Une parution récente propose l’examen méthodique d’une hypothèse longtemps défendue par certains chercheurs : Mikhaïl Bakhtine, outre les ouvrages publiés sous son nom, serait aussi l’auteur de textes pour lesquels deux de ses proches auraient servi de simples prête-noms. Bien que cette hypothèse ait reçu de puissants appuis, elle a aussi fait l’objet de critiques méthodiques, au nombre desquelles il faut désormais compter cet ouvrage volumineux et nourri de Jean-Paul Bronckart et Cristian Bota.
Il est étonnant que Bakhtine ait suscité une telle mystification, comme s’il était nécessaire de gratifier ce penseur d’une dimension légendaire. Rappelons que certaines éditions de référence continuent à lui attribuer, sans aucun bémol, les ouvrages de ses proches Medvedev et Volochinov. Ainsi un lecteur francophone qui souhaiterait étudier le volume Esthétique et théorie du roman y accédera dans l’édition de 1978, préfacée par Michel Aucouturier, pour qui la paternité bakhtinienne ne fait pas le moindre doute1. Souhaitons que l’ouvrage de Bronckart et Bota incite les éditeurs, au sens scientifique comme au sens courant, à user de formulations plus prudentes, et à éviter les excès auxquels le culte de Bakhtine a donné lieu.
La première partie de l’ouvrage retrace le développement de ce culte en suivant l’ordre chronologique : premières revendications, premières réactions critiques, contre-attaques, développement de la légende bakhtinienne, voix divergentes, etc. – les chapitres successifs retracent les étapes de l’« affaire », donnant un aperçu extraordinairement complet de la réception de Bakhtine et de son évolution. Bronckart et Bota scrutent à la loupe les arguments déployés par ceux qui défendent la thèse du pseudonymat. Ils en soulignent les incohérences, les contradictions, et les jugements les plus biaisés, surtout lorsque Clark et Holquist présentent Volochinov et Medvedev comme de ternes satellites et des prête-noms du maître, plutôt que comme des théoriciens à part entière. Pour contrer des représentations aussi manifestement orientées, Bronckart et Bota (comme d’autres chercheurs auparavant) soulignent à la fois les divergences que présentent l’œuvre de Bakhtine et les textes disputés, et les éléments de continuité entre ceux-ci et d’autres ouvrages de Medvedev ou Volochinov. Leur démonstration très convaincante s’appuie sur de nombreuses citations et analyses. Pour compléter cette réflexion sur les travaux des deux chercheurs, Bronckart et Bota s’intéressent également à leur vie privée afin de contrer les attaques injustifiables dirigées contre eux par certains bakhtiniens. En effet, dans leur biographie de Bakhtine, publiée en 1984, Clark et Holquist, non contents de dépouiller Medvedev et Volochinov de leurs œuvres, salissent en outre leur réputation. Medvedev surtout se voit particulièrement malmené, représenté comme un carriériste sans créativité, un pur apparatchik littéraire, et attaqué sur le plan personnel : Clark et Holquist le qualifient notamment d’« homme à femmes » mais, comme le soulignent Bronckart et Bota, sans citer la moindre source2. Pis encore, alors que Clark et Holquist sont forcés de reconnaître que Medvedev, non sans courage, a apporté son soutien à divers poètes stigmatisés comme « antisoviétiques », ainsi qu’à Bakhtine lui-même lors de son arrestation et de son exil, ils persistent néanmoins à représenter ces comportements comme sporadiques, et Medvedev comme un profiteur cynique du système soviétique. En d’autres termes, Bronckart et Bota montrent que la promotion de Bakhtine a eu pour corollaire le dénigrement systématique de ses deux proches, « avec des arguments à charge dans la plus pure veine stalinienne », comme le conclut le chapitre I3. On leur est reconnaissant d’exposer des failles aussi graves dans des ouvrages cautionnés par les communautés scientifiques de l’époque.
Peut-on imputer à Bakhtine la responsabilité de ces passages déplorables, publiés en 1984 ? Est-il à l’origine, directement ou indirectement, des excès de zèle de ses partisans ? Pour Bronckart et Bota, cela ne fait aucun doute ; leur jugement sur Bakhtine et ses proches est extrêmement négatif et se traduit par le choix de termes péjoratifs, notamment pour Kozhinov, qui a matériellement contribué à la publication de deux ouvrages majeurs (La poétique de Dostoïevski et L’œuvre de François Rabelais) en remaniant les textes pour les rendre plus acceptables et en entreprenant « de multiples démarches rusées »4. L’adjectif « rusé », que les auteurs n’explicitent pas, qualifie sans doute la façon dont Kozhinov est parvenu à contourner la censure, mais il fait apparaître ces démarches comme illégitimes. De même, à plusieurs reprises, les auteurs emploient des termes qui indiquent que la supercherie a été profitable (« rentable »5) pour certains bakhtiniens, sans que le lecteur puisse établir si cette rentabilité est à entendre au sens métaphorique ou premier. Par de tels termes, Bronckart et Bota suggèrent les motifs financiers les plus sordides, mais de manière ambivalente, suggérant une grave accusation sans l’assumer pleinement.
