagesse incarnée soudain lui suggérait des formes tendant à l’harmonie et la perfection. Nedjar confie qu’il crut voir alors un double, mais un double de lumière7, ce que la tradition hermétiste qui essaimera à la fois chez les néo-platoniciens mais aussi dans les traditions juive et chrétienne, nomme la « Nature parfaite », le Phôs de lumière opposé à l’Adam terrestre8. Le lieu où cela se produit pose question. C’est précisément sur ce ruban qui relie l’Orient et l’Occident que la scène se déroule, comme la réactivation d’une scène primitive où la civilisation grecque rencontre celles d’Égypte et de Mésopotamie : Thalès qui, selon Plutarque, alla mesurer la Grande Pyramide puis selon Jamblique (De Vita Pythagorica), Pythagore qui se rendit à Memphis et Diospolis sur les conseils de Thalès.
Stylistiquement, les Kalatas veulent nous raconter cette histoire de l’humanité : quand l’axe des yeux est légèrement rapproché par rapport à la « normale », les visages ne sont pas sans rappeler certains portraits du Fayoum9 ; les profils du vieux sage dont la barbe est dessinée au moyen de courbes parallèles (cf. catalogue du LaM, illustrations n° 284-285, Sans titre (Kalata), 2013) sont plus directement inspirés de la sculpture assyrienne. Enfin, il est à remarquer de manière globale que le trait apaisé de la géométrie procède d’un processus de désincarnation du sujet : l’homme de lumière, le Phôs convoque une épure dans un dessin qui orchestre des formes régulières désincarnées. La structure aléatoire des dessins où l’artiste est en état de transe procède d’un graphe, parfois un sismographe, un brouillage, un bruit. La forme géométrique substitue au bruit, un langage pur constitué de symboles reconnaissables par-delà la variabilité de leur graphie, le tremblé du geste, l’aléatoire du trait. « Ainsi », écrit Michel Serres :
[…] l’élimination de ce qui cache la forme, la cacographie, le brouillage et le bruit, ainsi l’exclusion de tout sujet, rendent possible une science pour l’Universel pour nous et, en rigueur et en vérité, dans l’Universel en soi. Les mathématiques vinrent d’identifier l’un à l’autre10.
Autrement dit, Michel Nedjar élabore un travail de dialogue, une maïeutique entre lui-même et un autre double qui est son œuvre afin de revivre cette rencontre fugace du pont de Galata avec son double de lumière.
Michel Nedjar connaît en 1978 une période de crise psychologique profonde. Ses propres amis lui conseillent de consulter un psychanalyste ; il s’y refuse et tente de s’en sortir avec sa création. Michel va alors élaborer ses Chairdâmes, des poupées aux allures macabres, faites de matériaux usagés, de schmattès. Ces créatures lui ont permis de se soigner, de l’aider à sortir de la « fosse » dans laquelle lui-même se débattait. La fracture psychologique de 1978 et le désarroi amoureux de Angles sont une seule et même crise. Or la même cause produit des résultats diamétralement opposés. Michel Nedjar cloisonnait les deux mondes artistiques dans lesquels il évoluait ; de manière consciemment schizophrénique, il se donnait tel l’Hermès de Fréjus deux faces que seuls les initiés connaissaient. Très sombres, les Chairdâmes se situent résolument « hors de la vie » et symbolisent le monde chtonien de Hadès, l’infra-monde des ténèbres ou « la chambre de l’éternité » comme le dira Daniel Cordier récemment, sidéré au milieu de l’atelier de l’artiste11. Si le film Angle est