Stranieri Ovunque a été conçue en 2011 alors que j'étais encore étudiante aux Beaux-Arts de Cergy. Sous l’invitation de la fondation Kadist à réaliser un travail à partir des œuvres de sa collection, j’ai donné une conférence sur l’une d’entre elles : Stranieri Ovunque de Claire Fontaine. L’une des préoccupations majeures de ce collectif1 est l’« être étranger ». Au fur et à mesure que la conférence se développait, le discours en français venait s’italianiser selon un protocole précis et en cela devenait étranger à lui‑même.
En 2015, lors d'une résidence à la Box, la galerie de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Bourges, j’ai développé le projet Animal Mimesis dont l'une des formes est une conférence-performance. Ce travail interroge, de manière à la fois critique et poétique, la dimension collective de ce qu’il est convenu d’appeler la parole d’artiste. Cette recherche a été réalisée à partir d'une trentaine d’entretiens avec les étudiant·e·s et enseignant·e·s de l’école et des textes portant sur ma pratique. Dans la conférence-performance, je tente de faire entendre par ma voix toute une communauté linguistique. Dans ce qui semble être au premier abord une conférence de présentation de mon propre travail artistique, le discours, par paliers successifs, échappe à toute cohérence pour ne conserver de la parole d’artiste que les signes langagiers2.
Enfin en 2018, sur une invitation du Centre National d’Études Spatiales, j’ai réalisé la conférence-performance Stellar Acoustics Station à partir des importantes archives de cette institution : photographies, relevés, plans de machines, notes techniques, cartes du ciel… Les motifs extraits de ce corpus servent de matériau à l’écriture de la performance où l’interprétation vocale et l’action filmée entrent en résonance et en dialogue ; les documents y seront activés par le son de la voix, et manipulés en direct ; il s’agit, à travers ce dispositif, par des rapprochements formels inattendus, de « faire entendre » l’espace3.
La conférence-performance, une forme
La conférence est un discours prononcé par un spécialiste devant un public souvent concerné de près par les sujets qui sont développés. La parole de conférencier revêt une autorité, on considère qu'elle détient une certaine vérité et certains savoirs. Une multitude de codes – langagiers, spatiaux, temporels – participent à sa légitimité.
Le terme de « conférence » est utilisé dans ces trois pièces parce qu'elles en reprennent les codes formels. Elles en utilisent la spatialisation frontale : le public, assis, fait face au conférencier, lui-même assis devant une table ; elles en adoptent le déroulement : le discours est régi par une structure destinée à faire comprendre clairement les propos ou le raisonnement ; elles en emploient les accessoires, bouteille d’eau, micro, dispositif de projection…
Reprendre les codes de ce dispositif est sans doute la meilleure manière de l'interroger de l'intérieur. Le spectateur identifie facilement ce cadre spécifique, parfois familier. Cette reconnaissance crée un certain type d'attente. Le déplacement poétique qui s'effectue, souvent de manière progressive tout au long de la performance, permet d'interroger ces présupposés. En cela ces conférences-performances font percevoir, de manière indirecte et décalée, tous les phénomènes de légitimité que cette parole produit et ainsi interrogent son autorité et sa véracité.
Stellar Acoustics Station concerne sans doute moins la véracité du discours scientifique que notre croyance presque absolue dans « la science », domaine dont le contenu échappe à la plupart d’entre nous mais auquel on accorde une confiance ; cette conférence-performance met en avant l'imaginaire que nous développons autour de celui-ci. Elle est composée de telle manière que l'on peine à discerner le réel du fictif ; tout ce qui est dit emprunte à de vrais documents (discours scientifiques, relevés, analyses, sons enregistrés). Mais le caractère fragmentaire de ce qui est utilisé, la manière dont ces éléments sont assemblés, et le fait qu’ils puissent être autant dits que chantés… permettent de produire un espace ambivalent où des bribes de rigueur scientifique se mêlent à divers types d’expression vocale.
