L’art brut, entre territoires naturels idéels et zones culturelles de dépendance
La notion d’art brut ouvre une brèche dans le champ de l’art, brèche qui se dessine d’abord par la constitution de textes à vocation théorique écrits par Jean Dubuffet, un corpus de textes qui se nourrit de créations pour prendre corps. Cette brèche rend ces objets créés dépendants de la notion de territoire. La manière dont sont rapportées les premières prospections de Dubuffet apparaissent comme de véritables découvertes, fruits d’une invitation au voyage en création « étrangère1 », voyages qui offrent la vision d’un Dubuffet conquérant, grand explorateur de territoires encore inconnus. Le peintre inaugure son travail de recherche dans l’immédiat après Seconde Guerre mondiale, vers 1945. Il parcourt la Suisse en premier lieu, sillonne la France ensuite. Les relations particulières qu’il noue avec le milieu asilaire lui font rencontrer ce territoire si particulier qui est le terreau de sa collection. En effet, les créations de la Collection de l’Art brut constituée par Dubuffet émergent principalement de milieux clos et isolés, en grande majorité du milieu asilaire mais également du milieu carcéral ou encore du milieu rural. Tout territoire en marge semble propice à l’exploration de Dubuffet, marge caractérisée par ses particularités spatiales et temporelles et sa mise à l’écart du flux culturel et social dominant. Comme l’exprime très clairement Céline Delavaux, l’art brut « ne désigne pas un art marginal, mais offre bien plutôt une perspective marginale sur l’art et ouvre la possibilité d’un discours sur l’art à partir des propres marges de ce dernier2 ».
Le territoire discursif et esthétique de l’art brut s’est donc construit par la voix d’un homme, Jean Dubuffet qui, de concert avec d’autres voix – souvent masculines elles aussi – celles de psychiatres ou encore d’intellectuels et d’artistes proches de lui, a produit un savoir artistique, esthétique, politique. Cette voix de l’art brut est encouragée, entre autres, par l’élan politique porté par les institutions asilaires définitivement abandonnées par les pouvoirs en place durant la Seconde Guerre mondiale. À cette période, le milieu asilaire français voit ainsi la résistance politique militer et animer les débuts de la psychothérapie institutionnelle. L’hôpital de Saint-Alban en Lozère, alors en zone libre, est un lieu majeur de ces interactions esthétiques et politiques qui façonnent déjà le terreau de l’art brut. Ce mouvement de résistance est également celui que porte Jean Dubuffet, alors nourri de ses échanges avec les psychiatres François Tosquelles et Jean Oury notamment, lorsqu’il développe l’idée d’un art hors des circuits culturels connus et reconnus. La régénérescence de l’art promue par Dubuffet qui considère que les créateurs et créatrices d’art brut sont « aux prises avec la condition humaine réduite au minimum, à son point élémentaire3 » de la création n’est pas sans faire écho et opposition à l’exposition des « arts dégénérés » organisée par le régime nazi à Munich en 1937 et qui présentait alors des œuvres de l’avant‑garde comme preuves d’un monde de l’art décadent. Ce retour au point originel de la création visé par Jean Dubuffet dans son entreprise théorique n’est pas non plus sans faire écho à l’ouvrage Expressions de la folie écrit en 1922 par le psychiatre et historien d’art Hans Prinzhorn, œuvre qui circule dans le milieu asilaire et le milieu intellectuel surréaliste de l’époque. Hans Prinzhorn développe dans ce texte le concept de Gestaltung qui s’entend comme « poussée [de la forme] originaire au-delà de laquelle on ne trouverait plus qu’un besoin d’expression universel, fondement instinctuel de cette poussée4 », concept profondément fertile pour la pensée de Dubuffet et dont les écrits se font l’écho.
