Introduction. Malaises dans le « travail à plusieurs »
La situation à partir de laquelle nous1 écrivons est une série de résidences de recherche et de création ouvertes à Grenoble depuis 2013 dans différents lieux-ressources – le Fournil, une table d’hôte où les repas sont proposés à un euro et l’Accueil Demandeurs d’Asile, une association travaillant à l’élaboration des recours administratifs des personnes demandant l’asile. Depuis les champs de l’art et des sciences sociales, nous invitons des personnes fréquentant ces lieux à rejouer avec nous certaines de leurs pratiques. Ainsi, en 2013, nous avons travaillé avec des personnes en situation de demande d’asile à rejouer des pratiques cartographiques qu’elles mettaient en œuvre pour se repérer dans Grenoble, échanger des informations, partager des bribes de souvenirs. Cartographier à main levée des expériences, en suspendant le cadre de l’examen administratif qui entend évaluer la « véracité » et la « crédibilité » de ce qui exprimé2, entrer en relation à partir de ce geste, étaient précisément autant de tentatives déployées pour contrer la violence des régimes d’énonciation imposés par les administrations du droit d’asile. Dans le contexte politique d’une forteresse européenne qui produit des « formes de dépossessions légales3 », il s’agissait de réaffirmer la potentialité d’un travail à plusieurs et de l’« égalité des intelligences4 », pour déstabiliser les distinctions toujours plus fixes entre des statuts administratifs asymétriques. En 2017, de nouvelles résidences ont eu lieu à Grenoble, toujours dans les locaux de l’association Accueil Demandeurs d’Asile. Il s’agissait d’évoquer nos usages du téléphone portable et des technologies de l’information et de la communication, les usages que nous – initiatrices et invité·e·s de ces résidences – avions en commun, ainsi que les usages mobilisés plus spécifiquement lors des déplacements transfrontaliers.
L’ensemble de ces résidences a suscité de nombreuses difficultés juridiques, administratives… Nous nous sommes confrontées à des impensés, notamment sur le partage des droits d’auteur ou encore du temps de travail rémunéré. Les impensés ont mis en évidence et creusé les asymétries des statuts juridiques et administratifs représentés, alors même que nous poursuivions l’ambition de les déstabiliser.
Ces impensés se sont transformés en ratés, perceptibles depuis des malaises ressentis pendant nos expériences. Ces malaises ne nous ont pas découragées de la nécessité d’œuvrer à plusieurs, bien au contraire. Partir des problèmes est pour nous le contraire d’un catalogue de raisons pour ne pas faire. Nous envisageons nos malaises comme autant de sondes sensibles, intellectuelles pour transformer et remettre en jeu nos pratiques. Autrement dit, nous considérons que « déplier » nos malaises pourrait vouloir dire « prendre des responsabilités », non pas dans un sens moral, où responsabilité rime avec culpabilité et mauvaise conscience, mais plutôt dans le sens du développement d’une attention particulière à la singularité des relations en jeu, à l’émergence de dissensus, en réaffirmant un principe préalable d’égalité des intelligences. Point donc de mea culpa public ou de thérapie collective, mais l’examen attentif de ce qui résiste, pour précisément pouvoir transformer nos pratiques à partir de nos malaises.
Ainsi, les résidences organisées à Grenoble devaient contribuer à remettre en cause l’ordre de nos statuts, à questionner leur autorité, à réaffirmer « l’intelligence une et le potentiel de l’égalité des intelligences5 » en créant, cherchant ensemble, en référence à ce que Jacques Rancière explique au sujet de l’émancipation6. Nous avons cherché à « étranger » nos pratiques afin d'instituer des formats inconnus et à nous dépayser de nos habitudes. Nous avons souvent relu ces écrits de Sophie Wahnich pour orienter nos pratiques ; l’auteure explique combien dans un contexte de dissolution des :
liens sociaux de solidarité, de protection et d’invention, travailler collectivement n’importe quelle pratique artistique devient un geste politique. Chacun, pourrait-on dire, travaille aujourd’hui à la fabrique de communautés de travail, de réflexion qui machinent les maillons nécessaires à l’existence d’une société, le fait social ne se soutenant pas seulement des relations intersubjectives d’individus à individus, mais bien de ces groupements sociaux […] qui demandent une ingéniosité affective, une intelligence réciproque, une vigilance bienveillante, de l’humour et de la joie7.
