Sous l’appellation Laboratoire de la contre-performance, des artistes et chercheur·e·s (issu·e·s des champs de l’histoire de l’art, des arts plastiques, de la psychologie sociale et de la danse), poursuivant par ailleurs des activités personnelles dans les domaines de l’art et de la recherche, se sont réuni·e·s en 2014 pour mener collectivement un projet. À travers des formes performatives ou scéniques, ce collectif (qui n’affiche pas l’identité de ses membres sans toutefois la cacher totalement) interroge les fondements, les artifices, les rituels, les mythes et le quotidien du geste artistique. Ses recherches théoriques et empiriques portent sur ce que l’on nomme dans l’art la « performance » et explorent, par la « contre-performance », ses origines fictives et son destin parodique. Les actions proposées par ce laboratoire, exécutées par des « hôtesses », relèvent d’une didactique de l’absurde. Décortiquant les ingrédients de la performance, à travers kits et tutoriels, le Laboratoire de la contre-performance fait un travail de sape censé susciter un questionnement sur ce qu’est, et où se trouve, la performance, mais aussi sur ce qui constitue une action partagée avec le public. Les gestes codifiés des « hôtesses » du laboratoire mènent à s’interroger sur la place des corps féminins dans l’art et sur la capacité à investir, de subjectivités autres, ces motifs d’assignation. Ce projet d’émancipation, vis-à-vis des formes artistiques « autoritaires », à visée collective, réactive, sous l’angle féministe, l’idée selon laquelle « l’art, c’est la vie ».
Préambule : témoignage de Claire Nessens, co-fondatrice, sur la genèse du collectif
« Nous (Ana, Yasmine et moi) avons, au départ, laissé les choses volontairement très ouvertes, avec seulement l’envie de créer, par l’échange, une ébullition. Les premières réunions autour de repas étaient très sympathiques et informelles ; elles semblaient peu productives alors même que s’y précisaient les fondements de notre entreprise. Sans aucune hiérarchie, les échanges allaient bon train sur les plats préparés, le féminisme, les rituels d’accueil, les dispositifs de présentation promotionnels et les formes performatives (en particulier Fluxus et certaines performances emblématiques d’artistes femmes). Nous commencions à porter notre attention sur certains gestes, dont celui d’inaugurer, et l’idée de contre‑performance affleurait : nous réfléchissions à des actions paradoxales à contre-courant des attendus d’efficacité et à bonne distance des mythes liés à la performance artistique.
Nous ne savions pas, au début, si ce que nous souhaitions créer était plutôt une plateforme de recherche ou un collectif. Nous envisagions toutes les possibilités (échanger pour ensuite créer séparément, créer collectivement, fédérer des propositions artistiques, théoriques…). Nous n’étions pas pressées et poursuivions nos activités chacune de notre côté tout en nous rencontrant toutes les semaines pendant un an et en pensant à diverses formes possibles. Il se trouve qu’une proposition de participation à un festival de performances a précipité les choses. On nous a demandé si notre collectif (que nous avions baptisé Laboratoire de la contre-performance et dont nous commencions à parler) faisait des performances. Nous avons répondu « oui, bien sûr » (ce qui n’était pas encore tout à fait le cas puisque nous avions essentiellement réalisé des gestes d’inauguration du laboratoire) et c’est ainsi que l’identité « collectif d’artistes et chercheur·e·s » s’est affirmée.
