Michel est quelqu'un avec qui j'ai partagé des moments de mon existence, il est un familier. Depuis que j'ai découvert le cinéma expérimental au milieu des années 1970, j'ai croisé Michel Nedjar à différentes projections et principalement lors du cycle « Une histoire du cinéma », au Centre national des arts plastiques rue Berrier1. Mais c'est au début des années 1980 que je fis réellement sa connaissance, alors que nous venions de créer « Light Cone » et « Scratch »2 et que j'organisais avec Miles McKane une exposition et un cycle de projection « Art Cinéma » dans lequel étaient inclus des films du groupe MétroBarbèsRochechou Art, dont nous avions rencontré les membres du groupe quelques mois auparavant.
Officiellement Michel Nedjar ne devient cinéaste qu'à la faveur de sa rencontre avec Teo Hernandez. Officieusement, il a toujours été cinéaste. Il a toujours été hanté, habité par le cinéma et ce de plusieurs manières en dehors du fait qu'il soit un spectateur assidu de nombreux types de films. Je voudrais donc proposer ici une déambulation au détour de certains films. En tant que réalisateur, son investissement en cinéma est intense pendant près d'une dizaine d'années. L'engagement vis-à-vis du cinéma semble relever de la dynamique du coup de foudre ; et ce indépendamment du fait que Teo Hernandez ait pu l'inciter à se saisir à nouveau de la caméra. L'outil cinéma sera pendant quelques années l'un des médias de prédilection de Michel Nedjar avant qu'il ne privilégie à nouveau son travail plastique.
Ce n'est pas tant le fait d'avoir filmé dès 1964 quelques voyages sur le pourtour méditerranéen (Voyages aux Baléares 1964, Voyage en Grèce 1965, Orange du Maroc 1970) ou d'avoir été filmé (par Teo Hernandez notamment), qui fera de lui un cinéaste, c'est plutôt dans sa manière de penser et de faire de l'assemblage le socle de tout son travail artistique selon des modalités spécifiques à chaque médium. Si le recyclage est important dans la production des poupées, il est moins prépondérant avec le dessin ou le cinéma, bien qu'on en trouve trace dans quelques films, qui prennent en charge, non pas une, mais des histoires, non pas une, mais des identités. En revanche, dans les bandes-son, le recyclage se généralise selon de nombreuses appropriations qui vont de la prise directe au réemploi de diverses sources sonores. À la manière du tailleur, les pans et les plans sont cousus ou s'entremêlent selon d'innombrables plis dans un grand foisonnement et chatoiement de matières.
Identités
Je propose d'envisager le cinéma de Michel Nedjar selon des chemins de traverses, c'est-à-dire que je souhaite envisager la pratique cinématographique de Michel en relation avec des œuvres, des cinéastes et des genres de films comme le ferait l'artiste trouvant ici ou là, selon les lieux et les espaces des éclats d'images qui lui permettent de parcourir d'autres voies ignorées ou peu usitées jusque-là.
Dans le monde du cinéma, je ne disais pas que je faisais des poupées et dans celui des poupées, je ne parlais pas du cinéma. C’est seulement maintenant qu’on commence à mentionner mes films dans les catalogues. Je peux désormais voir des liens entre les deux3. (Michel Nedjar)
Si le travail plastique participe de ce qui est compris comme art brut, selon une hiérarchisation particulière des beaux-arts comme système économique et social, le cinéma expérimental de son côté partage cette même disqualification. Il s'agit d'une mise à l'index redoublée dans la mesure où elle est activée simultanément par le système des beaux-arts autant que par le cinéma de divertissement. À la fin des années 1970 et dans les années 1980, il n'était pas « bon » d'être un cinéaste expérimental, la vidéo s'était emparée de cet espace où l'image en mouvement pouvait être reconnue comme pratique artistique à part entière.
Nedjar fréquente ces espaces disqualifiés, dans lesquels c'est le plaisir du faire qui est moteur constituant des visions inouïes, comme les avait envisagées Stan Brakhage avec son cinéma visionnaire, et ce, bien que la matérialité des films chez ces deux artistes, soit distincte. Chez Michel, point de travail secondaire sur la matière filmée, mais une affirmation de la gestuelle du corps comme invitation au filage4.