Les regards meurtris et les corps bouleversés de cette deuxième partie du xxe siècle marquée par l’après-guerre construisent un nouveau rapport à la représentation et à l’expression et font de ce temps-là un moment propice à la monstration des créations d’art brut. Citons Céline Delavaux pour de plus amples explications :
Les artistes de l’après-guerre vont bénéficier de ce dialogue entre l’art et la folie (entre l’art et la psychiatrie) qui s’est instauré pendant les premières décennies du siècle. Après 1945, l’intérêt des artistes se tourne à nouveau vers l’art tribal et l’art des malades mentaux, avec le désir d’un retour au point zéro de la création, avec l’espoir d’en analyser les manifestations dans toute leur nudité. Car certains psychiatres du début du siècle ont dévoilé la valeur de l’art des fous ou suggéré ce que l’art de la folie pouvait apprendre à l’art. Cependant, le contexte a changé de manière radicale : l’enjeu de cet intérêt pour l’art des fous n’a plus la dimension scientifique du positivisme, il se charge d’une valeur subversive, devient une réaction littéralement après‑guerre, une volonté de rupture historique donc ; et de là, une recherche artistique.5
En effet, lorsqu’il développe sa notion et sa collection d’art brut, Jean Dubuffet tente de se saisir d’une marge, d’une périphérie sociale et culturelle encore inexplorée qu’il pense au regard d’un centre, « l’art culturel », plébiscité par l’État, la critique, le public et symbole d’un art patriarcal. Afin de justifier notamment l’écart insoluble entre l’art dit « culturel » et l’art brut, Dubuffet défend l’idée d’un art brut majoritairement féminin où les femmes créatrices seraient maîtresses de leur histoire picturale et artistique là où, en revanche, les femmes ont toujours eu une place de muse, d’objet soumis au regard des artistes hommes dans « l’art culturel ». L’art brut se découvre alors comme un nouvel espace de la création en résistance, en opposition à « l’art culturel ». L’art brut baigne ainsi dans un imaginaire binaire et semble prendre lieu et place en territoire naturel. Ce nouveau territoire artistique coïncide avec l'inclination du peintre pour une certaine « sève6 » ou « verdeur7 » qui manquerait à la création, selon lui, depuis bien des siècles. D’après Jean Dubuffet, les créations d’art brut nous rendent témoins des « processus naturels et normaux de la création d’art, à leur état élémentaire et pur8 ». Cet idéal de pureté et cette aspiration à un retour au point « élémentaire » de la création seraient la trace de la véritable nature de l’art aux yeux de Dubuffet. Le peintre semble en quête d'un éden artistique qui précèderait l'entrée dans le savoir et la connaissance intellectualisée et dans lequel la pulsion vitale serait celle de la création et de la recréation perpétuelles. Son projet artistique s'édifie comme souhait d'un retour vers cette nature édénique caractérisée par sa dimension magique, rituelle, auto‑réglée. Le champ de l’art brut, d’abord établi comme un art « indemne9 » de culture artistique académique, se déploie rapidement comme un art anti‑culturel qui entre ainsi pleinement dans le champ discursif et polémique, s'édifiant à partir d'une longue histoire socio‑culturelle marquée par des systèmes d'oppositions qui sont plusieurs à être mis en jeu dans l'écriture de la théorie de l'art brut elle‑même. On note, par exemple, les fractures revendiquées par Dubuffet entre nature et culture, citées précédemment, entre Occident et Orient, paysans et bourgeois, sauvage et intellectuel. La nature de la connaissance de l’art brut est donc finalement cimentée par son récit polémique et politique, son dialogue et son interdépendance à « l’art culturel ».
La magie de la marge : l’art brut comme le lieu d’une métamorphose
Les enjeux territoriaux engagés dans la réflexion de l’art brut sont forts et marquent le souhait du peintre Jean Dubuffet d’agrandir le territoire des possibles artistiques et culturels par la valorisation de certains espaces et « faits psychiques10 », physiques ou symboliques. Cette position de chercheur tenue par Dubuffet l’oriente au seuil de marginalités découvertes par ses pérégrinations en terre asilaire alors que le peintre est mu par le désir de réanimer son regard par la rencontre de nouveaux processus créateurs. Ces corps marginalisés qui créent en dehors de « l’art culturel » récusé par Dubuffet sont, par-là, exotisés comme autres du champ artistique. L’écriture théorique de cette quête d’un art en territoire méconnu dévoile la dimension magique de ces autres de la création. Bien que Dubuffet argumente en faveur d’une éclosion de la création là où il semble difficile de l’y trouver, ces personnalités du « commun » que sont les créateurs et créatrices d’art brut font pourtant l’objet d’une métamorphose, en devenant autre par les voies mystérieuses de la création qui les rendent précisément hors du commun. L’écriture théorique de Dubuffet use de cette rhétorique de la normalisation des créatrices et créateurs d’art brut afin de rendre encore plus détonante et mystérieuse la discordance des créations réalisées sous l’influence d’une « passion enfiévrée11 » comme le dit le peintre.