Dans Animal Mimesis, c'est l'autorité de la parole d'artiste qui est interrogée. Censée révéler une vision subjective et individuelle du monde et de la pratique de l’art, le « parler artiste » est pris en de nombreuses occurrences (presque toujours en fait) dans un régime de langage éminemment commun et construit. Le propos ici est de tenter d’éclairer et de subvertir les clichés, les présupposés et les habitus à l’œuvre, d’interroger les effets de pouvoir que cette parole « légitime » produit – de façon sinon « involontaire », du moins souvent euphémisée – sur ceux qui tentent de se l’approprier (étudiant·e·s en art, public de l’art…) ou sur ceux qui en sont exclus.
Par ailleurs, utiliser le terme « conférence » c’est faire référence au collectif : pas de conférence sans audience. Une audience souvent concernée par les questions qui y sont traitées, parfois même spécialisée. Il s'agit ici d'aller interroger cette connivence et le degré d'adhésion du spectateur. Les trois conférences performances sont souvent réalisées devant un public d'experts, une niche de personnes qui s'intéressent à la performance, qui appartiennent de près ou de loin au champ artistique (artistes, commissaires, critiques, étudiant·e·s, amateur·rice·s...). C'est donc une manière, en particulier dans Animal Mimesis, de nous questionner en tant que communauté, cet « entre nous » vécu presque de manière inconsciente par ceux qui en font partie, mais ressenti parfois comme excluant par ceux qui tentent de s'y introduire.
Chaque conférence-performance emprunte à des discours préexistants, artistiques ou scientifiques, qu'elle détourne au fur et à mesure de son déroulement. Pour les composer, j'assemble différents éléments les uns avec les autres à la manière d'un puzzle : citations du collectif Claire Fontaine et parole théorique sur l'art dans Stranieri Ovunque, différentes paroles d'artistes dans Animal Mimesis, extraits d'archives sonores, textuelles et visuelles du cnes (Centre National d'Études Spatiales) pour Stellar Acoustics Station. À partir de cette pluralité de matériaux, il s'agit de créer une unité par le prisme de ma voix et de la composition.
La notion d'étrangeté est au cœur de ces pièces, par l'emprunt et l'inspiration de langues étrangères (notamment dans Stranieri Ovunque) mais aussi et surtout par l'étrangeté qu'elles produisent, révélant l'« inquiétante familiarité » du langage.
Les langues étranges qui se déploient dans ces conférences-performances jouent des notions d'hybridité, de porosité et de polymorphie. Stranieri Ovunque fait entendre une interlangue née d'un savant mélange d'italien et de français, une sorte de tierce langue hybride. Animal Mimesis ne garde des paroles d'artistes collectées que ce qui fait signe, qui appartient au régime commun et partagé de ce jargon socioprofessionnel (les termes, les références, les tournures de phrases...). Elle en donne à entendre une sorte de prototype poétique en jouant sur des zones de porosité entre les différentes paroles individuelles. Enfin la langue de Stellar Acoustics Station est à la fois humaine (emprunts au discours scientifique) et non humaine (reprise des sons de l'espace, de certaines machines...). L'usage polymorphe de ma voix permet de naviguer entre ces différents registres de discours.
Dans Stranieri Ovunque et Animal Mimesis, je détourne des langues que j'ai dû apprendre. Ces conférences-performances s'inspirent de cette expérience d'acquisition et tentent de rendre compte du sentiment d’étrangeté que j’ai, en certaines circonstances, ressenti.
Stranieri Ovunque a été réalisée en 2011, peu de temps après l'année que j'avais passée en Italie (dans le cadre d'un échange Erasmus à l'Academia di Brera de Milan suivie d'une recherche sur certains idiomes musicaux dans la région du Salento). À cette période, je pensais et rêvais tour à tour en français et en italien. L’immersion dans une autre langue, une autre culture, me donnait comme une distance vis-à-vis de ma langue maternelle, en révélait certains mécanismes, en déjouait les évidences.
