Œuvrer à plusieurs… Le jazz a une relation particulière avec cette thématique. C’est en effet une forme de musique qui, dans l’immense majorité des cas, se joue collectivement. Plus encore, elle se crée à plusieurs. Non pas un auteur puis des exécutants ajoutant une touche personnelle de l’ordre de l’interprétation, mais bien plusieurs auteurs, si l’on convoque l’étymologie dans sa pluralité : autos, en grec (la cause, la source de création), d’une part, et auctor, en latin (celui qui ajoute, de augere, augmenter), d’autre part. Il me semble donc qu’il faille appréhender la question en termes d’auctorialité partagée. C’est du moins ce que je m’efforcerai de démontrer.
Pour ce qui est, disons, du cas d’application de la réflexion, j’aurais pu choisir n’importe quel groupe ou musicien de jazz pour mettre en évidence la manière dont les choses se passent, tant le principe est largement répandu parmi les jazzmen. Si j’ai choisi Miles Davis, c’est avant tout en raison du renouvellement très fréquent qu’il a su initier dans cette forme de pratique collaborative qui caractérise les processus de création en jazz. (Mais on verra qu’il est aussi un cas d’école susceptible d’élargir la réflexion.) Trompettiste, pianiste aussi, et compositeur affirmé, Miles Davis est unanimement reconnu comme un novateur permanent. Si l’on en croit ses propres mots, il a « changé le cours de la musique à 5 ou 6 reprises1 », comme il le répliqua de manière cinglante en 1987 à une invitée de la Maison Blanche qui lui demandait à quel titre il pouvait bien être reçu lui aussi par le Président Reagan.
Miles, comme on a coutume de l’appeler affectueusement, a traversé les époques. Né en 1926, il a commencé à se produire professionnellement très jeune. Il n’avait que 19 ans lorsqu’il commença à jouer avec son idole, Charlie Parker, enregistrant avec lui, en 1945, un des premiers disques de ce qui apparaissait déjà comme un modèle de création collective instantanée : le bebop2. Ou plutôt le rebop comme on appelait encore parfois cette nouvelle forme de jazz au milieu des années 1940 (le disque sortit sous le nom Charlie Parker’s Reboppers).
Suggestion d’écoute : Charlie Parker (« Charlie Parker’s Reboppers »), Now’s The Time, Savoy, 1945.
Miles Davis, c’est aussi celui qui tenta, à la fin des années 1940 cette fois, de prolonger l’urgence créatrice du bebop en initiant un élargissement de la formation en quintette (saxophone, trompette, piano, contrebasse, et batterie), ce type de formation devenu canonique grâce au succès de Parker et ses partenaires. Il résulta de cet élargissement un nonette (essentiellement par ajout d’instruments à vent plus graves) permettant des combinaisons de voix plus nombreuses et donc des couleurs orchestrales plus variées. Pour l’occasion, Miles fit appel à plusieurs arrangeurs susceptibles de préparer pour lui les parties jouées collectivement (plus il y a de musiciens, plus il faut prévoir les moments de jeu collectif si l’on veut garantir une certaine cohérence). Une autre forme de collaboration, ici leader-arrangeur, largement répandue dans les décennies précédentes avec les grands orchestres swing, venait ainsi canaliser l’urgence créatrice alors en vogue.
Suggestion d’écoute : Miles Davis, « Birth of the Cool », Capitol, 1949.
C’est encore Miles Davis qui, dix ans plus tard, vers 1957-1958, tenta d’offrir davantage de liberté d’expression aux solistes avec ce que l’on appela le jazz modal. Il simplifia les canevas harmoniques à partir desquels les musiciens de jazz avaient alors l’habitude d’improviser, facilitant d’autant la liberté d’invention et l’interaction entre les membres du groupe, ce qui favorisa une fois encore l’approche collective et instantanée de la création3. Il est important de souligner qu’une telle approche ouverte de la création a été initialement déclenchée chez Miles par la nécessité de réaliser une musique de film sans avoir le temps de l’écrire ; une autre forme d’urgence créatrice… Comme solution de secours, Miles se contenta de donner quelques idées et consignes de jeu aux musiciens qui l’entouraient en cette nuit du 4 au 5 décembre 1957, dans le studio du Poste Parisien. En quelques prises enregistrées sur les images défilant à l’écran, la musique d’ « Ascenseur pour l’échafaud » de Louis Malle était gravée.