Les films de Michel se déploient selon plusieurs axes privilégiant des éclats identitaires à travers des portraits - témoignages, actions - célébrations, faisant résonner les intérêts pour la plastique et la gestuelle des corps à ceux de l'histoire. Dans ce double mouvement qui va de la découverte de l'autre à l'affirmation de sa différence, Michel explore les possibilités de l'image cinématographique qui ont la particularité d'être différées, séparant le temps de la capture, de sa révélation lors de la projection. On ne s'étonnera donc pas si les premiers films se déploient sous le signe de l'identité sexuelle, bien que ne se donnant pas sous la forme d'un militantisme selon un ensemble de codes d'affirmation comme le feront d'autres cinéastes.
Avec le cinéma, d'autres territoires sont explorés par l'artiste qui ne recouvrent pas vraiment ce qui est à l'œuvre avec les poupées, les dessins. Nous ne sommes pas dans le même espace, l'objet de l'image n'est pas appréhendé, travaillé et restitué selon les mêmes registres. Ce n'est pas tant la représentation suivant les critères d'une soi-disant fidélité à l'objet qui est à l'œuvre, que la manifestation d'une vision, qui au fil des ans souligne une inconditionnelle liberté quant à la chose filmée. Ainsi les filages, les glissements, les à-coups, les ruptures, les sautes, les raccords brusques, les télescopages sont autant de signatures usitées par Michel au travers de ses films.
Les premiers films se donnent comme des moments partagés avec un, des hommes se mettant en scène dans la perspective d'un embrasement sensoriel, dont on n’aperçoit, bien souvent que les prémices, au moyen de différents indices comportementaux qui vont du travestissement au jeu érotique avec les matières ou objets fétichisés, tel que le gant.
La Tasse (1977) est à cet égard exemplaire, dans la mesure où le film dresse un portrait singulier d'un homme âgé se travestissant selon un rite que les ans ont façonné, avec un jeu et pas-de-deux autour d'une tasse parisienne dans une tenue qui respecte son genre. La première fois que j'ai vu ce film dans les années 1970, la « folle » d'un certain âge me paraissait « lointaine », comme si elle venait d'un autre monde, d'un autre temps, elle ne correspondait pas au monde que je fréquentais et pourtant le personnage indiquait, explorait un monde qui m'attirait de par le fait qu'il mettait en jeu un brouillage des codes sociaux, des genres, en les déstabilisant au détour d'un clin d'œil ou d'une pose. Il y avait là quelque chose qui relevait et révélait un profond désir de transformation, une affirmation du jeu avec les règles au moyen d'une exagération, exaspération de l'artifice. Ce film s'installait dans un inconfort particulier qui montrait en quoi il était difficile pour un jeune « pédé » de voir, d'envisager les questions relatives au vieillissement. Ces questions quasiment taboues seront envisagées plus tardivement dans le cinéma expérimental, on pense principalement aux travaux de Barbara Hammer ou Birgit Hein. Par ailleurs, La Tasse met à jour des comportements du monde de la nuit et des cabarets en tissant des passerelles entre le monde des « tarlouzes », des oiseaux de nuit avec des mises en scènes de transformismes telles que celles de Pierre Molinier. Ces mises en scènes pouvaient se retrouver dans les performances de « jeunes folles militantes » pour qui, ce n'était pas tant la star de cinéma qui était l'icône, le modèle à imiter5, mais l'immigrée débarquant en France et qui n'avait pour tout avenir que d'être une domestique, en affirmant une plastique du « trash », du ridicule et de la provocation (dans les années 1970, le camp se déployait souvent au travers de figures mineures, disqualifiées). On se souvient que lors du premier festival de films homosexuels organisé par Lionel Soukaz à la Pagode6, les séances s'ouvraient avec de tels numéros en live.
Je ne savais pas que ce qui avait déclenché La Tasse, était un titre de Libération annonçant le suicide de Pierre Molinier. Suite à cette nouvelle, Michel a voulu rendre hommage à l'une des figures emblématiques de la perturbation des genres et des catégories. Pierre Molinier avait dit que le jour où il ne pourrait plus jouir, il se suiciderait. Le film de Michel est une réponse à cette mort annoncée, qui l'avait dérangée en ce qu'elle démontrait la force de l'engagement d'un artiste à sa parole. On prend conscience que le cinéma est pour Michel un outil lui permettant de faire avec la réalité, non pas au sens de reproduire la réalité, mais de faire avec les évènements qui l'entourent, qu'ils s'agissent de ses amants, de l'histoire familiale ou bien encore des rapports avec quelques artistes : Bacon, Molinier, Picasso, etc.