l’autre forme du même symptôme, les valeurs en sont inversées : à la noirceur des morceaux de tissus imbibés de boues, correspondent des corps nus devant un mur blanc. Un renversement stupéfiant des valeurs au terme duquel Nedjar conçoit un espace « clinique », minimaliste qui nous amène à envisager son travail dans la perspective de celui de Nauman ou d’Acconci. Or l’art minimal, c’est précisément ce que rejette Michel Nedjar l’artiste brut, l’artiste shaman de l’extase et de la transe. Réside là, à mon sens, la tangibilité d’une schizophrénie artistique réelle mais savamment maîtrisée, permettant de trancher définitivement la question de savoir si Nedjar est ou n’est pas un artiste brut. En 1978, l’artiste est en contact depuis plusieurs années avec Alain et Sophie Bourbonnais ; l’Atelier Jacob expose au public ses poupées et Bourbonnais s’apprête à inclure plusieurs pièces de Nedjar dans l’exposition Les Singuliers de l’Art au Musée d’art moderne de la ville de Paris, à l’Arc précisément dédié à l’art le plus contemporain ; Michel fait la rencontre de Madeleine Lommel et Claire Teller avec lesquelles il va créer ensuite l’association L’Aracine, dont la collection fait désormais partie du LaM. Madeleine Lommel montre ses poupées Chairdâmes à Jean Dubuffet, qui en achète. L’histoire continue : Michel Thévoz, Daniel Cordier… Nedjar connaît en très peu de temps une légitimation de son travail de plasticien, comme art brut : il est en quelque sorte adoubé dans un milieu dominé et tenu de main de fer par la figure charismatique de Jean Dubuffet, qui s’avèrera toujours extrêmement vigilant sur le périmètre de cet art singulier au titre de sa « pureté ». Parallèlement, dans le champ du cinéma expérimental, la reconnaissance est tout aussi rapide : le Centre Pompidou à Paris, le National Film Theatre à Londres programment les films de Nedjar. Ces deux trajectoires sont parallèles et conformément à la géométrie euclidienne, les parallèles sont faites pour ne pas se rencontrer ; jusqu’au jour où l’on découvre que l’univers est courbe… L’artiste a certes « clivé » ses différentes activités respectant les codes de cercles ayant parfois l’allure de citadelles. Pour autant dans le secret de l’atelier, Nedjar produit des œuvres qui débordent largement du cadre d’un art profondément marqué par le Primitivisme (les Poupées Chairdâmes) et a recours à des procédures venant de l’art contemporain : l’assemblage de matériaux récupérés (Totems à partir de bouteilles et de papier mâché que l’on qualifierait sans difficulté de junk art), le collage d’images de magazines aux accents Pop, l’emballage/ficelage où l’on reconnaît parfois l’empreinte d’Edward Kienholz ou de Christo et Jeanne Claude et qui préfigure dès les années 1980 les actuels « Paquets d’objets arrêtés »12. Cette partie de l’œuvre plastique restera pour de nombreuses années des expérimentations secrètes, non révélées au public. Nedjar s’interdit de rendre publics ses propres débordements, ses œuvres « impures » contaminées par l’art de son temps. En revanche, le cinéma expérimental, non exempt de dogmes lui aussi mais qui n’a pas d’incompatibilité rédhibitoire avec l’art brut ; lui permet de réaliser cet aggiornamento qui lui est nécessaire. Ses films peuvent se nourrir de ceux d’Andy Warhol ou de Kenneth Anger comme des performances d’Acconci ou Nauman comme on vient de le voir ou encore de la peinture de Francis Bacon.