Animal Mimesis a été créée suite à mon expérience d'étudiante à l'école des Beaux-Arts. Arrivant de l'Université d'Arts plastiques, je ne partageais pas les codes de ce nouveau milieu. J'ai dû apprendre – et ce de manière plus ou moins consciente – à « parler artiste », en mimant certaines tournures de phrases, en utilisant un registre de références, en employant le tutoiement systématique, en adoptant un certain débit et une certaine fréquence de voix...
Si l’étrangeté de la langue est un sujet central de mon travail, c’est aussi pour des raisons plus anciennes. Enfant, j'étais atteinte de troubles de langage ; pendant des années j'ai dû me rendre chez l'orthophoniste pour apprendre à parler, à rentrer dans l'ordre commun de la langue. Entre mes 20 et 25 ans, à l'époque-même où la voix devenait l'objet de ma recherche et mon outil de travail, j'ai souffert de crises chroniques d'aphonie : régulièrement je perdais ma voix.
Ces deux expériences fortes m'ont donné un accès particulier au langage et à la voix ; par la difficulté, le manque et la perte, j'ai été mise à distance de la parole, dans une position de « retrait » par rapport à l'évidence commune. Ma pratique actuelle prolonge et déplace ces expériences.
Ces conférences-performances ont une dimension musicale importante ; elles font appel au b.a.ba de ce qui fait la musique : rythme (rapidité, lenteur, silence, densité), nuances (allant du pianissimo au fortissimo), hauteur (grave, aigu) et timbre. Cette dernière dimension est centrale dans Animal Mimesis où je donne à entendre différentes manières de parler en incarnant plusieurs personnages (voix nasillarde et aiguë, voix grave et trainante, voix légère et arrogante...). Dans Stellar Acoustics Station, la voix devient un véritable instrument de musique, passant de passages lyriques et chantés à des zones bruitistes, utilisant des registres vocaux inhabituels.
Mon parcours de musicienne influe sur la manière dont je construis mes performances (et ces conférences en particulier) ; je les conçois comme des sortes de mini-opéras, divisés en plusieurs parties : ouverture, exposition, développement, réexposition, final... Il s'agit de trouver un équilibre entre ces différents moments pour créer une forme globale cohérente qui garde le spectateur en haleine. Tout l'enjeu est de maintenir son attention de bout en bout, en passant par des moments de grande intensité ou au contraire des espaces de respiration plus contemplatifs.
Pour autant, ces performances-conférences ne peuvent se réduire à leur dimension musicale, elles ne sont pas faites pour être seulement écoutées ; il n'y aurait à mon sens aucun intérêt à les enregistrer en studio pour en faire un cd par exemple. Elles convoquent d'autres pratiques artistiques (théâtre, chorégraphie, arts visuels), mais également d'autres champs tels la sociologie, la science, l'histoire de l'art, l'astronomie... Le rapprochement de ces univers a priori disparates en fait sans doute la singularité.
Dans chacune de ces conférences-performances, je cherche à créer un espace de trouble entre ce que l'on voit et ce que l'on entend. Dans les trois cas, on voit une conférence mais on entend quelque chose qui, tout en y faisant référence, s’en échappe. Cela donne la sensation d'une double réalité, voire d'un espace-temps composé de multiples strates.
Dans Stellar Acoustics Station, cette recherche a conduit à concevoir une performance tout autant visuelle que sonore : j'interprète vocalement des documents qui sont visibles par le spectateur, manipulés, filmés et projetés en direct. Tout au long de la performance, je mets en relation ce qui est vu et entendu, en jouant avec des procédés de rapprochement et de dissociation : lire de manière classique les signes graphiques de certains schémas, dire un texte ne correspondant pas à celui qu'on a sous les yeux, émettre des sons qui n'ont a priori rien à voir avec l'image, rester sur un type de musicalité alors que l'on change d'image et inversement, etc. Par ces différentes manières de faire, je cherche à mettre en question les notions de lecture et d’interprétation de données scientifiques.