Sans aucune ambivalence, cette fois, ils qualifient de plagiat le fait que Bakhtine s’appuie, sans les nommer, sur Schlegel ou d’autres Romantiques allemands, sur Cassirer, sur Spitzer et sur d’autres6. Pourtant, on pourrait avancer que Bakhtine a cru pouvoir se dispenser d’indiquer sa dette envers des théoriciens que ses lecteurs n’auraient aucun mal à reconnaître. On imagine mal de blâmer Lukács, en vertu du même principe, pour avoir si peu fait apparaître le nom de Hegel ; ou de traiter de plagiaires la cohorte des écrivains qui ont paraphrasé Aristote sans se croire tenus de le nommer. La scrupuleuse indication des sources n’est nullement une préoccupation universellement partagée (ce qu’on peut certes déplorer) ; elle représente même, à vrai dire, une exigence assez récente. Si ce péché doit être retenu contre Bakhtine, il faut, par équité, dresser la longue liste des écrivains reconnus qui s’en sont rendus coupables, masquant leurs allusions afin d’instaurer une connivence avec leurs lecteurs cultivés aux dépens des autres.
Aux yeux de Bronckart et Bota, cependant, Bakhtine est condamnable, et leur titre, Bakhtine démasqué. Histoire d’un menteur, d’une escroquerie et d’un délire collectif, affirme qu’il a contribué lui-même à la supercherie. Cette grave accusation me semble insuffisamment fondée. La première rencontre entre Bakhtine et ses disciples enthousiastes a eu lieu en 1961 (à Saransk), après quoi les disciples en question se sont efforcés de publier l’œuvre du maître, propager sa pensée et améliorer ses conditions de vie jusqu’à sa mort en 1975. Or le « délire collectif » que Bronckart et Bota dénoncent dans leur titre s’est développé après cette date, et Bakhtine pouvait difficilement imaginer qu’il connaîtrait un tel essor. Quant à savoir s’il a, de son vivant, suggéré qu’il était l’auteur des textes disputés, les témoignages réunis par Bronckart et Bota (et d’autres avant eux) ne me paraissent pas justifier une conclusion aussi tranchée. L’élément à charge le plus important est le fait qu’il était encore vivant au moment a été prononcée, en 1970, une conférence dont l’auteur, Ivanov, lui attribuait les ouvrages de Medvedev et Volochinov. Bakhtine a-t-il assisté à cette conférence, ou du moins en a-t-il eu connaissance, ou à défaut a-t-il eu connaissance de la version publiée en 19737 ? On peut être tenté de le penser, dans la mesure où la conférence devait célébrer son soixante-quinzième anniversaire, mais l’état de santé incertain de Bakhtine ne permet pas de l’affirmer. Des précisions seraient bienvenues sur ce point, si les auteurs en disposent. Todorov, lui, ne parle pas de la conférence de 1970 (dont le texte n’est sans doute pas accessible) et ne retient que la publication qui en a découlé en 1973 :
L’« affaire » a commencé en 1973, par une déclaration de V. V. Ivanov, sémioticien soviétique et admirateur de Bakhtine – déclaration dissimulée dans la note 101 d’une étude consacrée à la contribution de Bakhtine au développement de la sémiotique.8
En d’autres termes, cette affaire, qui allait connaître par la suite un tel retentissement (dans les limites du monde universitaire, bien évidemment), n’a eu au début des années 1970 qu’une portée limitée, puisqu’Ivanov l’évoque en note. Pas plus que pour la conférence, on ne peut affirmer avec certitude que Bakhtine ait eu connaissance de cette déclaration publiée. Du moins, on ne peut l’affirmer sur la base des éléments que Bronckart et Bota versent au dossier.
Les témoignages d’Ivanov, Winner et Turbin indiquent en revanche qu’en privé, Bakhtine a été interrogé, à cette époque, sur les textes qui font l’objet de la controverse. Deux de ses interlocuteurs au moins semblent avoir eu la certitude qu’il en était l’auteur, certitude dérivée de leurs conversations avec lui. Le slavisant américain Winner, par exemple, dans la note d’un article paru en 1976, écrit que Bakhtine lui a confirmé sa paternité9. Pourtant, ces témoignages n’ont pas valeur de certitude, ne serait-ce que parce qu’ils sont souvent indirects – Bronckart et Bota citent, par exemple, Yaguello se fondant sur les paroles d’Ivanov qui se fonde lui-même sur celles de Bakhtine10, ou encore Wehrle rapportant une conversation avec Turbin qui lui-même rapporte les propos de Bakhtine11. Avec la multiplication des intermédiaires, les possibilités de surinterprétation (ou de mauvaise foi) se multiplient également. Mais surtout, bien qu’Ivanov ou Wehrle semblent considérer que les affirmations de Bakhtine sont sans équivoque, les conversations que rapportent ces témoins, ou d’autres, sont marquées au contraire par une grande ambiguïté. Que l’on considère par exemple l’anecdote racontée par Turbin à Wehrle (reprise par Todorov comme par Bronckart et Bota) :
V. N. Turbin semble aller dans le sens d’Ivanov lorsqu’il cite ce que Bakhtine lui a dit, concernant La méthode formelle : « Pavel Nikolaevich [Medvedev] y a fait des ajouts, et pas toujours pour le meilleur. » Selon Turbin, c’est à peu près tout ce que Bakhtine a jamais dit de cet ouvrage. À d’autres moments, il se bornait à la remarque selon laquelle il y avait « aidé ». Sachant cette réticence de Bakhtine à propos de l’ouvrage, Turbin décida de faire une expérience. En 1965, lors d’une visite à Bakhtine, Turbin mit une copie de La méthode formelle sur la table, sans un mot. Bakhtine ne dit rien mais sa femme s’écria : « Oh, combien de fois j’ai copié cela ! »12
On peut, là aussi, regretter de n’avoir accès aux paroles de Bakhtine qu’à travers le filtre de deux intermédiaires ; mais surtout, il faut souligner leur ambivalence. Si, par le mot « aidé », Bakhtine semble s’attribuer (indûment ou non) une grande influence sur le travail de Medvedev, il paraît beaucoup moins certain qu’il s’en attribue la paternité. Quant à la phrase « Pavel Nikolaevitch y a fait des ajouts », signifie-t-elle, comme Wehrle et Turbin le pensent visiblement, que Medvedev a fait ces ajouts sur un texte de Bakhtine ? On peut y lire un tout autre sens : Medvedev aurait, selon Bakhtine, retravaillé un de ses propres manuscrits, y introduisant des modifications que Bakhtine déplore. Ce type d’affirmation sème assurément le doute, mais ne constitue pas une revendication explicite ; et lorsque Turbin tente d’en obtenir une, si l’épouse de Bakhtine laisse entendre (implicitement, mais assez clairement cette fois) que l’ouvrage est de son mari, le principal intéressé, lui, refuse de se prononcer, ne démordant pas de sa « réticence ». Il paraît difficile de croire que Bocharov, Holquist, Ivanov ou Wehrle aient arraché à Bakhtine une réponse directe que ses proches n’ont apparemment jamais réussi à provoquer.
