Évaluer c’est créer : écoutez donc, vous qui êtes créateurs ! […] C’est par l’évaluation que se fixe la valeur : sans l’évaluation, la noix de l’existence serait creuse. […] Celui qui doit créer détruit toujours1.
Au début du vingtième siècle, les objets de spectacle ont pu s’affirmer pour certains artistes d’avant‑garde comme des moyens de remettre en question le principe de l’objet d’art pérenne. Qu’il s’agisse des fragiles masques2 en carton de Marcel Janco utilisés lors des improvisations dada du Cabaret Voltaire à Zurich ou des créations éphémères accompagnant peinture, musique et poésie dans les soirées futuristes, l’idée semblait germer que les valeurs établies autour de l’art comme « objet de musée » devenaient suffocantes. En mêlant l’art au vivant, ces objets de spectacle (bientôt de performance) permettaient de descendre la création de son piédestal muséal en s’éloignant du statut fétichiste promu par le marché. Évidemment, en rompant avec l’objet d’art traditionnellement consacré, les artistes ont indirectement invité le musée à repenser le patrimoine. Le succès de « l’art nègre », ainsi que la pratique du ready-made ou encore les recherches menées par le Bauhaus, ébranleront aussi par d’autres chemins les lignes de démarcation entre les différents objets, qu’ils soient d’art, d’arts appliqués, vernaculaires, de cultes ou de folklores. Cette ouverture sera accompagnée au début des années 30 par des figures inventives de la muséographie comme Jean-Louis Vaudoyer, Georges Henri Rivière ou encore Hugues de Varine. Le pari était d’attirer « la foule des curieux3 », de rompre avec la seule collecte du rare et du reconnu, pour redéfinir le rapport des musées aux publics en se basant sur la valorisation d’objets jusqu’alors délaissés par les institutions culturelles. Au regard des fonds et des expositions du Musée des Arts Décoratifs de Paris, de la Cinémathèque Française, du Centre National du Costume de Scène, ou encore du Mucem, force est de constater que l’idée a fait son chemin et que les publics répondent présents.
Nous sommes ainsi passés du temps des objets rescapés (ex : Le fauteuil de Molière4, la robe de Reine de Sarah Bernhardt5, le rideau de scène6 de Parade par Picasso.) à celui où sont par exemple exposés sans ambages quatre cents objets (costumes de scène, instruments, maquettes de décors) ayant appartenu aux Rolling Stones7.
Dans un vaste numéro consacré aux mutations actuelles du musée, Monique Veaute voyait avec enthousiasme dans l’élargissement de la notion de patrimoine un « éloge de la diversité » :
Le musée conçu par des savants pour des savants, par des experts pour des artistes, est mort. Aujourd’hui, depuis la seconde partie du xxe siècle, la situation a radicalement changé. Le musée est devenu un média de masse, un véritable enjeu de débats sur les cultures, les arts et les sciences. Le public se déplace nombreux et les musées poussent comme des champignons8.
Mais cette extension vertigineuse de la notion de patrimoine et, à travers elle, de la mission des musées9, divise aussi. L’historien Pierre Nora en signale ainsi la tendance :
La métamorphose de la notion de patrimoine a fait de lui, pour le dire brutalement, le contraire de ce qu’il était : du plus élevé et rare de la création, il est passé au quotidien le plus traditionnel […]. C’était autrefois les traces les plus remarquables du passé ; c’est aujourd’hui la totalité des traces du passé en tant que passé. Le patrimoine a quitté son âge historique, national et monumental pour entrer dans un âge mémoriel, social et identitaire10.
Dans cet article, nous tenterons de déterminer de quelle manière cette « inflation patrimoniale11 » (heritage boom12), dont la réalité est avérée par de nombreux observateurs13, peut être lue comme un symptôme de la crise des valeurs qui frappe les sociétés occidentales depuis les années 80. La singularité de notre démarche se situera dans la tentative, à partir d’outils lévi-straussiens, d’en rendre compte de façon systémique. Il s’agira de montrer dans un premier temps que cette inflation patrimoniale est notamment le fruit d’une application non‑maîtrisée de la notion de relativisme culturel dans le contexte de mondialisation. Nous reviendrons sur les grandes étapes de cette tendance aujourd’hui manifeste jusque dans les institutions de l’unesco sur lesquelles est adossé l’icom, prescripteur des musées. Nous tenterons ensuite d’en formuler une lecture critique en montrant combien l’inflation patrimoniale14 participe aussi d’une dévaluation de ce que créer veut dire. Nous prenons donc ici délibérément la notion de création dans son sens « radical15 » disait René Passeron, à savoir celui des conduites créatrices (poïétique) dépassant largement la seule sphère consacrée par l’art.
Patrimoine chaud & patrimoine froid
Avant toute chose, explicitons quelques principes du modèle thermodynamique16 des cultures que Lévi-Strauss développera tout au long de son œuvre17. L’anthropologue utilise les notions de sociétés « froides » et « chaudes18 » pour décrire et dialectiser des modes de vie dont les impacts entropiques sur la nature et les autres cultures sont jugés particulièrement distincts.
Les sociétés les plus froides seraient comparables à des horloges ayant besoin de peu d’énergie pour fonctionner. À l’inverse, les sociétés les plus chaudes sont décrites comme des machines à vapeur qui, pour avancer, « fonctionnent sur une différence de température […] entre la chaudière et le condenseur ».
Dans ce cadre, les sociétés occidentales sont décrites comme particulièrement « chaudes », car relevant d’un idéal pratique et intellectuel dominé par des fins de croissance. Dans leur rapport au temps, elles se caractérisent aussi par une certaine difficulté à accepter la mort et à lui donner sens spontanément, ce qui les poussent à domestiquer l’histoire19 et à penser cette dernière comme un projet inachevé.
Par la manière dont ils exploitent leurs milieux, les Nambikwara20, les Caduveo, les Bororo ou encore les Tupi-Kawahib21 constituent des exemples de sociétés froides, c’est‑à‑dire se pensant de manière achevée. Ils ne cherchent pas à croître, mais à se maintenir. Cela va de pair avec un niveau de vie modeste, la régulation responsable des ressources naturelles et la recherche d’un taux constant de fécondité. En outre, les récits cosmogoniques qui fondent leurs institutions leur permettent de n’être angoissées par nulle transcendance, fût-ce sous forme larvée22. Cette acceptation de leur condition expliquerait pour bonne part l’absence d’organisation autour d’un projet historique.