Ces trois conférences-performances demandent un certain savoir-faire, voire même de la virtuosité : mémorisation, prononciation, émission de certains sons vocaux, manipulation de la caméra et des documents dans Stellar Acoustics Station, etc.
Le fait que leur « interprétation » aille de pair avec leur création (leur écriture se fait en même temps que leur répétition) facilite leur apprentissage, leur mémorisation. Je suis présente à toutes les étapes de la création – immersion dans un milieu humain, littéraire, scientifique ; collecte de différents matériaux sonores et visuels ; réécoute/ dérushage ; composition – et de la représentation : ce travail diffère de celui d’un compositeur ou d’un metteur en scène pour lesquels le jeu de l’interprète est nécessaire et déterminant. La relation que j’établis entre écriture et représentation, leur symbiose, est une des raisons pour lesquelles je nomme ce type de forme « performance ».
La performance est indissociable d'une expérience – que celle-ci soit relationnelle lorsque l'immersion se fait dans des communautés spécifiques comme celle d'une école d'art dans le cas d'Animal Mimesis, ou « littéraire » lorsque je me plonge dans des textes et documents en lien avec le collectif Claire Fontaine dans Stranieri Ovunque ou avec l'espace et le cnes dans Stellar Acoustics Station. La performance sous-tend l'expérience depuis son départ (puisque les immersions sont faites dans le but de la créer) en même temps qu'elle la restitue. Cette dimension expérimentale est essentielle à ma pratique ; j'ai besoin d’avoir éprouvé pour pouvoir performer.
La conférence-performance Animal Mimesis reprend l'expérience vécue aux Beaux-Arts de Bourges. Elle a comme particularité d'adapter, pour une seule performeuse, des extraits d'une performance collective construite avec les étudiant·e·s de cette école. Celle-ci prenait la forme d'une sorte de séminaire à propos de nos pratiques respectives. Les huit performeurs étaient assis autour d'une table ronde. Des protocoles poétiques permettaient de mettre en jeu notre « parole d'artiste » ; par exemple l'introduction consistait à parler tous en même temps de nos démarches artistiques selon différentes nuances allant du chuchotement à la voix portée. Cela créait une masse sonore, tel un essaim d'abeilles, dans laquelle il était quasi impossible de distinguer une parole singulière. Dans la conférence-performance solo, je reprends l'ensemble de ces paroles, en essayant de trouver dans ma voix celles des sept autres performeurs. Grâce à l'usage d'une pédale de loop, je superpose progressivement ces paroles afin de créer une « matière » sonore proche de la voix collective brouillée décrite précédemment.
Ces deux performances utilisent également des éléments de la vidéo Paroles d'artistes. Celle-ci prend la forme de huit portraits d'étudiant·e·s imitant face caméra des extraits de huit paroles de grands artistes (Marcel Duchamp, Andy Wharol, Daniel Buren, Yves Klein, Joseph Beuys, Marina Abramovic, Louise Bourgeois et John Cage). Le choix de ces artistes avait été fait à partir de nombreuses conversations avec l'ensemble des étudiant·e·s de l'école qui m'avaient donné le nom de 10 artistes qui selon eux étaient « les pères/mères » de l'art contemporain. J'avais ensuite sélectionné des extraits d'interviews cultes ou représentatifs de l'artiste en question, que j'avais donnés à interpréter aux étudiant·e·s performeur·se·s. Coller la voix de Daniel Buren dans le corps d'une étudiante au look punk ou encore la voix de Marina Abramovic dans celui d'un jeune homme timide créait une étrangeté intéressante, jouait sur une dissociation entre le corps et la voix. Dans la performance collective les étudiant·e·s rejouent « en live » leurs extraits respectifs, tandis que dans la conférence-performance solo j'incarne à moi seule ces huit paroles d'artistes et joue sur les transitions entre les voix, langues et attitudes de ces artistes. Le propos est de souligner le fait que nous sommes héritier·ère·s, de manière plus ou moins consciente, de ces pratiques. Nos paroles « contemporaines » découlent indirectement de ces propos, qui peuplent nos imaginaires communs. Quelle est « l'originalité » de la parole d'artiste ?