Mais si l’affirmation du potentiel de l’égalité peut s’élaborer à partir « d’une intelligence réciproque, une vigilance bienveillante, de l’humour, de la joie8 », la pratique montre combien les relations s’élaborent de manière nécessairement instable, avec toujours le risque – plus ou moins conscient – de reconduire les asymétries liées aux statuts auxquels chacun·e est assigné·e. Les impensés, en particulier relatifs aux droits d’auteur et aux conditions économiques du travail, sont venus contredire nos intentions initiales. Nous nous sommes confrontées au re-surgissement de formes d’exploitation, notamment au moment de la diffusion, publication, exposition des œuvres créées. Ces difficultés font l’objet de notre travail actuel ; nous souhaitons réexaminer les situations vécues, partir de situations spécifiques, pour tenter de mieux comprendre certaines des potentialités transformatrices du travail à plusieurs. Nous rejoignons ce que Isabelle Stengers et Vinciane Desprest expliquent au sujet de la nécessité d’expérimenter de manière rétroactive les problèmes, de les « re-susciter » : « parler de nos “faire-autrement”, de nos refus, mais aussi de ces sentiments d’être déplacées, de ces malaises qui attendent toujours au tournant, ne relèv[e] pas du papotage mais d’une “mise en commun” : pouvoir sentir et dire ensemble : “Ceci importe”. Pouvoir en faire toute une histoire. […] C’est faire exister les ressources qui rendent capable de ne pas dévaler cette pente de la plainte impuissante9. »
Ainsi, depuis 2016, en lien avec les résidences de recherche et de création que nous organisons, nous invitons des ami·e·s, des complices, dont les pratiques à plusieurs nous intriguent, à des journées d'« inqui-études », à partir desquelles nous proposons de re-susciter nos malaises. Les 1er et 2 juin 2017, nous avons invité quatre personnes10 à Grenoble, pour tenter de faire sens ensemble des difficultés que nous rencontrons dans nos pratiques de travail à plusieurs, menés notamment depuis les champs de l’art et des sciences sociales. Nous six avons cherché à « mutualiser » nos malaises et nos ressources, à comprendre ce qui résistait et ce que nous parvenions à déplacer. Ces journées, qui se composent de séminaires et d’un banquet, ont fait l'objet de relevés écrits et d’une captation vidéo.
Le texte que nous proposons pour ce numéro de la revue Déméter est une interprétation des conversations qui ont eu lieu en juin 2017 pendant le banquet, un repas partagé autour duquel les conversations s’engagent. Les conversations sont rapportées dans ce texte à des protagonistes de fiction. Nous écrivons à la manière du synopsis d’un film en préparation, cherchant une forme qui puisse dire notre désir de transformation et de transmission des situations que nous initions. Nous n’avons pas choisi de retranscrire les enregistrements filmiques et sonores ; la retranscription nous semble servir un horizon de conformité avec ce qui a eu lieu. Or, retranscrire à l’écrit des conversations orales, hors de leurs cadres d’énonciation, revient nécessairement à un déplacement, à ne pas être « conformes ». Nous proposons de creuser ce déplacement. Plutôt que d’avoir recours à la retranscription exhaustive ou à la citation fragmentaire des développements élaborés – avec le risque, dans ce cas, de « couper la parole » –, plutôt que de parler à la place des convives, nous avons recours à un synopsis de fiction. Ce synopsis n’est donc pas une tentative de restituer, retranscrire ce qui a été dit, ni de parler « pour » ou « au nom » des convives, mais d’écrire, depuis la singularité de nos interprétations, et en tant que personnages de fiction inspirés des protagonistes du banquet. Nous, les six convives du banquet, aurions pu aussi co-écrire ce synopsis à plusieurs, à partir des enregistrements, de nos souvenirs, des nouvelles conditions d’énonciation proposées par ce numéro de revue. Le temps et l’organisation nous ont manqué. Le texte aurait été encore différent. Ce synopsis est une version possible parmi d’autres versions à écrire encore. Par ailleurs, nous, les deux auteures de ce texte, avons l'intention de développer un format vidéo de notre problématique et ce synopsis nous amène à éprouver nos intentions. Le synopsis en cinéma est le document lu par tous les corps de métiers. C'est par celui-ci que chacun·e se projette dans le film à venir pour lequel il·elle s'engage. En dehors d'un texte sur l'expérience, nous vous proposons donc une plongée dans et depuis notre pratique par ce format. Le synopsis, composé de dialogues entre plusieurs protagonistes, est une forme de mise en abyme de nos problématiques sur le travail à plusieurs, sur sa transmission, ses traces et sa restitution. Ce synopsis est suivi du générique du banquet, autre format que nous proposons pour tenter de rendre compte des enjeux relatifs à la signature d’un travail à plusieurs.