Quelques années plus tard, organisant une rétrospective des films d’Andy Warhol, je découvris à New York le film Paul Swan (1965) dans lequel l'artiste, acteur et danseur, alors très âgé, après avoir évoqué et rejoué des moments de différentes scènes de spectacle, passe un long moment hors champ à la recherche d'une chaussure perdue, et qui par son objet me rappela le film de Michel. Les films n'avaient a priori rien à voir, cependant quelque chose les reliait qui relevait de l'esthétique camp et de ses diverses manifestations pervertissant des objets du quotidien. On se souvient que Susan Sontag7 fut l'une des premières critiques à s'intéresser à cette esthétique disqualifiée par les agents du modernisme et qui fait de l'exagération et de l'artifice des armes de prédilection. La dérision remet en cause le sens unique, au profit d'un second degré toxique. C'est l'humour de la « folle » qui déstabilise le réel, le transforme, fait de la banalité et des objets de la quotidienneté – ce que beaucoup considèrent comme du simple mauvais goût – l'amorce d'une critique sociale qui ne saurait prendre les formes guindées de l'académisme. C'est une manière d'être au monde qui affiche, revendique ou parodie avec fierté un côté efféminé. Ou plus exactement fait de ce trait-là, la féminité, une manière d'être au monde et de voir le monde.
Avec Le Gant de l'autre (1977) et La Tasse, Michel Nedjar montre des images de l'homosexualité à la fois intimes et banales, comme le font d'autres cinéastes, à cette époque-là, en France. Il faut comprendre la banalité comme ce qui témoigne du quotidien mais aussi, ce qui participe de la sphère privée auquel on donne une visibilité qu'elle n'avait pas jusqu'alors.
J'ai aussi fait des films très personnels, sur le thème des relations sexuelles avec le corps d'un homme : presque autobiographiques, des films parfaitement existentiels. Il n'y a rien de conceptuel – c'est ma vie pas une théorie8.
Montrer le désir
Michel dépasse les clivages en juxtaposant des strates de vécu souvent hétérogènes et, ce principalement, lorsque les différents éclats du « je » sont éparpillés selon des territoires qui ont été volontairement séparés que ce soit pour des motifs personnels ou au regard de contraintes et interdits sociaux. La représentation de la sexualité homosexuelle appartenait à un champ de l'indicible autant que de l'invisible pour qui n'en faisait pas partie. On se souvient de l'importance et de la nécessité auquel font face les groupes minoritaires quand il s’agit de la production de leurs propres images, qu'ils s'agissent de les réaliser, de les retrouver, ou bien encore de se les approprier afin de ne plus les considérer comme honteuses ou disqualifiantes mais en les proposant comme des alternatives à la production dominante. Cela s'est matérialisé dans le champ du cinéma expérimental dès 1947 avec le film de Kenneth Anger Fireworks et ce indépendamment de précédents historiques pour lesquels le moi était toujours médiatisé. On retrouve dans les queer zines, et ce dès les années 1970, cette volonté de révélations à travers les images par lesquelles comme le remarque AA Bronson : « les artistes promeuvent un ensemble d'idées et d'esthétiques différentes de celles de tous les jours9. »
Ces premiers films de Michel participent ainsi de ce travail, et qu’il le veuille, le sache ou non, de ce mouvement qui fait voler en éclats les interdits quant à la représentation des images du désir et du plaisir d'une minorité sexuelle. Il s’agissait de briser le carcan dans lequel les images du corps masculin et ses plaisirs étaient souvent confinés, conformément à la fascination qu'a exercé l'antiquité ou encore la culture physique. Affirmer et montrer qu'un homme peut en désirer un autre et que ce désir se voit et se donne à voir dans et par des images en mouvement. En ce sens Michel Nedjar s'inscrit dans une généalogie de cinéastes qui ont œuvré à rendre visible des représentations de l'homosexualité à l'écran en dehors des conventions du cinéma de divertissement. En cela, dans la filiation de Kenneth Anger, Andy Warhol, Jack Smith, José Rodriguez Solteiro, Alfo Arrieta, mais aussi de Curt McDowell, certains films de Michel Nedjar façonnent à leur manière une esthétique gay qui semble aussi éloignée paradoxalement de celle de Teo Hernandez que de celle de Lionel Soukaz, et ce pour des raisons différentes10. Cette généalogie inscrit les glissements et mutations qu'apporte chaque cinéaste à l'histoire de la représentation homosexuelle. Elle le fait en France à un moment où les cinéastes s'en emparent au moyen du Super 8 qui, depuis le milieu des années 1970, est devenu le support cinématographique privilégié de la contestation et de la liberté. Il faut rappeler que le Festival du Super 8 au Ranelagh (1974) fut un moment important pour la reconnaissance de ce support comme support de création (avec la présentation de films de cinéastes consacrés et de films militants et expérimentaux) et non pas seulement comme le support par excellence de l'amateur. Le Super 8 apparaissait pour de nombreux jeunes cinéastes comme un instrument de libération avec lequel on pouvait s'affranchir des règles et des moyens de production fordiste du cinéma traditionnel. De par sa légèreté et sa maniabilité la caméra Super 8 permet une liberté de mouvement autant qu'elle favorise un usage qui ne fait pas appel au contrôle lors de la prise, dans la mesure où, tenue d'une seule main, elle favorise de penser l'image comme effleurement, caresse, parcours éperdu. Elle potentialise une cinématographie gestuelle, pour laquelle la caméra est extension, appendice de la main. « Une rencontre, une caresse déclenche un film11. » Il est donc possible d'envisager et faire du cinéma sans recourir au scénario, cette manière de faire est une manifestation de l'expression de soi.
