De prime abord, on pourrait s’étonner qu’une revue sur l’art et la création comme Déméter ouvre aujourd’hui ses colonnes à la thématique de la conservation-restauration qui, de l’aveu du Conseil international des musées, est une activité qui « ne crée pas d'objets culturels nouveaux1 ». Pourtant, les contributions rassemblées ici forment, de façon critique, un éventail singulier de manières de penser la conservation en lien avec la création. À l’issue du tournage d’un film, d’une pièce de théâtre, d’un spectacle de danse, d’un opéra, d’un concert ou d’une performance, les objets de scène connaissent des destinées très différentes. Certains peuvent entrer dans le patrimoine au titre de témoignages des œuvres artistiques dont ils sont issus, mais ils peuvent aussi devenir des sources d’inspiration pour les artistes actuels. Lorsqu’ils sont plus communs, les objets peuvent trouver une seconde vie au sein d’un nouveau cycle créatif. Enfin, la conception d’une exposition pour le public peut aussi constituer un processus créatif inédit auquel l’objet participe pleinement. Somme toute, ce numéro de Déméter interroge le désir de préserver certains objets jusqu’alors peu considérés, faisant du patrimoine ce qu’il est véritablement : « une construction sociale » elle‑même créatrice de valeurs et de regards.
La plupart de ces objets ne sont pas faits pour être conservés, leur existence matérielle compte en général bien peu et elle est souvent oubliée :
Un objet, bon pour le théâtre d’objet, c’est en fer, en plastique, en céramique… C’est utile, ou inutile. C’est brillant, lisse, froid. C’est attirant. C’est un trésor de l’instant, car très vite, on remarque la ligne de séparation des deux parties du moule, c’est de la daube, l’envie est fugitive, mais on a le même désir que tout le monde (on s’en défend). Un objet est immédiatement identifiable, parce que manufacturé en millions d’exemplaires. Sur scène, on traite l’objet avec désinvolture, il n’est pas précieux2.
Pourtant, ces objets sont essentiels lors de la représentation :
L’objet symbolise l’essence même du théâtre. Il est la théâtralité. C’est lui qui économise le narratif propre à d’autres genres littéraires. L’objet théâtral peut, à lui seul, épargner toutes les longues descriptions du roman ainsi que les évocations somptueuses de l’épopée, ou les brèves allusions propres aux poètes intimistes. Grâce à lui, le spectateur découvre, en un regard, le lieu et le temps de l’action. Quelques objets sur scène suffisent à dire, d’emblée, si l’action se déroule dans un palais ou dans une masure3.
Ces objets, en apparence mineurs et insignifiants, peuvent être jetés ou perdus. Dans ce cas, seuls restent des témoignages, des esquisses ou des dessins qui remémorent des pratiques et des traditions telles celles de l’art décoratif théâtral russe que décrit Stéphane Poliakov dans le premier article de ce numéro, intitulé « Que reste‑t‑il du visage de l’acteur de théâtre ? Maquillage, grimages, transformation ». Certains objets de scène sont récupérés par des spectateurs, des membres de l’équipe ou leurs proches. Ces objets de souvenirs peuvent rester à l’état de reliques chez des particuliers ou encore faire irruption sur le marché en tant que marchandises plus ou moins coûteuses. D’autres encore sont conservés précieusement par des institutions et acquièrent ainsi le statut d’objet patrimonial dans des collections publiques : ainsi, les œuvres des artistes tchèques Jan et Eva Švankmajer conservées aux Musées‑d’Annecy4 sont étudiées dans ce numéro par Yaël Ben Nun et Céline Ruivo comme un « cabinet de curiosités » singulier.
Si les accessoires de tournage des Svankmajer appartiennent au champ artistique au même titre que leurs créations plastiques, certains objets de scène s’imposent quant à eux en tant que pièces historiques, tels le fauteuil de Molière. C’est aussi le cas des décors de théâtre peints par des artistes détenus dans un camp d’internement pendant la Seconde Guerre mondiale dans la commune de Septfonds, comme l’étudient Emmanuel Moureau et Manon Vidal dans leur texte intitulé « Monter sur les planches entre les barbelés : les décors de théâtre de Septfonds (Tarn-et-Garonne) ». Mais à côté de la valeur artistique ou historique de certains objets, il faut aussi compter avec les innombrables objets qui n’ont aucun statut, recueillis sur la vie des tournages (par exemple dans le cadre du chantier de fouilles du tournage du film Peau d’âne de Jacques Demy par une équipe du cnrs, 2012-2016) ou sur les plateaux de télévision comme l’explique Thomas Beaufils dans son article consacré aux marionnettes de télévision de la seconde moitié du xxe siècle (nous pourrions aussi citer l’exemple des fans de groupes de musique qui récoltent le moindre objet abandonné ou lancé dans la foule et qui créent leur propre espace muséal au sein de leur foyer).