Comprenons bien, qu’assurément, toute société est dans l’histoire et change, mais toutes les sociétés ne thématisent pas le temps comme histoire23. Contre certaines critiques24, Lévi‑Strauss rappellera interroger la conscience subjective qu’une culture se donne de sa propre histoire. Ces notions de chaud et de froid ne postulent donc pas entre les sociétés une différence de nature ni ne les placent dans des catégories exclusives. En outre, les sociétés empiriques peuvent occuper autant de positions intermédiaires dans l’espace ouvert par ces deux types distincts25.
Le patrimoine, « construction sociale26 » dont les « processus s’effectuent suivant des finalités »27 jouerait également un rôle différent selon la température historique d’une société. Les sociétés les plus froides, souvent sans écriture28, ne possèdent que peu de dispositifs de mise en perspective du patrimoine culturel. Elles ne visent pas l’autoreprésentation29 comme moyen de produire du devenir. Au travers des rituels, des mythes et de divers savoir‑faire, chaque membre réactualise et incarne vivant le récit de l’origine, représentation et présentation y forment généralement les deux moments simultanés de la manifestation culturelle. À ce titre, Richard West constate combien certains peuples autochtones n’envisagent pas leur monde en termes muséographiques : « Ils ne manifestent aucun intérêt pour la présentation de leur patrimoine dans des vitrines rassemblant de superbes objets de curiosité […]30. »
Les sociétés les plus chaudes fixent par écrit les connaissances, enregistrent les produits du travail accompli, repèrent et extraient certains objets de leur monde et développent des dispositifs de stockage et de conservation variés (à la manière de nos bibliothèques, de nos archives ou de nos musées) en vue de les préserver, mais également de s’y mesurer et si possible de les dépasser afin de donner collectivement sens à l’histoire31. En somme, les sociétés occidentales font du patrimoine un vecteur prospectif de développement et une source d’inspiration et de création32 renouvelée.
On comprend dès lors que le postulat qui travaille les propositions de Lévi‑Strauss est d’origine marxiste. Il invite à considérer la création culturelle comme étroitement liée à la manière dont les sociétés créent les biens matériels33. Selon un regard éloigné, la conservation patrimoniale est, dans sa forme chaude, solidaire du vaste processus de fructification des richesses qui n’est pas nécessairement neutre sur un plan moral ; car porteur notamment de l’ambivalence entretenue par l’Occident vis‑à‑vis de certaines franges de la population et d’autres cultures :
Nos sociétés […] utilisent pour leur fonctionnement une différence de potentiel, laquelle se trouve réalisée par différentes formes de hiérarchie sociale, que cela s’appelle l’esclavage, le servage, ou qu’il s’agisse d’une division en classe, cela n’a pas une importance fondamentale quand nous regardons les choses d’aussi loin et dans une perspective aussi largement panoramique34. […] Mais cet écart est toujours provisoire, comme dans une machine à vapeur qui tend à l’immobilité, parce que la source froide se réchauffe et que la source chaude voit sa température s’abaisser35.
Notons enfin que, la « température historique » d’une société n’est jamais définitivement figée et que certains événements peuvent en modifier profondément la tendance. Ce dernier point va nous intéresser ici tout particulièrement pour tenter d’expliquer la crise des valeurs que rencontre la civilisation occidentale. Pour le dire schématiquement, notre propos va être de montrer comment, sous l’effet de la mondialisation, certains aspects des sociétés chaudes (impact anthropocène) et des sociétés froides (histoire achevée) tendent de plus en plus à être réunis, sorte de mort thermique des créativités.
Le patrimoine mondial : de l’universalisme au relativisme culturel humaniste
L’unesco36 est à l’origine du fameux programme Patrimoine Mondial, établi par une convention en 1972. Proposons d’abord de montrer comment cette institution supranationale est passée d’un universalisme au relativisme mais sans remise en question profonde du modèle épistémologique occidental basé notamment sur une conception chaude du patrimoine. Ce point de passage est d’autant plus nécessaire que l’icom, en tant que prescripteur des institutions patrimoniales à travers le monde, est adossé aux directives de l’unesco37.
Chloé Maurel, spécialiste de l’institution onusienne, rappelle que dans les années 40-50, l’organisation avait notamment pour but « de rapprocher les systèmes de pensée et les référentiels culturels, d’unifier les cultures et les modes de vie38. » Dès 1952, avec Race et histoire39, Lévi‑Strauss avait exprimé à la tribune de la jeune unesco ses réserves envers une certaine pensée universaliste humaniste qui, en dépit de ses intentions émancipatrices, acculturait ouvertement certains peuples sous l’effet, par exemple, de la colonisation. Prônant le relativisme culturel40, l’anthropologue réclamait de tourner la page des considérations évolutionnistes et proposait, non pas de comparer les cultures en fonction d’un modèle de développement unique, mais en ce que chacune a « sa façon particulière de résoudre des problèmes » et « de mettre en perspective des valeurs (…)41. » L’intervention sera applaudie, car elle venait couronner un travail mené de l’intérieur42 pour déconstruire les préjugés racistes. Toutefois, dans les faits, cette prise de conscience ne se fera réellement sentir qu’à partir de 1960. L’unesco, qui jusqu’alors était critiquée de tarder à soutenir les mouvements de décolonisation43, s’engage à « enrayer le processus en cours d’uniformisation culturelle44. »
En mars 1971, Lévi-Strauss fut invité une seconde fois à la tribune de l’institution. Il y présente une conférence intitulée Race et Culture. Contre le modèle de la diversité en dialogue qui commence à être prôné par l’institution, il défend l’idée qu’une certaine fermeture culturelle est justement essentielle à la sauvegarde de la richesse et de la diversité : « Les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente […] au point que les échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité 45. » Pour ralentir ce cours des choses, l’anthropologue préconise de garder la « bonne distance », principe rustique prélevé auprès des Indiens Mandan et Hidasta46. Plus encore, il conteste le modèle civilisateur occidental (écoles, hôpitaux, musées, transports, télécommunications…) qui, en dépit d’intentions louables, mène à la croissance des populations et favorise les échanges culturels ce qui conduit à l’égalisation de la diversité culturelle ainsi que la mise en péril de l’écosystème (anthropocène).