Toutes les conversations que rapportent les plus fervents soutiens de Bakhtine présentent ce caractère ambivalent, y compris celles qui sont représentées comme des preuves éclatantes. À titre d’exemple, Clark et Holquist évoquent un document officiel dont ils sont pourtant forcés d’admettre que Bakhtine ne l’a pas cautionné :
En 1975, Bakhtine avait accepté que soit préparé un document clarifiant la situation pour le VAAP13, indiquant que c’était lui qui avait écrit les trois livres disputés ainsi qu’un des articles, « Le discours dans la vie et le discours dans la poésie ». Mais lorsque ce document lui fut présenté, Bakhtine refusa de le signer.14
Clark et Holquist ne précisant pas leurs sources, le lecteur ignore comment ils ont eu connaissance de cette démarche du VAAP, ni surtout comment ils savent que Bakhtine « avait accepté » d’être désigné comme l’auteur des textes disputés. Il est difficile d’accorder foi à cette assertion alors que Clark et Holquist doivent reconnaître à la phrase suivante qu’il a refusé de signer le document. Du reste, dans de nombreux passages, Clark et Holquist posent ainsi comme certaine une affirmation dont leurs propos mêmes soulignent involontairement la fragilité. Ils écrivent notamment : « […] de nombreux témoins oculaires ont déclaré qu’il en était l’auteur, ainsi que l’ont fait Bakhtine lui-même et son épouse en privé ». Quel lecteur ne serait pas convaincu par ces témoins « oculaires », élus qui ont eu, si l’on comprend bien, l’insigne honneur d’observer le maître à son ouvrage – surtout appuyés par les déclarations de « Bakhtine lui-même et son épouse » ! Deux lignes plus loin, pourtant, Clark et Holquist poursuivent : « […] au cours des années 60 et 70, beaucoup de personnes ont relevé que si elles demandaient directement à Bakhtine s’il était bien l’auteur des textes disputés, soit il éludait la question, soit il demeurait silencieux. »15
Les citations rassemblées par Bronckart et Bota dans leur chapitre V, intitulé « Les ultimes déclarations du « témoin » Bakhtine », ne font que confirmer ces impressions : les « déclarations » en question sont toutes publiées à titre posthume et parfois à travers le filtre d’un ou plusieurs intermédiaires – ce qui n’empêche pas Bocharov d’intituler son ouvrage Conversations avec Bakhtine. En outre, ce même Bocharov montre à quel point sa lecture des propos de Bakhtine est subjective, entre autres lorsqu’il s’appuie sur une lettre que Bakhtine a adressée à Kozhinov, datée du 10 janvier 1961, et qui mérite d’être citée :
Je connais bien les livres La méthode formelle en littérature et Marxisme et philosophie du langage. V. N. Volochinov et P. N. Medvedev étaient mes amis ; à l’époque où furent écrits ces livres, nous travaillions dans le plus étroit contact créatif. Bien plus, ces livres comme mon étude sur Dostoïevski sont basés sur une conception commune du langage et de l’œuvre verbale. De ce point de vue, Vinogradov a tout à fait raison. Je dois ajouter que cette conception commune et nos contacts aux cours de nos travaux ne diminuent ni l’autonomie, ni l’originalité de chacun de ces trois livres. S’agissant des autres travaux de Medvedev et de Volochinov, ils se situent sur un autre plan et ne reflètent pas la conception commune : je n’ai pris absolument aucune part dans leur élaboration.
Jusqu’à ce jour, j’adhère à la conception du langage et de la parole qui a été exposée pour la première fois, de façon incomplète et pas toujours intelligible, dans ces livres, même si celle-ci a certes évolué au cours des trente dernières années.16
Si, dans ces quelques lignes, Bakhtine affirme nettement que son Dostoïevski, La méthode formelle en littérature et Marxisme et philosophie du langage ont été créés dans un contexte d’échanges effervescents et créatifs, sa façon d’évoquer ces textes paraît incompatible avec celle d’un auteur caché revendiquant enfin son œuvre. Bronckart et Bota eux-mêmes n’analysent cette lettre que pour souligner à quel point elle récuse implicitement et explicitement la thèse du pseudonymat17. Comme ils le soulignent, ce document rend l’aveuglement ou la mauvaise foi de Bocharov d’autant plus éclatants (puisque Bocharov, après avoir cité cette lettre, poursuit imperturbablement son argument en dépit du démenti qu’elle constitue). Mais justement, dès lors, pourquoi prêtent-ils foi aux déclarations que Bocharov affirme avoir recueillies de la bouche même du maître, quand bien même il « jure » avoir immédiatement et fidèlement « retranscrit » les paroles de celui-ci ? Le chapitre V démonte efficacement les « preuves » avancées par les tenants du pseudonymat ; mais il reste toujours aussi difficile de déterminer la responsabilité de Bakhtine lui-même.
