Il est 17h58 le samedi 23 mai 1992 lorsque 500kg de dynamite éventrent l’autoroute qui va de l’aéroport de Punta Raisi à Palerme, à la hauteur du village de Capaci. Cet attentat d’une violence inédite vise Giovanni Falcone, le magistrat le plus célèbre du pays, et fait cinq victimes : le juge Falcone, sa femme Francesca Morvillo, et trois policiers d’escorte (Rocco Di Cillo, Vito Schifani et Antonino Montinaro). Mais qui était Giovanni Falcone ?
Après un passage dans la marine, il devient magistrat en 1965. Il passe 12 ans à Trapani et arrive à Palerme en 1978, en pleine guerre mafieuse, où il commence à enquêter véritablement sur Cosa nostra. Il se démarque dans l’instruction d’un premier grand procès en suivant le parcours de l’argent sale issu du narco-trafic entre la Sicile et les États-Unis. En 1983, Rocco Chinnici, le supérieur de Falcone, est tué par la mafia dans un attentat à la voiture piégée, le dernier d’une longue série d’homicides visant des personnalités importantes (comme le préfet Carlo Alberto dalla Chiesa en 1982). Le successeur de Chinnici, Antonino Caponnetto, décide de créer un pool antimafia, à savoir une cellule spéciale de magistrats travaillant ensemble sur les affaires de mafia – comme cela avait été fait dans la lutte contre le terrorisme – afin de limiter la perte d’informations en cas d’assassinat. L’équipe de quatre magistrats (Giovanni Falcone, Paolo Borsellino, Leonardo Guarnotta et Giuseppe Di Lello) monte, à partir des déclarations du premier repenti Tommaso Buscetta, le dossier d’accusation du plus grand procès jamais organisé contre Cosa nostra1, le maxi-procès, qui dure plus d’un an et demi et se conclut en 1987 par la condamnation à perpétuité de tous les chefs de la mafia sicilienne. Malgré les différentes polémiques, le résultat du procès légitime le travail du pool et Falcone apparaît comme le fer de lance de la lutte contre la mafia. Selon Francesco La Licata, journaliste, ami et biographe de Falcone, le maxi-procès est « [le] point d’arrivée d’une saison exaltante, mais en même temps [le] début de la parabole descendante vers la normalisation politique et judiciaire et vers l’isolement définitif de Giovanni Falcone »2. Ainsi, malgré les succès rencontrés, dès 1988 la magistrature tente d’évincer Falcone, mettant tout en œuvre pour démanteler le pool antimafia. Face à l’hostilité de ses pairs et au désintérêt politique pour la question mafieuse, Falcone est de plus en plus isolé à Palerme. Après une redoutable campagne de délégitimation3, il quitte Palerme et va travailler au ministère de la Justice à Rome en 1991 où il met en place des organes nationaux de centralisation de la lutte contre la mafia. En janvier 1992, la cour de Cassation confirme les verdicts du maxi-procès. Cosa nostra se venge en éliminant son principal référent politique, Salvo Lima4 en mars. En parallèle, le pays est plongé dans une crise institutionnelle sans précédent puisque la magistrature milanaise révèle, grâce à l’opération « Mains Propres », l’existence d’un système de corruption et de financement occulte qui met en cause tous les partis politiques. C’est dans ce climat de vide institutionnel, avec un Parlement qui peine à élire un nouveau Président de la République, qu’a lieu l’attentat de Capaci qui coûte la vie vie à Falcone, sa femme et trois agents d’escorte. Cinquante-sept jours plus tard, c’est au tour de Paolo Borsellino – collègue et ami de Falcone – et de quatre policiers d’escorte de mourir dans un attentat à la voiture piégée.