Suggestion d’écoute : Miles Davis, « Ascenseur pour l’échafaud », Fontana, 1957.
C’est une même approche ouverte de la création instantanée qui amena Miles quelques années plus tard à s’entourer de musiciens particulièrement réactifs (et aussi sensibles au free jazz alors en plein essor), au point de pouvoir maintenir ce principe de liberté de création collective instantanée avec des propositions de départ, des règles du jeu, beaucoup plus complexes cette fois-ci4. Ces musiciens particulièrement réactifs, ce sont ceux qui composèrent ce que l’on nomme couramment le Second Quintette de Miles Davis (Miles Davis Second Great Quintet), et ce pendant plus de 5 ans (ce qui est déjà long pour un groupe de jazz aussi actif). De 1963 à 1968, le quintette rassembla autour de la figure centrale du leader Miles Davis, le pianiste Herbie Hancock, le contrebassiste Ron Carter, le batteur Tony Williams, et plusieurs saxophonistes successifs remplacés durablement par Wayne Shorter à partir de juillet 1964.
Suggestion d’écoute : Miles Davis, « Miles Smiles », « Sorcerer », « Nefertiti », Columbia, 1966-1967.
Enfin, c’est le même Miles Davis qui fit basculer le jazz dans l’expérimentation collective enregistrée, faisant des techniques de studio un moyen de créer de la cohérence à partir de bribes plus ou moins improvisées collectivement. Le producteur Teo Macero, qui réalisa un grand nombre d’enregistrements des orchestres de Miles durant les années 1950-1960, aurait même pu être considéré comme le co-compositeur des projets de la fin des années 1960 comme « Filles de Kilimandjaro » (Columbia, 1968) ou les très remarqués « In A Silent Way » (Columbia, 1969) et plus encore « Bitches Brew » (Columbia, 1969), tant le résultat des sessions d’enregistrement audible sur disque résulte d’un complexe travail d’écriture en studio que le trompettiste lui délégua5.
À cette époque, pour les deux artistes, accéder au bouillonnement sonore décrit par le titre de l’album Bitches Brew6 consistait à inclure, dans les paramètres du processus de création collective, l’ensemble des techniques de collage, montage et traitement du signal enregistré (notamment par l’ajout d’effets analogiques) que permettaient enfin les techniques de studio en plein développement. Miles Davis ne maîtrisant pas l’aspect électroacoustique de ce projet, c’est Macero, qui était par ailleurs un musicien et compositeur très aguerri7, qui s’investit profondément dans le travail d’écriture (électroacoustique) à partir des sortes de rushes à quoi se résumait le produit des sessions d’enregistrement8. Tant et si bien que Miles, décidément peu enclin à partager l’auctorialité, éprouva le besoin de faire préciser sur ses albums « Directions in Music by Miles Davis »…
Cette chronologie lacunaire de la carrière de Miles Davis jusqu’à la fin des années 1960 fait apparaître une première sélection des formes collaboratives qu’a pu prendre son activité créatrice. On pourrait étendre la liste, tant la carrière de cet éternel novateur est passée par pratiquement tous les formats collaboratifs existants. On identifierait ainsi principalement ces différents types de collaborations :
- le groupe de circonstance, avec notamment le Miles Davis All Stars du début des années 1950 ou le quintette « européen » (avec Barney Wilen, René Urtreger, Pierre Michelot) de la fin des années 1950
- le groupe de tournée de type soliste(s) plus section rythmique, incarné par les différents quintettes ou sextettes à personnel variable du milieu des années 1950 puis du début des années 1960, et aussi des années 1980