Le Laboratoire de la contre-performance ne se réduit toutefois pas à ses trois membres fondatrices et à des actions artistiques. Depuis 2014, d’autres personnes ont rejoint le collectif. Par ailleurs, l’université d’été, que nous organisons chaque année, où s’élaborent les grandes lignes de notre programme (liberté, égalité…), ainsi que des ateliers que nous proposons auprès de divers publics, ont pour vocation d’ouvrir le questionnement à une communauté élargie. La notion de collectif se situe ainsi à deux niveaux : structurel et idéologique. La question de la transmission par l’art, de l’essaimage des idées, est centrale, sans que nous nous inscrivions pour autant dans une perspective strictement pédagogique ou militante. Notre questionnement est politique et social mais passe avant tout par une mise en critique des formes artistiques avec une dimension fortement réflexive et conceptuelle. Nous tenons à préciser que, si nous utilisons l’écriture inclusive pour « chercheur·e·s », alors que le projet a été pensé au départ par des femmes, c’est pour ne pas exclure a priori les hommes. »
Collaboration et empowerment : mythologies du féminisme dans l’art
Les collectifs d’artistes femmes sont-ils nécessairement féministes ? À l’évidence non mais, historiquement, un lien fort s’est tissé entre les pratiques collaboratives et les revendications féminines (sinon féministes) dans l’art. Collaborer, pourquoi ? Pour ne pas être seul·e ? Pour partager et élargir son champ de connaissances, pour brouiller la notion d’auteur et repenser les structures hiérarchiques au profit d’une horizontalité ? Être plusieurs, est-ce forcément porter un projet commun, une vision commune, se référer à un modèle sociétal fondé sur des valeurs d’échange et de partage ? Se réunit-on quand on se sent minoritaire ? Serait-ce l’aveu d’une faiblesse ou l’affirmation d’un possible contre-pouvoir ? En ce qui concerne les artistes femmes, force est de constater qu’il n’est pas facile d’être visible. Le collectif peut être une stratégie face à un monde de l’art dominé par la figure masculine du créateur : participer d’une forme de solidarité des subalternes, dans une perspective d’empowerment.
Les mouvements sociaux qui ont marqué les années 1960 et 1970 ont favorisé l’émergence de questionnements relatifs à la place des femmes dans le milieu de l’art, en particulier aux États-Unis1. Ainsi naît, en 1969, l’Art Workers Coalition (awc), mouvement de lutte contre la discrimination raciale et le sexisme du Museum of Modern Art. En 1970, est fondé le Women’s Art Registry (war). Le groupe Ad Hoc Women Artists Committee est à l’origine, selon Elvan Zabunyan, de « la manifestation féministe la plus virulente » contre l’exclusion des femmes blanches et noires de l’exposition annuelle du Whitney Museum, relayée par la critique Lucy Lippard2.
La création de la Womanhouse, en 1972, par Judy Chicago et Miriam Shapiro, participe de cette prise de conscience collective et de la volonté de s’unir pour créer et repenser l’espace de la création comme politique. Dans une maison abandonnée vouée à la destruction, 25 femmes vivront et travailleront ensemble pendant environ deux mois. Paradoxalement, le foyer qui, jusqu’alors, était vécu comme un lieu d’enfermement, devient un espace d’émancipation possible3. Le Feminist art program, à l’origine de l’expérience menée à la Womanhouse, constitue, selon Géraldine Gourbe, un modèle pour penser le collectif et les liens entre esthétique et politique4.
Dans la décennie suivante, des artistes femmes, sous couvert d’anonymat, fondent le collectif emblématique des Guerilla Girls. Suite au constat de la sous-représentation des femmes artistes dans l’exposition An International Survey of Recent Painting and Sculpture, au Museum of Modern Art de New York en 1984 (qui proposait de faire un état des lieux international de l’art), elles décident d’agir contre le sexisme de l’art et dénoncent avec humour, à l’aide de slogans et de statistiques, les discriminations. Intervenir dans la rue, faire des actions pirates en portant des masques de gorilles : tel est leur mode opératoire, assurément activiste5.
En France, comme l’ont souligné les recherches de Fabienne Dumont et Séverine Sofio, les collectifs d’artistes, très hétéroclites, montrent des liens politiques plus ténus. L’Union des femmes peintres et sculpteurs, fondée en 1881, est le plus ancien groupe de plasticiennes recensé en France6. D’autres groupes vont ensuite voir le jour comme La Spirale (1972-1982) et Féminie-Dialogue (1975-2009), ce dernier défendant davantage un art féminin que féministe. Certaines artistes vont d’ailleurs préférer s’en éloigner craignant un phénomène de ghettoïsation ; c’est le cas de Tania Mouraud, Françoise Janicot, Annette Messager, Gina Pane ou encore Dorothée Selz7.
Géraldine Gourbe et Charlotte Prévost relèvent, dans « Art et féminisme : un no man’s land français8 », une difficulté à articuler art et féminisme en France. Qu’y a-t-il derrière cette réticence à s’affirmer en tant qu’artiste femme et pourquoi cette peur ou ce danger de « collaborer » entre femmes ? Comme le notait déjà en 1997 Françoise Collin dans le catalogue de l'exposition Vraiment féminisme et art, l'association des termes « féminisme » et « art » est rare en France (contrairement aux États-Unis). Peu d'artistes revendiquent le terme de « féministe » craignant sans doute un isolement face au reste de la production artistique. Se dire « féministe » reviendrait à afficher une couleur politique, à manifester son appartenance à un parti9. Armelle Leturcq, dans ce même catalogue, parlait du risque d'une double exclusion, en tant que femmes dans la société et en tant qu'artistes femmes dans le milieu de l'art10.
