L’objet de cet article est d’étudier les modalités actuelles des collaborations entre artistes et scientifiques à partir de l’analyse du projet que l’artiste Delphine Lermite a effectué avec Laurent Grisoni, chercheur au laboratoire mint/ cristal1. Ce projet s’inscrit dans une histoire, qui reste à écrire2, celle des collaborations entre artistes et scientifiques dont nous pourrions situer l’origine dans l’avènement de l’ordinateur et plus largement dans le développement des technologies. À partir des années 60, comme le relève Valérie Mavridorakis, la technologie devient « une problématique sociale et culturelle centripète […] ; il paraît [dès lors] logique que l’art s’en saisisse, tentant de combler le fossé qui sépare les deux cultures, celles des sciences et celle des humanités3 ». Et l’art s’en est saisi en effet, tout comme les scientifiques, qui comprennent très vite l’intérêt d’associer des artistes à leurs recherches. Dès les années 50, au Massachusetts Institute of Technology (mit), sont introduits des cours d’histoire de l’art complétés par l’ouverture d’un espace d’exposition. Puis, à partir de 1967, les actions menées par le Center for Advanced Visual Studies (cavs)4 s’emploient à concilier les activités technologiques du mit avec une politique artistique susceptible, comme l’énonce Judith Epstein, « de développer des qualités intuitives qui ne peuvent pas être fournies par la stricte logique5 ». Parallèlement, l’un des temps forts de l’histoire des collaborations entre artistes et scientifiques s’incarne dans le projet 9 evenings theatre & engineering (1966, New York) pour lequel ingénieurs, plasticiens, chorégraphes et musiciens – tels que Merce Cunningham, John Cage et Robert Rauschenberg – travaillent en collaboration avec plus de trente ingénieurs. Parmi ces ingénieurs figure Billy Klüver6 qui, antérieurement au projet 9 evenings, avait participé à l’édification de Hommage à New York de Jean Tinguely puis développera par la suite ses activités avec de nombreux artistes tels Andy Warhol. Aujourd’hui, ces collaborations se poursuivent, s’accélèrent même, entraînant la production d’une littérature descriptive abondante7 où il apparaît souvent que les productions plastiques sont présentées comme le résultat de la rencontre soudaine et magique d’artistes et de scientifiques. Concevoir ainsi l’émergence de ces productions spécifiques, c’est oublier qu’elles n’apparaissent pas sans l’existence de dispositifs institutionnels précis dans lesquels ces rencontres adviennent. Pour penser les œuvres à l’interface des arts et des sciences, il convient donc d’examiner le contexte de leur émergence ainsi que les pratiques des acteurs institutionnels qui définissent leurs cadres. Parmi ces dispositifs figure l’appel d’offre, dont notre étude va faire apparaître les incidences sur certaines modalités précises d’interactions entre les artistes et les scientifiques.
En France, dans le domaine artistique, l’appel d’offre, majoritairement financé par des fonds publics, tend à se développer, questionnant à nouveaux frais le rôle du commanditaire. Pour paraphraser Jean‑Marc Poinsot lorsqu’il théorise le rôle de l’exposition dans l’apparition de l’œuvre, l’appel d’offre pourrait être entendu comme ce par quoi le fait artistique – fruit de la collaboration – advient8. En effet, il est une des conditions de possibilité pour l’artiste d’effectuer une résidence dans laquelle s’élabore le travail de co-création avec le scientifique. Il s’agit d’un objet qui, loin d’être second, doit être examiné dans l’approche des pratiques art & science, en ce qu'il conditionne pour une part les modalités de la production collaborative. L’étudier permet de saisir en finesse les processus collaboratifs à l’œuvre9.
Avant de poursuivre, interrogeons un instant ce qu’on entend par pratiques dites art & science. Elles sont à ce point en plein essor que l’on pourrait parler à leur égard d’un « tournant scientifique »10 du champ de l’art. La question est cependant de savoir ce qui caractérise ces pratiques. En quoi un projet artistique peut-il être qualifié art & science ? Notre hypothèse, que nous ne pourrons développer ici car elle nous éloignerait trop de notre objet, est que pour définir un projet art & science, il convient en amont d’analyser les modalités de sa production pour mettre en évidence au sein des projets artistiques les contributions scientifiques. Si ces dernières constituent une partie importante et significative du projet, idéalement pour moitié comme l’expression le spécifie, alors le projet peut-être qualifier art & science. Les contributions scientifiques peuvent être de différentes natures. Par exemple, l’artiste peut à la fois emprunter ses sources aux imaginaires scientifiques ou faire appel à des solutions technologiques complexes développées par les laboratoires pour le projet. La multiplication des études de cas, tel que se propose cet article, devrait en partie satisfaire à ce besoin de qualification.