- le groupe conçu pour un projet particulier, une recherche créatrice particulière, comme put l’être, en 1948-1949, le nonette de « Birth of the Cool » puis, en 1958-1959, le Miles Davis sextet de « Kind of Blue »
- le groupe d’expérimentation et création collective s’inscrivant dans la durée comme fut notamment le Second Great Quintet de 1964 à 1968
- le groupe à géométrie variable conçu comme une palette de création en studio, avec notamment les Miles Davis Group des années 1969-1975
Hormis cet éventail de situations collaboratives qu’il permet d’exposer, le cas de Miles Davis est également tout indiqué pour réfléchir d’une façon plus critique à cette question en réalité problématique de la création collective en jazz. Il me semble en effet qu’il y a, particulièrement chez Miles, une tendance assez paradoxale à faire souvent passer au second plan cette dimension collective, jusqu’à s’approprier la paternité de thèmes conçus par les musiciens avec lesquels il collaborait, sous prétexte que ces derniers avaient été réunis par lui. Comme l’a noté Teo Macero, « Miles a toujours voulu être crédité pour tout – sur beaucoup d'albums, il ne voulait pas voir apparaitre les noms des musiciens en couverture9 ». Un culte exacerbé du leader en quelque sorte.
Le cas de Blue in Green est symptomatique de l’attitude du trompettiste vedette. Il s’agit d’un thème que Miles Davis prétend avoir écrit pour l’album Kind Of Blue en 1959. Pourtant, le pianiste Bill Evans, qui fut expressément prié par Miles de collaborer encore une fois avec l’orchestre pour les séances d’enregistrement de cet album alors que Wynton Kelly le remplaçait déjà depuis un moment au sein du sextette, a prétendu à plusieurs reprises, sans d’ailleurs rien revendiquer sur le plan légal, que ce thème était de lui. Peter Pettinger, biographe de Bill Evans rappelle à ce propos :
À la fin des années 1960, Evans rappelait : « Je n’étais plus dans le groupe depuis quelques mois, mais Miles m’appela pour faire cette séance. Il dit qu’il avait quelques trucs esquissés et que je pouvais passer à son appartement le matin de la séance. J’ai amené un de mes morceaux appelé “Blue in Green”. Maintenant, je sais bien que sur l’album c’est Miles qui est crédité, mais il a fait pareil avec deux morceaux d’Eddie Vinson, “Tune Up” et “Four”. Il n’y a rien de grave pour moi, mais quand quelqu’un me questionne à ce sujet, je dis la vérité »10.
On peut d’ailleurs entendre une préfiguration de Blue in Green dans l’introduction de la chanson d’Howard Dietz et Arthur Schwarz, Alone Together telle que la propose Bill Evans, le 30 décembre 1959, pour une session enregistrée du septette du trompettiste (à l’époque rival de Miles) Chet Baker. Comble du paradoxe, Blue In Green figure depuis 1996 dans le Bill Evans Fake Book11, recueil de transcriptions de toutes les compositions du pianiste, mais avec (notable exception légale) le nom de Miles Davis comme compositeur ! La vérité est peut-être à mi-chemin des deux points de vue, dans un certain partage d’auctorialité non assumé, Miles Davis ayant, dit Evans, suggéré le premier enchaînement d’accords au pianiste (Gm6 – A+7), qui se serait empressé d’imaginer tout le reste du thème, ce qui semble accrédité12.
Suggestions d’écoute : Chet Baker, Alone Together, dans « Chet – The Lyrical Trumpet of Chet Baker », Riverside, 1958 et Miles Davis, Blue In Green, dans « Kind Of Blue », Columbia, 1959.