Qu’elle soit revendiquée ou non, dans une perspective féministe ou pas, la dimension d’empowerment est bien inhérente à la création féminine tant les structures de l’art entravent l’inscription des artistes femmes. Et sans doute faut-il prendre toute la mesure de ces productions, longtemps mises à l’écart de l’écriture de l’histoire de l’art, pour comprendre le mécanisme de ces processus d’exclusion et révéler les mythes relatifs à la création11. Si le féminin constitue en soi une dérogation aux règles de l’art, couplé au collectif, il peut mettre en critique ses présupposés. C’est alors, de façon plus claire encore, la notion d’autorité qui est attaquée.
L’autorité plurielle : déjouer les règles de l’art
La présence accrue des femmes sur la scène artistique des années 1970, et a fortiori sous forme de collectifs, participe activement de la remise en question du mythe du génie créateur pensé invariablement, au moins depuis la Renaissance en Occident, au masculin singulier. Le collectif, à l’identité potentiellement mouvante et polymorphe, peut permettre de déjouer les stratégies d’inscription autoritaires, ou tout au moins de déplacer la question du sexe de l’artiste et de l’art. C’est une façon de mettre en critique les implicites de la création artistique en révélant les fondements idéologiques qui la soutiennent12. Linda Nochlin a exemplairement déconstruit le mythe du génie créateur en montrant combien le domaine de l’art était lié à des enjeux sociétaux, et régi par des institutions et une conception du génie éminemment phallocentriques13.
Le collectif renvoie à l’idée, développée par Roland Barthes dans « La mort de l’auteur », d’un énoncé qui n’aurait pas besoin d’être incarné par une personne ou un interlocuteur. « C’est le langage qui parle, ce n’est pas l’auteur. (…) Pour rendre à la lecture son avenir, il faut renverser le mythe : la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur14. » Michel Foucault, dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? », texte d’une conférence donnée en 1969 à la Société Française de Philosophie, définit, de son côté, quatre caractères spécifiques liés à la fonction d’auteur. Il parle notamment de « figure de l’auteur15 ». Cette forme autoritaire et symbolique de la fonction d’auteur est battue en brèche par le collectif qui refuse d’incarner une figure unique avec une fonction sociale circonscrite et reconnue historiquement. « Qu’importe qui parle, quelqu’un a dit qu’importe qui parle. » Michel Foucault emprunte cette formulation à Beckett16. Dans la littérature, ceci signifie que le « sujet écrivant » disparaît au profit de l’ouverture d’un espace.
Cet espace ouvert à l’interprétation du/de la spectateur·trice est peut-être bien ce qui définit la performance, cette forme ouverte manifestant le lien de l’art à la vie. Le cas de Fluxus, nébuleuse, courant plus que groupe, modèle de collectif pensé comme collectivité mondiale, sans frontières, fait en ce sens figure de paradigme, avec la mise en avant de la forme concert comme idéal de partage17. Cependant, de la performance, pourtant largement investie par les artistes femmes et par les formes collectives (happening, event), l’histoire de l’art tend à retenir comme figures emblématiques des personnalités masculines (Beuys, Klein, Acconci…), montrant la prégnance du mythe du génie créateur, masculin et singulier. Ruth Hemus souligne ce phénomène déjà à l’œuvre au sein de Dada : les femmes et les formes vivantes et collectives dans lesquelles elles se sont illustrées ont été écartées par ceux qui en ont retracé l’histoire18. Cette propension à l’effacement du collectif et à la reconduction du récit d’individus masculins montre, en ce sens, la résistance qu’il y a à changer de paradigme, à penser l’art de façon plus démocratique, moins phallocentrique, à l’écart de ses mythes démiurgiques, et de ses affinités avec les totalitarismes19. C’est d’ailleurs souvent en réaction à ces « dérives autoritaires » et dans le but plus ou moins avoué de mettre en critique le mythe du génie créateur que de nombreux collectifs se forment20.