Ceci nous amène à reprendre les mots de Dubuffet pour suivre au plus près la présentation qu’il fait de la créatrice Laure Pigeon, imprégné qu’il est alors des échanges qu’il a entretenus avec Lily, la belle-sœur de Laure Pigeon. « La double vie de Laure Pigeon », texte présenté dans le fascicule de L’Art brut n° 6, éclaire ce phénomène presque magique d’entrée en création d’art brut. Laure Pigeon est décrite par Dubuffet comme une femme apparemment estimée de son quartier, « avenante et gaie et, de toute évidence, des mieux équilibrées12 ». Rapidement, Laure Pigeon est donc dépeinte, comme sa pratique du dessin, par le biais d’une image à la fois positive et négative au sens photographique du terme – ce que met en exergue le titre de l’article rédigé par Dubuffet qui mentionne la « double vie » de la créatrice. L’image qu’elle donne en société est apparemment lumineuse, littéralement, positive. Alors que le négatif de cette image révèle les aspérités et les ombres de cette femme qui crée à l’abri des regards et de tout soupçon. Dubuffet poursuit sa description, dans laquelle Laure Pigeon est dite « fort bien adaptée à la vie sociale dans laquelle elle montrait bon entrain comme une autre13 ». Elle était, d’après Lily, « cultivée, bonne administratrice et bonne ménagère et le seul défaut dont elle lui fait reproche […] est sa totale inaptitude aux activités artistiques ». On perçoit ici à quel point cet art de la normalisation et la mise en avant d’une absence de compétences dans le champ artistique a pour objectif de rendre encore plus détonnante, mystérieuse et inattendue cette entrée, a priori impensable, dans la création. Dubuffet joue la normalisation afin de redoubler non pas exactement la folie mais la dimension autre, la marginalité, les territoires autres qu’occupent les créatrices et créateurs d’art brut. Dans le texte de Dubuffet, cela est également redoublé par une mise en opposition de Laure Pigeon à sa belle‑sœur, Lily. Ainsi, Laure Pigeon « formait frappant contraste avec les goûts de Lily elle‑même, qui pratiqua naguère le dessin et l’aquarelle, en même temps que le chant et le piano », alors que, de son côté, « Laure fut toujours incapable de tenir un crayon, aussi bien d’ailleurs qu’une paire de ciseaux pour coudre ». Après l’étape de normalisation s’accentue donc cette démonstration d’incompétences visiblement évidentes pour les activités manuelles et artistiques. Dubuffet avance ainsi habilement dans sa rhétorique puisque cette incompétence joue, dans l’argumentation, en faveur d’une marginalisation de Laure Pigeon qui se dessine peu à peu. En effet, d’après le texte de Dubuffet, la créatrice, contrairement aux femmes de son temps comme sa belle‑sœur, ne pratique pas d’art d’agrément et ne sait pas coudre. Finalement, Laure Pigeon n’est donc pas tout à fait une femme du commun, une femme « comme les autres ». En valorisant l’inadéquation des créatrices d’art brut aux attendus de leur époque, Dubuffet éclabousse du même coup les femmes de cette même époque qui ne sont pas en mesure de s’écarter des normes hétéropartriarcales de celle-ci. Cette valorisation favorise ainsi une autre exclusion, une autre marginalité. La description des dessins de Laure Pigeon est éloquente à ce sujet, ceux-ci forment un « territoire plumeux aberrant, d’une houle de chiffons figée appartenant à un autre ordre que physique – à un ordre inconnu et impossible14 ». Dubuffet évoque également la dimension « délibérément absurde » du tracé dessiné, « étranger à l’ordre naturel des choses, incompatible avec la raison, qui se retrouvera désormais dans chacun de ses ouvrages ». Il insiste en expliquant que les dessins de la créatrice ne peuvent être rattachés « à l’ordre naturel ; qu’est là en cause un élément extra‑naturel, et que nos concepts d’épaisseur, de poids, de substantialité, n’y sont pas applicables15 ». La magie du passage de l’ordre culturel à « l’ordre naturel » voire « extra-naturel » aurait donc opéré.