Dans les performances (collective et solo) je reprends également des pièces sonores composées initialement pour la radio de l'école (Radio Radio !). Ce passage par la machine induit un certain type de montage et de collage. La découverte de logiciels de montage sonore a été essentielle dans ma pratique, m'amenant à un certain type de composition de performance. Ma voix semblant « zapper » d'un programme à un autre dans Animal Mimesis ; on m'a d'ailleurs souvent comparée à une radio.
La conférence-performance Animal Mimesis synthétise les différentes formes développées lors de la résidence (la performance collective, la vidéo et les pièces radiophoniques). Composée dans un second temps, elle restitue par le prisme d'une seule personne une expérience collective (à la fois avec les étudiant·e·s, ma propre expérience de l'école de Cergy et du milieu de l'art, la parole de grands artistes...). Elle permet surtout d’« exporter » la performance collective qui ne pouvait être présentée ailleurs que dans son contexte d'origine pour des raisons très concrètes (la difficulté à réunir des étudiant·e·s qui peuvent avoir quitté l’École et celle de trouver les conditions d’une rémunération que je tiens à assurer aux personnes avec lesquelles je travaille).
La relative « légèreté » de la forme conférence-performance n’implique toutefois pas de nombreuses présentations : si Animal Mimésis a été montrée une dizaine de fois, Stellar Acoustics Station et Stravieri Ovunque ne l'ont été qu’une ou deux fois : il est important pour moi qu’elles restent des performances, c'est-à-dire qu'elles gardent la dimension du risque et de l'engagement dont elles sont issues ; le risque de questionner, de transgresser, voire de provoquer un contexte et surtout le risque pris par la performeuse elle-même. À la différence d'un interprète, je ne joue pas quelque chose qui m'est extérieur, mais (re)traverse, de manière sublimée, une expérience que j'ai directement éprouvée. À partir du moment où je ne vis plus l'intensité d'une performance, mais ai la sensation de « l'interpréter », de ne plus être en phase avec elle, je cesse de la présenter.
L’adresse, la réception
Les perceptions des discours de ces conférences-performances varient en fonction des contextes dans lesquels elles sont montrées, notamment lorsqu'elles sont jouées pour la première fois dans l’environnement dont elles sont issues, face au public qui a participé à leur création.
Animal Mimesis est la conférence-performance qui conduit à la plus grande disparité de réceptions. Lorsque je l'ai montrée la première fois à la fin de ma résidence à la Box de Bourges, une partie des participant·e·s ne sont pas venu·e·s. En effet, lors de ma résidence, les relations avec l'institution n'ont pas toujours été fluides. Les entretiens et les enregistrements avaient suscité une certaine méfiance… J’ai l’impression que les personnes que je sollicitais, (et en particulier les enseignant·e·s) avaient peu à peu perçu ce qui était en jeu dans cette collecte : le fait que leur singularité, celle de leur travail d’artiste-enseignant·e ou d’artiste en formation s’exprime par des formes langagières communes, par un ensemble de stéréotypes, le fait que le « moi », le « je » se disent par des tournures convenues dont les étudiant·e·s font l’apprentissage dans les écoles. Les retours que j’ai eus indiquent le caractère déstabilisant que ce travail a pu produire au sein de l’institution. Pour autant, aucun·e des participant·e·s ne s’est opposé·e à la diffusion de ses propos. Cette expérience, bien que difficile à vivre, a posé de nombreuses questions : comment créer une forme qui interroge une parole sans trahir la confiance de celui/celle qui me l'a transmise ? Comment dissocier la parole intime et individuelle de la parole collective ? Comment créer une pièce interrogeant l'institution qui l'accueille ?
