Günther Anders – philosophie et/ou sociologie de la musique : compte-rendu de Phénoménologie de l’Écoute

Référence(s) :

Günther Anders, Phénoménologie de l’Écoute, Paris, La rue musicale, 2020

Texte

Le premier élément qu’il convient de remarquer lorsque l’on ouvre la Phénoménologie de l’écoute de Günther Anders, ce sont les dates des textes. Tous, hormis un, sont antérieurs à l’année 1933. Le seul datant de 1933, « Dilthey philosophe de la musique », est paru la veille de l’incendie du Reichstag. Nous ne pouvons que spéculer que quelque chose s’était rompu entre le 26 et le 27 février 1933 pour qu’Anders (à l’époque encore Günther Siegmund Stern) n’en revienne à la philosophie de la musique que par des allusions ou dans quelques brefs passages de son œuvre postérieure. Parfois, en philosophie, on veut oublier les contextes dans lesquels les ouvrages ont été écrits et publiés. Cet oubli ne semble malheureusement pas possible en ce qui concerne Anders. Nous pouvons affirmer que les problèmes de la philosophie et de la sociologie de la musique tels qu’ils sont traités par Anders ont pour toile de fond la République de Weimar et l’ascension du nazisme. La musique n’est pas en cause, mais bien la séquence qui va de la montée du nazisme, et de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à notre situation actuelle du temps de la fin conditionné par la puissance destructrice du parapluie atomique qui va conduire le philosophe à tenter de rattraper ce temps avec la pensée1. Ce recueil, publié en allemand pour la première fois en 2017, condense toute la production d’Anders concernant la philosophie de la musique. Au‑delà de son intérêt pour l’œuvre de cet important philosophe de plus en plus lu en France comme partout à travers le monde, ce volume nous donne une idée de ce qu’était ce temps d’avant, et de la raison pour laquelle, pour Anders, jusqu’à une certaine époque, il semblait encore possible de penser la musique. Son destin, ainsi que le rappelle Jean-Luc Nancy dans son éclairante préface, était bel et bien celui de devenir un universitaire « philosophe de la musique2 ». La postérité n’a confirmé ni l’un ni l’autre. L’ouvrage se subdivise en deux parties. La première concerne un manuscrit originellement destiné à servir de thèse d’habilitation de Günther Anders à l’université de Francfort. La seconde renferme plusieurs textes de différentes natures et fut intitulée « Sociologie de la musique ». Jusqu’ici, le futur lecteur a dû se demander pourquoi donc il passerait son temps à lire ce livre dont le thème a été abandonné par son auteur en raison d’événements catastrophiques qui, bien que lointains, ont toujours un écho dans le présent. Essayons de trouver des raisons à cela.

La première partie, intitulée Recherches philosophiques sur les situations musicales, occupe plus de la moitié du volume et est divisée en quatre chapitres en plus d’une introduction. S’inspirant de Heidegger3, ainsi que de Saint Augustin, Anders se met en quête des « situations musicales ». Il part de l’écoute pour trouver la motivation de sa recherche : « elle se définit par la nécessaire simultanéité de “l’être dans le monde” et de “l’être dans la musique” au sein d’une même existence, en tant qu’elle est existence4 ». Qu’est-ce qui change dans le sujet, dans son rapport au monde, lorsqu’il se trouve « en musique », notamment dans son écoute ? La musique « forme un monde » non unifié avec la vie de tous les jours, le sujet trouve l’existence « d’une vie courante “dans le monde” et d’une vie “dans la musique”5 ». Partout dans ce travail de thèse, il est question de saisir ces deux niveaux. Le problème central est bel et bien l’articulation entre le temps musical et l’écoute. Anders traite du problème de la répétition, de même que de celui de la ré‑évocation, ainsi que du processus, de l’orientation et de l’accélération propres au temps musical. Anders tente, tout d’abord, d’élaborer une tentative pour déterminer négativement les situations musicales, puis positivement, pour enfin parvenir à l’élément du son comme le lieu propre de la situation musicale. Bien qu’étant demeuré limité à cause de son refus de l’histoire et de son manque de matérialité, le chapitre qui traite du son, qui correspond au troisième de cette thèse, est en lui‑même très intéressant précisément car il tente de traiter phénoménologiquement de la centralité du son pour la philosophie de la musique. La principale limite de cette thèse est son incapacité à prendre la dimension historique des situations musicales, comme dans le matériau et dans l’écoute elle-même, ce qui est flagrant dans des passages comme celui-ci :

Pendant toute la durée d’une situation musicale, l’homme lui-même, en dépit de toutes les rétrospections et prospections immanentes à la musique elle-même, est toujours dans le maintenant, lequel ne relève pas d’une présence au sein du temps historique, mais d’un temps par excellence anhistorique6.