Ainsi qu’indiqué en introduction, nous concentrerons notre analyse sur un projet récent, celui de l’artiste Delphine Lermite, lauréate de l’appel d’offre intitulé « Résidence Artiste en Laboratoire (rlab) » de la Communauté d’Universités et Établissements Lille Nord de France (comue lnf), lancé pour sa première édition en novembre 2017 à l’initiative de Christophe Chaillou, professeur en informatique à Polytech’Lille et chercheur au laboratoire cristal11. Nous avons pu consulter un dossier portant sur le dispositif rlab, qui précise que cet appel d’offre a reçu « 45 demandes de mise en relation [d’un artiste et d’un laboratoire] de la part d’artistes français et étrangers », et que « 32 mises en relations ont été effectuées entre artistes et chercheurs du territoire des Hauts-de-France12 ». Ces chiffres sont intéressants en ce qu’ils indiquent l’intérêt actuel porté par les artistes à collaborer avec des laboratoires.
Avant d’analyser les modalités de la collaboration entre Delphine Lermite et le laboratoire mint, décrivons son projet en nous appuyant sur le récit qu’elle nous a livré ainsi que sur le dossier qu’elle a adressé en réponse à l’appel d’offre13.
Intitulé Histoire(s) de l’œil, le projet, alors en construction au moment de notre rencontre, se présente sous la forme d’une image projetée au mur, image qui se révèle progressivement aux spectateurs. Cette projection est reliée à une installation composée d’un casque de réalité virtuelle doté d’un oculomètre (Fig. 1).
L’image projetée a la particularité de varier en fonction des mouvements oculaires qu’un observateur casqué effectue en naviguant à l’intérieur d’une vidéo. Delphine Lermite a réalisé cette vidéo en se rendant sur les Monts Kaiserkrone et Zirkelstein, en Allemagne où se trouve un site identifié comme celui où Caspar David Friedrich a peint en 1818 le fameux tableau Voyageur contemplant une mer de nuages14. Pendant trois jours, elle y a posé sa caméra de cinq heures du matin à huit heures du soir, filmant en surplomb les champs labourés et les prairies visibles depuis les hauteurs. Elle a pu remarquer que l’actuel paysage se distinguait nettement de la peinture effectuée de cet endroit par Caspar David Friedrich. Mais au troisième jour de tournage, nous relata Delphine Lermite, une brume fit se lever un tout un autre spectacle, proche de celui peint par Friedrich. Anéantissant l’arrière‑plan, la brume fit disparaître les champs et la nature verdoyante (Fig. 2 & 3).
Le dispositif mis en place par l’artiste reprend ce phénomène météorologique. En effet, le spectateur qui porte le casque est amené à parcourir par le regard le paysage dans la diversité de ses variations météorologiques qui en influencent la perception et provoquent une vision instable de la scène qui oscille entre terre et vapeur d’eau, net et flou.
Reliée au casque, l’image projetée fait apparaître en temps réel les zones relevées par l’oculomètre, zones sur lesquelles s’est fixé le regard du spectateur doté du casque (Fig. 4). La projection fait ainsi apparaître sur un fond gris, ces zones laissant progressivement advenir l’image observée. L’image projetée n’est alors jamais identique. Elle varie en fonction de chaque utilisateur qui observe potentiellement de manière singulière le paysage filmé, éclairant telle zone plutôt que telle autre.
Un rapide détour par l’oculométrie permet de saisir davantage les enjeux de l’œuvre15. L’oculométrie est une technologie récente d’observation du regard. En 1980, deux professeurs en psychologie de l’université Carnegie‑Mellon, Marcel Adam Just et Patricia A. Carpenter, publient un article qui marque un tournant important dans ce domaine. Cet article pose l’hypothèse suivante, qui fut depuis discutée16 : il n’y a pas de différence significative entre ce que l’on regarde et ce que l’on traite comme information. À partir de leur recherche nommée « eye-mind hypothesis »17 se développent les technologies de l’oculométrie fondées sur la captation des mouvements de l’œil comme probables indicateurs de la conscience18. Ainsi, le public de Histoire (s) de l’œil peut-il suivre sur l’image projetée les mouvements de l’œil du sujet observant le film ; il peut voir sur quelle partie de l’image le regard se fixe et où, potentiellement, l’attention se focalise.