Il ne s’agissait évidemment pas pour Lévi‑Strauss de s’illusionner sur un quelconque nativisme, nationalisme ou fondationnalisme ni même de prôner une authenticité primitive, homogène et permanente, mais bien de tenir à distance deux écueils opposés et qui menaceraient à terme les cultures : le repli essentialiste et, son pendant inverse, l’uniformisation par excès de contacts. En dehors de tout manichéisme de principe, Lévi-Strauss réclamait de réhabiliter les vertus d’une prise de distance suffisante entre les cultures47. La conférence fut « un joli scandale48. » Il est vrai qu’elle n’allait guère dans le sens de la future convention pour la création d’un Patrimoine mondial qui devait paraître l’année suivante. Le projet lévi‑straussien, invitant à un refroidissement planétaire, ne semblait guère engageant pour la communauté internationale, car il n’était porteur d’aucun dépassement historique. De surcroît, la détresse de certaines parties du globe rendait moralement difficile la réaffirmation de frontières. Enfin, des intérêts économiques non avoués, mais réels étaient également tapis dans l’ombre de cette mondialisation. On serait tenté de dire qu’il était malheureusement déjà trop tard pour prôner le relativisme culturel et à travers lui la « bonne distance » entre les cultures. Lévi‑Strauss y a‑t‑il vraiment cru ? Dans un monde où allaient croissant l’interdépendance et l’interconnexion, la complexité culturelle semblait désormais imposer une conception de la culture elle-même renouvelée. Pendant plusieurs décennies, la doctrine de l’unesco va donc tourner le dos à Lévi‑Strauss. En 1982, la convention de Mexico donnait la définition suivante de la culture :
[…] la culture donne à l’homme la capacité de réflexion sur lui‑même. C’est elle qui fait de nous des êtres spécifiquement humains, rationnels, critiques et éthiquement engagés. […] C’est par elle que l’homme s’exprime, prend conscience de lui‑même, se reconnaît comme un projet inachevé, remet en question ses propres réalisations, recherche inlassablement de nouvelles significations et crée des œuvres qui les transcendent49.
unesco produisait ainsi une définition particulièrement localisée (occidentale et moderne50) de la culture. Les idées de projet inachevé, de raison constituante et de transcendance y régnaient sans partage en restreignant l’humain à la capacité de réflexion sur lui‑même, et la culture à l’instrument de cette prise de conscience. En plus d’être à contretemps du débat postmoderne, qui à l’époque commence déjà à agiter les pays dits développés, tout un pan de conduites créatrices inconscientes, cosmocentrées51 ou simplement « sauvages » paraissait réduit à l’inventaire des vestiges du passé.
En 2002, le discours de l’unesco prend même des accents évolutionnistes. La pensée consciente comme les sociétés démocratiques sont présentées comme venant à elles-mêmes comme « désir nu avec l’Occident52 » :
Une société arrivée à maturité est déterminée par sa capacité à gérer le pluralisme culturel qui l’a fait évoluer d’un état d’ignorance politique vers le choix rationnel de bâtir une société démocratique pouvant intégrer toutes les différences. Dans ce sens, la diversité culturelle enrichit et vivifie la société53.
Il faudra attendre 2005, et notamment la thèse de Samuel Huntington sur l’inéluctabilité du « choc des cultures et des civilisations54 », pour que la Conférence générale soumette un projet de Convention55 afin de favoriser cette fois la « diversité en dialogue » selon le modèle de l’interculturalité. Cette dernière est définie en ce qu’elle « renvoie à l’existence et à l’interaction équitable de diverses cultures ainsi qu’à la possibilité de générer des expressions culturelles partagées par le dialogue et le respect mutuel56. » Le texte élève désormais la « diversité culturelle » elle‑même au rang de « patrimoine commun de l’humanité ». Néanmoins, cette même année 2005, Lévi‑Strauss remarque que le problème de l’hégémonisme occidental persiste dans sa forme diffuse. Le caractère prétendument « équitable » étant compromis par des règles du jeu proprement occidentales :
Les petits peuples que nous appelions indigènes reçoivent maintenant l'attention de l'Organisation des Nations Unies. Conviés à des réunions internationales, ils prennent conscience de l'existence les uns des autres. Les Indiens américains, les Maori de Nouvelle Zélande, les aborigènes australiens découvrent qu'ils ont connu des sorts comparables, et qu'ils possèdent des intérêts communs. Une conscience collective se dégage au‑delà des particularismes qui donnaient à chaque culture sa spécificité. En même temps, chacune d'elles se pénètre des méthodes, des techniques et des valeurs de l'Occident57. »
Le risque signalé relevait d’un processus d’acculturation passive58. La critique était essentiellement épistémologique et semblait dénoncer la marche forcée de ce qu’on nomme le relativisme culturel humaniste59. Michel Melot remarque par exemple que « l’écrit et plus encore le livre ne sont nullement des biens universels », or « à quel titre l’imposerions-nous à des cultures orales qui viendraient y perdre leur mémoire60 ? » Il n’empêche que seront déployés de vastes programmes d’alphabétisation à travers le monde.
L’interculturalité aujourd’hui défendue par les institutions s’adossant à l’unesco est toujours systémiquement ethnocentrée. Son système aura beau « être aussi procédural que possible, il ne pourra s'abstenir de véhiculer et promouvoir des contenus culturels déterminés61 » comme le concède Patrick Savidan. En somme, au relativisme culturel qui invitait à une prise de distance, l’unesco a réellement répondu par un « universalisme pluraliste », dans le sillage des pensées de Jürgen Habermas ou de Martha Nussbaum.
En 2006, année du soixantième anniversaire de l’unesco, Lévi‑Strauss revient une troisième et dernière fois s’exprimer. Il y répète dans les grandes lignes les idées de 1971. Dans un contexte de réchauffement climatique de moins en moins nié, le propos fut cette fois salué62. Il faut dire que l’anthropologue avait, dès 1951, dénoncé le péril écologique et ouvert la voie aux pensées liées à la décroissance. La difficulté reste que l’unesco continue de construire où elle peut « des sociétés du savoir63 » en même temps qu’elle affirme s’engager « en faveur de la biodiversité ». Qu’elles soient nommées « sociétés des savoirs » ne doit pourtant pas faire oublier qu’il s’agit structuralement de sociétés chaudes, dont les modes de vie associés font porter un coût non négligeable à la planète.