Laure Pigeon est ainsi d’abord décrite dans la banalité, voire la normalité – le terme est employé par Dubuffet – de son quotidien. Puis, l’entrée en création devient un événement qui tout à coup marque la vie sociale de cette femme d’une incongruité. Alors, s’engage ce qui est retranscrit comme une métamorphose révélant un « fond originel » déjà là mais encore jamais révélé et que la création fait éclore. Cette métamorphose est marquée par des contrastes, la sauvagerie, la brutalité et en même temps la délicatesse des créations sont mentionnées à propos des créations de Juliette Élisa Bataille également, nous y reviendrons. L’ambiguïté de la métamorphose des créatrices d’art brut dans le discours de Dubuffet lui-même est saillante. Cette métamorphose est à la fois un mouvement émancipateur qui apparemment permet aux créatrices de se trouver au plus proche d’une nature originelle qui les éloigne des diktats de « l’art culturel » et, en même temps, cette nature originelle est problématique puisqu’elle essentialise les créatrices et les installe dans un territoire marginal de l’art duquel elles semblent ne plus pouvoir s’extraire une fois que la métamorphose a suivi son cours. Ce fond propre et originel des créatrices et créateurs décrit par Dubuffet est celui-là même qui s’étend sur un territoire en dehors du « règne humain16 » comme il aime à le souligner à propos de certaines œuvres. La métamorphose engage donc une substitution identitaire, ces hommes et femmes du commun de l’art brut deviennent hors du commun et dépassent les limites du « règne humain ». Le regard d’Anne Creissels qui s’est intéressée au travail des mythes dans l’art aide à penser cette opération de métamorphose dans l’écriture de Jean Dubuffet. Ce phénomène de métamorphose des créatrices d’art brut apparaît à travers la plume de Dubuffet qui ainsi devient le génie créateur de l’art brut en agissant les créatrices et créateurs et en détenant un pouvoir de transformation sur elles et eux. Selon Anne Creissels, « le processus de métamorphose devient une façon de faire l’expérience de l’altérité17 ». Elle poursuit en indiquant que la métamorphose « s’avère centrale dans ce désir de changement que nourrit l’art et dans la volonté de repousser les frontières, au cœur des pratiques artistiques18 ». Ces mots résonnent particulièrement avec l’entreprise théorique de Dubuffet qui par son projet décrit un territoire de l’art au‑delà de « l’art culturel », un territoire de l’art en dehors de cet art centralisé qu’il souhaite par-là bousculer. Le génie créateur de la Collection de l’Art brut ce serait donc lui, Jean Dubuffet, et c’est cette même idée du génie créateur qu’il réitère dans la narration du processus de création de chaque créatrice et créateur d’art brut. Les créatrices d’art brut notamment deviennent l’agent d’un instinct « sauvage », d’une transcendance, qui les métamorphose en les faisant entrer en création comme on entre en religion.
L’autre de l’art au féminin
Comme nous venons de le présenter avec Laure Pigeon, certaines créatrices d’art brut sont décrites par les mots de Dubuffet comme des femmes du commun qui deviennent peu à peu sauvages. Cette métamorphose s’insinue progressivement dans leur quotidien pour finalement marquer vivement leurs créations. Cette faculté à la métamorphose opère à la fois comme déification et sacralisation du pouvoir des femmes et comme revendication d’une meilleure représentation de la femme dans le monde de « l’art culturel » qui en fait habituellement une muse et non une créatrice. Dubuffet emprunte par instants au registre de l’éloge déifiant et essentialisant en convoquant « la femme » ou « la féminité » et non plus « les femmes », un éloge cependant problématique déplaçant le territoire féminin en dehors du territoire masculin. Ce territoire dans l’écriture de Dubuffet est, pour reprendre les termes de Simone De Beauvoir19, la région de l’autre marqué par l’étrangeté et le sacré. Cet autre devient alors objet de fascination, comme l’exprime Dubuffet dans une lettre à l’écrivain Marcel Moreau en avril 1977 :
J’attends avec émotion le Sacre de la femme et la Liberté. Je suis frappé par le fort sentiment que la féminité […] est extrêmement étrangère à tout homme. Bien sûr que c’est par là – le sentiment de cette profonde, irrémédiable étrangeté – que le statut féminin nous émerveille tant, comme nous fascine et nous attire tout ce qui nous est étranger.20
Méfions-nous de ces majuscules et de ces propos dithyrambiques à l’égard des femmes qui peuvent teinter d’ironie la rhétorique de Dubuffet. Cependant, posée en ces termes, la pensée du peinture active ici la reviviscence d’un temps perdu, imaginairement primitif et mythique, où les femmes détiendraient une puissance qui manque aux hommes. Une lettre écrite à Michel Thévoz en avril 1981 témoigne de cette majoration du potentiel féminin qui déjà avait émergé dans un texte écrit par Dubuffet dans les fascicules de L’Art brut et concernant le travail d’Aloïse Corbaz. Dans cette lettre de 1981, donc, Jean Dubuffet explique qu’il lui a toujours semblé que :
[…] l’art culturel est une invention d’hommes à destination des hommes et que les femmes y sont peu aptes. Mais s’agissant d’art brut [il est] frappé de constater le contraire : les femmes sont bien plus adroites, bien plus à l’aise que les hommes. Probablement parce que moins conditionnées par les normes de l’art culturel21.