En s’inventant un nom de structure, le Laboratoire de la contre-performance manifeste la volonté de ne pas rattacher ses activités à des noms propres mais à un lieu de travail, « un laboratoire » (à connotation scientifique) dans lequel œuvre un groupe d’individus. Qui dirige ce « laboratoire » ? On ne le sait. Et le « laboratoire » joue de ce mystère, en prétendant ne pas diffuser directement ses recherches et se faire « représenter » par des hôtesses. Il semble ainsi se conformer au modèle de « têtes pensantes » utilisant des « potiches », deux catégories éminemment sexuées.
Instruments de l’autorité, les « hôtesses » de ce laboratoire répondent parfaitement au rôle attendu des femmes dans la société : discrètes voire mutiques, dans l’accueil, tirées à quatre épingles. Interchangeables, supports de promotion d’objets, le corps réifié, elles semblent missionnées par un laboratoire prétendument scientifique mais dont le modèle semble plutôt être celui de l’entreprise, de l’agence de pub ou de communication et dont le mode opératoire est à mi-chemin entre la campagne de diffusion et la médiation culturelle. Les « hôtesses » constituent comme la contre-figure du collectif à connotation politique, activiste ou même artistique. Elles forment un corps (au sens de défilé ou de ballet), supposant une dépersonnalisation, une instrumentalisation et, dans sa version féminine, une fonction décorative, d’accueil, de représentation21. Le groupe tendrait plutôt ici à effacer l’individu, à le neutraliser. Peut-on alors parler de collectif ? Le groupe, le nombre, suffit-il à faire le collectif, à faire autorité ? Le nombre est‑il nécessairement une force ? Certes non.
Et si les potiches du laboratoire étaient les têtes pensantes, les auteures de leurs actions ? Ces potiches, en fait assez peu souriantes, incitent en tout cas à réfléchir à leur statut d’objet. La figure de la subalterne qu’elles incarnent vient questionner la notion de sujet, la figure de l’auteure, de l’artiste, et les mythes relatifs à l’art (dans sa classique répartition entre artiste d’un côté et, muse, modèle, outil ou motif, de l’autre). Surjouant une féminité convenue, exacerbant la réification dont elles semblent victimes, les « hôtesses » du laboratoire interrogent la place des femmes dans l’art et dans la société. Depuis leur position d’infériorité (de simples objets de diffusion), elles orchestrent en toute impunité (car sans responsabilité de leurs actes) la dissidence. Cette mise en scène de la soumission à des fins de subversion mène plus largement à penser la spectacularisation dans sa potentielle dimension critique et politique.
Mettre en scène l’utopie participative
Du groupe activiste à la simple réunion d’individualités, le collectif peut recouvrir des engagements très divers22. Par ailleurs, la performance peut désigner des pratiques très différentes les unes des autres, des plus subversives aux plus formelles. En ce sens, un collectif mettant en scène des corps féminins, et faisant de la performance, ne garantit pas nécessairement une portée féministe ou politique. Si les pratiques collectives, d’une part, et la performance, d’autre part, laissent souvent penser à un projet politique, cela ne va pas forcément de soi. Alors que les pratiques performatives ont largement contribué à l’émergence d’une subjectivité féminine, qu’en est-il aujourd’hui, à l’heure des re-enactments et de l’institutionnalisation de ces pratiques a priori dissidentes, dans le champ de ce que certains ont nommé la « post-performance23 » ?
Le Laboratoire de la contre-performance ne se présente pas comme activiste et n’affiche pas une dimension politique ; ses actions, loin de l’illégalité, s’inscrivent dans les institutions de l’art (musées, espaces scéniques). Ce faisant, à travers ses actions, il s’agit bien de déconstruire tout à la fois les présupposés attachés à la figure de l’artiste et ceux relatifs à la performance. Instaurer la « contre-performance », révéler ses origines fictives et son destin parodique, ne serait-ce pas le moyen de traquer les mythes constitutifs de l’art, en empruntant le costume de sa spectacularisation pour mieux en souligner les artifices et distiller, l’air de rien, quelques idées sur l’art et la société ?