Quittons un instant la description des processus et techniques mis en jeu par l’œuvre pour effectuer l’étude de l’appel d’offre qui nous renseignera sur les modalités de la collaboration entre l’artiste et le laboratoire. En quoi cet appel d’offre engage-t-il l’artiste et le scientifique dans des procédures, des modalités d’action et des pratiques précises ? Jusqu’où, d’une certaine manière, participe-t-il à l’essor des pratiques dites art & science ?
Pour élaborer cet appel d’offre, la comue a travaillé avec plusieurs acteurs : la Direction Régionale des Affaires Culturelles, la Région Hauts-de-France, le Fresnoy–Studio national des arts contemporains, et enfin le réseau 50° Nord19. Il s’agit donc d’acteurs et de financeurs publics, issus pour une part de deux Ministères, celui de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et celui de la Culture et de la communication. Voici les termes par lesquels « le contexte et les enjeux » de l’appel d’offre sont formulés :
La Communauté d’Universités et Établissement Lille Nord de France (comue lnf) lance pour la première fois une Résidence Artiste en Laboratoire (rlab), pour initier et soutenir une nouvelle collaboration entre un·e artiste et un laboratoire de recherche de toutes disciplines sur le territoire des Hauts‑de‑France. La rencontre entre le potentiel innovant de la recherche et le potentiel créatif de la création artistique est appréhendée, dans le cadre de cette Résidence Artiste en Laboratoire, comme étant une source d’émergence de projets artistiques innovants. L’objectif central de cette résidence de création est de renforcer les collaborations entre les laboratoires de recherche et les artistes dans le but de croiser les compétences et connaissances propres à chaque milieu, au service de la création artistique et dans une visée de diffusion, de valorisation et de visibilité de ce type d’initiatives. Pour l’année 2018, la comue lnf et la drac conduisent cette expérimentation, dont la réussite permettrait d’amorcer un programme plus ambitieux pour les années suivantes.
Il serait intéressant de questionner le vocabulaire employé dans cet appel, et notamment les termes d’innovation et de création. L’innovation est notablement valorisée dans l’économie de la connaissance et de la croissance dans laquelle se situent majoritairement les projets art & science. Dans cet appel, ce terme se rapporte aux activités de l’artiste autant qu’à celles du scientifique. Le terme de création quant à lui renvoie à l’activité de l’artiste. Pierre-Michel Menger dans sa Sociologie du travail créateur interroge les usages de ce terme par une critique des formes d’obscurantismes qui l’entoure20. Il s’appuie notamment sur le philosophe Pierre Macherey qui dès 1966 propose de supprimer le terme de création en le remplaçant « systématiquement par celui de production21 », suppression qui permet d’éviter d’associer le travail de l’artiste à une « irruption, une épiphanie, un mystère ». Macherey invite par ailleurs à penser la production de l’artiste en fonction des conditions de travail déterminées qui sont les siennes. Ici, les conditions du travail de l’artiste sont les suivantes : avant qu’il ne soumette sa candidature, il doit prendre contact avec un laboratoire22. En effet, l’entrelacement des compétences artistiques et scientifiques doit s’inventer en amont du projet de l’artiste. Le dispositif prévoit à cet égard d’aider l’artiste à la « mise en relation » avec les scientifiques, de manière à déterminer les compétences nécessaires à la réalisation de l’œuvre. Cette proposition d’accompagnement est intéressante car elle suppose que l’artiste identifie un ensemble de laboratoires disposés à s’engager dans un projet art & science, ce qui est un fait relativement nouveau et en plein essor, notamment dans la région concernée par le projet. On remarquera ici d’une part l’engagement des scientifiques, d’autre part celui des artistes, qui, émancipés des conceptions liées à leur supposée autonomie, semblent chercher, par ce pas de côté, à dépasser les limites de leurs propres outils et concepts.