Évidemment, avec ce genre d’appropriation exclusive, on touche un cas limite. Mais, sans atteindre de tels sommets, le principe de mise en avant du leader au détriment de la création collective est récurrent dans le jazz, alors qu’à l’inverse, elle est beaucoup plus diffuse dans le rock par exemple qui, à partir des années 1960, privilégie justement la notion de groupe à la notion d’orchestre réuni par et autour d’un leader. Les chansons, en rock, sont d’ailleurs souvent co-signées par plusieurs membres du groupe (pensons à Lennon et McCartney, Brian Jones, Keith Richards et Mick Jagger, ou Ray et Dave Davies) quand ce n’est pas tout le groupe qui signe la chanson. Cette tendance à la confiscation de l’auctorialité qui a cours en jazz, est inhérente à la manière dont les maisons de disques, et tous les rouages des circuits de promotion, ont réutilisé un vieux modèle pyramidal d’auctorialité exclusive pour promouvoir des individus, là où il y avait en réalité des rencontres d’individualités, et autant d’échanges créatifs.
On peut d’ailleurs se poser la question de savoir si les musiciens de jazz, qui étaient pendant longtemps majoritairement des afro‑américains, ne se sont pas laissés volontairement illusionner par le pouvoir de distinction que leur conférait l’acceptation et l’appropriation de ce modèle. Devenir une vedette (transposition contemporaine du mythe du héros romantique), c’était une manière d’échapper, au moins en partie, à la stigmatisation dont était victime l’Africain-Américain dans la société américaine raciste. Cela permettait de passer auprès du public, majoritairement blanc, non plus seulement pour un Nègre faisant de la musique en groupe, mais bien pour l’égal des héros de la musique « légitime »13. Évidemment, pour un esprit cartésien européen, cet abandon apparent à l’illusion du vedettariat semble tourner le dos à la dimension collective véritable du processus de création effectif. Bien au contraire, en continuant malgré tout à agir, notamment vis-à-vis de la communauté africaine-américaine, selon les principes hérités des cultures populaires d’Outre-Atlantique (et des cultures populaires amérindiennes), c’est-à-dire collectivement, l’artiste afro-américain trouve un moyen d’affirmer sa double identité : africain et américain, avec tout ce que cela implique aussi d’appropriation des usages d’origine européenne14 (et de ce point de vue, Miles Davis faisait figure de modèle). Ce serait trop long à expliquer ici, mais cet aspect dual de la culture afro-américaine renvoie à l’allégorie du masque15, le masque consistant par exemple à s’approprier, avec une fausse naïveté, les représentations sociales que le pouvoir Euro‑américain cherche à imposer.
Jeu de masque assumé ou non, toujours est-il que les track-list des pochettes de disques, ou bien les annonces de morceaux sur scène, ont toujours affiché Ko-Ko, « de » Duke Ellington, So What, « de » Miles Davis, Chameleon, « de » Herbie Hancock, alors qu’il s’agit là en réalité d’une grossière simplification puisque ce qui est donné à entendre résulte d’un travail collectif à partir de propositions initiales, pas toujours composées par le leader soit dit en passant. D’une manière plus polémique, j’aurais d’ailleurs pu titrer : « La question de l’auctorialité non-partagée en jazz » puisque c’est bien ici un manque de partage qui est en cause.
Cette simplification, à laquelle on assiste, donne non seulement une idée fausse de ce qui est réellement à l’œuvre, mais elle a de surcroît le grave défaut de perpétuer un modèle d’auctorialité largement dépassé. Le référencement d’un auteur unique, en jazz, perpétue en effet ce modèle pyramidal issu de huit siècles de culture musicale européenne, qui consiste à placer le compositeur au sommet et les petites mains de la réalisation (« l’interprétation ») en-dessous. Ce modèle est parfaitement approprié s’agissant de la musique dite « classique » (Baroque, classicisme au sens historique, romantisme, etc.), car cette forme de musique a toujours été la musique des classes socialement dominantes, avec tout ce que cela implique de représentations ou de transpositions artistiques d’un modèle social découlant d’une structure pyramidale de la société.