Assurément réflexive, l’action du Laboratoire de la contre-performance intitulée Kit d’inauguration, mode d’emploi est une mise en scène d’un rituel politique galvaudé (l’inauguration), la parodie d’un discours officiel mais aussi des utopies participatives travaillant le champ de la performance24. L’inauguration est ici pensée comme un dispositif performatif, un rituel social de partage, un rassemblement, un moment collectif. Une table drapée d’un bleu officiel ayant été plantée devant la mairie du 3e arrondissement à Paris, avec un micro central, les passant·e·s s’interrogent sur l’événement en préparation. Trois hôtesses, avec une écharpe orange et munies de questionnaires, vont à leur rencontre en expliquant qu’un discours va avoir lieu, suivi d’une inauguration au musée Picasso (elles distribuent un petit plan du parcours). Elles posent leurs questions (Pensez-vous être quelqu’un de performant, micro-performant, infra-performant… ? ; Est-ce que vous participez ou vous assistez ?), cochent sur le questionnaire et collent des pastilles orange sur les personnes acceptant de suivre l’inauguration.
Après cet accueil, elles se placent derrière la table pour le discours et se passent littéralement la parole avec un petit magnétophone à cassette tout en tenant un bout de ruban. Leur discours préenregistré, amplifié par le micro, révèle les ingrédients de l’inauguration qui sont aussi les ingrédients d’une performance :
Kit d’inauguration, mode d’emploi
Définir un lieu
Donner rendez-vous à un public et à des personnes influentes et concernées
Avoir une tenue et une attitude solennelles
Remercier les personnes présentes à la cérémonie
Faire un discours officiel
Pour faire le discours, trouver une idée forte
4 mots suffisent
Par exemple : inauguration, fête, performance, vie
Décliner les combinatoires de façon aléatoire
Ce qui peut donner :
- l’inauguration est une performance
- la performance est une fête
- la fête c’est la vie
- l’inauguration est une fête
- la fête est une inauguration
- la vie est une inauguration
- la vie est une fête
- la vie est une performance
- la performance est une inauguration
- la fête est une performance
- l’inauguration c’est la vie
- la performance c’est la vie
Prendre un grand ruban coloré
Demander à 2 personnes de tenir le ruban
Prendre des ciseaux qui coupent bien
Ne pas couper ce ruban
Féliciter, se féliciter
Couper le ruban
Applaudir
Embrasser, serrer des mains
Se quitter
Quelques incontournables de l’inauguration sont effacés, comme la personnalité politique et la prise de parole directe, pour ne laisser que le dispositif, les gestes, et le lieu. Les hôtesses activent une inauguration factice mais non moins réduite à son essence même. Se joue alors un rituel de l’autorité exécuté par de simples subalternes, les écharpes désignant moins des personnalités importantes qu’un rôle typique de femme objet. Cette mise en scène du discours souligne le caractère performatif de l’inauguration, de ces moments voulus participatifs (dans l’espace politique comme dans l’art).
Une fois le discours fini, le public est convié à suivre les « hôtesses » dans les rues qui mènent jusqu’au musée Picasso, lieu de l’inauguration. Les gestes qu’elles vont alors exécuter dans le jardin sont une relecture de la démonstration de sécurité en vol des hôtesses de l’air. Courte chorégraphie absurde, cette « inauguration » met le public face à un rituel totalement réflexif d’« hôtesses de l’art ». Sur la façade du musée, les trois tapis de yoga déroulés, ces monochromes orange du quotidien, manifestent, en final de ce spectacle minimal, l’absurdité d’un rapport à l’art sur le mode de la vénération (dont le musée Picasso est particulièrement porteur). Il s’agit de questionner le public sur ce qu’est l’art et sa fonction sociale, sur le spectacle de la vie et le contre-spectacle de l’art (« L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », disait Filliou). La forme incongrue, absurde, voire déceptive, est le moyen d’interroger les attendus du public quant à l’art et de souligner les enjeux politiques qui traversent ce domaine pensé comme déconnecté des pratiques quotidiennes.
Les « hôtesses » se rapprochent de la porte de sortie, et indiquent qu’il est temps de partir du jardin. Placées devant le grand portail, elles serrent les mains et distribuent aux personnes présentes un minuscule bout de ruban que l’une d’elle découpe méticuleusement avec des petits ciseaux à bouts ronds peu efficaces. L’inauguration a eu lieu, et cette trace, cette relique de ruban, en témoigne. Le ruban a été coupé en mille morceaux et disséminé. Qu’a-t-on inauguré ? Le musée, les tapis, les corps les portant ou encore ce moment partagé ? Déjà récemment ré-inauguré, le musée Picasso n’avait vraiment pas besoin de cela. Le rituel social, privé de ses « acteurs », laisse voir les « ficelles » d’un rassemblement monté de toutes pièces. Parodie des utopies participatives, cette action n’en demeure pas moins un rituel de partage, le re-enactment d’inauguration constituant la métaphore d’une action collective.