Adorno, ainsi que le rappelle fort bien Nancy dans sa préface, n’a pas hésité à se montrer sceptique face à ce problème flagrant dans le travail d’Anders. L’influence de Heidegger a conduit Anders à évacuer pratiquement tout le contenu historique propre non seulement au temps musical, mais aussi à son écoute. Le déroulement de l’histoire fait qu’une pièce change de contenu et de signification, sans que pour autant elle change en elle‑même. Autrement dit, la musique évolue dans son rapport à elle‑même, sans pour autant changer en elle-même. Contrairement à Nancy, il nous semble qu’Adorno avait bien raison de critiquer Anders sur ces questions. Cela dit, nous ne voulons pas affirmer qu’il n’y a aucun intérêt à étudier ce travail de thèse d’Anders, bien au contraire, il regorge d’idées et pourrait bien contenir des traces de pensées qui seront importantes dans les travaux ultérieurs de ce philosophe.

La partie intitulée « Sociologie de la musique » contient des textes de différentes tailles et nature. « Le stéréoscope acoustique », le seul de l’après‑guerre datant de 1949, part de cet objet pour penser l’espace musical, ou plutôt le manque de spatialisation sonore de l’émission de radio. Se montrant très critique à l’encontre de la nouvelle écoute par le biais de cet objet, Anders affirmait qu’à travers la radio, « un géant s’extrait d’un trou de serrure7 ». La masse musicale se retrouve totalement aplatie par ce dispositif technologique. Selon Anders, la musique perd son volume, son espace, devient analogue à une photo, en vient à être réduite à une image. Avant qu’existent ces dispositifs, la spatialité de la musique était d’une tout autre nature. Cette idée avait déjà été traitée dans un autre essai, « Radiophonie spirite », dans lequel il affirme que : « seule la radio abolit radicalement la neutralité spatiale qui convient à la musique. On sort de chez soi, en ayant encore dans l’oreille la musique du haut-parleur, on est en elle – elle n’est nulle part8 ». Une telle affirmation nous donne une idée de ce qu’il aurait dit des dispositifs contemporains comme le spotify et les écouteurs portables.

Nous trouvons aussi des essais dans lesquels Anders se confronte à d’autres penseurs musicaux tels que Dilthey, Wolfgang Stechow et Ferruccio Busoni. Il a écrit aussi deux textes au sujet du groupe de travail « Sur le matérialisme dialectique et la musique » qui était animé, à l’époque, par Hanns Eisler. Selon le compte-rendu de la deuxième réunion de ce groupe, publié sous le titre « Les critères de valeur esthétiques correspondent exclusivement à des intérêts de classe et servent ceux‑ci », nous constatons qu’Anders participait au débat marxiste le plus avancé de son époque (tout comme, également, entre autres, Bertolt Brecht et Hannah Arendt) en s’efforçant à tout prix de garder un pied dans la dialectique, mais sans laisser de côté le problème de la tension entre les rapports de classes et les questions purement esthétiques de la musique. Il a fait l’effort critique de reprendre quelques analyses et articulations plus traditionnelles d’Eisler concernant notamment le rapport entre structure et superstructure. Dans « Sociologie de la musique/opposition », figure un prolongement des réflexions sur le problème du rapport entre structure et superstructure. Anders a mis en évidence, dans ce court texte, la question de l’émergence historique de la musique, de même que les tensions entre l’histoire générale et celle de la musique. Selon lui, elles ont un rapport, mais il ne s’agit pas d’un pur reflet.

Deux de ces textes portent sur des compositeurs, l’un sur Debussy et l’autre sur Schoenberg. Dans « Postérité polémique », écrit en 1927, il remarque comment Debussy avait résolu toute une série de problèmes laissés pendants et non résolus par Wagner, tels que ceux des gammes par ton et des accords sans conclusion. Autrement dit, dans sa volonté d’échapper à l’influence wagnérienne, Debussy, à la fin, aurait fini par reprendre de manière polémique l’héritage du compositeur allemand, ce qui a fait qu’Anders a été amené à suggérer que l’époque actuelle, donc la sienne, serait liée à Debussy de manière analogue à celle dont celui-ci était lié à Wagner. Debussy serait « l’ennemi9 ». Il convient aussi de remarquer que Debussy réapparaît de manière assez marquée dans un essai où Anders reprend quelques thématiques développées dans la thèse d’habilitation, dont nous avons discuté plus haut, afin d’élaborer une importante « Contribution à une phénoménologie de l’écoute ». Son autre essai portant, quant à lui, sur Schoenberg, traite de son rapport à la tradition. Anders anticipe, en partie, les critiques que Boulez allait adresser au compositeur viennois quelques décennies plus tard. La différence est que, contrairement au compositeur français, Anders a traité ce rapport de manière positive. Il fait l’éloge du compositeur et, à une époque hostile, prend sa défense, en insistant sur les ouvertures qu’engendrait surtout le moment atonal de Schoenberg – ce à quoi le titre de cet essai fait référence : « L’atonal ».