Synopsis du banquet des transformations
Dans un bureau dont les baies vitrées donnent sur une ville d'architecture moderne, six personnes sont assises autour d’une table nappée. Le bureau est entièrement vide. La lumière est encore forte, il est probablement midi. Devant chacune et chacun des personnages, plusieurs plats sont disposés. Des assiettes, des verres, des couverts sont disposés face à chacun des six convives. Le silence règne, les regards s’échangent, des sourires s'esquissent. Certains paraissent concentré·e·s. Ailleurs.
B. prend la parole, s'adressant à chacun·e :
B.« Nous vous avons invité à une réflexion en cours, une expérience collective. Je me permets de vous lire en guise d'introduction l'extrait de notre invitation que vous avez tou·te·s reçue par courrier.
On entend B. lire et on voit les visages de certain·e·s des convives.
Collaborer, co-créer, co-travailler, faire à plusieurs pour potentiellement faire ensemble… sont autant d’occasions de joyeuses rencontres et de tentatives de transformations de nos asymétries de statuts ou encore de nos relations généralisées de compétition. Créer, chercher à plusieurs, s’imposent de plus en plus comme des nécessités. Si les expérimentations à plusieurs se multiplient et relancent nos désirs de rencontres et de transformations de nos conditions de travail, elles ne vont évidemment pas de soi. Ainsi, des problèmes se posent : comment travailler à plusieurs ? Notamment quand le « plusieurs » implique des statuts – juridiques, administratifs… - asymétriques ? Comment « travailler » à plusieurs, depuis les institutions universitaires et de l’art, quand une partie des personnes impliquées n’a pas le droit de travailler – en raison de leur statut de demandeur d’asile par exemple ?
Retour en plan serré sur le visage de B.
B.« Il s’agit en particulier de partager des ratés, des malaises vécus dans le travail à plusieurs. Nous sommes conscientes que cette invitation peut-être inconfortable. Mais il nous semble que ce n’est qu’à partir du récit des malaises qui ont inquiété nos pratiques que nous pouvons prétendre à les transformer. ».
Alternances de plans larges, de plans serrés sur les convives qui prennent la parole.
V.« Pour commencer, je souhaite vous transmettre une première inquiétude : comment partager nos « malaises » au cours d'un repas. Cela n’installe-t-il pas quelque chose de problématique vis-à-vis du corps ? ».
Z.« Inviter la nausée à table vous voulez dire ? ».
B.« Parler depuis son malaise ne veut pas spécialement dire reproduire le malaise ».
J.« Pourquoi parler autour d’un repas ? ».
D.« Nous n’avions pas envie d’une table-ronde, d’un séminaire, du vis-à-vis. D’une part, dans le banquet, il y a l’idée que nous pouvons accueillir encore des gens autour de la table. C’est un endroit prolifique, qui peut s’ouvrir. D’autre part, dans les problèmes du travail à plusieurs se trouve la question de l’inhospitalité. Bien que le terme très usité actuellement d'« hospitalité » soit aussi un lieu de malaise pour nous. L'hospitalité est souvent brandie comme l’antithèse de la violence des politiques nationalistes d'exclusion, de sélection meurtrière et administrative, alors que la notion d'hospitalité peut aussi reproduire la logique d'accueillir dans un « chez soi » national un « autre-étranger ». Les discours sur l’hospitalité, associés à la notion de compassion, contribuent aussi souvent à réduire les relations possibles entre hôtes à des relations morales entre « aidants » et « aidés », qui bouleversent finalement très peu l’ordre établi des places et des statuts. La situation dans laquelle nous plongent les politiques migratoires nous intime à des positions morales qui sont pour nous tou·te·s violentes ou potentiellement violentes. Comment faire depuis l'intérieur d'une citadelle européenne qui fabrique de plus en plus de lois, des pensées, de concepts, d’attitudes qui rendent les vies invivables ? Comment faire avec le désir de s'étranger à soi, ce qui est pour nous une nécessité ? Dresser des banquets est un essai de mise en actes de ces questions. Chacune, chacun est invité·e à formuler-reformuler le problème qui fait écho à notre invitation : comment faire pour travailler à plusieurs dans le contexte politique, juridique qui nous est imparti ? ».