Cette action, en assimilant les corps féminins aux œuvres (les hôtesses « faisant » l’inauguration, inaugurant leurs corps), mène à s’interroger sur la place des femmes dans l’institution muséale, sur les figures féminines réifiées qui l’habitent : femmes-supports de représentations, caryatides ornant l’architecture, femmes-objets dans une fonction décorative. Dans ce spectacle d’inauguration, c’est aussi le spectacle du corps féminin, tel qu’il se joue dans l’art, qui est détourné à des fins critiques.
La transmission de gestes collectifs
C’est dans la même volonté de réévaluer la place des femmes dans l’art, que le Laboratoire de la contre-performance investit l’espace muséal avec un prétendu outil de médiation, l’imavi (interface mobile d’auscultation virtuelle de images25). Affublées de masques à voilettes et oreilles de lapin, des « hôtesses de l’art » dévoilent (au sens propre comme au sens figuré), d’un geste lent et mécanique, telles des automates, sur le corset muséographique qu’elles portent, des aspects de certaines œuvres classiques en les confrontant à des vues de performances d’artistes femmes (le tout accompagné d’un slogan26). Déambulant dans l’espace du musée, à proximité des œuvres choisies, se fondant dans le décor, faisant œuvres, ces présences fantomatiques interpellent silencieusement les spectateur·trice·s, révélant, par les montages d’images dont elles sont porteuses, l’inconscient à l’œuvre dans ces représentations. Ces médiatrices d’un nouveau genre (entre la femme animalisée, sorte de Bunny Girl revisitée, l’obscure figure de veuve sicilienne dans La Mariée était en noir (1968) de François Truffaut ou encore Belphégor) suscitent des associations autour de la monstration et de l’invisibilité simultanée du féminin.
Utilisant les vertus heuristiques du montage, le Laboratoire de la contre-performance crée des figures féminines ambigües, entre soumission et empowerment, en résonance avec un inconscient collectif et des mythes profondément ancrés. Cette confrontation entre imagerie et incorporation, passé et présent, soumission et dénonciation, ouvre des espaces d’expression de subjectivités féminines dissidentes. La survivance de gestes archaïques, définie par Aby Warburg dans sa dimension inconsciente27, devient le moyen de déplacer les représentations du féminin. A priori dépersonnalisées, ces femmes animalisées, toutes dévolues à leur fonction de représentation, se réapproprient ce faisant l’espace muséal, l’espace public.
Les actions collectives des universités d’été intitulées « exercices sibyllins » véhiculent particulièrement cette idée du groupe féminin (allégorie, figure, communauté). Évocations de gestes féminins (des grâces, des sibylles…) présents dans l’histoire des représentations, ces images d’un féminin pluriel, cette incorporation de clichés liés à la féminité, tracent les contours de gestes possibles de résistance, d’émancipation. Le Laboratoire de la contre-performance ambitionne de créer du collectif, au-delà de ses membres, en particulier au sein d’ateliers, en colportant des gestes féminins collectifs et en révélant le potentiel subversif qu’ils peuvent receler. Hôtesses, muses, œuvres vivantes ou encore sibylles dissimulent paradoxalement une force politique de résistance aux assignations. L’université d’été constitue la métaphore de ce projet, en manifestant la volonté d’essaimer le collectif par la passation, la transmission du geste.
En pensant une communauté de gestes (le geste féminin, le geste féministe, le geste marqueur d’identité et marquant les corps), le Laboratoire de la contre-performance met la question du partage et de la transmission au centre de ses préoccupations. Un dialogue s’engage, non seulement avec les contemporain·e·s, mais aussi avec les fantômes du féminin dans l’art. Il s’agit d’investir les représentations de subjectivités diverses et de transformer les modèles d’assignation à une féminité restrictive en outils possibles d’affirmation. Revendiquant une hérédité artistique, réelle et imaginaire, et ce à l’encontre du génie créateur hors du commun, voulu sans filiation, le Laboratoire de la contre-performance matérialise une pensée du geste créateur au féminin comme inscrit dans une collectivité à travers le temps. Par cette incorporation fictionnée d’un collectif féminin préalable, s’énonce la possibilité de subjectiver le mythe.