Conformément aux termes de l’appel d’offre, Delphine Lermite a identifié un laboratoire de recherche, en se rapprochant de Laurent Grisoni23 qui, engagé depuis plusieurs années dans l’essor des pratiques art & science de la Région, est responsable de l’équipe mint24 au sein du laboratoire cristal25. mint regroupe une équipe qui effectue des recherches sur « l’interaction tactile et gestuelle, c’est-à-dire l’étude du geste pour l’interaction homme-machine26 ». Les questions posées par cette recherche sont nombreuses, et on conçoit qu’elles aient pu intéresser une artiste : comment nos gestes commandent-ils la machine ? Quels nouveaux mouvements inventer ? Comment l’ordinateur peut-il y réagir27 ? On peut supposer que pour cette recherche, plus le contexte d’usage sera singulier – singularité potentiellement garantie par un projet artistique –, plus il conviendra d’imaginer et d’inventer de nouveaux objets qui correspondent aux demandes spécifiques des artistes en termes de gestes et modes d’interaction28.
À l’occasion de notre entretien avec Delphine Lermite, nous l’avons interrogé sur les contributions spécifiques du laboratoire à son projet. Cette œuvre, nous l’avons vu, repose sur un ensemble complexe de technologies. Il est frappant de voir combien les contributions spécifiques des scientifiques et en particulier l’apport de Laurent Grisoni sont venues enrichir le projet initial de l’artiste. Réfléchissant sur les modes de manipulation de l’image par l’usager du casque, Laurent Grisoni a suggéré à Delphine Lermite, avant qu’elle ne parte sur les traces du tableau Voyageur contemplant une mer de nuages, de filmer en « time-lapse » plutôt que de photographier le paysage. La technique du « time-lapse » offre une possibilité de prises de vue automatiques (une image toute les six secondes) qui permet de ralentir ou d’accélérer la vidéo au moment du visionnage. Le dialogue avec le chercheur a permis d’imaginer plusieurs développements du projet. Ainsi, dans une seconde version du projet, l’usager du casque pourra-t-il choisir de naviguer dans l’image en pratiquant une gestualité développée par le laboratoire, en concertation avec Delphine Lermite. Quatre gestes de la main, et précisément des doigts, sont alors prévus qui agiront sur la vidéo permettant de l’agrandir, la rétrécir, d’accélérer ou de ralentir certains passages. On comprend qu’ici les contributions du laboratoire ajoutent au projet artistique une dimension interactive. Mais en quoi l’interaction avec l’image est-elle nécessaire ? Quelles questions ces manipulations de l’image soulèvent‑elles ?
Pour tenter d’y répondre, revenons à la question du paysage telle qu’envisagée par l’artiste qui s’appuie pour une part sur la théorie de « l’artialisation » développée par Alain Roger29. Cette théorie invite à penser que notre perception du paysage n’advient que parce qu’une image ou une représentation artistique nous a d’abord été donnée à voir. L’art précède notre perception du paysage qui n’est pas « donné » mais advient par construction. Delphine Lermite reprend à son compte ces idées et les prolonge en affirmant que la réalité n’existe que si on la cadre. L’artiste ajoute que ces conceptions rejoignent les théories quantiques selon lesquelles, en fonction du mode d’observation, un photon se comporte en ondes ou en particules. Selon ces conceptions, l’observateur dispose donc de la capacité à faire advenir l’environnement qui l’entoure. Ainsi, en plaçant la caméra au sommet de la montagne, par temps clair et deux siècles après que Friedrich l’a peint, l’artiste perçoit les prairies qui se présentent à elle, par le prisme, par exemple, d’un tableau de Monet, tandis que les champs quadrillés lui évoquent un Mondrian30. Cette expérience du paysage l’amène à faire le choix de se servir d’un casque de réalité virtuelle doté d’un oculomètre. Ce choix permet que le spectateur fasse l’expérience de la création d’un paysage en participant à sa construction ; il confère au spectateur la possibilité d’élaborer l’image projetée du paysage. Le laboratoire, par les idées qu’il développe, propose des moyens technologiques d’interactivité qui permettent de rendre compte et de visualiser par l’expérience cette approche spécifique du paysage.