Ainsi, dès le milieu des années 1980, grâce au maxi-procès, Falcone devient « un mythe »5 dans l’imaginaire collectif : il est le symbole qui a mis fin à plus d’un siècle d’impunité de la mafia sicilienne. Suite à l’attentat de Capaci, sa figure est sublimée par sa mort violente et spectaculaire : Falcone devient un véritable héros, l’icône de tout un peuple et un élément fédérateur pour le mouvement antimafia civil qui se met en place à la moitié des années 1990. Cependant, on remarque que depuis quelques années, on tend à normaliser la dimension héroïque de la figure de Falcone. Dès lors, il apparaît essentiel de comprendre comment se construit la mémoire du magistrat et quel rôle jouent certains entrepreneurs de mémoire tels que les hommes politiques, les journalistes et les acteurs du mouvement antimafia. Pour ce faire, nous avons analysé différents vecteurs de construction mémorielle comme les discours, les articles de presse, les films, les ouvrages à visée mémorielle ainsi que les pratiques commémoratives. La mémoire collective étant la somme des mémoires individuelles et institutionnelles, il est nécessaire d’étudier un panel de sources variées afin de mettre au jour les différentes phases de la construction mémorielle de la figure historique de Giovanni Falcone et comprendre pourquoi il compte désormais parmi les plus importantes de l’Italie contemporaine. Notre analyse faisant émerger des phases qui peuvent sembler contradictoires, nous nous demanderons dans quelle mesure la figure historique de Falcone se construit dans une tension paradoxale entre héroïsation, normalisation et sacralisation.
La construction immédiate de la figure du héros
Les réactions politiques
L’assassinat de Giovanni Falcone a lieu à un moment délicat de la vie politique du pays puisque les parlementaires, dans le collimateur des magistrats milanais, multiplient les scrutins pour élire un nouveau président de la république suite à la démission de Giovanni Leone. Dès le lendemain, les députés sont convoqués pour une séance extraordinaire au cours de laquelle le président de la Chambre, Oscar Luigi Scalfaro, brosse un portrait très élogieux du magistrat assassiné.
Une intelligence vive et riche, une volonté de fer pour atteindre l’objectif de l’incessante lutte contre le phénomène mafieux, une rare capacité de travail et d’engagement, une mémoire d’exception […]. Un magistrat, en somme, digne de son devoir, courageux dans ses responsabilités, inflexible dans sa détermination ; un magistrat cependant toujours humain, attentif à tous les sentiments […]. Mais évidemment, un point ne lui fut pas pardonné : il ne céda jamais ni aux menaces, ni aux insinuations, ni aux luttes ou à l’isolement qui vont fatalement de pair avec un engagement aussi délicat et aussi risqué. Il a servi la justice, il a honoré la toge, il a servi l’État démocratique.6
Cet éloge funèbre pose les bases de la construction de la figure de héros du juge Falcone car Scalfaro met en avant ses qualités professionnelles, en particulier son intelligence, sa capacité de travail et la fermeté de son engagement. Malgré la référence aux qualités humaines du magistrat, ce vibrant hommage est centré sur son professionnalisme : le rythme ternaire final balaye les polémiques et l’érige au rang de héros national. Les premières réactions sont donc centrées sur la figure professionnelle, et donc publique, du magistrat.
Si le premier portrait est des plus élogieux, celui fait le lendemain par Giulio Andreotti7, président du Conseil, est plus insidieux, ambigu et dépourvu de toute émotion. Après une reconstruction factuelle de l’attentat, il insiste sur les moyens investis pour assurer la sécurité du juge lors de ses nombreux allers et retours entre Rome et Palerme. Ainsi, pour dégager l’État de toute responsabilité, il insiste sur les habitudes routinières du juge. Cette accusation d’imprudence revient souvent au lendemain d’événements dramatiques : elle permet de discréditer la victime en lui faisant porter la responsabilité de l’attentat8. Quant à eux, les députés insistent sur le caractère spectaculaire de l’attentat qui n’est pas sans rappeler le climat de guerre civile qui règne au Liban ou en Colombie. De plus, malgré le pamphlet d’Andreotti en défense du gouvernement, nombre d’entre eux pointent la responsabilité de l’État qui n’a pas su protéger Falcone et exhortent le gouvernement à intensifier la lutte contre la mafia.
De même, des voix s’élèvent à l’international pour dénoncer les manquements de l’État italien. Rudolph Giuliani, candidat républicain malheureux à la mairie de New York, rappelle l’aura qu’avait Falcone aux États-Unis pour la sagacité dont il a fait preuve en combattant le narco-trafic9. En signe de cette estime, un buste de Falcone sera inauguré en 1994 sur la base de Quantico, au siège du FBI. Les médias étrangers rivalisent d’imagination pour encenser Falcone, défini comme un « héros » jusqu’en Chine, et sa mort est une « perte pour le monde entier »10. Les réactions politiques étant centrées majoritairement sur la défense ou la critique de la politique antimafia menée par le gouvernement, les médias s’emparent de la figure et contribuent à héroïser Giovanni Falcone.