L’univers de Michel Nedjar est peuplé de fantômes et ce, depuis ce soir de 1961 où il vit Nuit et brouillard d’Alain Resnais. Le travail artistique, qu’il a lui-même désigné comme une alternative à la cure psychanalytique qu’il refuse, a fonction cathartique : faire remonter à la surface tous les fantômes de sa famille juive maternelle et les autres, décimés par la Shoah. Les Chairdâmes sont l’incantation plus que l’incarnation de ces absences obsédantes. Mais pour que son travail artistique puisse le guérir, il faudra à Michel Nedjar, re-lier, recoudre le passé avec le présent. Par conséquent les Chairdâmes comme plus tard les Foules sont bien plus que les fantômes du passé. Elles sont polysémiques, l’agrégat du présent et du passé, des cultures primitives et d’univers contemporains. Elles nous renvoient aux momies de Guanajuato au Mexique très expressives avec des visages tordus, émaciés, mais elles ne sont pas exemptes de détails empruntés à la science-fiction, aux grotesques du Moyen-Âge, à l’univers des catacombes et des ossuaires. Cette polysémie qui relie des faits intimes à des eidolon (qui en grec est la racine commune des mots « idole » et « image ») de civilisations anciennes, est une manière de créer des « nœuds ».
À partir de 1978, les poupées de Michel sont énergiquement liées (comme le sera d’ailleurs la poupée Barbie qu’il trouve au Marché aux puces13). Ces poupées de 1978-1980 ont perdu leur apparence anthropomorphique au bénéfice de celle d’une racine ou d’une mandragore ; elles sont ficelées et nouées. Il s’agit là d’un geste primordial à la symbolique universelle : geste d’assemblage primitif, nerveux. Mircea Eliade évoque dans Images et symboles une « multivalence du liage » qui opère dans les champs cosmologiques, religieux, magiques, initiatiques, métaphysiques ou encore sotériologiques, due selon lui au fait que « l’homme reconnaît dans ce complexe une sorte d’archétype de sa propre situation dans le Monde14 ». Les nœuds, les lacets et les cordes se répartissent entre dieux, héros ou démons dans les religions et la magie, sans qu’il soit possible de dire si ces permanences sont le fruit d’imitations, d’emprunts historiques ou si elles sont les variantes d’un même archétype, précise Eliade. Je fais remarquer que le film Gestuel est remarquable à ce sujet car il est un double nœud : l’acteur se bâillonne avec une bande Velpeau, mais Nedjar fait devant lui aussi des nœuds avec ses mouvements de caméra. On retrouve d’ailleurs ces nœuds dans le film de Hernandez : Michel, présenté en introduction de l’exposition au LaM. Dans la civilisation babylonienne, la « liaison, la corde » désigne tout simplement le « principe cosmique qui unit toutes les choses ». Il y a en Inde, les dieux qui lient ou dé-lient : Indra, Varuna lient les coupables, ou encore Nirrti dont on retrouvera également la trace en Iran et dans les pays sémitiques. Mircea Eliade énumérait la symbolique des nœuds : fonction de guérison mais aussi de défense contre les démons ou encore de conservation de la force magico-vitale15.
L’historien d’art Aby Warburg, l’auteur de Mnémosyne, un atlas des formes, s’intéressait aux vestiges de l’Antiquité, non pas en tant qu’objets résidus de civilisations passées mais en tant que traces inconscientes, de formes, de styles, de comportements, de psyché, survivants au temps. Ils sont symptômes et fantômes car il s’agit d’une réalité inconsciente, cachée, spectrale. Ces survivances remettent en cause une vision linéaire et évolutionniste de la culture, confortée par la théorie darwinienne de l’évolution des espèces. Or, dès qu’il se met véritablement en place au milieu des années 1970, alors que règne une idéologie dominante post-moderne (minimalisme, conceptuel), le travail de Michel Nedjar réactive des formes artistiques (idoles, masques, poupées, momies), des archétypes qui relèvent toutes de cet inconscient des formes définies par Warburg, et sur lesquelles il greffe ses propres éléments personnels, son propre inconscient. Il réalise ce qu’un anthropologue anglais Edward B. Tylor, dans Primitive culture, un ouvrage publié à Londres en 1871, définissait comme des « nœuds de temps16 ». Ces nœuds de temps ont des déchiffrages complexes car s’y entrelacent l’« idée du progrès » (propre aux historiens et par voie de contagion aux historiens de l’art) et la « théorie de la dégénérescence » (propre aux anthropologues). C’est l’opposition entre « évolution » et « intemporalité ». Le point commun entre Tylor et Nedjar, c’est l’expérience de la culture du Mexique ; l’anthropologue s’y rendra en 1856 et découvrira une extraordinaire variété et hétérogénéité de faits de culture, dans lesquels émergent parmi les survivances, les superstitions, les croyances, la magie, Tylor évoque une ténacité des survivances qui apparaissent dans la ténuité de choses minuscules.