Suivons encore une fois la pensée de Simone de Beauvoir qui décrit un des phénomènes inhérents à cette intégration des femmes dans la région de l’autre : « Quand le rôle de la femme grandit, elle absorbe presque dans sa totalité la région de l'Autre. Alors apparaissent les divinités féminines à travers lesquelles on adore l'idée de fécondité22 ». Cette fécondité féminine est dans le discours de Dubuffet fécondité artistique, elle est cette « pulsation proprement féminine23 » qu’il trouve dans l’œuvre d’Aloïse Corbaz entre autres mais qui lui fait dire à quel point les femmes auraient un potentiel artistique plus grand, plus vivifiant que celui des hommes de l’art brut.
Les univers d’art brut féminins sont ainsi décrits comme des espaces autres, pensons aux termes choisis pour décrire l’œuvre d’Aloïse Corbaz, la « cosmogonie d’une femme24 », pensons également à la « zone fée25 » propice aux « apparitions26 » du champ ouvragé de fils des broderies de Juliette Élisa Bataille. Un passage de la description de la robe de mariée de Marguerite Sirvins est également éloquent à ce propos. À travers la description de cette robe, Dubuffet pense le geste qui noue, qui crochète, comme le fruit d’un travail du monde animal ou peut‑être même végétal, un travail petit, précieux, à peine visible à l’œil nu. Le peintre « songe à des tissages dus à des oiseaux ou à des bêtes encore plus éloignées de notre ordre27 ». Cet autre féminin se cristallise dans un processus créateur qui se formalise dans un « devenir-sauvage » comme le nomment Baptiste Brun et Christophe David. Ce « devenir-sauvage » oscille toujours entre douceur, habileté et brutalité. Le texte du fascicule de L’Art brut n° 5 à propos des broderies de Juliette Élisa Bataille est paradigmatique de ce devenir à l’œuvre. Alors que Juliette Élisa Bataille ne connaît pas encore la création et traverse sa vie professionnelle et personnelle avec énergie, elle est décrite par Dubuffet comme une « diligente ménagère28 » sachant « tenir le logis dans un ordre impeccable », « l’agrémentant avec coquetterie de bibelots et ornements ». Lorsqu’il décrit le travail de broderie de Juliette Élisa Bataille internée à l’hôpital de Ville-Évrard en région parisienne – lieu où le peintre la rencontre pour la première fois vraisemblablement en 1948 – Dubuffet explique que les broderies de la création ne sont pas « sagement fignolées29 » mais réalisées de façon « sommaire et précipitée » avec « de gros fils torses » qui sont « désinvoltement mêlés ». Il souligne alors « l’emploi brutalisé30 » du textile, « le mode désordonné » des points de la broderie tout en insistant sur le « champ sensibilisé » que celle-ci constitue. On retrouve une similarité de ton dans la description des broderies de Marguerite Sirvins. Alors que la technique des tableaux brodés est « disparate31 », « aventureuse » et rythmée par un « désinvolte mouvement », les couleurs, elles, sont « fort raffinées », « subtilement » agencées tout en conservant des « éléments discordants ». Cette exception féminine, cet « élément discordant » pour reprendre les termes du peintre, qui teinte les œuvres des femmes n’est par ailleurs pas l’apanage de toutes les femmes mais seulement celui des femmes de l’art brut comme nous l’avons déjà vu précédemment. En effet, alors que Dubuffet valorise le travail original de broderie des napperons d’Anaïs Brindecour dans le fascicule de L’Art brut n° 6, il s’insurge contre « l’ordinaire insipidité des ''ouvrages de dames''32 ». Cette remarque donne à penser que la tradition patriarcale reprochée à « l’art culturel » n’épargne pas l’art brut.