La rhétorique du héros établie par la presse
La première caractéristique des récits médiatiques vient avant tout du style hyperbolique utilisé pour décrire l’attentat. Le caractère spectaculaire de l’attentat provoque l’effroi, rendu par une description imagée rythmée par l’accumulation de verbes d’action pour impliquer émotionnellement le lecteur et lui faire prendre conscience de la puissance de feu de la mafia11. Comme dans les discours politiques, Palerme est comparée à Beyrouth et les témoignages des riverains viennent confirmer la description d’une scène de guerre à la brutalité insoutenable. Les images sont tellement spectaculaires que toutes les fictions utilisent les images d’archives pour représenter les dégâts causés par l’explosion. La violence de l’attentat, par sa démesure, est un élément qui participe de la création d’un personnage exceptionnel.
Après sa mort, les éloges de Falcone dans la presse locale, nationale et internationale posent les bases rhétoriques de la construction de sa figure de héros :
Annoncer la mort […] c’est aussi célébrer le mort […], célébrer le vivant qu’il a été, la vie qui continue à travers des valeurs partagées. Autrement dit, annoncer la mort fait partie des rituels de la mort, et, c’est à partir de cette notion de rituel que l’on s’efforcera de penser la re-présentation discursive et (télé)visuelle.12
Faisant nôtre cette affirmation d’Alain Rabatel et de Marie-Laure Florea, nous constaterons que le rite de célébration de la mémoire de la victime commence dès l’annonce de sa mort. La nouvelle de l’attentat de Capaci fait évidemment les gros titres et on remarque que la plupart des unes sont semblables13 (un gros titre annonçant la mort du juge et une photo de ce dernier). Exception faite du Popolo14, tous les quotidiens italiens consacrent une page voire une double page au portrait du juge15. Pour l’opinion publique, Falcone était le fer de lance de la lutte contre la mafia. Les journalistes ne tarissent pas d’éloges à son égard et multiplient les épithètes : « le Grand Ennemi »16 de la mafia, « la cible qu’il faut éliminer à tout prix »17, « le symbole de la lutte contre la mafia »18, « le juge antimafia »19, « le « moteur » de la lutte contre la mafia »20 et même « le symbole de la victoire »21 (en référence au maxi-procès), « un héros antimafia »22, « un héros gênant »23, « un mythe discret et moderne d’engagement civil », « un personnage inoubliable »24 qui devrait recevoir la « médaille d’or de la Résistance »25. Toutes ces expressions hyperboliques utilisées pour définir Giovanni Falcone – qui tranchent avec le climat de polémiques qui régnait avant sa mort26 – dénotent une personnification totale de la lutte contre la mafia, donnant l’idée d’un personnage intrépide qui, seul, fait face au crime organisé. Ainsi, les qualités propres au héros sont mises en évidence dans tous les portraits : son courage, ses exploits, son dévouement et le caractère exemplaire de son engagement. De plus, les journalistes rappellent aussi les polémiques et les tentatives de déstabilisation qui ont affecté Falcone de son vivant, renforçant l’image d’un homme qui combat seul contre tous.
Les journalistes insistent également sur le caractère inéluctable de la vengeance mafieuse en citant l’avertissement lancé par Tommaso Buscetta à Falcone au début de sa collaboration avec la justice27, ce qui alimente la polémique sur les manquements de l’État dénoncés par certains parlementaires. Selon le sociologue Pino Arlacchi, le massacre de Capaci discrédite l’État et les institutions censées lutter contre la mafia28. Ainsi, la dernière phrase de Cose di Cosa nostra résonne comme une accusation explicite : « En Sicile, la mafia frappe les serviteurs de l’État que l’État n’a pas réussi à protéger. »
Une mobilisation civile inédite
Dès le lendemain de l’attentat, une chapelle ardente est dressée dans le palais de justice de Palerme. Les hommes politiques présents sont violemment pris à parti par les milliers de Palermitains qui se pressent pour rendre un dernier hommage aux cinq victimes. Les insultes fusent et sont scrupuleusement retranscrites dans la presse29, donnant le sentiment que la rupture entre une partie de la société civile et la classe politique est consommée. Face à l’inertie des hommes politiques, une frange des Palermitains décide de se mobiliser et assiste en masse aux funérailles.