Comment créer à « bonne distance » dans un monde qui rétrécit ?
Ainsi, selon le modèle thermodynamique lévi‑straussien toute culture vit d’échanges. Toutefois, si les échanges permettent de créer de nouvelles combinaisons culturelles et augmentent pour un temps les différences, il y a un seuil au-delà duquel ils finissent par se nourrir des différences et par les neutraliser. La question n’est pas de savoir si un dialogue interculturel est possible ou nécessaire, la vraie question concerne la finalité et l’intensité de ce dialogue à l’échelle mondiale. La recherche de la « bonne distance » aurait peut-être pu permettre d’enrayer un processus de modélisation des savoirs qui tend à uniformiser la manière dont les cultures répondent aux problèmes qui se posent à l’humanité. Ce processus se caractérise par l’hégémonie progressive de quelques valeurs et de quelques savoir-faire régionaux dans chacun des secteurs qui forme la culture. Certains domaines font actuellement la démonstration progressive de ce nivellement. L’internationalisation du marché de l’art contemporain, véritable espace mondialisé où convergent les critères de jugement, de création et de monstration (Moulin : 2003) en figure un exemple éloquent. Selon Catherine Choron-Baix et Franck Mermier, le marché tendrait même à la « répétition des procédés et des œuvres », les artistes s’engageant dans de mêmes types de productions « faisant une large place aux performances, aux installations, à la vidéo et au multimédia, tandis que les publics adaptent leurs goûts à ces canons64. » Ce type de transformation génère le sentiment que le « monde rétrécit », car il y a de plus en plus d’êtres humains, mais de moins en moins d’expressions culturelles variées.
Début 2008, l’ong Survival international estimait qu’une langue du monde disparaît « toutes les deux semaines » parmi les six mille recensées et que « même minutieusement étudiée et transcrite, une langue sans locuteurs ne représente pas grand-chose »65. En somme, il faudrait être capable de sauver la diversité des conduites créatrices, autrement dit la diversité en acte (poïèse) et non simplement le contenu historique figé que chaque époque lui a donné. Lévi-Strauss semblait signaler cela :
[…] on ne peut se dissimuler qu’en dépit de son urgente nécessité pratique et des fins morales élevées qu’elle s’assigne, la lutte contre toutes les formes de discrimination participe de ce même mouvement qui entraîne l’humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie, et que nous recueillons précieusement dans les bibliothèques et dans les musées parce que nous nous sentons de moins en moins capables de les produire66.
Se faisant, nous voyons se dialectiser de manière antagoniste deux attitudes généralement considérées comme s’épaulant dans nos sociétés : la création et la conservation. Préserver une large variété de potentialités humaines et culturelles n’aurait surtout de sens que si elles offrent aux hommes davantage d’options vivantes créatrices. Michel Melot remarque
[qu’] à l’unesco, les responsables du classement des sites et monuments au titre de « patrimoine mondial » savent bien qu’ils exportent cette valeur dans des pays qui l’ignorent. Au Cameroun, le palais du roi doit être, à sa mort, abandonné aux rigueurs du temps pour disparaître peu à peu, ce qui est peu compatible avec notre notion de conservation. En Roumanie, les moines repeignent eux-mêmes les fresques de leurs monastères, à la grande surprise des techniciens envoyés par la France pour les restaurer selon nos normes. 67
Ainsi, paradoxalement, conserver c’est aussi détruire par d’autres chemins des « trésors vivants » de créativités qui ne peuvent s’établir sur le principe de l’objet pérenne.
Le risque que les cultures deviennent des pièces de musée pour visiteurs d’altérités culturelles momifiées, semblait inquiéter le conservateur Zeev Gourarier en 1987 :
Par exemple, on est passé de l’intérêt du folkloriste pour un coffre, à celui de l’ethnologue pour des ensembles mobiliers puis immobiliers, pour aboutir aujourd’hui aux écomusées qui, voulant prendre en compte non seulement les objets et leur contexte, c’est-à-dire des sites, conservent également des savoir-faire, donc à mes yeux des hommes ! Un tel cheminement est nécessairement à contenir, car, poussé à l’absurde, il tendrait à faire d'une société toute entière un musée68.
Le goût de plus en plus prononcé de nos sociétés pour la patrimonialisation ne relève-t-il pas désormais, à une échelle anthropologique, de la thésaurisation pathologique, véritable besoin irrépressible de recueillir, de stocker et de conserver des créations à défaut d’être capable, non pas simplement de les produire comme affirmait Lévi‑Strauss, mais d’ordonner à travers eux un sens à notre histoire ?
Il ne s’agit donc pas tant de dénoncer un processus d’hégémonie que de pointer un problème qui engage à terme une situation d’anomie pour la civilisation occidentale elle-même, car « pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création69 ».
En ce sens, une civilisation mondialisée et obnubilée par la conservation des patrimoines est peut-être le symptôme d’un processus d’épuisement de l’intérieur. S’il n’y a plus de différence de potentialité marquée (écarts différentiels), aucun souffle nouveau ne peut désormais alimenter la « machine à vapeur » qui s’apparente alors culturellement à une sudation en vase clos. Sorte d’emballement systémique où la conservation des richesses peine aujourd’hui à engendrer durablement du devenir dans l’histoire.
Cette lecture paraît étayée par le fait que l’inflation patrimoniale s’accompagne assez peu d’une dépatrimonialisation. C’est en ce sens que l’expression peut avoir, comme l’explique Jean-Benoît Bouron :
[…] une dimension critique, celle du « tout-patrimoine ». Dans ce cas, elle n’est pas une remise en cause de la légitimité des nouveaux objets patrimonialisés par rapport aux anciens, mais plutôt un questionnement sur le sens donné au patrimoine dans son ensemble, en l’absence d’un mouvement de dépatrimonialisation70.
Fernand Braudel voyait dans le « bouclage du monde71 », opéré par les explorateurs européens entre le xve et le xviie siècle, une des étapes importantes de la mondialisation. Peut-être sommes-nous en train d’assister au bouclage culturel du monde ? Si de plus en plus d’observateurs s’accordent à dire que nous vivons dans un monde matériellement fini72 et que la planète ne peut offrir d’infinies richesses, un constat du même ordre serait alors peut-être à dresser concernant le fait culturel ?