L’âge d’or, le territoire d’or féminin est donc à chercher et à trouver dans la marge que Dubuffet investit comme un orpailleur en quête de ce qui brille et détonne dans les flux qu’il rencontre. Les textes de Dubuffet au sein des fascicules de L’Art brut qui décrivent avec minutie la vie des créatrices et créateurs d’art brut et leurs créations procèdent à une mise en mots et, par ces mots, à une mise en culture de la marge. Cette mise en culture agit comme nouveau laboratoire sociologique du peintre qui tente alors de cartographier ces espaces de la marge, explorant et inventant de nouveaux territoires sur la carte culturelle de son temps. Cette exploration porte les traces d’une certaine autorité culturelle patriarcale et paternaliste qu’offrent la primauté de la découverte et la construction d’un territoire encore inconnu. L’écriture théorique de l’art brut œuvre ainsi à la découpe d’un territoire marginal sacralisé occupé par Jean Dubuffet et la population des créateurs et créatrices d’art brut qu’il constitue.
Redéfinir les frontières de l’art brut
Positionner l’art brut à la périphérie du champ de « l’art culturel » c’est poursuivre l’enjeu territorial et social centre/périphérie qui y affleure et créer de nouveaux « exotismes périphériques33 », selon la formule du philosophe Jacques Soulillou. C’est également maintenir un rapport de pouvoir à la fois social et esthétique sur des notions fantasmatiques agies dans le réel, les « refoulés culturels qui n’ont cessé de faire retour : le féminin, le primitif, l’Orient34 » et apparemment menaçantes lorsqu’elles ne sont pas contenues dans un espace délimité, dans une marge circonscrite. Les œuvres réalisées par des créatrices et créateurs interné.es puiseraient ainsi leur inspiration en d’autres territoires et deviennent par cette rhétorique des figures étrangères, des figures de l’étrangeté. Ainsi ces créatrices et créateurs deviennent l’incarnation de la marge en Occident, ils deviennent les marqueurs de l’étrangeté, des étrangers en leur propre territoire et se trouvent alors en passe de traverser une frontière, de force, au gré de leurs pérégrinations esthétiques. Dubuffet œuvre cependant, avec l’habilité rhétorique qui est sienne, à leur maintien en zone frontalière. À propos de l’exposition de janvier 1951 qui a lieu à la Librairie Marcel Evrard à Lille, regroupant « cinq petits inventeurs de la peinture », « Paul End, Alcide, Liber, Gasduf, Sylvocq » tels qu’ils sont décrits et nommés dans le fascicule de l’exposition, Dubuffet explique que les cinq créateurs ont d’autres préoccupations que celles relatives à l’organisation de l’exposition qui va présenter leurs créations. Il ajoute :
D’ailleurs ils ne savent même pas que cette exposition a lieu. De telles choses les laissent parfaitement indifférents. Ils ont des préoccupations beaucoup plus immédiates et bien plus pressantes que de gagner de l’argent avec leurs dessins ou de jouer aux vedettes dans des cercles mondains. […] Tous les cinq sont en effet, pour l’heure, enfermés dans un asile d’aliénés. Et quand on se trouve dans cette situation, on a des sujets de réfléchir plus graves que de voir son nom mentionné avec avantage par les critiques d’art de la presse. On a des sujets de réfléchir si graves et si préoccupants que des questions de cette sorte comme de montrer ses dessins au public, apparaissent comme futilités complétement dénuées d’importance.35