La retransmission en direct à la télévision des obsèques des victimes vient confirmer l’énorme impact médiatique de l’attentat et élève les victimes au rang de héros nationaux. Le discours de Rosaria Schifani, jeune veuve de l’agent Schifani âgée de seulement 22 ans, marque les esprits car c’est la première fois que tout le pays assiste à l’explosion de douleur d’une femme sur la scène publique. Elle s’adresse directement aux mafieux, les implorant de cesser la violence et évoquant la possibilité du pardon. Rosaria devient l’icône de la mater dolorosa : elle incarne la douleur de la nation donc son discours a un écho retentissant et provoque un électrochoc pour une partie de la population.
La dizaine de milliers de Palermitains venus assister aux funérailles sous la pluie battante est également un protagoniste important de la cérémonie, comme le démontrent les multiples photographies représentant la foule dans la presse. Si pendant les années 1980, les manifestations civiles après des meurtres de personnalités importantes étaient majoritairement l’œuvre de citoyens engagés, l’assassinat du juge Falcone donne lieu à un véritable rassemblement de masse d’une ampleur inédite, qui semble proportionnel au caractère spectaculaire de l’attentat. Mais est-ce là la seule raison pour expliquer une telle mobilisation ? Marcello Ravveduto propose une interprétation, qui de prime abord peut sembler psychologisante, mais qui peut être une hypothèse de travail pour s’interroger sur la dimension du mouvement :
Quand la mort provoquée par la mafia investit la dimension collective et secoue les bases de la vie civile le deuil n’est plus un moment de douleur privée, mais un acte public d’indignation face à un État incapable de défendre ses hommes les plus exposés dans la lutte contre les pouvoirs criminels. La réaction est le fruit d’un sentiment de culpabilité collectif.30
Au fil des jours, la mobilisation augmente et on voit apparaître de nouvelles formes de mobilisation civile. L’exemple le plus emblématique est l’apparition de draps blancs aux balcons sur lesquels les Palermitains mobilisés expriment leur indignation et leur rejet de la mafia. Pour le journaliste Francesco La Licata, il s’agit d’une « véritable révolution »31 car cette prise de position publique va à l’encontre de la subculture mafieuse de l’omerta. L’initiative, lancée par un groupe de femmes qui dit vouloir endiguer ce sentiment de culpabilité collective32, est reprise par d’autres et les instigatrices créent ensuite le Comitato dei lenzuoli pour coordonner les commémorations un mois après l’attentat. On voit donc apparaître un groupe social autonome qui s’affranchit des organisations partisanes et se construit en opposition au pouvoir politique, jugé responsable de la mort de Falcone. La société civile semble s’approprier la figure de Falcone et décide de faire sien l’héritage du magistrat, comme le démontre le slogan « Vos idées marchent sur nos jambes ». Ainsi, la société joue un rôle central dans la construction de la mémoire du juge. Selon Maurice Halbwachs33, le souvenir sans cesse rappelé développe un sentiment identitaire qui soude le groupe social. La pratique du souvenir semble donc être le ferment identitaire qui va constituer le socle du mouvement antimafia civil.
Falcone est érigé au rang de héros national, c’est un symbole fédérateur qui évoque non seulement l’engagement sans conditions dans la lutte contre la mafia mais surtout une image positive de l’État : il incarne une sorte d’État idéal et devient ainsi un référent moral, au moment où le pays manque cruellement de figures exemplaires, de guides, puisque l’effondrement du système politique signifie aussi la disparition des cadres référentiels qui ont structuré la société pendant près d’un demi-siècle. Voyons maintenant dans quelle mesure les ouvrages et fictions à visée mémorielle tentent de nuancer cette image de héros pour véhiculer celle d’un homme normal, qui peut-être un exemple à imiter.
Ouvrages et fictions à visée mémorielle : une tentative de normalisation ?
La construction du modèle
En 1993, Giuseppe Ferrara réalise un biopic sur Giovanni Falcone qui reprend les grandes tendances qui ont émergé de notre analyse de la presse. L’accent est mis sur le professionnalisme du magistrat : il est représenté comme un homme normal, travailleur, consciencieux, rigoureux et courageux. L’avertissement de Buscetta semble être une épée de Damoclès pour Falcone, ce qui donne une dimension fataliste à la représentation du réalisateur. On ressent donc une sorte de crescendo tragique : Falcone apparaît comme un héros antique pris au piège de son destin. Il n’y a pas d’emphase, ni de focalisation sur sa vie privée ; le film transmet l’image d’un homme consciencieux mort pour avoir accompli son devoir sans fléchir.