Du relativisme culturel au relativisme statique73 : la création au prisme du tout se vaut
En 2005, Lévi-Strauss remarquait que « l’uniformisation ne sera sans doute jamais totale » mais que « dans une humanité devenue solidaire, les différences entre les cultures seront d'une autre nature : non plus externes à la civilisation occidentale, mais internes aux formes métissées de celle-ci étendues à toute la terre74. » Or, le relativisme culturel qui relevait d’une prescription formulée à l’Occident pour trouver la bonne distance vis-à-vis des autres cultures est finalement lui aussi devenu « interne » à la civilisation mondialisée. Nous allons voir que cela explique pour bonne part l’inflation patrimoniale à laquelle nous assistons et l’entropie des valeurs qui en découle.
À l’approche des années 80, le mot « postmoderne » a pu être utilisé pour qualifier un sentiment de perte des repères et d’incrédulité grandissante envers les valeurs des sociétés développées. Dans son rapport sur le savoir75, Jean-François Lyotard attribuait cette désillusion à l’échec des grands récits76modernes d’émancipation qui avaient pour dessein d’affranchir l’homme des particularismes politiques, religieux ou plus généralement culturels, afin de fédérer l’humanité dans la paix et autour d’un destin historique commun. Sur le plan de la création architecturale et artistique, des tendances ont pu entériner cette désillusion en prônant délibérément un usage éclectique de toutes les formes offertes par les différents patrimoines. Prenons l’exemple du mouvement pictural qui émerge en Italie au début des années 80 et qui sera consolidé et élargi ensuite par le théoricien Achille Bonito Oliva sous le nom de trans‑avant‑garde :
La trans-avant-garde est aujourd’hui la seule avant-garde possible, en ce qu’elle permet à l’artiste de garder en main son patrimoine historique dans l’éventail de ses choix a priori, à côté des autres traditions culturelles qui peuvent en réanimer le tissu77.
L’idée que les patrimoines puissent « réanimer » le tissu de l’art occidental et ainsi devenir à la fois une forme de conservation et de dépassement au sein même de la création artistique n’a toutefois pas su convaincre sur un plan esthétique. Le mouvement est encore aujourd’hui largement déclassé. L’éclectisme de la trans-avant-garde a paru incarner par son relativisme statique un premier état d’aporie propre à un contexte multiculturel aux valeurs devenues interchangeables et relativisées. Elle n’a pas non plus su éviter l’encombrant paradoxe de se présenter à la fois comme la dernière avant-garde permise et comme le dépassement du récit moderniste lui‑même par l’usage de la citation et de l’emprunt. Lyotard verra dans cet éclectisme, que l’on retrouve également dans le postmodernisme architectural (Venturi : 1972, Jencks : 1977), une forme de dérive populiste et kitsch : « L’éclectisme est le degré zéro de la culture générale contemporaine78. »
Pourtant, dans ses meilleures intentions, cet éclectisme se nourrissait des résultats de l’anthropologie – notamment structurale – pour justifier d’en finir avec les « grands récits ». Il cherchait une issue aux illusions et aux excès du progrès et de la modernité, espérant les déjouer par un regard pluriel où « tout se vaut ».
Il s’agissait aussi parfois de mettre au jour une expérience qui fasse enfin entendre les patrimoines des vaincus de l’histoire79. Sur le plan de la création muséographique, la célèbre exposition de Jean-Hubert Martin, Magiciens de la terre en 1989 (Centre G. Pompidou, Grande Halle de la Villette), revendiquait aussi un éclectisme salvateur en rassemblant des œuvres et des artistes issus d’horizons fondamentalement différents. La moitié de la centaine d’artistes vivants provenait de contextes dits « exotiques » ou « autochtones » (inuits, aborigènes, etc.), l’autre moitié était des superstars de l’art contemporain occidental. Faire l’état des lieux de cette diversité mondiale afin de produire l’exposition de la terre entière80 était l’enjeu annoncé par Jean-Hubert Martin : « nous voulons monter une exposition vraiment internationale […] je veux montrer les divergences réelles entre les différentes cultures81. » Mais alors, le choix opéré de sélectionner les artistes à partir de critères82 d’originalité et de radicalité propres à la modernité des avant-gardes n’aura-t-il pas eu là encore tendance à normaliser l’image que l’on se faisait des pratiques artistiques à travers le monde, plutôt qu’à en signaler la variété ? On retrouvait une nouvelle fois à l’œuvre l’ambiguïté épistémologique de l’unesco dans cette muséographie faitière. De ce second motif aporétique, Jean-Hubert Martin semblait avoir conscience sans néanmoins le dépasser :
C’est vrai que c’est le premier piège auquel on pense, mais j’affirme d’entrée de jeu qu’il est bel et bien inévitable. Ce serait pire encore de prétendre qu’on peut organiser ce genre d’exposition dans une optique objective « a‑culturée », sous un point de vue « décentré » justement83.
Les tenants de la transculturalité et du troisième pattern y ont généralement vu un processus inéluctable et continu de créolisation des cultures où s’affirmera à terme une esthétique de la globalisation84. D’autres, sans nier cette globalisation, ont tenté d’ouvrir et d’intégrer d’autres systèmes de valeurs85, pensons par exemple à la démarche de Catherine Grenier avec Modernités Plurielles (2007)86.
Notre propos se contentera de signaler qu’avec la mondialisation, le relativisme culturel est devenu interne à la civilisation occidentale. Les objets qui n’étaient a priori pas des œuvres d’art (par exemple des objets cultuels extra-européens) ou qui relevaient d’autres systèmes de valeurs, le sont pour ainsi dire devenus par leur exposition au musée et ont intégré la conscience occidentale. Leur présentation a semblé rendre possible l’énonciation d’un jugement esthétique ce qui a contribué à entraîner, comme l’a bien vu Marc Jimenez, une crise dans l'esthétique87.
Un nivellement des valeurs s’est alors répandu au sein même de l’Occident. Lévi-Strauss fut largement décrié pour cela par Jean-François Lyotard88, mais également par Alain Finkielkraut89. Il en récusera la critique dans le fil de ses longs entretiens avec Didier Eribon :
D.E. : Mais que pensez-vous du fait qu’on puisse vous accuser d’avoir contribué à abolir les hiérarchies, à cause de vos textes sur le relativisme culturel ?