On peut comprendre que Bronckart et Bota lui attribuent une forte responsabilité, dès lors que Kozhinov, Bocharov, Ivanov, Wehrle, Clark et Holquist (et quelques autres) répètent inlassablement qu’ils se fondent sur ses déclarations. Mais justement, il apparaît, à la lecture de ces affirmations péremptoires, que ces bakhtinomanes sont les moins fiables des témoins, attribuant un caractère de certitude à des propos qui sont au contraire éminemment équivoques, et refusant d’admettre les éléments qui contredisent leur thèse. Exégètes de la pensée bakhtinienne, incapables du moindre doute, ils croient détenir la clef de toute parole du maître, si obscure soit-elle, et même de ses silences. Bronckart et Bota eux même soulignent, avec beaucoup de pertinence, les incohérences et la mauvaise foi de ces hagiographes ; on comprend mal, dès lors, qu’ils leur accordent crédit sur un point aussi crucial que les déclarations censées avoir été faites par Bakhtine à propos des textes incriminés.
Todorov, qui cite certains de ces témoignages dans le but d’en souligner la fragilité, relève d’autres déclarations, extraites des « notes du dernier volume de Bakhtine (1979, posthume) », c’est-à-dire Esthétique de la création verbale. Ces notes comportent, selon Todorov, des phrases attribuant à Bakhtine « le texte principal » (formulation hautement imprécise, là encore) des ouvrages signés par Volochinov et Medvedev18. Cet élément relevé par Todorov serait assurément le plus incriminant pour Bakhtine. Encore faut-il pouvoir assurer qu’il est l’auteur de ces notes, et si oui, qu’il les a rédigées dans l’intention de les publier (Esthétique de la création verbale a été publié de manière posthume sous la direction de Kozhinov). Todorov, qui ne fait de ces notes qu’une brève mention, ne permet pas de répondre à ces questions qui justifieraient peut-être une analyse génétique. Quant à Bronckart et Bota, qui n’ont accès à ce texte qu’à travers la traduction française, ils soulignent que les notes en question n’y sont pas reproduites19, et l’on partage leur étonnement à ce sujet.
Peut-être de telles interrogations paraîtront-elles oiseuses, puisqu’on peut assurément reprocher à l’auteur d’avoir suggéré sa paternité, sinon par action, du moins par omission. À une époque où il retravaillait certains de ses propres travaux en vue de leur publication, il n’a apporté aucun démenti public à l’affirmation publiée par Ivanov, et ses conversations privées ont alimenté la thèse du pseudonymat, par leur ambiguïté tout au moins. Mais comme le demande Todorov, « faut-il ignorer cette différence de statut entre parole publique (et écriture) et parole privée ? »20 Il convient aussi de rappeler qu’il était, à l’époque, sérieusement malade, tout comme sa femme (celle-ci mourut en 1971, Bakhtine lui-même en 1975), ce qui peut expliquer, sinon justifier, qu’il n’ait pas publiquement clarifié ce point. Enfin et surtout, il faut rappeler à quel point le silence et l’ambiguïté sont répandus en contexte totalitaire. Bronckart et Bota expriment leur mépris envers ceux qui invoquent cet argument, le jugeant trop indulgent envers Bakhtine21 ; ils semblent oublier que ces réflexes sont partagés par des populations entières, qu’ils résultent de pressions puissantes et continues, et que les individus ne s’en défont plus même lorsque le danger semble passé. Les échanges entre citoyens des deux « blocs » butent fréquemment sur ce malentendu fondamental, les uns s’étonnant bruyamment de ne pouvoir obtenir des autres une prise de position claire, aussi bien sur des points mineurs que sur des questions plus importantes.
Les différentes sources (y compris l’ouvrage de Bronckart et Bota lui-même22) donnent de Bakhtine l’image d’un individu extrêmement réticent à se mettre en lumière, réticent même à publier ses travaux, ce que l’on s’explique sans difficulté, vu le risque que pouvait faire courir la moindre publication. Contrairement à Medvedev, qui a eu le courage de prendre position sur des questions risquées, Bakhtine semble avoir fait preuve d’une extrême prudence. Il paraît d’autant moins vraisemblable qu’il ait cherché activement à s’approprier les travaux de proches assassinés23.
Dès lors, l’ouvrage de Bronckart et Bota, si utile pour contrer l’hagiographie bakhtinienne, et plus encore pour réparer les injustices faites à Medvedev et Volochinov, n’est malheureusement pas exempt de parti pris. Le programme alléchant, qui promet un « menteur » enfin « démasqué », donne de Bakhtine une image, au fond, non moins flamboyante que ne le font certains hagiographes lorsqu’ils expliquent le don généreux de ses ouvrages par le caractère « carnavalesque » et « dialogique » de l’auteur, ou par l’esprit « romantique » et « révolutionnaire » de la période. Les analyses de Bronckart et Bota sont, pour une part, plus nuancées et plus précises que ne l’est leur titre ; elles contiennent pourtant, à plusieurs reprises, la même grave accusation qui s’alourdit de plus en plus. Bronckart et Bota écrivent ainsi : « même après les déclarations de paternité de Bakhtine » (p. 82), « trois articles signés Volochinov mais revendiqués par Bakhtine » (p. 98) ou, plus explicitement encore, « Bakhtine, à plusieurs reprises, a affirmé être l’auteur véritable des textes signés de ses « amis » prématurément disparus. […] Bakhtine a menti […] Bakhtine ment […] », etc. (p. 269-270) – les phrases de ce type sont récurrentes, au détriment de formulations plus prudentes, surtout au chapitre V, véritable acte d’accusation.