Toutefois, malgré l’impact des assassinats de Falcone puis de Borsellino34 (également juge antimafia), il faut attendre la moitié des années 2000 pour que les télévisions italiennes s’emparent du sujet et consacrent des petites fictions en deux épisodes aux deux figures. En 2006, la Rai produit « L’homme qui défia Cosa nostra »35, une fiction au titre romanesque qui brosse le portrait d’un homme passionné. Cette fiction participe à la construction du modèle car, comme dans le film de Ferrara, les auteurs insistent sur le manque de moyens du pool antimafia (ils n’avaient même pas de photocopieuses) et sur l’invention d’une nouvelle méthode d’investigation qui consiste à suivre l’argent des familles mafieuses pour comprendre l’organisation du trafic de stupéfiants et ses ramifications internationales. Cependant, la passion professionnelle de Falcone semble déteindre aussi sur sa vie personnelle puisque l’on voit un Falcone romantique, faisant la cour à Francesca et l’embrassant avec fougue sous la pluie battante. Malgré un désir constant d’évasion, les risques du métier l’emportent sur la passion amoureuse et Falcone décide de quitter Francesca. Cette liberté prise par le réalisateur est révélatrice du désir de faire primer la figure publique sur la figure privée. La fiction dresse donc le portrait d’un homme inépuisable et entièrement dévoué à la cause malgré l’isolement dans lequel il se trouve. La volonté de créer un modèle est telle que la figure de Falcone se construit au détriment de celle de Borsellino qui est ridiculisé36 : les personnages deviennent stéréotypés et les règles de la fiction prennent le pas sur la vraisemblance.
La construction de l’image d’un héros ordinaire
Toutefois, si les fictions insistent sur les qualités professionnelles de Falcone au point d’en faire un modèle, d’autres sources comme les bandes dessinées à visée mémorielle ou les témoignages des proches du magistrat mettent en avant la sphère privée pour contrebalancer l’image publique et normaliser sa figure de héros. À partir de la fin des années 2000, la révélation de l’existence d’une négociation entre certains officiers des carabiniers et Cosa nostra initiée pendant les 57 jours qui séparent les attentats contre Falcone et Borsellino37 fournit une nouvelle clé de lecture et conditionne les représentations du magistrat qui laissent totalement de côté le professionnalisme pour se concentrer sur ce que La Licata appelle la « phase descendante de la parabole ». Ainsi, en 2011, Giacomo Bendotti38 choisit de focaliser sa représentation sur les tentatives de délégitimation et les attaques dont Falcone a été victime après 1987. La bande dessinée nous livre donc le portrait d’un homme seul qui assiste impuissant à la réalisation de l’avertissement lancé par Buscetta quelques années auparavant. De plus en plus isolé professionnellement, la dimension privée devient centrale et l’on note une humanisation du personnage. Le lecteur se retrouve dans l’intimité du couple. Grâce aux conversations avec Fancesca, omniprésente, on comprend les états d’âme de Falcone car c’est à elle qu’il confie ses doutes, ses peurs et son interprétation de la situation. On voit donc émerger un Falcone privé, ignoré du grand public, comme le démontrent le choix des lieux et des moments représentés : le couple discute dans la salle de bains en se brossant les dents, les repas sont des moments propices aux analyses de la situation ou encore le lit devient le lieu de confession des peurs39. On sent donc une véritable volonté de prendre le contre-pied des représentations classiques en insistant sur l’humanité du personnage et non sur le côté héroïque.
De même, par leur témoignage, les proches de Falcone tentent d’humaniser le personnage comme le démontre le titre du livre Giovanni Falcone, un homme normal40, qui s’oppose totalement à celui de la fiction Rai évoquée précédemment. Ses sœurs nous apprennent des éléments inutiles à la compréhension du personnage mais qui convergent pour construire une image privée de Falcone. Maria Falcone explique ainsi ce parti pris :
J’essaie toujours de faire comprendre aux jeunes qu’ils ne doivent pas se souvenir de Giovanni comme d’un héros, mais comme d’un homme normal. Parce que les hommes peuvent être imités, alors qu’imiter les héros est très difficile.41
La dimension privée est donc volontairement utilisée pour nuancer l’héroïsation et faire de Falcone une figure accessible. Ce processus de normalisation répond également à une véritable politique des associations antimafia comme Libera. Umberto di Maggio, coordinateur de Libera Sicilia en 2010, nous avait expliqué que le modèle ne doit pas être inaccessible et que la dimension humaine est essentielle pour que les militants puissent s’identifier à la figure historique42.