Ainsi, beaucoup d’objets demandent réflexion quant à l’intérêt et aux modalités de leur conservation et de leur restauration. C’est la différenciation qu’opère Valérie Brotons entre le stockage (d’objets réutilisables) et la conservation (de pièces patrimoniales dédiées à la mémoire) en présentant les collections patrimoniales d’Art lyrique du Festival d’Aix‑en‑Provence qu’elle dirige, et dont elle détaille dans cet article les difficultés que posent la restauration, l’exposition, et la valorisation scientifique et esthétique. Plus précisément, Lucile Dessennes, restauratrice du patrimoine à la Bibliothèque nationale de France, revient sur l’épineuse question de la conservation‑restauration de ces objets et des normes à respecter pour en garantir l’intégrité. Des modalités, des procédures de restauration et des choix déontologiques et techniques se doivent d’être opérés lors des interventions sur les objets pour respecter leur identité. Le Musée Miniature & cinéma à Lyon dispose par exemple d’une « clinique du cinéma » vouée à restaurer ces accessoires emblématiques. Ces traitements spécifiques ont pour conséquence de figer l’objet qui sera alors condamné à une quasi-impossibilité d’être remis en mouvement. La tension entre conservation et programmation anime également régulièrement les débats à l’occasion de l’organisation d’expositions durant lesquelles ces objets sont pour ainsi dire remis en scène. Comment garde‑t‑on et par là même regarde‑t‑on ces objets ? Si, sur un plan matériel, on entend généralement conserver ces objets afin qu’ils restent fidèles à eux‑mêmes, quelles transformations symboliques engendrent leurs mises en exposition ? Quelles mises en abyme, la conservation et l’exposition d’objets de scène, opèrent-elles sur les œuvres dont ces derniers sont issus ? Quels types de mises en récit ou storytelling accompagnent ces objets ? La conservation du patrimoine consiste non seulement à transmettre l’objet tout en veillant à son intégrité, mais aussi à perpétuer des savoirs, des techniques de fabrication et des gestes professionnels. Si l’histoire de ces gestes techniques est parfois conservée, elle nécessite aujourd’hui un investissement avant que des traditions ne se perdent à jamais.
Face à la problématique de la difficile prise en charge d’un trop grand nombre d’objets scéniques, des institutions plus modestes, soucieuses de l’environnement, optent à présent pour le réemploi, nous apprend Salma Bordes dans son article intitulé « Le réemploi des objets de scène : pratiques et perspectives d’une conservation vivante ». Ces objets sont alors stockés dans l’attente d’être réemployés dans un prochain spectacle ou sur un autre tournage de film. Les objets de scène entrent alors dans le circuit d’une économie circulaire qui a donné naissance à des plateformes numériques sur lesquelles ils sont vendus, donnés ou troqués. Ils perdent alors de facto leur statut patrimonial.
Autre forme de vie nouvelle pour ces objets, un objet de scène conservé peut constituer un point de départ pour de nouveaux projets de création. C’est du moins le parti d’une institution comme la Cinémathèque française, qui favorise l’accès de ses collections à des artistes. Ainsi, Françoise Lémerige, chargée de conservation à la Cinémathèque, et Mathieu Dufois, artiste, présentent conjointement leur projet autour d’une maquette du décorateur Alexandre Trauner. Enfin, Raphaël Gomérieux revient selon une approche lévi-straussienne sur l’« inflation patrimoniale » qui, à l’heure de la mondialisation, peut apparaître comme un marqueur de l’érosion des créativités. Une des questions cruciales qui se pose est en définitive de savoir comment déterminer la patrimonialité d’un objet de scène et les modalités de sa collecte ou non. Le mouvement actuel de patrimonialisation est fondé sur une « désartialisation » de la notion. Autrement dit, entrent au patrimoine des œuvres qui ne sont plus nécessairement liées à l'artistique, ce qui peut faire craindre un trop‑plein d’objets conservés qui pourraient s’avérer vides de sens. La collecte et l’exposition croissante de ces objets ne signent-elles pas aussi le triomphe de la petite histoire en déplaçant sur un terrain affectif la réflexion sur l’art ?
Dès lors quels objets de scène choisir et conserver ? À l’heure actuelle, il ne semble exister aucune logique particulière pour définir de manière raisonnée les critères de sélection et les raisons du passage du statut de ces objets de scène au statut d’objet muséifié. L’acquisition ou non d’objet de scène se fait au cas par cas sans mener une réflexion plus globale sur leur valeur historique, esthétique, sociétale. Le cadre juridique et la législation régulant la collecte de ces objets ne sont pas clairs non plus. La collecte d’objets de scène semble bien souvent à la fois le fruit d’une dévotion et d’une émotion vécue par des familles, des groupies, des passionnés, des collectionneurs privés, des historiens, quand elle n’est pas tout simplement le fruit du hasard.
Face à ces objets au statut indéfini, nous avons tenu à rassembler, pour ce numéro de Déméter, des auteurs aux parcours très différents : enseignants‑chercheurs, artiste, ethnologue, conservateurs, restaurateurs, tous attentifs à la vie des objets scéniques. Chacun a des préoccupations, des méthodes d’écriture et un rapport aux objets différents – voire antagonistes. C’est ce qui fait la richesse de ce numéro, mais aussi sa singularité : loin de répondre au format scientifique classique d’une revue universitaire, il laisse place à une pluralité de discours et de regards, propre aux objets de scène, encore largement étrangers aux sentiers balisés par les institutions.