action 77- gants bleus,- gants rouge – l'autre – ils font l'amour, je veux voir, m'approcher, participer, pénétrer – ils se branlent devant la caméra – le point – net flou, qu'importe je suis avec eux - il lui ferme les yeux, est-il mort ? Pause- je pose près de lui une tête de mort – vanité- offrande au Mexicain – sacrifice – je filme ses cheveux – son visage- son ventre – son sexe – ses fesses – ses mains – ses pieds – séquences intercalées avec la tête de mort – inventaire de ma passion – il me parle, je n'entends rien, le film est muet – je le sens être le flux de mes films.
Comme le remarque Michel : « Je compris que je pouvais utiliser la caméra comme instrument de peinture ou de sculpture12 » et c'est là que l'exposition « Une histoire du cinéma », organisée par Peter Kubelka à la demande de Pontus Hulten, et proposée en avant-première au Centre Berrier en 1975, comme une manifestation exemplaire du Centre Pompidou, a été essentielle pour les cinéastes de la génération de Michel autant que pour Jean‑Michel Bouhours ou moi-même.
Le Gant de l'autre se déploie dans un registre qui transcende la question du partage de l'intime, à la différence des journaux filmés qui s'accompagnent souvent pour ceux qui n'appartiennent pas au cercle familier d'un certain inconfort, car on a souvent l'impression d'être là par effraction. Loin de tout ça, dans le cas de Michel. Comme le font, à leur manière un important groupe de cinéastes, ce sont les représentations du corps et ses mises en scène qui importent. Les approches bien que diverses à ce moment sont majoritairement, tout au moins en France, le fait de cinéastes utilisant le Super 8 et vont du militantisme à un cinéma exubérant revisitant les mythes selon des rites et des mises en scène qui travaillent à l'ombre du baroque et du symbolisme. Michel se démarque presque immédiatement par la force expressive et l'hybridation des stratégies qu'il mêle parfois dans un même film ou bien encore d'un film à l'autre indiquant un des principes créatifs de tout son travail en tant qu'artiste et qui consiste en l'abolition des usages précédents au profit d'un renouvellement constant.
Chaque film se différencie en effet des précédents soit par son sujet, le portrait d'un homme (La Tasse, Monsieur Loulou) ; l'expression d'une méditation à travers un questionnement sur la lumière (Diaph. Limite 1,2, Posture d'exil) ; ou bien encore la transmission selon une polyphonie de voix, de souvenirs (À quoi rêve l'araignée ?). Cette différentiation s'effectue autant dans le traitement de l'image, que par la diversité des sujets. De fait, chaque sujet « élu » impose sa forme et ses traitements et favorise une remise à plat, un nouveau départ. Comme si chaque film imposait une nouvelle exploration de l'outil cinéma.
Ainsi entre La Tasse et Le Gant de l'autre s'opère un glissement qui veut que l'on passe d'un cinéma documentaire à l'expression d'un « je », comme manifestation du désir, au travers d'une participation qui transcende le voyeurisme des scènes filmées. On glisse subrepticement vers l'affirmation d'une expression libre qui non seulement se réfère à Teo Hernandez mais aussi à Stan Brakhage, dont Michel avait pu voir certains films lors de l’exposition « Une histoire du cinéma ».