En revanche, pour ce qui est du jazz, la perpétuation d’un tel modèle pose un grave problème. Car ce genre musical, et toute la culture métisse qu’il a diffusée avec lui à l’échelle planétaire, s’est justement imposé peu à peu comme une culture alternative remettant précisément en cause, au cœur même du monde occidental, une telle conception pyramidale de la société fondée sur une répartition inéquitable du pouvoir.
On ne va pas passer ici en revue l’histoire de la genèse du jazz et de la culture métisse dont il est issu. Mais on peut simplement se souvenir que cette musique, cette culture, est issue, sont issues, des nombreux croisements culturels puis des métissages qui se sont opérés sur le sol étatsunien. Or, ces cultures ne partageaient pas toutes une même manière de concevoir la pratique et la création musicales. Loin s’en faut. Les métissages ont donc fait se télescoper des manières différentes de considérer la question de l’auctorialité, certaines liées au principe de propriété individuelle, d’autres liées à une conception plus communautaire des choses. Le jazz procède d’un tel télescopage. Nous y reviendrons plus loin.
Tentons maintenant une expérience heuristique du problème. Le lecteur pourra écouter à cet effet quelques extraits d’enregistrements qui portent le même titre en procédant tout d’abord d’une manière volontairement naïve, c’est-à-dire en zappant entre des enregistrements avec pour seul objectif, « écouter So What de Miles Davis ». La question que l’on peut se poser à l’écoute de ces enregistrements est : « qu’est-ce qu’il y a de commun entre eux, au-delà du titre, So What de Miles Davis ? »
Suggestions d’écoute : différentes « versions » de So What :
- Miles Davis 6tet, 1959 (solo aussi connu que le thème)
- Miles Davis 5tet, 1964 (Tempo up comme Impressions de J. Coltrane et jeu free influencé par la section rythmique)
- Chet Baker 5tet, 1964 (ton différent et caractère plus douloureux)
- Grant Green Quintet, 1961 (grande prise de liberté avec le thème)
- Bill Evans trio, 1974 (jeu différent de celui de 1959 pour l’album « Kind Of Blue »)
- Ronny Jordan, 1992 (avec un solo aussi connu que le thème originel)
La première réponse qui vient à l’esprit, j’imagine que c’est la similitude du thème, ou de ce que l’on appelle le « thème ». Il est assez simple pour être fredonné. On le reconnait donc aisément d’un enregistrement à l’autre. En outre, il est aujourd’hui tellement connu qu’on pourrait le reconnaître sans même faire de comparaison entre différents enregistrements dans lesquels il apparaît.
Mais imaginons que l’on choisisse comme extraits, non pas le début de chaque morceau (ou la fin, qui fait généralement réentendre le thème initial), mais ce qui se déroule entre ces deux moments ; des moments initiaux et terminaux qui, précision utile, ne représentent qu’une part minoritaire de la durée de chaque performance. Le problème apparaîtrait différemment. À moins d’être très aguerri à l’écoute du jazz, en l’absence du thème, chacun répondrait probablement : « aucun rapport ; aucun rapport entre ces enregistrements » ! Et pourtant…
Ce qu’il y a de commun entre ces enregistrements est peut-être touché au plus juste par les quelques mots griffonnés par Bill Evans, le pianiste de l’orchestre de Miles Davis dans le premier enregistrement de So What en 1959. Je souligne d’ailleurs à nouveau l’importance de Bill Evans aux yeux de Miles Davis pour cet enregistrement de l’album le plus diffusé de toute l’histoire du jazz, « Kind Of Blue ». Avoir ainsi convié ce pianiste tout juste remplacé dans le groupe à se joindre une dernière fois à l’équipe spécialement pour ce projet et lui avoir demandé d’écrire quelques aphorismes pour servir de notes de pochettes, c’est un signe d’une certaine forme de partage d’auctorialité, mais de partage masqué (on reste quand même chez Miles Davis) : « So What is a simple figure based on sixteen measures of one scale, eight of another and eight more of the first following a piano bass introduction in free rhythmic style16 ». Ce que les musiciens de jazz condensent en une transcription sommaire de So What comme celle-ci par exemple :
On remarquera au passage que l’introduction évoquée par Bill Evans, qui est présente effectivement dans plusieurs enregistrements de 195917, n’est pas reproduite dans ces transcriptions, ce qui est parfaitement logique puisqu’il ne s’agit pas d’une partition correspondant à l’enregistrement de 1959, mais d’une transcription des caractéristiques, disons, statistiquement valables pour représenter So What. Cette introduction étant absente de la plupart des enregistrements de ce titre postérieurs à 1959, qu’ils soient réalisés avec Miles Davis ou non, elle n’est donc pas retenue. Ce qui est transcrit, c’est donc en quelque sorte So What tel que les musiciens de jazz le retiennent et se l’approprient. Car c’est bien d’appropriation dont il est question ici : appropriation de bouts de textes conçus en vue d’une performance largement improvisée s’appuyant sur les propositions contenues dans ces bouts de textes, et non pas interprétation d’un texte prescrit dans ses moindres détails en vue d’interprétations ultérieures toujours respectueuses de ce texte.