C. L.-S. : Il ne faut pas confondre deux sens du mot culture. Dans son acception générale, culture désigne l’enrichissement éclairé du jugement et du goût. Dans le langage technique des anthropologues, c’est autre chose […] tout est objet d’étude : les productions qu’au premier sens du terme on jugera les plus basses comme les plus nobles.
Le relativisme culturel se contente d’affirmer qu’une culture ne dispose d’aucun critère absolu l’autorisant à appliquer cette distinction aux productions d’une autre culture. En revanche, chaque culture le peut et le doit s’agissant d’elle-même, car ses membres sont à la fois des observateurs et des agents. En tant qu’agent, le rock et les bandes dessinées n’ont pour moi point d’attrait […]. En tant qu’observateur, je vois dans la vogue de ces deux genres un phénomène sociologique qu’il faut étudier comme tel, quel que soit le jugement de valeur morale et esthétique qu’on porte sur lui […]90. »
Lévi-Strauss se contente ici de rappeler les mécanismes du relativisme culturel comme il les fixait déjà en 1958 dans le premier volume de l’Anthropologie structurale91. À l’époque, la solution se voulait constructive, car fondée sur deux attitudes : le respect envers des sociétés très différentes de la nôtre, et la participation active aux efforts de transformation de notre propre société. Seule la société à laquelle nous appartenons est celle que nous sommes en position de transformer sans risquer de la détruire : « car ces changements viennent aussi d'elle que nous y introduisons ». Ainsi « Quand le système de référence est ainsi “intériorisé”, tout change92. » On peut toutefois reprocher à l’anthropologue de maintenir ici une grille de lecture que la mondialisation, qu’on le veuille ou non, a rendue caduque. Même les deux sens du mot « culture » sont, dans un monde devenu solidaire, de plus en plus difficiles à discerner puisque, la plupart des « systèmes de référence » devient progressivement interne à la civilisation occidentale. De la même façon, l’opposition entre art majeur et art mineur perd aujourd’hui de sa réalité. Les arts plastiques, par exemple, ne parviennent plus à générer de la nouveauté à un degré aussi élevé que durant les avant-gardes. Inversement, les arts populaires sont de plus en plus ouverts aux expérimentations et de moins en moins sclérosés dans des formes appliquées. Les différenciations tendent à s’estomper et vont de pair avec la dissipation d’autres échelles d’oppositions que Lévi‑Strauss feint de ne pas voir, au premier chef, celle entre les autres et nous.
La mondialisation engendrant de moins en moins d’ailleurs, le regard sur l’altérité s’est retranché au sein de notre propre culture (motif de « l’endo-ethnologie » ou de l’« anthropologie chez soi93 »). Le sentiment endogène que tout peut devenir autre (pluralité) n’est peut-être que la réplique du sentiment exogène que tout devient même (uniformisation) à raison de la mondialisation. La sociologue Nathalie Heinich remarque qu’« aujourd’hui, l’intérêt des ethnologues pour l’étude et la conservation des pratiques de notre propre culture nourrit ce mouvement, récent, de “patrimonialisation” tous azimuts (…).94 »
À condition que le modèle qui fonde la conception lévi-straussienne des cultures est juste, on peut alors remarquer avec l’anthropologue Emmanuel Terray que « se profile à l’horizon un état d’uniformité généralisée » sorte de « mort culturelle »95 de la créativité humaine. L’inflation patrimoniale serait un signe de cette marche vers un nivellement des valeurs, face sociale et culturelle de l’entropie qui caractérise tout devenir de l’univers.
Désorientation civilisationnelle : de l’histoire à la mémoire
Il est vrai qu’on assiste à un éclectisme patrimonial qui répond sans doute à la difficulté de décider collectivement et officiellement d’une histoire partagée. L’icom explique que les musées doivent « orienter leurs ressources vers les besoins des populations qu’ils servent » en mettant en place des « méthodes plus inclusives, ouvertes à la participation et à l’implication des communautés96. »
Il existait déjà le principe du « double musée » théorisé en France par Salomon Reinach et s’appuyant déjà sur un constat d’irréductibilité : « Plus le spécialiste est à l'aise dans une collection, moins le grand public en jouit et en profite. L'abondance des répliques, des variantes, des exceptions réjouit l'un et ahurit l'autre97. » L’approche consistait alors à organiser de manière double les collections en distinguant deux sections comportant pour l’une des œuvres conformes aux attentes supposées du grand public et pour l’autre des collections d’études réservées aux spécialistes98.
Dès les années 70, les écomusées ont inscrit la participation des habitants au cœur de leur mode de fonctionnement et depuis, différents dispositifs se sont développés : de la cocréation d’un parcours de visite à une participation à la médiation culturelle jusqu’au co‑commissariat d’exposition, en passant par la co-production de contenus exposés. Marie‑Dominique Dubois en explique très bien les enjeux : « Il s’agit d’une élaboration commune, d’une nouvelle forme de dialogue où le non‑professionnel – le non-sachant – tend à se situer quasiment sur un pied d’égalité avec le professionnel – le sachant – ». Par ailleurs, la « démarche participative ne suppose d’être définie ni dans son contenu ni dans son résultat. Il convient de laisser une place à l’imprévu et au lâcher‑prise99. » Ces principes, dont on trouve certaines assises philosophiques chez Jacques Rancière, ont peut-être aussi leurs dérives.
Par exemple, les musées organisent des « enquêtes-collectes » invitant notamment la population à apporter des objets susceptibles de rejoindre les expositions. Les enjeux de représentativité y sont assumés sans ambages : « Nous sommes d’ailleurs toujours à la recherche d’objets […]. Ce qui nous intéresse, ce sont les histoires personnelles qui existent derrière les objets […], c’est en fait le sens que les gens y investissent que nous considérons comme patrimonial100. » explique Florent Molle, conservateur.