Falcone, seul contre tous : la conspiration comme nouvelle clef de lecture
L’humanisation de la figure de Falcone va de pair avec la représentation d’un homme seul, travaillant dans un milieu hostile. Certainement conditionnée par les révélations sur la trattativa43, cette reconstruction met en évidence l’ambivalence de l’attitude de l’État. Dans sa biographie de Falcone, Francesco La Licata reconstruit et analyse toutes les polémiques et souligne combien le magistrat a été trahi à maintes reprises par ses pairs44. L’ambiance au palais de justice est délétère et le lieu est rebaptisé le « palais des poisons ». Bien que le livre de La Licata date de 1993, ce n’est que dans les années 2000 que la trahison et l’isolement émergent comme une clé de lecture importante. Par conséquent, certains épisodes de la vie du juge sont remis sur le devant de la scène, comme les campagnes médiatiques du Giornale di Sicilia qui publie les lettres des riverains gênés par les sirènes des escortes des magistrats45. Déjà isolé dans son travail, ces lettres arrivent à un moment où Falcone a plus que jamais besoin du soutien de ses concitoyens. Or ces lettres symbolisent justement l’indifférence d’une très grande majorité des Palermitains et participent à la campagne de délégitimation qui se met en place à la fin des années 1980 et dont le but est de créer les conditions de son élimination physique.
En juin 1989, un sac de sport rempli de dynamite est découvert sur les rochers en bas de la villa que Falcone avait loué pour l’été à l’Addaura. La bombe n’ayant pas été activée, des rumeurs commencent à circuler disant qu’il aurait imaginé lui-même ce faux attentat pour se faire de la publicité. En parallèle, les lettres d’un mystérieux corbeau sont publiées dans la presse. Elles mettent en cause l’intégrité de Falcone et l’accusent d’opportunisme. Cette campagne de délégitimation a pour but de l’isoler encore plus et Falcone est convaincu que la mafia n’a pas organisé cela seule, il est certain que des « esprits d’une grande finesse »46 sont derrière cette machination.
L’Addaura prend une grande importance dans les reconstructions récentes non seulement car on s’aperçoit que c’est une étape décisive du processus de délégitimation de Falcone, mais surtout parce que les enquêtes récentes sur le massacre de via d’Amelio qui a coûté la vie à Borsellino et à cinq policiers, après avoir accrédité une fausse piste pendant plus de 15 ans, ont mis en lumière la participation active de membres des services secrets italiens, une collusion que Falcone avait pressentie dès 198947. L’implication supposée des services secrets véhicule donc l’image d’un État-Janus et contribue à donner une dimension sacrificielle à l’engagement de Giovanni Falcone.
Par cette tentative de normalisation, on nuance la figure de héros créée immédiatement après les faits. Grâce à l’émergence de la sphère privée, on obtient une figure à échelle humaine mais également celle d’une victime trompée par l’État pour lequel il a sacrifié sa vie. Ainsi, la figure de Falcone récupère une dimension héroïque justement parce qu’il a su résister et a continué à faire son travail avec détermination. L’idée d’une mort inéluctable ajoute une dimension tragique qui n’est pas sans rappeler les figures des héros antiques. Cela en fait tout de même une figure exceptionnelle, un martyr de la lutte contre la mafia qui est sacralisé par un véritable culte mémoriel.
Une figure sacralisée à travers le culte civique ?
Un État illégitime pour honorer la mémoire du juge ?