L’essai « Problématisations pour contribuer au débat sur la sociologie de la musique » apparaît comme l’un des plus fructueux du recueil. Ce texte fut écrit en 1931 comme une intervention autour de la thématique de ce problème naissant qu’était l’analyse sociologique de la musique. Il s’agit d’un écrit programmatique écrit sur un sujet spécifique, à une époque où peu d’autres, hormis Max Weber, s’y étaient aventurés. La recherche de Weber constitue d’ailleurs l’un des points de départ d’Anders. Pour ce dernier, le sociologue apparaît comme celui qui a pensé le fondement social des systèmes et des dispositifs musicaux, tandis que les auteurs de la revue Musik und Gesellschaft comme ceux qui ont pensé le décalage existant entre la société et la musique de leur époque. Le programme d’Anders a consisté, en quelque sorte, à essayer d’articuler ces deux pôles. Cependant, il est important d’ajouter que sa formation marxiste l’amène à inclure dans cette constellation conceptuelle une analyse critique des problèmes de l’idéologie de la musique et de sa fonction de superstructure sociale. L’auteur tente d’élaborer une théorie qui ne s’intéresse pas seulement aux relations extérieures à la musique (entre les musiciens et les lieux de travail, par exemple), mais qui, sans toutefois oublier cette extériorité, prend en considération la musique elle-même. C’est-à-dire qu’il faudrait essayer de penser la société dans le matériau musical, selon une expression chère à Adorno, mais faisant défaut dans le texte d’Anders. Afin de délimiter son programme, il élabore toute une série de questions dont il suggère qu’elles ne peuvent trouver de réponses que si l’on tient compte, tout à la fois, de la musique et de son environnement10. Son époque, dit-il, trouve une non-congruence entre la musique produite et la société. Penser cet écart serait l’une des motivations majeures pour la sociologie de la musique :

Le fait que la musique reste (bien que la situation historico‑sociale de son émergence ait disparu, ainsi que sa réception adéquate) est lui-même un fait historique imputable à l’œuvre musicale en tant qu’indépendante de la situation historique d’origine11.

Cette non-congruence existerait non seulement entre la musique et son temps, mais aussi par rapport à la musique du passé : « la majeure partie du patrimoine musical représente déjà un “faux appel” (par analogie avec la “fausse conscience” marxiste)12 ». L’on pourrait ajouter qu’il serait peut-être possible de trouver dans le passé une non-congruence avec lui-même, à laquelle Anders n’avait pas réfléchi. Non par hasard, il observe que l’art de son époque n’était plus la musique, mais plutôt le cinéma. Il s’avère intéressant de noter que ce texte comporte une contradiction de fond avec sa thèse d’habilitation. Dans sa thèse de philosophie, Anders tentait d’évacuer toute portée historique de la musique, tandis que, pour penser la sociologie de la musique, l’histoire et son présent étaient fondamentaux. C’est peut-être ce type de séparation abstraite entre les disciplines, comme si la philosophie ne traitait que du monde des idées, qu’Adorno critiquait. En tout cas, il existe bel et bien deux approches différentes chez Anders et il nous semble que ses « Problématisations » sont particulièrement fécondes. C’est aussi ici que les thématiques purement andersiennes liées à l’aliénation contemporaine, pointent « l’a-synchronicité chaque jour croissante entre l’homme et le monde qu’il produit, l’écart chaque jour plus grand qui les sépare, nous l’appelons le “décalage prométhéen”13 ». L’énoncé qui met le mieux en évidence cette idée, au cœur de la philosophie d’Anders, dans tout ce recueil semble être le suivant : « La musique est certes toujours la musique de son époque, mais toute époque n’est pas l’époque de sa musique14 ». Pour Anders, soit nous pensons ce décalage, soit nous ne pensons rien du tout.