Le « Fil de la vie » symbolise dans beaucoup de pays la destinée humaine. Notamment dans la Bible où Job déclare : « Le fil de leur vie est rompu ! ». Dans la cosmogonie indienne, le cosmos est conçu comme un tissu, comme un énorme « réseau », dans lequel l’air a tissé l’Univers, en reliant ce monde et l’autre monde et tous les êtres ensemble. Tout est lié à tout par une texture invisible et d’autre part certaines divinités sont les maîtresses de ces « fils », qui, en dernière instance, constituent un vaste liage cosmique.
Ce vaste réseau de fils concrétisé par les shmattès et les premières poupées en formes de racines ficelées me ramène à la symbolique de la toile d’araignée dans la propre existence de l’artiste. La toile de l’araignée, c’est la convergence du hasard et du poétique autour de rencontres, mais pour autant, nous ne sommes plus dans un ficelage primitif incantatoire, mais dans l’élaboration d’un schéma directeur. L’araignée tisse sa toile, construit avec des fils une structure grâce à laquelle elle va survivre : elle est le paradigme du « Grand géomètre ». À quoi rêve l’araignée ?, film autobiographique tourné en 1982 de près d’une heure de durée, orchestre les fragments de la vie de Michel Nedjar, pour composer une architecture. Le film mêle des films de famille tournés par son père, des morceaux des premiers films de Michel tournés aux Baléares et à Athènes, des images contemporaines avec Teo Hernandez, à des dialogues volés entre sa mère et sa tante, enregistrés à leur insu. L’auteur est l’araignée, au centre d’un dispositif qui lui permet de survivre : il a tissé les fils de sa propre toile et maîtrise désormais sa situation personnelle.
Dans la kabbale moderne d’Isaac Louria élaborée au xvie siècle, après la Reconquista espagnole qui a vu les Juifs et les Musulmans chassés de la péninsule ibérique, il y a une très belle métaphore pour rendre compte de la difficulté à penser le Monde dans ses horreurs et ses catastrophes, comme œuvre divine. C’est la théorie du Tsimtsoum dans laquelle le Créateur s’est retiré « de lui-même en lui-même » pour créer un espace pour le Monde à venir. La seconde étape du processus de la Création selon Louria est la shevirat ha kelim (la brisure des vases). L’émanation divine jaillit sous forme d’un rayon rectiligne : la lumière de l’Homme primordial (l’Adam Qadmon). Contenues dans des vases solides (les Séphirot), les émanations de l’Adam Qadmon provoquèrent leur éclatement. Cette brisure fit du monde un univers désarticulé17. La troisième phase est celle de la réparation (Tiqoun) : remettre les choses à leur place, restaurer. C’est le rôle et l’histoire de l’homme. L’histoire de l’œuvre de Michel Nedjar est celle de cette réparation à partir du trauma provoqué par le film de Resnais. À quoi rêve l’Araignée ? marque incontestablement une étape majeure dans ce processus de réparation qui semble aujourd’hui dominer les œuvres récentes de Michel Nedjar. La structure de la toile d’araignée n’est pas une structure aléatoire mais la construction d’une courbe hélicoïdale qui oscille entre deux figures parfaites : la spirale linéaire et la spirale logarithmique18.La réparation d’un monde en lambeaux, le Tiqoun nedjarien a d’abord été le produit du travail de l’intercesseur avant que l’artiste ne devienne lui-même le géomètre de sa reconstruction.