Pour conclure cet article nous questionnerons l’usage par l’artiste du tableau de Caspar David Friedrich, symbole du romantisme par excellence, un courant marqué par le sentiment d’inquiétude qui se manifeste ici par les brumes flottantes du paysage peint. L’homme de dos contemple une immensité au caractère sublime et éternel qui le renvoie à sa finitude. Ici la nature, intérieure et extérieure, est considérée comme une source profonde, s’opposant en cela au progrès. Elle est l’organique contre l’artificiel. Réfractaires à l’ère industrielle, les artistes romantiques, loin d’établir leur savoir sur des connaissances scientifiques, se concentrent sur la quête d’une intériorité ressentie, exaltant la solitude31. Charles Taylor formule ainsi ce qu’il nomme l’expressivisme romantique : « comme une protestation qui se poursuit sous diverses formes tout au long du xixe siècle et devient de plus en plus pertinente à mesure que la société se voit transformée d’une façon de plus en plus atomiste et instrumentale par l’industrialisation capitaliste32 ». On pourrait en effet trouver une contradiction profonde entre l’imaginaire dans lequel s’ancre historiquement cette peinture et l’emploi des technologies complexes de cette installation participative. Comment résoudre cette contradiction ? Pour l’artiste, l’emploi du casque de réalité virtuelle revient, selon ses propres termes, « à projeter à l’extérieur un paysage intérieur ». De plus, le casque isole l’individu de son environnement en le plongeant à l’intérieur d’un paysage. Cette idée n’est pas sans évoquer certains aspects de la peinture de Caspar David Friedrich, qui, n’est en rien naturaliste, mais renvoie à l’expression des émotions face au sublime. En effet, Friedrich a ajouté plusieurs monts absents du point de vue choisi pour la peinture, comme le montrent les images en time-lapse de Delphine Lermite. Cependant, depuis le site, si on déplace le regard, ces monts existent bien, ce qui signifie que le peintre ne les a pas tant ajoutés que déplacés. On pourrait ici opérer un rapprochement avec les modes de construction de l’image numérique contemporaine où un motif, disons la photographie d’une montagne, peut être glissée sur un calque qui comporte déjà d’autres images de montagnes, reposant elles-mêmes sur une nappe de brouillard. Friedrich a ainsi organisé les éléments de sa production picturale dans une volonté non descriptive, considérant alors que la nature représentée est bien cet espace artificiel, organisé et perçu par l’homme. Elle est ce paysage construit qu’il manipule par son regard qui se porte successivement sur divers éléments qu’il choisit de réunir sur une toile. Or si la production des artistes relève bien de ce procédé, le spectateur du tableau, quant à lui, ne dispose pas de la possibilité de manipuler l’image picturale. C’est cette nouvelle capacité offerte au spectateur qu’apporte le travail de collaboration entre artistes et scientifiques. Plus largement, s’il fallait retenir un questionnement commun au projet de Delphine Lermite, aux recherches du laboratoire cristal et au tableau de Friedrich, peut-être serait-il à chercher dans la place et les fonctions du spectateur. Car la peinture de Friedrich n’est pas un pur paysage mais comprend une figure de dos dont la fonction est de renvoyer à l’acte même d’observer. C’est cet acte qu’observe le spectateur situé à l’extérieur du tableau. L’installation de Delphine Lermite invite de même à observer un sujet dont le regard et les gestes sont visibles par le public. Comme le fait la peinture de Friedrich, il s’agit d’une mise en spectacle du regardeur, spectacle qui peut faire lui-même l’objet d’une observation en temps réel par les scientifiques qui peuvent, au fil de l’exposition de Histoire(s) de l’œil, examiner à loisir les divers usages de leur technologie afin de développer leur recherche et d’améliorer leurs outils. Il serait alors intéressant de voir si pour ces chercheurs, la scène artistique contemporaine se présente comme un nouveau terrain d’observation des technologies qu’ils inventent, un terrain où s’expérimentent de nouveaux gestes qui réunissent les mondes réels et virtuels. Mais les enjeux de telles coopérations dépassent la stricte observation des technologies nouvellement inventées. Ces coopérations entraînent pour le champ de l’art un véritable tournant scientifique dans les modes de production artistique, tournant qui interroge par ailleurs, à nouveaux frais, la question de l’auteur. Ces collaborations font également réfléchir à l’accompagnement des projets artistiques par des scientifiques, notamment à l’incidence de leurs contributions à des questions purement esthétiques.
On le constate, l’étude précise de l’appel d’offre, la connaissance des objectifs du laboratoire associé et des échanges entre l’artiste et les scientifiques permettent de comprendre en finesse un projet qui questionne les usages de l’image et la place des spectateurs en inventant à plusieurs un dispositif artistique complexe qui met en jeu les mondes réels et virtuels par le prisme du paysage. Tout travail théorique qui entend contribuer à la définition de cette nouvelle catégorie que l’on nomme art & science ne peut selon nous faire l’économie des études de cas qui permettent de préciser les nouvelles modalités de collaborations entre artistes et scientifiques.