Les funérailles de Falcone puis celles des agents d’escorte de Borsellino sont deux moments-clés dans le processus de détérioration des rapports entre la classe politique et une partie de la société palermitaine. La perte de crédibilité des dirigeants, empêtrés dans les scandales de corruption, et par conséquent des institutions rend ces dernières illégitimes pour assurer leur rôle de garant de la mémoire officielle48 des victimes de la lutte contre la mafia. Les multiples attaques contre la magistrature lancées par les gouvernements Berlusconi ou les membres de son parti discréditent ultérieurement la classe politique : elle ne peut promouvoir la mémoire des magistrats assassinés. On assiste donc à ce que Giovanni De Luna appelle la « privatisation de la mémoire »49, à savoir l’émergence de mémoires individuelles qui se sédimentent pour créer une mémoire publique, portée par des personnes privées le plus souvent regroupées en associations. Les associations investissent la scène mémorielle et se substituent aux institutions jugées défaillantes et illégitimes.
Le réseau associatif se pose donc en garant de la mémoire des victimes et organise les commémorations, qui sont parfois dissociées des commémorations officielles. Si l’on considère que la commémoration est une sorte de « purge rétroactive et cathartique du passé »50, la main-mise du milieu associatif sur les commémorations et l’attachement aux figures emblématiques de la lutte contre la mafia peuvent être perçus comme un moyen de remédier au sentiment de culpabilité collectif. La mémoire collective étant une « construction sociale active »51, il est nécessaire de voir quels mécanismes ont été activés par les associations antimafia pour construire une mémoire publique de la lutte contre la mafia car, selon Marcello Ravveduto, « les militants antimafia ont élaboré un système de mythes, de symboles, de rites qui donnent un caractère sacré à la mémoire des victimes »52. Voyons donc dans quelle mesure, en ce qui concerne Falcone, il est possible de dire que les associations antimafia ont institué un culte hiératique de la mémoire.
L’arbre Falcone : un « autel laïc »53 ?
Après le massacre de Capaci, plusieurs centaines de Palermitains se rassemblent spontanément devant le domicile de Falcone à Palerme, via Notarbartolo, au pied de l’immense ficus magnolia. Cette pratique, somme toute commune lorsque la victime est connue – on se rappelle des dizaines de milliers de Londoniens se pressant devant Kensington Palace pour déposer des fleurs en mémoire de Lady Diana –, va en réalité conférer un statut particulier au magnolia, bien vite renommé « l’arbre Falcone ». Pour Déborah Puccio-Den, « sous cet arbre, [les Palermitains] viennent dire leur adhésion à la cause antimafia, leur solidarité envers les familles de victimes, leur effroi, leur rage, leur détermination à poursuivre ce combat »54. Depuis la Révolution française, l’arbre a une dimension symbolique et évoque la liberté ou encore la renaissance. « L’arbre Falcone » incarne donc le désir de se libérer de la mafia et devient vite le symbole de la lutte contre la mafia et d’une mobilisation civile qui s’inscrit dans la continuité de l’action du juge Falcone. Cependant, l’arbre ne se limite pas à être un symbole, il devient un véritable lieu de mémoire où les gens viennent se recueillir. Pierre Nora55 a démontré que le lieu de mémoire est également un « laboratoire de mémoire », à savoir un lieu où se forge la mémoire. Ainsi, l’engagement antimafia apparaît comme une pratique mémorielle puisque la mobilisation civile passe par la réappropriation des figures et de leur héritage moral. L’arbre incarne donc la double dimension de la pratique du souvenir à travers les commémorations et l’action puisqu’il s’agit de « l’un des pôles de la mobilisation, point de départ des chaînes humaines et terminus des manifestations antimafia »56. Enfin, il acquiert une troisième dimension, celle du sacré car « lescitoyens ont appris à considérer ce ficus magnolia avec la même dévotion que l’on réserve au mont Pèlerin »57. La religiosité des Palermitains se ressent dans leur pratique de la mémoire, transformant ainsi l’arbre en un lieu de culte de la figure de Falcone.
Le lieu de mémoire est donc l’objet d’une pratique rituelle de dévotion : les militants antimafia y déposent des dessins, des poèmes, des messages qui recouvrent l’arbre. Déborah Puccio-Den a analysé cette pratique, qui rappelle les demandes de grâce faite à la sainte patronne de la ville, sainte Rosalie. Les pèlerins se rendent sur le mont Pèlerin et déposent leurs messages au fond de la grotte qui aurait abrité la sainte au XIIe siècle. Ainsi, il est frappant de constater que, comme le formule Déborah Puccio-Den, « les actes qui se déroulent autour de l’arbre Falcone s’inscrivent dans un répertoire dévotionnel catholique »58, ce qui pousse à la comparaison entre Falcone et Sainte Rosalie. Cela nous laisse penser que le culte de la mémoire des victimes de la lutte contre la mafia, et en particulier de Falcone, font partie d’une liturgie civile instituée par les associations antimafia. De ce fait, l’arbre devient un « autel laïc »59. En avril 2010, l’arbre a été dépouillé et cet acte a été vécu comme une réelle profanation par beaucoup de Palermitains qui, en à peine quelques jours, avaient déjà recouvert l’arbre de nouveaux messages.