V.« “S'étranger à soi” fait résonner chez moi cette phrase : “Je est un autre”. »
B.« Nous proposons de commencer : nous sommes engagées depuis 2013 à Grenoble dans des formes de travail qui impliquent des personnes aux statuts administratifs, légaux, sociaux très divers (artistes sous le régime de l’intermittence, chercheures fonctionnaires salariées de l’université, personnes en situation de demande d’asile exclues du droit du travail, personnes « sans-papiers » exclues du droit de séjour et – a fortiori – de travail). Se sont posées d’emblée des questions d’asymétries, alors même que travailler ensemble suppose un principe d’égalité des intelligences. Comment travailler à plusieurs, depuis les institutions universitaires et de l’art, mais aussi avec des personnes qui ne sont reconnues par aucun de ces champs institutionnels ? Précédemment, nous avons souhaité dessiner une carte de nos “zones de chaleur”, c’est-à-dire des moments problématiques de nos collaborations. Nous avons remarqué que ces “zones de chaleur” apparaissaient souvent lors de passages dans des institutions qui valorisaient le droit d’auteur, économiquement et symboliquement, telles l’institution universitaire et des institutions muséales.
Très concrètement, nous, artiste et enseignante-chercheuse, ne sommes pas dépositaires des mêmes droits, formes de valorisation économique, formes de reconnaissance, tandis que les personnes en situation de demande d’asile que nous avons invitées à nos résidences partagées n’avaient pas le droit de travailler en raison même de leurs statuts administratifs, et n’ont été que rarement reconnues comme des “collaborateurs·trices” par les institutions universitaires et muséales au sein desquelles nous avons diffusé les cartes co-créées. Par ailleurs, l’économie de ces rencontres est restée très largement impensée pendant toute une partie de notre travail. Par exemple, B. était rémunérée depuis son statut de fonctionnaire permanent, D. travaillait à partir d’un contrat temporaire journalier signé entre une association et le cnrs. Seul le travail réalisé pendant les résidences était reconnu, tandis que le travail de post‑production, incluant la fabrication des œuvres, l’écriture d’articles, la participation à des colloques, la diffusion du travail, etc., est resté entièrement à la charge de D. Ce travail n’a tout simplement pas été pensé dans l’économie proposée par l’institution de recherche universitaire. Les personnes demandant l’asile ont été invitées à “participer” bénévolement, sans que ne soit soulevée la question, par exemple, de leur droit d’auteur ou d’une quelconque rémunération.
Ainsi, ont été reconduites de fortes asymétries, alors même que le travail engagé prétendait réfléchir et mettre en actes des formes d’accueil, de convivialité qui devaient contrer la violence des assignations administratives. ».
V.« Cette question du travail à plusieurs et des problèmes que cela soulève m’évoque l’usage intempestif du terme “participation” comme un artifice et une injonction démocratiques. Le terme “participation” ou encore le terme de “concertation” sont devenus des slogans, alors que le fait d’inviter quelqu’un à sa table pour échanger autour d’un problème, l’inviter à participer, c’est d’abord lui demander un coup de main, et s'exposer soi‑même depuis son ignorance. ».
J.« Inviter part de la reconnaissance de son incompétence c'est à dire aussi reconnaître ne pas savoir. ».