Cette manière de filmer sera elle-même remise en cause avec Angle (1978) qui inscrit de manière distincte une esthétique homo-érotique selon une économie de moyens qui pourrait évoquer quelques propositions vidéo de Vito Acconci. Et ce d'autant que le désir se manifeste à travers la figure d'un enfermement particulier, un espace confiné de l'angle d'une pièce. Un ou deux corps sont vus lors de chutes, roulades, traversées : chaque action est une exécution. Ces plans de mouvements restreints s'opposent aux plans de détails des corps. Le film semble jouer de la possibilité qu'a le cinéma d'être à la fois photographie et cinéma. On passe de la prise d'un instantané – une suspension du geste, de l'action – à l'instantané d'un mouvement en acte. Ce jeu entre statique et mouvement fait écho à la situation des deux corps qui oscillent entre attraction et rejet. Une dynamique particulière d'un accord impossible se déploie dans Angle qui fait que les corps se heurtent, s'évitent plus qu'ils ne s'étreignent, quand bien même ils sont parfois lovés l'un contre l'autre. La répétition (récurrente dans tout le travail de Michel Nedjar) comme motif rythmique s'ajoute aux plans de syncope au noir et crée un contrepoint visuel aux corps, près de l'effondrement. L'angle est à la fois pôle d'attraction, et zone de rejet tout autant qu'il est un point mort. Par ailleurs il ne faut pas oublier que pour les gens de notre génération, notre indiscipline entraînait que l'on nous mette au coin, on nous confinait dans un angle mort, nous privant de la vue. Cette ambivalence de la forme qui oppresse, compresse les corps et les révèle ainsi comme fragiles, vacillants, en rupture s'inscrit dans un cinéma plus minimaliste, qui réfrène pour ainsi dire les échappées tournoyantes de l'appareil autant que les foudroiements visuels colorés. D'une certaine manière Angle sert d'indice à d'autres films à venir dans lesquels la représentation de la sensualité s'effectue selon d'autres modalités convoquant dans leurs flux l'éblouissement et l'ensevelissement, la suspension et la reprise, comme le proposent Signaux lumineux pour un ballet nuptial (1983), Capital-Paysage (1982) ou même Black Room Révélée (2004).
Le tournage comme performance
Les films se succèdent explorant les possibilités du Super 8, affirmant l'importance du film sans scénario. Cette absence de scénario distingue le travail cinématographique de Michel de beaucoup d'autres cinéastes. Il se sert de la caméra comme il ferait avec des étoffes, des chiffons ou des crayons. Il s'agit de faire avec ce qui est sous la main, à un moment donné, jusqu'à atteindre un stade où le contrôle ne s'exerce plus mais où l'improvisation, la force créatrice nous possède. C'est envisager le cinéma comme moment de transe, mais pas comme l'imaginait et le constituait Jean Rouch dans quelques-uns de ses films, quoiqu’on puisse percevoir dans la liberté de la caméra des similarités, mais plus exactement dans la volonté de rendre les armes au profit des pulsions et de leurs engrenages. Dès lors il n'y a plus de limite, tout vole en éclat et Michel Nedjar donne des leçons de liberté au cinéma. Il ouvre le chemin (à Teo et à d'autres) ; il sculpte la lumière au moyen de striures et d'éclats de mosaïques filantes de couleurs et de formes. Ainsi le moment du tournage devient performance. Faire un film consiste alors à réunir toutes les conditions afin qu'advienne un événement par, dans et lors du tournage. Cette manière de comprendre le film comme événement manifestant la trace de la transe peut rendre compte de la diversité des approches cinématographiques de Michel jusqu'à Bouche d'œil Voodovideo (2001). L'artiste privilégie les moments d'exubérance, d'envoûtement, de passion et fait de l'acte créatif, quels que soient les supports, des marqueurs, des passeurs d'intensité. Ne parle-t-il pas du cinéma comme expéri-vital ? Parfois la performance se manifeste des deux côtés de la caméra comme on le voit dans une certaine mesure dans La tasse, Angle, ou plus encore dans Gestuel. Plus tard c'est le travail à la caméra qui transformera la perception de la réalité et fusionnera le réel dans une perception sensible instable, et qui trouvera ses prolongements dans les deux films du groupe : 4 à 4 MétroBarbèsRochechou Art (1980-83), Grappe d'yeux (1982-83). Capitale-paysage (1982) du seul Michel anticipe et résonne avec 4 à 4 de singulière manière comme s'il s'y prolongeait. 4 à 4 semble dialoguer aussi bien avec le travail plastique de Michel qu’avec les films de Teo Hernandez et de Jakobois.