Bronckart et Bota peuvent aussi se montrer injustes envers certains bakhtiniens, non seulement parce qu’ils jugent nombre d’entre eux sciemment malhonnêtes plutôt que simplement fourvoyés24, mais surtout en ce qu’ils tendent à effacer les importantes nuances entre leurs positions. Ainsi, dès leur préambule, ils associent deux textes présentés comme responsables de la polémique : tout d’abord le texte « littéralement fondateur de l’affaire » (p. 9) que constitue la conférence d’Ivanov, ensuite un « second texte séminal » (p. 10), la biographie de Bakhtine rédigée par Kojinov et Konkine, sans doute (mais ce point n’est pas précisé par Bronckart et Bota) sur la base d’informations données par Bakhtine lui-même, et également publiée en 1973 (donc deux ans avant sa mort), en introduction à un recueil d’articles célébrant son œuvre. Kojinov et Konkine y présentent Volochinov et Medvedev comme les « disciples » de Bakhtine, à ce titre fortement influencés par lui. Bronckart et Bota relèvent la formulation ambivalente qu’adoptent Kojinov et Konkine : « de leurs entretiens avec M. M. Bakhtine sur des problèmes de philosophie et de psychologie ou de philologie et d’esthétique devant sortir dans la suite un certain nombre d’articles et de livres »25. Mais comme le relèvent également Bronckart et Bota, cette phrase est assortie d’une note renvoyant à la bibliographie, où Medvedev et Volochinov sont identifiés comme auteurs de leurs œuvres. En d’autres termes, du vivant de Bakhtine (plus précisément en 1973, deux ans avant sa mort) ont paru deux textes contestables : d’une part, la biographie de Kojinov et Konkine, qui lui attribue une influence décisive, une sorte de paternité spirituelle au sein d’un cercle, voire d’une école ; d’autre part, l’article d’Ivanov, qui l’identifie explicitement comme l’auteur véritable des ouvrages signés par Medvedev et Volochinov. La première affirmation (concernant l’influence de Bakhtine) est discutable, mais faut-il la juger aussi trompeuse que la seconde ? La prudence de Kojinov et Konkine mériterait à tout le moins d’être soulignée.
Chose encore plus surprenante, Todorov se voit, lui aussi, systématiquement associé à Ivanov d’une part, Clark et Holquist de l’autre, comme ayant joué un rôle majeur dans le « délire collectif »26. Et ce, alors qu’il se montre on ne peut plus sceptique dans son introduction à Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique : il ne cite les témoignages que pour en démontrer la fragilité, et relève avec beaucoup de pertinence les nombreuses incohérences qui discréditent la thèse de la paternité bakhtinienne. Il propose également (plus brièvement que Bronckart et Bota) une analyse des textes incriminés, met en lumière des différences de méthode et d’organisation, et conclut : « Les écrits signés par Volochinov et Medvedev mais attribués à Bakhtine s’intègrent donc fort bien dans la série des mêmes auteurs ; il y a, en revanche, des différences notables entre les écrits signés par Bakhtine et ceux qui lui sont attribués »27. Il récuse notamment l’hypothèse d’un « habillage » marxiste effectué après coup et par prudence, considérant au contraire que les textes incriminés témoignent d’une orientation fondamentalement marxiste, ce qui les rapproche par là d’autres œuvres de Volochinov et Medvedev, et les éloigne au contraire de Bakhtine. En bref, Todorov ne souscrit à absolument aucun des raisonnements élaborés par les tenants du pseudonymat ; il estime « inadmissible qu’on efface purement et simplement les noms de Volochinov et Medvedev »28.
Bronckart et Bota reconnaissent ce scepticisme, consacrant à Todorov une analyse approfondie et relevant, pour commencer, tous les arguments que celui-ci a déployés contre la thèse de la paternité. Et pourtant, cela ne les empêche pas de représenter Todorov, à plus d’une reprise, comme l’un des trois principaux responsables de la mystification ; non seulement son nom apparaît généralement flanqué de ceux d’Ivanov, Clark et Holquist, mais l’analyse qui lui consacrée est stratégiquement placée dans le chapitre III, intitulé « L’irrésistible ascension de Bakhtine », dans une section elle-même intitulée « La décisive intervention de Todorov » – là encore, entre la section qui traite d’Ivanov, et celle qui traite de Clark et Holquist.
Comment Todorov, en dépit de son scepticisme envers la position d’Ivanov, se retrouve-t-il rangé dans la même catégorie ? À deux reprises, on a le sentiment que Bronckart et Bota prêtent à Todorov une position qu’il ne formule pourtant que pour s’en dissocier. C’est le cas, tout d’abord, pour le passage où il commente l’argument de la prudence avancé par certains bakhtiniens pour expliquer que Bakhtine ait publié sous d’autres noms. Or, comme les textes disputés sont autrement plus agressifs (envers les formalistes notamment) que ne le sont les œuvres signées par Bakhtine, Todorov en conclut que ce dernier ne sortirait pas grandi d’un tel stratagème :
Penser que Bakhtine signe ses ouvrages positifs de son nom propre, alors qu’il emploierait des pseudonymes pour exécuter ses adversaires, revient à faire de lui une sorte de Dr. Jekyll, qui dispose d’un Mr. Hyde pour les sales besognes – ce qui n’est pas impossible mais ne semble pas être assumé par les tenants de la thèse du pseudonymat.29
Manifestement, Todorov n’a reconstitué les arguments déployés en faveur du pseudonymat que pour en souligner ironiquement les impensés : les tenants de cette thèse n’ont pas eu conscience de transformer ainsi leur héros en un être hybride et hypocrite. Or Bronckart et Bota, qui citent ce passage, le précèdent d’un commentaire apparemment sourd à son ironie :
Puis il [Todorov] se livre à quelques hypothèses sur des conditions possibles de la substitution d’auteurs, témoignant certes de moins de créativité que celles de Wehrle […], mais néanmoins tout aussi gratuites :30
(Après quoi vient le passage de Todorov que l’on vient de citer.) Ces « hypothèses » que Todorov ne formule que pour en souligner les faiblesses, Bronckart et Bota les considèrent apparemment comme ses propres postulats.