Il convient de préciser qu’à l’inverse de ce qui prévaut depuis environ huit siècles en Europe et dans les régions du monde qui en ont adopté la culture musicale longtemps dominante18, il n’y a pas de partition en jazz ; ou plus exactement, ce n’est pas la partition telle que l’envisage la Musique Occidentale de Tradition Écrite qui prévaut19. Tout au plus, lorsqu’il y en a une, faut-il la considérer davantage comme la consignation d’une expérience de jeu et comme un aide-mémoire permettant de se référer à ces idées de départ à partir desquelles les musiciens vont proposer des performances sans cesse remises sur le métier (la métaphore artisanale est importante). Évidemment, on peut, comme André Hodeir20 (et d’autres), croire dans le salut du jazz par le recours absolu à la partition (le colonialisme culturel de l’Europe des classes socialement dominantes a fait des ravages jusque dans les rangs des meilleurs…). Mais le jazz a justement autre chose à proposer que la Musique Occidentale de Tradition Écrite sur ce plan : une dynamique de partage que cette dernière tend trop souvent à oublier.
Même celui que l’histoire a retenu comme le plus authentiquement compositeur de jazz, Duke Ellington, avait un rapport très particulier à la partition, loin de l’image du compositeur assis seul face à son score orchestral en gestation, dictant aux musiciens par l’intermédiaire d’un quelconque système de notation-transmission, les moindres détails de ce qu’il entend leur faire jouer :
During the past few years I have produced many samples of swing music21. I can score it with a lead pencil on a piece of music paper while riding on a train. But usually, I gather the boys around me after a concert, say about three in the morning when most of the world is quiet. I have a central idea which I bring out on the piano. At one stage, Cootie Williams, the trumpeter, will suggest an interpolation, perhaps a “riff” or obbligato for that spot. We try it and, probably, incorparate it. A little later on Juan Tizol, the trombonist, will interrupt with another idea. We try that and maybe adopt it. It generally depends on the majority’s opinion. Thus, after three or four sessions, I will evolve an entirely new composition. But it will not been written out, put on a score, until we have been playing it in public quite a while. And – this is important to remember – no good swing orchestra ever plays any composition with the same effect, twice. So much depends upon psychological and physical conditions22.
En réalité, chaque performance de jazz authentique, quelle que soit la proportion des pré-textes de départ, est unique et procède d’un travail de création collective. Ce travail collectif s’appuie à la fois sur la mémoire des performances passées portant le même titre, c’est‑à‑dire ayant au moins le même thème de départ, et aussi sur l’expérience d’autres situations de créations collectives similaires, quel qu’en ait été l’éventuel thème de départ.