B. lit un texte : « “Pour que la “participation collaborative” ou la co-création aient lieu, une indétermination initiale – dans la construction du processus, ses visées ou encore dans les modalités de rencontres – nous semble nécessaire. Tâtonner, laisser advenir les discussions, confrontations et ajustements inhérents à la création collective favorise la construction des relations et la créativité de chacun”. ».
J.« Indétermination, incompétence, échange de compétences, mutualisation. Être mandaté·e par les autres, y compris celles et ceux qui ne sont pas censé·e·s être nos pairs justement. »
D.« Il me semble que c’est aussi et en partie ce que disait ce compte-rendu d’un débat ayant eu lieu à la Coordination des Intermittents et Précaires d’Ile de France en 2004 : “S’affirme la nécessité de fabriquer de l’immanence : pas seulement proclamer la démocratie mais surtout créer les situations où chacun est amené à prendre la parole et écouter l’autre. […] Par exemple faire circuler l’expérience des intermittents dans le mouvement des chercheurs. Comment arriver à avoir un effet cumulatif de cette expérience multiple. Forte affirmation de la nécessité […] de créer des situations et agencements qui permettent de casser les rapports hiérarchiques de compétences. ».
Z.« Chercheur·se, artiste, demandeur·se d’asile, intermittent·e : tout l’enjeu serait de se brancher mutuellement à des situations qui permettent d’élaborer des relations et de faire l’expérience de rôles, de statuts qui ne sont jamais complètement définis d’avance. Explorer une réciprocité mutuelle en situation pour expérimenter quelque chose que l’on ne connaît pas encore. La réciprocité mutuelle passe par l’affirmation de l’égalité des intelligences et l’exploration de différences, de multiplicités qui nous constituent chacun·e et ensemble. Le désir naît de ces différences. Entre artiste et chercheur·e, nous ne travaillons pas depuis des rôles définis d’avance, des statuts dont nous saurions à l’avance ce qu’ils peuvent nous apporter. Et en même temps, nous travaillons ensemble car nos différences de pratiques, en devenir et en mouvement, jamais circonscrites a priori, nous intriguent, et génèrent du désir. ».
J. lit un texte : « “Notre place : [...] Le problème n’est pas d’abolir la distinction des fonctions (le professeur, l’étudiant : après tout, l’ordre est garant de plaisir, Sade nous l’a appris), mais de protéger l’instabilité, et, si l’on peut dire, le tournis des lieux de parole. Dans l’espace enseignant, chacun ne devrait être à sa place nulle part (je me rassure de ce déplacement constant : s’il m’arrivait de trouver ma place, je ne feindrais même plus d’enseigner, j’y renoncerais)”. ».
Z. se lève.
Z.« On pourrait commencer là un jeu de déplacements. Tourner autour de la table !... ou danser au choix ! ».
Les visages des autres convives qui regardent Z.. Z. sourit. On sent l’hésitation de certain·e·s à se lever alors que Z se rassoit. Un silence. On voit les convives commencer à se servir, puis manger. Le silence toujours. Puis :
B.« Il y a encore autre chose qui m’inquiète. Qui fait trace ? Comment signe‑t‑on une trace quand on travaille à plusieurs dans cette instabilité ? Une trace à plusieurs ? Il faudrait que soit possible tout au long de l’expérience à plusieurs de renégocier les modalités de la signature et du contrat. Autant dire, en fait, inventer un droit d’auteur où le collectif et la mutualisation des singularités soient reconnus de manière non‑hiérarchique. Un générique où les rôles changent et s’échangent au cours de l’expérience. ».
Un silence. B. reprend dans un sourire.
B.« On pourrait danser le générique d’ailleurs… ».
On voit les convives se passer les plats et se servir.
J.« On dit droit d’auteur mais on pourrait dire aussi droit du travail. ».