Une figure vénérée et sacralisée
Pour Umberto Santino, « une fois mort, Falcone est devenu une sorte de saint patron de la lutte contre la mafia et de la volonté de rédemption d’un peuple tout entier »60. Cependant, jusqu’où peut-on pousser la comparaison avec sainte Rosalie ? Les pratiques cultuelles similaires et le thème omniprésent de la rédemption inscrivent le culte dans une perspective eschatologique mais le parallèle avec sainte Rosalie pose un problème essentiel : il enferme la figure de Falcone dans une dimension régionale alors qu’il s’agit en réalité d’une figure éminemment nationale. Dans les années 2000, les portraits de Falcone et Borsellino sont brandis « comme des symboles nationaux de résistance à l’illégalité »61 car le pays a besoin de nouvelles figures honorables auxquelles s’identifier. Tangentopoli a jeté un tel discrédit sur la classe politique que Falcone et Borsellino apparaissent comme les figures historiques qui, par leur parcours, leur fonction et leur intégrité sont les plus aptes à incarner le combat pour la légalité.
De plus, pour la majeure partie des Palermitains mobilisés en 1992, l’engagement civil contre la mafia, sur les traces des grandes figures, est une sorte de parcours rédempteur. Pour eux, la rédemption du peuple sicilien, thématique récurrente depuis l’après-guerre, doit passer par la construction d’une mémoire collective et le culte des morts devient un moyen pour se racheter de l’indifférence dont ils ont été victimes de leur vivant. La chanson Pensa de Fabrizio Moro (écrite en hommage à Falcone et Borsellino) est emblématique de ce mélange entre mémoire et engagement qui favorise la sacralisation des figures de la lutte contre la mafia, comme le démontre l’omniprésence du vocabulaire religieux. Les figures historiques de la lutte contre la mafia sont des « hommes ou des anges envoyés sur terre pour combattre une guerre », leur engagement semble être comparé à la foi et les valeurs qu’ils ont véhiculées sont qualifiées de « miracles ».
Au début des années 1990, Jean-Paul II demande l’actualisation du martyrologe chrétien. Le martyr religieux récupère alors le martyr civil car la nouvelle définition fondée sur les textes de Vatican II permet de rapprocher le combat pour la foi du combat pour la justice :
Ils ne sont pas des martyrs de la foi chrétienne, ils ne sont pas des héros de l’Église ; ils sont des martyrs du Royaume de Dieu, martyrs de la cause défendue par le fils de Dieu.62
En 1993, dans la Vallée des Temples à Agrigente, le pape Jean-Paul II inclut certaines victimes de la mafia – Paolo Borsellino et Rosario Livatino – dans la liste des martyrs, définis au sens large comme « tous ceux qui, pour affirmer des idéaux de justice et de légalité, ont payé de leur vie leur engagement contre les forces du Mal »63. Cette vision manichéenne transforme la guerre contre la mafia en une croisade morale, une guerre sainte, et sacralise ainsi toutes ses victimes.
Ainsi, la figure de Giovanni Falcone s’élabore en deux temps. Tout d’abord les caractéristiques qui se dégagent des hommages politiques et journalistiques ainsi que l’ampleur de la mobilisation civile font de lui un héros. Cependant, dans un second temps, cette image de héros exceptionnel est nuancée par un mouvement de normalisation qui apparaît dans les fictions et les ouvrages à visée mémorielle, dans le but d’humaniser la figure de Falcone pour en faire un modèle accessible au grand public. Toutefois, le culte civil qui lui est voué introduit une dimension sacrée qui fait de lui une figure à part dans le panorama des victimes de la mafia, un véritable martyr. Si Brecht disait « Malheur aux peuples qui ont besoin de héros », force est de constater que, pour souder le mouvement antimafia, une partie des Palermitains a ressenti le besoin de s’en construire un.