Le musée ne cherche plus à définir scientifiquement le patrimoine, mais accueille les différentes manières de le penser, ce qui est présenté comme un vecteur de représentation démocratique et de paix sociale : « Le musée doit démontrer sa pertinence dans le développement économique, il est devenu ludique et interactif, distrayant et accessible. Mais il prend le risque de confondre culture et divertissement101 », concède Noémie Drouguet. L’une des difficultés étant que le musée tend de moins en moins à être un outil de la promotion des savoirs spécialisés et répond de plus en plus au rôle de médiateur social participant du bien vivre‑ensemble. L’institution tend alors à devenir un espace « intégrant les attentes en matière de représentativité102 » avec le risque d’abandonner les publics à la contemplation d’eux-mêmes (homophilie103). En somme, ainsi envisagé, le musée ne serait plus un lieu pour connaître mais pour reconnaître, voire s’y reconnaître. N’y a-t-il pas un risque démagogique dans cette fabrication du patrimoine ? L’inflation patrimoniale relève ainsi par quelques traits de l’analyse formulée par l’ethnologue Daniel Fabre, remarquant que le passé est devenu « une entité peu différenciée, qui se situe du côté de la sensation plus que du récit, qui suscite plus la participation émotionnelle que l’attente d’une analyse104. »
Le travail de l’historien Pierre Nora a eu notamment pour objet de signaler et de combattre l’hégémonisme de plus en plus fort des « mémoires » sur « l’histoire », y voyant le signe d’une « désorientation civilisationnelle105 ». Bien que l’histoire ne puisse jamais prétendre être pleinement objective et parfaitement juste, l’aspiration à faire histoire doit selon lui rester forte et ne pas céder à la juxtaposition des localités et des points de vue. L’histoire cédant le pas aux mémoires nous mènerait par ailleurs au présentisme théorisé par François Hartog : « Tout comme on annonce ou réclame des mémoires de tout, tout serait susceptible de le devenir. La même inflation semble régner. La patrimonialisation ou la muséification a gagné, se rapprochant toujours plus du présent106. » Le présentisme fait généralement le jeu de la consommation et de la marchandisation spectaculaire. Les dispositifs participatifs sont institués pour capter et neutraliser les défiances que la crise de la légitimité génère mais quand ils sont ainsi appliqués directement au patrimoine, au musée et à l’art, ne risquent-ils pas de devenir un vecteur de l’industrie culturelle ?
En 2019, Marie-Dominique Dubois remarquait que cette ambition à l’autoreprésentation patrimoniale, initialement liée aux musées des sociétés, se répand désormais dans l’ensemble des institutions muséales : « Celles-ci présentent un degré plus ou moins élevé d’implication des publics, dans le temps ou dans l’action, mais toutes sont guidées par un objectif d’ouverture, de partage et de promotion de la diversité culturelle107. » Ce type d’expression ne permet-il pas surtout d’évacuer sous les traits du litige ce qui relevait jusqu’alors du différend au sens entendu par Jean-François Lyotard ? Le litige étant une fiction moderne qui procède de l'illusion qu’il existerait un espace de débat en dehors de l'histoire, en dehors de l'idéologie et des identités (idiomes108) : « […] à la différence d'un litige, un différend serait un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas être tranché équitablement, faute d'une règle de jugement applicable aux deux argumentations109. » Loin d’être nécessairement un problème, le différend serait un vecteur de créativité.
« L’art c’est ce qu’on fait ; la culture c’est ce qu’ils nous font110 »
En 2014, le manuel méthodologique de l’unesco confortait sa conception « chaude » du patrimoine en expliquant qu’il est « une source d’inspiration pour la créativité et l’innovation, qui résulte en produits culturels contemporains et futurs111. » Pourtant, certains signes laissent à penser qu’on génère artificiellement la réalité artistique et muséale à laquelle on voudrait aboutir. En effet, à partir de ces proclamations relayées par le Conseil international des Musées112 (icom), on voit poindre des appels à projets artistiques émanant d’institutions patrimoniales demandant aux artistes de parcourir les collections pour y puiser « inspiration » et produire une œuvre nouvelle ou encore un accrochage singulier. La difficulté de « produire du devenir » est masquée par des commandes artificielles permettant de faire naitre la réalité artistique et muséale à laquelle on veut aboutir (stratégie téléologique). Certains exemples sont donnés dans ce numéro thématique.
Contentons-nous ici d’exposer le cas du Mucem de Marseille qui a récemment passé commande à l’artiste Jeff Koons d’opérer des rapprochements entre ses œuvres et des objets vernaculaires issus des réserves. Par exemple, une corde et un trapèze de cirque113 ainsi qu’un costume de clown de l’atelier de Gérard Vicaire114 ont été sortis des réserves par Koons. Ces objets circassiens ont été ensuite mis en relation avec deux célèbres œuvres de l’artiste : Lobster115 (le grand homard) et Olive Oyl (Red)116. Des photographies géantes de contorsionnistes issues du fonds du musée tapissent quant à elles les murs alentour et évoquent l’étonnante position « debout sur ses pinces » de la sculpture homard. La présence du personnage de Popeye, brodé sur le costume de clown, fait quant à lui écho au personnage d’Olive présent dans l’œuvre-miroir de Koons. À d’autres endroits, Hanging Heart (Red/Gold) œuvre en forme de cœur117 est mise en relation avec des ex-voto118 issus des collections et eux-mêmes en forme de cœur. Les points de dialogue y apparaissent particulièrement formels, à l’image de toute l’exposition. Plutôt que d’expliquer au public la charge volontairement ironique qui caractérise l’esthétique kitsch de Jeff Koons, l’accompagnement pédagogique fait le choix d’en rester au premier degré dans son rapport aux publics : « Il n’y a aucune explication sur les associations décidées par Koons, aucune clef de lecture, pour offrir une grande liberté d’interprétation aux visiteurs119» précise la co-commissaire de l’exposition.
Outre la recherche d’un anoblissement par la mise en contact du patrimoine extra-artistique avec la création en acte, ne risquons-nous pas de tomber dans le règne intégral de l’esthétique de la réception voulant satisfaire aux horizons d’attente de chacun ? À défaut d’être capable d’élever le grand public au niveau de la création (devoir pédagogique que l’École et les Musées de la République pouvaient s’honorer de poursuivre) on cultive une forme de « lâcher-prise » amenant la création au niveau des masses populaires. La mauvaise conscience est, comme souvent en pareil cas, rapidement évacuée sur l’autel de la dénonciation de l’élitisme et du savoir comme domination.
Dans Du musée au parc d’attractions, Jacqueline Eidelman remarque que, « dans le contexte de la mondialisation des échanges culturels, le genre “musée de sociétés” est appelé à servir d’enseigne à une relation renouvelée des individus et des collectifs à la culture et aux cultures120 ». Ainsi Noémie Drouguet va jusqu’à s’interroger : « tous les musées ne sont‑ils pas des musées de société121 ? » à tout le moins voués à le devenir ?