V.« Les contrats de travail et de droit d’auteur reposent dans la plupart des cas sur des objectifs définis a priori. Or, le travail de recherche comme de création n’est jamais donné d’avance. Précisément, le travail tire sa valeur de l’expérience en train d’être faite et de l’analyse de l’expérience a posteriori. Les catégories juridiques définies dans le code du droit de la propriété intellectuelle d’“œuvre collective”, “œuvre composite” et “œuvre de collaboration” fixent les rôles plutôt qu’elles n’aident à les rendre instables. Ces catégories juridiques ont pour fonction de normaliser le partage des responsabilités et des économies liées aux droits d’auteur quand le travail est à plusieurs. Mais tout en abordant la création à plusieurs, elles reposent sur le modèle de la propriété privée individuelle où le “plusieurs” doit se fondre dans une responsabilité unique, individuelle – dans la définition de l’“œuvre collective” –, ou encore dans la notion d’une “propriété commune” qui prévaut sur la diversité des contributions – dans la définition de l’“œuvre de collaboration” –. Autrement dit, le “plusieurs” se réduit à un “comme un”, “comme si l’on avait à faire à chaque fois à une Unité indépassable”. ».
J.« Aux États-Unis, la catégorie juridique de work-for-hire – œuvre de commande –, en plus de celle de joint authorship – qui se rapproche de la catégorie d’œuvre de collaboration en droit français –, ouvre une nouvelle série de questions. C’est à partir d’un “raté”, d’un procès, dont le jugement par la Cour Suprême des États-Unis fit jurisprudence, que je propose que nous réfléchissions un instant. Le cas “Community for Creative Non-Violence vs. Reid”, jugé en 1989 aux États-Unis, opposait l’organisation non-gouvernementale – ong – Community for Creative Non-Violence à Reid, sculpteur. L’histoire est à peu près celle-là : l’organisation a passé une commande à Reid, celle de la réalisation d’une statue dans le cadre d’une campagne de sensibilisation à la situation des personnes sans-abris aux États-Unis. La statue a été exposée dans une rue de la ville de Washington. Rapidement est apparu un conflit, opposant l’ong et le sculpteur, chacune des parties revendiquant l’exclusivité des droits d’auteur relatifs à la statue. Il faut ajouter que le sculpteur avait lui-même engagé des ouvriers pour la réalisation technique de l’œuvre. L’ong souhaitait que l’œuvre soit reconnue comme “œuvre de commande” et que Reid soit reconnu comme son “employé”, avec une exclusivité des droits d’auteur revenant à l’ong, tandis que Reid revendiquait l’exclusivité des droits d’auteur en son nom. Après plusieurs jugements contradictoires rendus par des Cours inférieures, la Cour Suprême rendit son jugement en 1989 : Reid fut déclaré et reconnu “entrepreneur indépendant” et non “employé”. En tant qu’“entrepreneur indépendant”, ses droits d’auteur furent reconnus. La Cour définit onze critères permettant de distinguer les statuts d’“employé” et d’“entrepreneur indépendant”, notamment, dans le cas présent, le fait que Reid eût contracté lui-même avec des employés pour la réalisation de l’œuvre ou encore qu’il n’eût pas reçu de supervision claire de la part de l’ong. La Cour décida ainsi que la statue n’était pas une œuvre de commande – work for hire – et renvoya aux parties la question de savoir si la statue était ou non une “œuvre de collaboration” – joint work –, ce qui impliquerait que les droits doivent être partagés par les deux parties. ».
Une pause. Des mains et des stylos notent.
Z.« Le code de la propriété intellectuelle n’arrive pas à penser que l’“auteur” n’est ni unique, ni souverain. Je pense que dans tous ces travaux à plusieurs, dans toutes ces co-créations, c’est aussi cela qui est en jeu : rompre avec le mythe de l’artiste – ou du.de la chercheur·e souverain·e, en considérant la pluralité des relations comme conditions de possibilité de la création et de la recherche. Œuvrer “à plusieurs”, “coopérer”, “participer”… pour déstabiliser les définitions pré-établies des autorités et auctorialités. C’est insister, mettre en exergue le fait que “la pratique artistique [mais on pourrait dire aussi la recherche, ajoute Z.], se réalise sous la forme d’une activité-réseau associant de multiples objets intercesseurs (des méthodes, des savoirs, des compétences, des dispositifs, des formes et des langages) et de nombreux contributeurs, co-opérateurs de l’activité. L’artiste n’est plus au centre du jeu car la dynamique-réseau dissuade l’idée même de centralité, et de périphérie. Les positions sont en permanence réversibles. ».