Si le secret médical justifie l’anonymat des créateurs exposés, Dubuffet les maintient cependant volontairement dans une méconnaissance du devenir de leurs œuvres et ne les informe volontairement pas de cette exposition qui présente leurs créations puisqu’il juge, à leur place, que cela n'a vraisemblablement aucune importance pour eux. Dubuffet maintient ces créateurs à la frontière de l’art en cultivant cette marge qu’il s’approprie en expropriant les créateurs ici exposés du territoire artistique qu’ils ont créé. Dubuffet adopte une position d’extériorité et donc de domination face à ces créateurs dont il s’approprie le territoire artistique. Les créations d’art brut deviennent ainsi les témoins de territoires asilaires étrangers, des « périphéries géographiques lointaines36 ». Pour reprendre la pensée de Deleuze et Guattari37 et nous repérer dans cette cartographie de l’art brut, la territorialisation des créations d’art brut, c’est-à-dire leur appropriation par Jean Dubuffet, est évidemment liée à la marginalisation territoriale de la folie elle-même, comme il semble tout à fait nécessaire de se le rappeler grâce aux mots de Michel Foucault :
Cette navigation du fou c’est à la fois le partage rigoureux, et l’absolu Passage. Elle ne fait, en un sens, que développer, tout au long d’une géographie mi‑réelle, mi‑imaginaire, la situation liminaire du fou […] d’être enfermé aux portes de la ville : son exclusion doit l’enclore ; s’il ne peut et ne doit avoir d’autre prison que le seuil lui-même, on le retient sur le lieu du passage.38
C’est ici que se localise l’inaccomplissement du processus de déterritorialisation de l’art que Dubuffet avait initié par sa théorisation de l’art brut. Jean Dubuffet ouvre une mise en culture écrite tout à fait pertinente quand il pense le travail de Marguerite Sirvins, de Laure Pigeon, ou de Juliette Élisa Bataille comme proche de figures ou de représentations animales. Mais ce devenir qu’il œuvre à développer dans son récit de l’art brut redouble la position marginale de l’art brut lui‑même, dialectisé à « l’art culturel » et qui pose ainsi l’art brut et les créatrices et créateurs qui habitent cette notion à la marge, dans un territoire autre, hors du règne de la culture, « hors du règne humain », dans un rapport de discontinuité au champ artistique culturel.
Guidé.es par l’impulsion élémentaire et originelle de la création qu’on leur prête, les créateurs et créatrices d’art brut apparaissent finalement comme des artistes sans généalogie artistique, en dehors de toute filiation culturelle, si ce n’est celle de Jean Dubuffet qui leur donne un nom en les affiliant à une collectivité politique et esthétique. Ceci nous amène alors à reconsidérer la nature du savoir de Dubuffet sur les créatrices et créateurs d’art brut. Cette mise en culture de l’art brut est marquée par la redevabilité artistique de Dubuffet à l’égard de ces autres de l’art dont les œuvres peintes, brodées, construites, assemblées ont cimenté le devenir‑peintre de Dubuffet qui trace ainsi les contours de sa filiation artistique. Le territoire artistique dessiné par le peintre est désormais difficile à penser en dehors de sa position de domination structurant une pensée et une collection sur laquelle il règne en maître mais également en dehors de sa position de dépendance vis-à-vis de ces œuvres qui participent au corpus de son propre travail artistique. Poursuivant l’association de notre pensée à celle de Deleuze et Guattari, il est possible de faire l’hypothèse qu’en dessinant le territoire de l’art brut c’est son désir d’art, son désir de peintre que Dubuffet a tenté de cartographier. Pour reprendre les termes de Guillaume Sibertin-Blanc,
Les géographes et les hommes d’État, les explorateurs et les états‑majors tracent des cartes ; mais ce sont d’abord les collectivités et les peuples qui cartographient leurs manières d’occuper leurs territoires, par leurs pratiques, leurs organisations matérielles et symboliques, par leurs mythes et leurs rêves mêmes39.
De la même manière, si Dubuffet trace la carte de l’art brut, ce sont d’abord les créateurs et créatrices de cet art brut qui cartographient leurs manières d’occuper le territoire de l’art. Outre cette matière à penser que Dubuffet a constituée comme territoire d’apparition de ces créateurs et créatrices, leurs œuvres poursuivent leur transformation, leur devenir, au-delà de la nature, parfois essentialiste, du savoir que Jean Dubuffet porte sur elles.