Bronckart et Bota me semblent commettre un contresens similaire sur un passage qui est, il est vrai, assez déroutant. Todorov y explique que, même si l’on considérait Bakhtine comme leur véritable auteur, force serait de constater que les ouvrages publiés sous le nom de Volochinov et Medvedev se distinguent nettement de ceux qu’il a publiés en son nom propre, ce qui veut dire que Volochinov et Medvedev, principaux interlocuteurs de ces ouvrages, auraient marqué l’auteur lors de sa rédaction31. – L’argument est certes curieux : pourquoi Todorov, qui vient de souligner les fragilités de l’hypothèse du pseudonymat, choisit-il ici de la suivre ? Il me semble qu’il continue en fait d’en souligner l’incohérence. En vertu des théories de Bakhtine lui-même, de vrais bakhtiniens, au lieu d’effacer Medvedev et Volochinov, auraient dû souligner leur importance dans l’élaboration dialogique de l’œuvre. En somme, ici aussi, Todorov adopte une hypothèse pour en montrer l’aspect incomplet et incohérent – comme le font d’autres chercheurs, notamment Kinser (évoqué par Bronckart et Bota au chapitre IV), qui emploie lui aussi l’argument du dialogisme bakhtinien pour reprocher aux tenants du pseudonymat « la récupération monologique […] du travail de tout un groupe »32. En aucun cas on ne peut conclure, comme le font Bronckart et Bota, que dans ce passage, Todorov « soutient en définitive que ce serait bien Bakhtine qui aurait écrit les textes disputés »33. Le raisonnement de Todorov a peut-être le tort d’être alambiqué, mais il ne mérite pas une lecture aussi réductrice.
Ce qu’on peut reprocher à Todorov, c’est de redonner à Bakhtine d’une main ce qu’il lui enlève de l’autre, puisqu’il estime l’influence de Bakhtine telle qu’on peut voir en lui une figure de co-auteur ; mais comme on vient de le constater, il envisage aussi l’inverse, à savoir une influence décisive de Medvedev et Volochinov sur la pensée de Bakhtine34. C’est cet aspect d’échanges réciproquement fructueux qu’il met en valeur dans ses propres analyses, et c’est en vertu de cela qu’il choisit d’associer leurs textes, dont il affirme qu’ils ont bien eu des rédacteurs distincts, mais sans doute une élaboration commune, par « le même (les mêmes) auteur(s) »35. Par cette formule assurément jésuitique, Todorov refuse de désigner un auteur unique et limité, et préfère considérer que l’œuvre produite par ces chercheurs résulte d’échanges si stimulants qu’ils résultent d’une collaboration sinon officielle, du moins effective.
Quel est le tort de Todorov ? D’avoir créé une sorte d’entité nouvelle, « tératogène »36, qu’il désigne le plus souvent du nom de Bakhtine, parfois sous les formes mixtes Volochinov/Bakhtine ou Medvedev/Bakhtine. Sous l’égide de cette entité, il rassemble différents textes émanant d’un « cercle bakhtinien », y compris des textes dont il a explicitement reconnu en préambule qu’il n’y avait aucun argument valable pour les attribuer à l’individu Bakhtine. Il justifie ce choix éditorial par deux arguments : d’une part l’inaccessibilité de ces textes qui le pousse à jouer un rôle d’intermédiaire ; d’autre part la fertilité d’une confrontation entre ces pensées. Leur publication dans un même volume permet de les faire dialoguer, mais aussi de relever ce qui les différencie ou oppose. Todorov lui-même s’attribue, d’ailleurs, le droit de s’approprier dans une certaine mesure les textes en question (le commentaire impliquant une nécessaire reformulation), devenant ainsi un maillon de plus dans le développement d’une pensée qui réclame selon lui ces multiples interventions dialogiques :
Je ne puis affirmer que le présent texte soit vraiment de moi : […] je voudrais […] présenter les idées de Bakhtine en fabriquant une sorte de montage, à mi-chemin entre l’anthologie et le commentaire, où mes phrases ne sont pas tout à fait de moi […]. Sans ignorer les déformations que peut apporter même un commentaire minimal, je pense que mon nom pourrait être considéré comme l’un des pseudonymes (mais sont-ce de purs pseudonymes ?) utilisés par Bakhtine.37
En vertu de quoi Bronckart et Bota, non sans humour, appliquent à Todorov le procédé de la barre oblique qu’il a lui-même employé, dans leur compte rendu des analyses de « Bakhtine/Todorov »38.
Todorov, certes, prend ostensiblement des libertés avec la notion d’auteur ; il n’est nullement le seul, à cette époque, à juger qu’elle ne doit pas limiter ou contraindre l’analyse. Le « cas » Bakhtine permet ainsi de mesurer l’évolution du concept d’autorité dans le champ critique. Les analyses actuelles ne sont plus tenues de souscrire à des théories aussi radicales en matière d’auteur et d’autorité, et l’on peut déplorer cet aspect de la pensée de Todorov ; mais force est de reconnaître qu’il expose clairement ses partis pris méthodologiques et ses scrupules. Considérer qu’il a contribué à répandre la thèse de la paternité bakhtinienne, c’est passer allègrement par-dessus ces présupposés méthodologiques. Todorov n’a pu alimenter la thèse du pseudonymat qu’au prix d’un contresens fondamental sur sa position. Il me semble que Bronckart et Bota en commettent un lorsqu’ils estiment que Todorov a contribué « bien malgré lui » à mettre en évidence les « rapports réels »39 entre les œuvres de Bakhtine, Volochinov et Medvedev.