D.« Ce que m’évoque ce cas aux États-Unis, c’est combien, en plus des contrats et du droit, existent des contrats et des règles tacites. Souvent, dans le travail à plusieurs, les conflits éclatent à partir des impensés relégués au tacite. Par exemple, D. était persuadée qu’elle était invitée pour sa pratique artistique, alors qu’elle s’est inquiétée à plusieurs reprises, que sa pratique, ainsi que les œuvres co-créées pendant les ateliers de cartographie, servent de faire-valoir dans le cadre d’une production scientifique. ».
Z.« Dans le tacite, le flou, le flottant, il y aussi du potentiel, pas seulement des soucis. Le lanceur d’alerte, c’est le malaise. Si le malaise n’est pas entendu, le tacite, qui fait aussi l’objet d’impensés, risque de devenir tyrannique et violent. ».
J.« La jurisprudence a cette particularité de nous plonger dans des situations qui lèvent des ratés et des malaises. Nous pourrions revoir le cas des ateliers de cartographie à l’aune de ce cas de jurisprudence aux États-Unis. Mutualiser les expériences de malaises. Les recueils de jurisprudence sont des recueils de malaises, qui ont demandé une réinterprétation des règles de droit. Partir des situations concrètes, des “cas” a une vertu critique, un potentiel transformatif, à la manière de la jurisprudence. ».
J.« Travailler à partir des malaises et potentiellement les transformer, travailler à la manière d’une jurisprudence, ne serait-ce pas ça “prendre des responsabilités” ? N’est-ce pas ici que se joue la signature ? N’est-ce pas ainsi que se définissent les auteur·e·s du travail ? Prendre responsabilité dans les malaises comme condition de l’auctorialité. ».
B.« On en est au point où malaise=jubilation. ».
Un silence. Certain·e·s brouillonnent sur leurs carnets. D’autres se resservent, mangent, boivent. J. sert à boire à D. et Z. qui lui tendent leurs verres vides. Tout en servant, J. rompt le silence :
J.« Mais comment faire en termes d’économie ? Comment traduire en termes matériels les relations à l’œuvre, la pratique, autrement dit les relations de réciprocité, de productions mutuelles, d’affirmation de singularités ? ».
D.« L’habitude dans le champ de la recherche universitaire comme dans le champ artistique a souvent été d’exproprier en reléguant les contributrices·teurs à l’anonymat. Les personnes rencontrées sur le terrain ne prennent pas part aux articles ou ouvrages de recherche, ils·elles sont anonymisé·e·s sans qu’elles·ils soient consulté·e·s dans le choix de ce dispositif. ».
Z. déplie un journal. Un silence. Il parcourt un texte du regard et traduit ce qu’il semble avoir tout juste lu :
Z.« De même dans l'art, les historien·ne·s de l'art ont falsifié l'histoire en édifiant des noms alors que les membres de mouvements, groupes, constellations étaient multiples et se nourrissaient des pratiques singulières et pluriels de leurs camarades, convives, proches. Des pans entiers de l'histoire de l'art ont été écrits et sont sous l'autorité d'un ou quelques noms, alors qu'il s'agit de transformations esthétiques dues aussi à des pratiques collectives, partagées, transversales, anonymes parfois même. L'histoire de l'art s'est fabriquée dans cette croyance et ce paradigme de la notoriété et de l'individu afin de capitaliser les objets “choisis” de cette histoire que l'on nous raconte encore aujourd'hui. L'exemple des Dada ou des Surréalistes est flagrant. ».
V.« C’est pour cela que nous tenons aujourd’hui à publier un générique qui cite toutes les personnes impliquées dans la recherche création que nous avons initiée. ».
D.« Le générique nous permet de faire exister une pluralité de singularités. J'aime bien broder ces génériques, comme les fragments de cartes empruntés aux co-cartographes qui ont participé aux ateliers de cartographies que nous avons initiés. Néanmoins, le générique n'est pas non plus une “solution” : historiquement c'est un outil de l’industrie du cinéma qui servait à lister les personnes sous contrat dans la production. Dans un générique, chaque personne est assignée à son rôle, son statut et son contrat. Certains rôles, comme par exemple celui du figurant, n’ont jamais eu leur nom au générique. D’autres se sont battus pendant des années pour y figurer, par exemple la·e réalisatrice·teur. Le générique est un endroit de luttes sociales toujours en cours. ».