Animal Mimesis a été montrée dans un second temps dans le cadre d'une exposition où les commissaires n'avaient pas toujours été très délicates dans la manière d'accompagner le travail des artistes, bien que leur discours porte théoriquement sur le féminisme, le partage, le soin... Performer Animal Mimesis était une manière indirecte et poétique d'interroger cette dichotomie entre discours et attitude (malheureusement très présente dans notre milieu). La réception a été assez froide et retenue (ce qui montrait sans doute que le message sous-jacent avait bien été entendu).
À l'inverse, lorsque cette performance a été montrée à la Maison de la Poésie à Paris, le public riait, se jetait des coups d’œil entendus, créant une connivence insupportable. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je ne l’ai plus jamais performée. Alors que la pièce avait une valeur transgressive dans les deux premiers contextes, qu’elle était perçue comme un acte presqu'offensif, elle devenait ici une sorte de sketch : elle confortait l’« entre soi » qu’elle avait voulu questionner ou malmener.
Il est toujours difficile de savoir comment les « discours » des pièces sont perçus. Ils le sont au travers des contextes et des communautés auxquels ils se réfèrent et aussi par les histoires individuelles qu’ils peuvent croiser. Lors de la présentation de Stranieri Ovunque, l'un de mes amis bilingues avait été ému par cette performance, y retrouvant une tournure d'esprit que son propre parcours lui permettait de percevoir, alors que d'autres avaient été plutôt intéressés par la manière dont le discours théorique artistique venait se démanteler. Récemment, lorsque Stellar Acoustics Station a été montrée au cac le Carré, un ingénieur m’a dit avoir été touché par la manière dont j’ai détourné des documents qu'il utilise tous les jours dans son travail ; la performance les lui a fait redécouvrir sous un tout autre angle. Inversement, la plupart des spectateurs, pour qui ce type de documents est plutôt opaque, s’est laissée bercer par le rythme et la musicalité produite par le langage scientifique.
Lorsque je m'adresse à un auditoire – que ce soit dans des performances, des ateliers, des entretiens, des conférences – je m'interroge toujours sur ce qui se joue derrière les mots, au-delà de ce qui est dit et d'« où » je parle.
Cette année, j’ai été invitée à présenter mon travail par des écoles d’art dotées d’un certain prestige (comme l’ensba de Paris et de Bourges, la Villa Arson, l’ensad Nancy...) Commencer cette présentation par un extrait d’Animal Mimesis crée une mise en abyme puisque cette performance a été écrite au sein d'une école d'art. C'est une manière d'interroger l'école d'art comme lieu de transmission de cette parole légitime, et plus globalement d'un certain habitus.
Par ailleurs cela me permet d'interroger la légitimité de ma propre parole : qu'est-ce qu'un artiste « sait » finalement ? Dès que je viens poser des mots sur ma pratique, j'ai l'impression d’amoindrir mon propos. Ma parole existe avant tout dans et par les formes que je crée. L'usage d'un discours théorique de la part de l'artiste me pose toujours question. D'ailleurs l'exercice auquel je suis en train de me livrer m'interroge également... Est-ce que l'artiste est celui qui est le plus à même de parler de ce qu’il fait ? Les trois conférences-performances, chacune à leur manière, prennent en charge cette question. En un sens, elles me permettent de « parler » de ce que je fais, c’est-à-dire de l’importance que je donne à la voix dans l’ensemble de mon travail. Mais surtout, elles mettent en évidence les artifices d’une prise de parole quand celle-ci a pour fonction d’analyser, d’expliquer. Dans Stranieri Ovunque et Animal Mimesis, ce « dire » ou ce « vouloir dire » concerne la pratique artistique. Dans ces deux conférences, on me reconnaît : j’apparais comme Violaine Lochu, une étudiante qui fait un exposé sur une œuvre de Claire Fontaine, une artiste qui entreprend de parler de son travail. Je me sers donc de mon statut social pour faire entendre les formes langagières par lesquelles ce statut s’exprime, en les altérant, en les déplaçant. Performer à partir de ce type de discours, c’est inventer des formes sonores et visuelles ambivalentes : elles évoquent le point de vue distancé que je suis censée avoir sur mon travail et elles esquivent cette injonction en prenant le parti du brouillage, de la complexité, plutôt que celui de la clarté didactique.