Les deux textes dont nous n’avons pas encore parlé sont de nature différente. L’un regroupe sous le nom de « Lettres musicales de Paris » une série de quatre reportages écrits entre 1927 et 1928 pour le mensuel Musikwelt : Monatshefte für Oper und Konzert. Cela nous permet d’avoir une bonne image critique (souvent assez acide) de la vie musicale parisienne de l’époque et notamment, de la façon dont elle fut jugée par Anders. « La vie musicale française, c’est celle de Paris ; et enfin (à part Romain Rolland et Dioch), personne n’y produit de la critique musicale sérieuse15 ». Il critique également la mode du jazz (et aussi Gershwin), du folklore et de la musique ancienne. Dans le reportage de mars 1928, figure, entre autres, une intéressante comparaison entre le Socrate d’Érik Satie et le Pierrot lunaire de Schoenberg dans laquelle Anders traite non seulement des œuvres, mais aussi de leurs exécutions à l’époque. Le dernier essai, que nous n’avons pas encore abordé, de loin le plus inattendu de tout le recueil, est intitulé : « Notre musique – comme un Indien l’entend ». Même si l’expression « musicien exotique » nous apparaît comme trop datée, la manière dont Anders décrit sa rencontre avec Dilip Kumar Roy est fascinante, car le philosophe est à l’écoute de l’autre dans l’effort de tenter de comprendre comment celui-ci perçoit la musique européenne. Roy affirme : « ce qui m’a d’abord déconcerté, c’est que dans votre musique savante (si l’on met à part l’étrange glissando) les notes étaient toujours isolées, jamais mariées ». Anders observe donc que, dans la musique indienne, contrairement à celle européenne, « la distance entre deux notes se trouve toujours chantée elle aussi16 ». Roy fait remarquer, par la suite, la difficulté qu’il a eue lorsqu’il entendait les harmonies, les groupements des notes simultanées propres à la musique européenne. Il les décrit en termes spatiaux, en introduisant l’idée de volume et d’unidimensionnalité. Il juge, en revanche, le rythme européen très limité dans ses possibilités. La conversation se poursuit autour des différences entre exécutants et compositeurs chères à la musique européenne et à propos du caractère improvisé de la musique indienne qui synthétiserait, en quelque sorte, cette séparation. Roy conclut en exprimant une critique dialectique de la notion d’œuvre d’art. D’un côté, elle serait propre au devenir marchandise de la musique, mais de l’autre, il jugeait intéressante la possibilité qu’elle ouvrait pour « l’évolution17 » de la musique. Nous ne pouvons que saluer l’initiative d’Anders qui a eu l’idée de publier, déjà en 1927, ce bref échange, portant sur l’écoute des différences entre des traditions musicales distinctes, d’une portée, nous pouvons bien le dire, utopique.

Notes

1 Voir Günther Anders, Le temps de la fin, Paris, L’Herne, 2006. Retour au texte

2 Jean-Luc Nancy, « Préface de Jean-Luc Nancy », dans Günther Anders, Phénoménologie de l’écoute, Paris, La rue musicale, 2020, p. 7, trad. Martin Kaltenecker et Diane Meur. Retour au texte

3 Heidegger fut le professeur d’Anders. Par la suite, celui-ci rompt avec le philosophe de la forêt noire au point d’écrire l’une des principales critiques à l’encontre de sa philosophie : Günther Anders, Sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger, Paris, Sens et Tonka, 2003, trad. Luc Mercier. Retour au texte

4 Günther Anders, Phénoménologie de l’écoute, op. cit., p. 33‑34. Retour au texte

5 Ibid., p. 41-42. Retour au texte

6 Ibid., p. 70. Retour au texte

7 Ibid., p. 388. Retour au texte

8 Ibid., p. 367. Retour au texte

9 Ibid., p. 331. Retour au texte

10 Ibid., p. 248-249. Retour au texte

11 Ibid., p. 254. Retour au texte

12 Ibid., p. 253. Retour au texte

13 Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme : sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Encyclopédie des nuisances/Ivrea, 2002, p. 31, trad. Christophe David. Retour au texte

14 Günther Anders, Phénoménologie de l’écoute, op. cit., p. 257. Retour au texte

15 Ibid., p. 348. Retour au texte

16 Ibid., p. 336. Retour au texte

17 Ibid., p. 339. Retour au texte

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Référence électronique

Frederico Lyra de Carvalho, « Günther Anders – philosophie et/ou sociologie de la musique : compte-rendu de Phénoménologie de l’Écoute », Déméter [En ligne], 7 | Hiver | 2022, mis en ligne le 15 janvier 2022, consulté le 11 novembre 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/743

Auteur

Frederico Lyra de Carvalho

Frederico Lyra de Carvalho est docteur en esthétique à l’université de Lille, maître en philosophie à l’université Paris 8 et en musicologie à l’université Paris-Sorbonne.

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