B.« Chaque format esthétique, économique, social est traversé par des lignes de luttes, de revendications. ».
D.« Mais il vrai que dans certains champs les luttes sont invisibilisées. Prenez le champ de l'art. Connaissez-vous un seul récit de lutte d'artistes ? De syndicat d'artistes ? Il y en a mais qui sont devenus pour l'imaginaire collectif des “mouvements artistiques”, par exemple les expositions des Arts incohérents, les publications des Situationnistes... Plus récemment “Syndicat potentiel”, “Syndicat d'initiatives”, ces mouvements sont aussi des pratiques artistiques. ».
Z.« Ce serait intéressant de prendre les œuvres de l'art comme des jurisprudences d'un travail à plusieurs ! ».
B.« Oui, mais sans prendre les œuvres, déjà d'observer les droits d'auteur comme des fantômes qui ont participé et participent encore à l'œuvre. Le générique dans le cinéma a été quelque chose comme ça : montrer les fantômes du film. C'est étonnant parce que le cinéma a toujours été ramené à son histoire industrielle comme septième art. Il a été longtemps snobé. Alors qu'il se passait des choses essentielles dans son champ qui devrait nourrir les autres champs de l'art : en particulier celui des arts visuels qui est pris en otage par un marché où aucun redistribution, taxe, mutuelle n’est pensée. C'est un champ qui est resté très archaïque dans son administration. ».
K.« C'est aussi pour cela que plusieurs artistes travaillent depuis longtemps sur le générique, et la publication des contrats. ».
Un silence.
D.« Il est tard. Est-ce que nous pouvons nous quitter pour ce soir ? ».
V.« Oui il est tard, il faut reprendre ce banquet bientôt. ».
Les convives se lèvent, enfilent leurs vestes, échangent des regards, se sourient, quittent la pièce en conversant parfois, en silence aussi pour d’autres. Des bribes de conversations se poursuivent hors champs.
La table est encore couverte de plats, certains n'ont pas été touchés, d'autres sont vides, les assiettes sont éparses, elles contiennent des restes du diner, les verres sont vidés ou presque vides. Le silence revient dans la pièce. La lumière éclaire cette table vide.
Générique du « Banquet des transformations »
Sur une invitation de :
Marie Moreau et Sarah Mekdjian
avec :
Perrine Boissier
Kobe Matthys
Peggy Pierrot
Sandrine Trigeassou
pour cette édition du banquet des transformations ayant eu lieu
les 1er et 2 juin 2018 à Grenoble
avec :
François Deck
lors de séances de travail précédent le banquet
avec :
Myriam Suchet
pour des discussions et des relectures du texte d’invitation au banquet
avec la lecture de fragments d’écrits de :
Roland Barthes
Michèle Collin interprétant un débat avec Isabelle Stengers et Philippe Pignarre
Véronique Goudinoux
Pascal Nicolas Le Strat
Céline Poulin et Marie Preston
Jacques Rancière
Sophie Wahnich
et la lecture de fragments du :
Code de la Propriété Intellectuelle
ainsi que la lecture et l’analyse du cas de jurisprudence :
« Community for Creative Non-Violence vs. Reid » 490 U.S. 730 (1989)
texte proposé par Agency
avec le soutien financier de :
la Maison de la Création-Université Grenoble Alpes
l’association e.x.C.e.s (Expérience-Création-Essai)
Nous, Marie Moreau, Sarah Mekdjian, tenons à remercier toutes les personnes citées précédemment, ainsi que :
Matthieu Warin, directeur de la Maison des Habitants Chorier Berriat, Grenoble
La Maison des Habitants Le Patio, Grenoble et son directeur Augustin Nallet
Les membres de l’association Cuisine Sans Frontières, Grenoble
Les membres de l’association Accueil Demandeurs d’Asile, du Fournil et de Point d’Eau, Grenoble
Pour un générique des ateliers de cartographie tenus en 2013, voir :
https://www.antiatlas-journal.net/01-mekdjian-moreau-re-dessiner-l-experience-art-science-et-conditions-migratoires/ et https://www.antiatlas-journal.net/01-re-drawing-the-experience-art-science-and-migratory-conditions/