Supposons qu’au lieu de jouer le thème So What de Miles Davis (en réalité il faudrait écrire « au lieu de jouer à partir du thème So What de Miles Davis »), des musiciens décident de jouer un autre thème : Impressions de John Coltrane. Il se trouve que Impressions répond en plusieurs points à la description de So What faite par Bill Evans. Mais chacun reconnaîtra l’un et l’autre de ces morceaux comme différents à condition que le thème soit joué. Ce qui diffère, outre le thème ? Le tempo, beaucoup plus rapide dans le second cas (du moins par rapport aux versions de So What antérieures à Impressions) ; mais on pourrait considérer qu’il s’agit-là d’une liberté d’interprétation. D’ailleurs, toutes les versions de So What jouées par Miles Davis lui-même dans les années 1960 sont d’un tempo plus allant, et cela va en s’accroissant progressivement au fur et à mesure des années (et d’autant plus lorsque Impressions aura étendu sa diffusion au point de faire lui-même modèle). Autre différence, l’introduction est absente d’Impressions. Mais elle l’est déjà également de beaucoup de versions de So What (elle ne fut pas beaucoup reprise au-delà de 1959). En revanche, la progression harmonique est la même. La construction formelle également. Et c’est cela qui est important au final pour ce qui nous occupe :
Cette parfaite similarité des deux formes harmoniques est justement ce qui va permettre aux musiciens de réinvestir très facilement dans le second cas (Impressions) des situations de jeu éventuellement expérimentées dans le cadre de performances ayant So What pour thème de départ. Et c’est exactement ce qui s’est passé en 1961 lorsque John Coltrane créa le thème d’Impressions23, après avoir joué So What à plusieurs reprises avec Miles Davis entre 1959, date de l’enregistrement de ce titre, et 1960, date à laquelle il monta son propre groupe. La seule chose qui justifie donc vraiment que l’on fasse référence à Impressions plutôt qu’à So What, et vice versa, c’est donc le « thème », entendons par là le thème mélodique joué au début et à la fin de chaque performance qui diffèrera dans un cas et dans l’autre.
Rien ne s’oppose donc à ce que les musiciens s’emparant d’Impressions en tant que thème jouent exactement la même chose que dans So What, une fois la zone d’exposition thématique passée (si ce n’est la prise en compte des caractéristiques mélodico-rythmiques de l’un ou l’autre thème dans l’élaboration des choruses, une donnée non explicitement requise, même si les plus grands improvisateurs en tiennent souvent compte). Dès lors, Impressions « de » John Coltrane, peut s’apparenter à So What « de » Miles Davis, avec un thème mélodique initial et récapitulatif différent. Ce sont certes des thèmes différents, mais des prétextes à l’improvisation renvoyant à des règles du jeu similaires. À partir de là s’opère le travail collectif d’improvisation qui constitue la proportion la plus importante d’une performance.
Suggestion d’écoute : John Coltrane, « Impressions », live au Village Vanguard, 1961
On le constate, performer, jouer ensemble, en jazz, c’est véritablement œuvrer à plusieurs, en temps réel, généralement à partir d’un canevas plus ou moins précis (ce que décrit le texte de Bill Evans pour So What de Miles Davis, par exemple), mais toujours suffisamment « ouvert » (lorsqu’il y en a un) pour permettre à chaque personnalité musicale du groupe d’exprimer son potentiel de création et interagir24 avec les autres membres du groupe. Une démocratie en action en quelque sorte.
Pour être exhaustif sur cette question d’auctorialité partagée en jazz, il faudrait aussi pouvoir prendre en considération le rôle du public (la proximité favorisant son implication dans la performance). Lors de nombreuses prestations en club, les manifestations de ferveur, l’interaction de l’assistance avec l’orchestre sont susceptibles de galvaniser la créativité des improvisateurs, les poussant à orienter leurs choix dans une direction plutôt que dans une autre. Cette présence participative du public ne suffit sans doute pas à en faire un co-créateur de la performance. Mais elle a le mérite de mettre en évidence la nature fondamentalement participative d’une performance de jazz, dont l’auctorialité ne saurait être attribuée à un seul compositeur, quoi qu’en puisse laisser à penser le droit de l’édition.