Remarquons qu’il est désormais fréquent de voir les arts investis de la mission d’apporter cette dimension sociale qu’on prête à l’origine au musée des sociétés. L’ambition est difficilement critiquable puisqu’elle se présente comme motivée par l’exigence d’égalité d’accès à la culture et de reconnaissance des droits culturels.
Depuis la convention de Mexico, l’unesco édifie l’artiste en tant que médiateur social : « Reconnaissant le rôle particulièrement important aux agents culturels et aux artistes, c’est-à-dire à tous ceux qui servent les idéaux élevés de la vérité, du bien et de la raison, qui chérissent les nobles traditions humanistes de la culture universelle et qui préservent et enrichissent le patrimoine des œuvres exprimant la vie spirituelle de l’humanité122. » Pour sa part, l’icom s’affirme pleinement solidaire de la « vision mondiale123 » de l’unesco et extrêmement déterminé « à aller encore plus loin et à exploiter le potentiel plus large, social et humanitaire124 ». On devrait pourtant toujours s’inquiéter de voir les agents culturels et les artistes ainsi utilisés comme pansement social. On retrouve par quelques traits certaines des missions que les théories de Pierre‑Joseph Proudhon prétendaient donner à l’artiste et contre lesquelles Émile Zola s’est très tôt insurgé. Zola avait, comme Proudhon, une sensibilité de gauche, mais il était artistiquement contre tout idéal normatif et consensuel, refusant l’idée que l’art ait une finalité sociale et politique. Dans Mes haines, il expliquait déjà :
[Proudhon] rêve une vaste association humaine, dont chaque homme sera le membre actif et modeste. […] Je comprends parfaitement l'idée de Proudhon, et même, si l'on veut, je m'y associe. […] Ce que je ne saurais supporter, ce qui m'irrite, c'est qu'il force à vivre dans cette cité endormie [des artistes] qui refusent énergiquement la paix et l'effacement qu'il leur offre. […] Moi, je pose en principe que l'œuvre ne vit que par l'originalité. […] Je sacrifie carrément l'humanité à l'artiste. Ma définition d'une œuvre d'art serait, si je la formulais : “Une œuvre d'art est un coin de la création vu à travers un tempérament.” Je sens que Proudhon voudrait me tirer à lui et que je voudrais le tirer à moi. Nous ne sommes pas du même monde, nous blasphémons l'un pour l'autre. […] Je comprends combien je l'embarrasse, si je ne veux pas prendre un emploi dans sa cité humanitaire : je me mets à part, je me grandis au-dessus des autres […] Une seule crainte me reste : […] je ne voudrais pas être nuisible à mes frères. Lorsque je m'interroge, je vois que ce sont eux, au contraire, qui me remercient […] Désormais, je dormirai tranquille125.
Comme le pressent Zola, la création est toujours « de position » autrement dit, dialectisée vis-à-vis des autres. À quelque niveau se situe-t-elle, pour autant qu’elle aspire à la signification, la création est alors condamnée à choisir des points de vue.
Par certains aspects, l’extension non-maîtrisée de la notion de patrimoine apparaît aussi comme un moyen d’anesthésier la charge singulière de l’artistique, désormais perçue comme « violente ». L’artiste revendiquant toujours par sa création l’autorité d’un « tempérament » qui n’est, intrinsèquement, ni partagé, ni partageable par tous.
Comment faire pour que la démocratie participative ne devienne pas culturellement ce que Patrick Savidan nomme une « politique a‑politique de la proximité et de l’immédiateté126 » ? Plutôt que de penser le musée, le patrimoine et l’art comme zone de réconciliation, ne faudrait-il pas réintroduire de la distance et de la conflictualité sur laquelle l’historicité et l’artistique puissent avoir prise ?
Conclusion
En passant de l’exclusion à l’inclusion dans son rapport à l’altérité, l’Occident n’a peut-être pas su simplement garder « la bonne distance ». Le risque que nous avons pointé à partir du système lévi-straussien n’est pas tant celui de la monoculture que de l’entropie des cultures, la créativité de ces dernières étant désormais systémiquement menacée par le bouclage culturel du monde. En difficulté pour pleinement créer le patrimoine de demain, la tendance est à procéder par pas de côtés en investiguant les histoires oubliées et les patrimoines délaissés. Ces derniers sont activés, parfois à raison, parfois à tort, mais ils peineront désormais tout autant à s’imposer comme projet historique. Ne sommes-nous pas aujourd’hui face au mythe du méta-patrimoine et donc de la méta-culture, capables de recueillir sans reste toutes les significations établies au sein des patrimoines particuliers ?
En 2018, dans son ouvrage au titre éloquent Ce qui n’a pas de prix, l’artiste et poétesse Annie Le Brun remarque qu’aujourd’hui « trop d’objets, trop d’images, trop de signes » se neutralisent « en une masse d’insignifiance127 » rendant désormais toute discrimination de valeurs entre les créations impossibles. Selon des accents altermondialistes, elle conclut impuissante face au relativisme radical de l’époque : « C’est à chacun de trouver les moyens d’en instaurer le sabotage systématique, individuel ou collectif 128. »
Tous les trois ans, l’icom organise un grand congrès. Le dernier en date, sous le thème Musées comme centres culturels : l’avenir de la tradition, a été organisé au Japon à Kyoto en septembre 2019. La direction a voulu mettre en place une nouvelle définition des musées présentés comme « des lieux de démocratisation inclusifs et polyphoniques. » Le 7 septembre, 70 % des délégués à l’assemblée générale ont refusé d’approuver cette orientation. Le débat fut particulièrement houleux et un report du vote fut instruit. Certains y ont vu la cristallisation de deux visions du musée, celle tournée vers les collections et les spécialistes et celle tournée vers les publics et la médiation sociale. Néanmoins le Canada, plutôt ouvert à la muséologie communautaire, a cette fois rejoint la France et d’autres nations pour refuser cette orientation. D’autres se sont émus de l’incapacité de trouver un consensus. Réjouissons-nous pour notre part que la « polyphonie » du vivre-ensemble désirée par ces institutions ait enfin laissé un peu de place à la « dissonance », car tant que les manières d’être et de faire de certains poseront des problèmes à d’autres, le mot « créer » aura du sens.