Ne jugeant pas la notion d’auteur secondaire ou désuète, je suis, pour ma part, reconnaissante aux analyses rigoureuses qui, dans cet ouvrage, font apparaître la cohérence des œuvres respectives de ces théoriciens. J’estime fructueux de rendre à Medvedev et Volochinov ce qui revient à Medvedev et Volochinov (comme Bronckart et Bota le font méthodiquement, en particulier dans la deuxième partie de leur ouvrage), plutôt que de chercher à réconcilier les aspects contradictoires des différentes œuvres dans le désir d’accoucher d’une super-pensée dialogique, d’une pertinence illimitée, capable d’étendre ses ramifications dans tous les domaines des sciences humaines, mais aussi d’intégrer et dépasser ses propres contradictions. Faire l’apologie d’une pensée aussi étendue, ce serait, comme Bronckart et Bota le soulignent dans leur conclusion, renoncer à toute rigueur méthodologique, théorique et épistémologique40. Il ne me paraît pas non plus nécessaire de faire du penseur une icône ou un héros. Il se peut que Bakhtine n’ait pas été exempt de vanité et de frustration, et se soit attribué ou laissé attribuer vers la fin de sa vie une influence qu’il n’a jamais eue, ce qui n’empêche aucun chercheur de tirer profit de son œuvre (et même de se désintéresser totalement des défauts de l’individu qui l’a produite). Mais il paraît exagéré de lui attribuer une telle responsabilité dans la réception des textes disputés.
En outre, Bronckart et Bota semblent avoir à cœur, non seulement de donner de Bakhtine l’image la moins scrupuleuse qui soit, mais de dénier toute envergure à sa pensée, et même de lui dénier quelque œuvre que ce soit. Il apparaît comme un « médiocre » incapable de faire aboutir le moindre travail sans l’intervention décisive de Medvedev et Volochinov dans les années 20, de Kozhinov à la fin de sa vie. Que les travaux sur Dostoïevski et Rabelais, les textes rassemblés sous les titres Esthétique et théorie du roman et Esthétique et théorie verbale, aient bénéficié d’interventions décisives de la part de proches de Bakhtine, cela paraît vraisemblable, tant l’auteur paraît avoir eu du mal à considérer un texte comme achevé (il l’a écrit à de nombreuses reprises et a reconnu, à cet égard, une dette essentielle envers Kozhinov41). Mais il n’est pas nécessaire d’en conclure que Bakhtine était incapable de produire de tels textes. Sous prétexte d’éviter les excès hagiographiques, Bronckart et Bota sous-estiment l’individu et son œuvre. Ainsi des textes comme « Du discours romanesque » et « Les genres du discours », de leur avis, « ne constituent que des reprises plus ou moins confuses de thèmes développés dans les textes disputés »42, bref l’œuvre d’un pâle satellite tombant dans le plagiat.
Ce point, la seconde partie (une fois que la première a établi que Bakhtine et son entourage n’étaient que des menteurs) se fait fort de le démontrer. Il s’agit d’une analyse des œuvres de Bakhtine, Volochinov et Medvedev, construite à partir de citations et de commentaires (intéressants et éclairants, en ce qui concerne les deux derniers théoriciens). Mais l’analyse des œuvres est de part en part orientée par le souci de démontrer la médiocrité intellectuelle de Bakhtine, sa dépendance envers ses proches ou, pire, ses plagiats. Les auteurs favorisent une appréciation négative en sélectionnant ses textes de jeunesse pour en démontrer les obscurités et les contradictions, tout en laissant de côté des textes plus importants, dont l’ouvrage sur Rabelais et l’étude « Formes du temps et du chronotope dans le roman » (au reste, le lecteur se voit dispensé de lire ces ouvrages que Bronckart et Bota estiment entachés par des plagiats envers d’autres théoriciens). C’est une lecture non moins biaisée (quoiqu’en sens inverse) que celle qu’ils reprochent aux tenants du pseudonymat. D’ailleurs, de leur aveu même, l’analyse des textes en question a pour but de « statuer sur la nature des rapports de travail qui pouvaient exister à cette période entre les trois auteurs »43. Ainsi les deux versions successives des travaux sur Dostoïevski ne sont nullement étudiées en vertu de leur intérêt (au contraire, Bronckart et Bota jugent le propos bancal) mais parce que leur examen « confortera largement l’hypothèse issue des recherches proprement historiques »44. Dès lors, s’il y a beaucoup à tirer de leur étude, qui se nourrit de nombreux travaux préliminaires, de lectures et d’analyses approfondies, il est impossible de considérer qu’elle rétablit l’équilibre, tant elle se veut, au contraire, accablante pour Bakhtine et pour d’autres.