Dans Stellar Acoustics Station, la conférencière est une porte-parole de la société Stellar Acoustics Station qui a pour fonction d’exposer les activités de celle-ci par une conférence destinée à des non-spécialistes. J’incarne ce personnage par l’emploi d’accessoires : chemise, jupe de tailleur, chaussures à talons, perruque noire au carré ; par un maquillage donnant à la peau la texture du plastique ; par une voix féminine proche des voix de synthèse ; par des mouvements à la fois sensuels et robotiques. On retrouve ce type de femme aux aspects androïdes également, dans d’autres performances telles E.V.E et Madame V. Par son aspect théâtral et l'emploi d'un personnage, cette conférence-performance peut paraitre différente des deux autres. Pour autant, elle questionne en partie les mêmes choses. En empruntant à un univers fictif, elle vient souligner tout l'aspect théâtral, codifié et artificiel de ce qu'est une conférence. En mettant en jeu ce personnage « trop » féminin (on peut penser à la figure de la drag queen) elle renvoie également aux stéréotypes de genre à l'œuvre dans les contextes de conférence.
Même si dans de nombreux contextes la situation est en train de changer, dans les sciences sociales et le champ artistique, les postes les plus importants (directeurs de grandes institution, artistes, chercheurs...) restent occupés par des hommes alors que la majorité des étudiantes est féminine. Le personnage, vocalement et sur le plan vestimentaire, utilise certains attributs féminins qui, dans le contexte d’une prise de parole savante, peuvent paraître incongrus ou « inconvenus ». Comment une femme incarne-t-elle ce type de prise de parole ? Comment la valeur et la portée de son discours s’articulent-elles avec son genre ? La prise de parole dans la conférence peut faire percevoir les stratégies que les femmes doivent employer pour se faire entendre. L’une d’entre elles, comme l’a souligné la psychanalyste Claire Gillie, consiste à abaisser sa voix de manière souvent inconsciente, involontaire. Cet aggravement, ce « travestissement vocal », donne à la conférencière un ancrage, une certaine masculinité, gage de « sérieux », d’autorité.
Dans Stellar Acoustics Station, au contraire, la voix de la conférencière passe tour à tour d'une voix féminine à une voix sans identité fixe, définie : elle s’inspire des voix de synthèse, du son des planètes, de celui des enregistrements des premiers pas sur la lune, de communications extraterrestres, du bruit des machines spatiales autant que de « voix lues » (celles des rapports scientifiques, listes de particules chimiques, plans d'intervention...). Elle s’extrait ainsi des dualismes masculin/féminin, humain/machine, sciences/sorcellerie... Par l'usage de sa voix, ce personnage questionne, voire « pulvérise », certains présupposés toujours à l’œuvre dans le contexte de la conférence qui concernent le genre et l’autorité scientifique. La performance crée des associations, des zones d'hybridation et de porosité entre des domaines a priori disparates. En cela elle interroge la catégorisation induite par le langage ; elle permet d’établir de manière poétique une zone de réinvention. Peut-être, pour reprendre les mots de Donna Haraway, sommes-nous avant tout des Cyborgs, des êtres transmachinohumanimalspatiaux...