Si l'on considère la manière dont Michel s'empare de la caméra et la manière dont il a fait des films pendant huit ans, on est frappé par la dualité des approches qu'il a développées et qui juxtapose d'un film à l'autre foisonnement et dépouillement, exubérance et retenue. On ne constate pas un tel dédoublement dans le travail plastique qui semble procéder par l’approfondissement, l’exploration d'une direction alors que le travail en cinéma se caractérise par une extrême mobilité des manières de filmer.
On peut rattacher certains partis-pris de Michel Nedjar de ceux déployés par Stan Brakhage qui, par exemple dans Dog Star Man (1961-64), se sert de la caméra comme moyen expressif, ou bien encore des choix d’Howard Guttenplan qui appréhende la ville, ses habitants par grappes de photogrammes. Ces manières de filmer ont été explorées différemment par Jonas Mekas et se retrouvent transformées chez les cinéastes utilisant le Super 8, comme Teo Hernandez ou Jakobois.
Pensons par exemple à cette notion de filé, de filage, qui trouvera une forme particulière chez Michel Nedjar. Un filage en cinéma provient du fait que la pellicule n'est pas correctement plaquée contre la fenêtre, ce qui va donner une boursouflure à la pellicule qui s'en trouvera impressionnée hors-cadre, le cadre bavant à l'intérieur de lui-même et induisant des dérapages verticaux de la représentation. Un filé est la trace du mouvement des objets dans le champ de la caméra, ou du caméraman balayant rapidement le champ visuel. Les filés sont tolérés dans la photographie et ont été un objet de prédilection de l'avant-garde des années 1920 qui se focalisait sur la question de la dynamique de la ville, son énergie, puis dans les documentaires expérimentaux de la fin des années 1950 afin de montrer l'exubérance et la profusion des éclats de la métropole (NY, NY (1957), Francis Thomson, Bridges Go Round (1958), Shirley Clarke, Broadway By Light (1958), William Klein). Ils sont plus rarement catalyseurs d'une proposition cinématographique. Sauf chez Michel Nedjar qui, avec Capitale‑Paysage, 4 à 4, etc., en fera une figure de style qui aura la particularité non pas de rendre compte de l'énergie de la ville, mais plutôt celle de nous faire partager la vision, et plus précisément la réponse immédiate d'un sujet par rapport à ce qu'il voit. Cette manière de (se) saisir de la caméra et de produire avec cet instrument une vision qui ne peut être le fait d'aucun autre support, sera exacerbée chez Teo Hernandez, qui s'en empare par exemple de manière étourdissante dans Nuestra Senora de Paris (1982).
Dans tous les cas, il ne s'agit pas de rendre compte de la réalité qui serait posée comme un étant face à nous, mais de montrer et de nous faire sentir comment être au monde ; ce qui signifie reconnaître et prendre possession de notre perception tout en la façonnant. Il s'agit de construire une perception qui rende compte de notre être-là, en convoquant des bribes de souvenirs, des formes compulsives qui ne sont pas encore codées, décodées. Ainsi dans À quoi rêve l'araignée ? les échos lointains d'un passé traumatisant surgissent au détour d'une parole, d'une photographie, au gré des différentes reprises (par refilmage ou recadrage d'une photo, d'un film).
Ces stratégies, bousculant la restitution de la réalité au profit d'une phénoménologie en acte de la perception, permettent d'exposer et de s'intéresser à des sujets personnels, de nature intime tout en les transcendant. Ainsi Michel ne revendique rien quant à son homosexualité, il ne fait pas œuvre d'un quelconque militantisme, il fait avec ses désirs, sa sexualité. De même avec l'histoire de sa famille qui ne peut se dire sans référence à la Shoah, à toute une géopolitique qui transparaît de diverses manières dans les films de famille du père, les interviews des proches, les films de voyages de Michel qui génèreront des œuvres singulières. La trace de cette énergie dont la représentation filante est la marque la plus évidente semble faire signe à la manière dont Len Lye envisageait le travail créatif comme l'acte consistant à retrouver l'énergie non codée de notre cerveau et qu'il déploiera dans ses films autant que dans ses sculptures.
On peut ainsi voir dans le travail de Michel Nedjar une prolongation des tentatives de Len Lye d'exprimer l'énergie selon des formes créatives qui se renouvellent et se régénèrent sans cesse, un peu à la manière dont cette entité est représentée dans le film Tusalava (1929).
Merci Michel.