Les chapitres V et XI sont, à cet égard, les plus problématiques. Au chapitre V, Bronckart et Bota reviennent sur les « ajouts » de Medvedev, mots que Bakhtine semble avoir employés s’il faut en croire deux proches (Turbin et Bocharov), et en proposent une interprétation audacieuse : Medvedev, ou Medvedev et Volochinov, ou Volochinov, auraient effectivement fait d’importants ajouts à un texte de Bakhtine, mais ce texte serait en fait son Dostoïevski45. Par ce coup de théâtre (habilement ménagé à mi-chemin de l’ouvrage), la « sulfureuse » affaire du pseudonymat se voit ainsi purement et simplement renversée, produisant un séduisant effet de justice poétique. Avec quelle vraisemblance ? L’ouvrage ayant paru en 1929 alors que Bakhtine était détenu, on peut effectivement se demander si sa publication ne doit pas beaucoup à l’intervention décisive de ses proches (à une époque où ceux-ci déployaient des efforts énergiques pour l’aider). Mais on sait aussi qu’une parution est le fruit tardif d’efforts bien antérieurs : pourquoi Bronckart et Bota estiment-ils que Bakhtine, détenu (ou hospitalisé) de décembre 1928 à décembre 1929, « n’aurait, matériellement, eu aucune possibilité de rédiger, d’achever et de publier »46 cette œuvre parue, selon eux, en mai ou juin 192947 ? Pourquoi concluent-ils que Medvedev et/ou Volochinov ont dû non seulement aider à sa publication matérielle mais aussi la conduire à l’achèvement ? On s’étonne de voir Bronckart et Bota formuler des hypothèses aussi « gratuites »48, et aussi peu étayées, que celles qu’ils reprochent aux hagiographes bakhtiniens, et reprendre des arguments sensiblement similaires à ceux dont ils soulignaient la fragilité.
Ainsi, après avoir pourtant mis en lumière les différences qui existent entre l’approche de Medvedev ou Volochinov, d’une part, et celle de Bakhtine, de l’autre, ils jugent malgré tout admissible l’hypothèse d’une copaternité pour ce qui est de Problèmes de l’œuvre de Dostoïevski. Pour s’en justifier, ils affirment que l’ouvrage comporte « deux parties nettement distinctes »49, idée d’abord développée au chapitre V, et que le chapitre XI se propose de démontrer par des analyses plus approfondies. Ceci constitue un argument non moins douteux que celui de l’« unité » théorique et conceptuelle avancé par les tenants du pseudonymat. Que l’on cherche à démontrer la cohérence d’un ensemble pour lui attribuer un unique auteur (comme l’ont fait certains bakhtiniens), ou que l’on cherche à démontrer l’incohérence d’un ensemble pour lui en attribuer deux (comme le font Bronckart et Bota), les conclusions sont certes inverses, mais la méthode est la même.
Bronckart et Bota retiennent également comme élément à charge le fait que Bakhtine ait pris ses distances vis-à-vis de cette œuvre, alors que Bakhtine a manifestement toujours éprouvé beaucoup de réticences à publier des ouvrages, ne les jugeant jamais achevés, jamais satisfaisants. La mauvaise foi des tenants du pseudonymat se voit aussi érigée au rang de preuve supplémentaire : aux yeux de Bronckart et Bota, s’ils ont déployé de tels efforts, cela ne pouvait être que pour masquer un problème de cet ordre50. L’argument des similarités entre les travaux de Medvedev, Volochinov et Bakhtine, argument pour lequel Bronckart et Bota n’ont que mépris lorsqu’il est avancé par les tenants du pseudonymat, devient subitement admissible lorsqu’il s’agit de représenter Bakhtine en simple prête-nom pour ce qui concerne le Dostoïevski de 1929, et en médiocre plagiaire de ses proches pour ce qui est de ses travaux plus tardifs.
Non contents de cela, ils attribuent aussi à Medvedev les deux « Introductions » à Tolstoï signées par Bakhtine, tout en reconnaissant dans le même souffle que publier ces textes sous le nom de Bakhtine, dissident religieux en délicatesse avec les autorités, est « un véritable exploit »51 pour Medvedev. En effet ! Pourquoi Medvedev aurait-il choisi une stratégie aussi tortueuse et aussi risquée pour publier ses propres textes ? Par générosité ? Par goût du masque et esprit carnavalesque ? Bronckart et Bota, après avoir déployé une ironie mordante (et justifiée) envers ces arguments, ou envers « l’esprit du « romantisme marxiste » de l’immédiate post-révolution » par lequel certains hagiographes expliquent le don d’ouvrages de Bakhtine à ses proches, finissent par estimer ces raisonnements admissibles, à condition d’inverser les rôles52.
Une telle volte-face méthodologique est extrêmement surprenante, au regard du sérieux dont Bronckart et Bota font indiscutablement preuve dans d’autres aspects de leur ouvrage (les chapitres VIII et IX notamment), et celui-ci finit par apparaître comme une pure et simple entreprise de démolition, un nouveau procès « stalinien » pour reprendre la propre formule des auteurs. De fait, ils n’attaquent pas seulement les tenants du pseudonymat, mais aussi des critiques plus mesurés, qui restituent à Medvedev et Volochinov la paternité leur œuvre tout en appréciant celle de Bakhtine : Bronckart et Bota n’y voient que manœuvres prudentes ayant pour visée ultime de préserver l’icone53.Tout devient, sous leur plume, un élément à charge. Pour convaincre leurs lecteurs du fait que Bakhtine a menti à la fin des années 1960, ils brandissent une note holographe contenant un mensonge avéré (relevé par d’autres critiques), mais un mensonge absolument dénué de rapport avec l’affaire, et remontant à 192054. Est également retenue contre Bakhtine son absence de contestation envers les autorités – Bronckart et Bota, là encore, sont fort utiles pour contrer la légende qui voudrait faire de Bakhtine une figure de penseur indomptable, mais n’opposent à cette héroïcisation qu’une diabolisation non moins artificielle.
On ne peut nier qu’un débat soit utile, et l’on doit par conséquent conclure à l’utilité de cette œuvre, qui ne manquera pas d’en susciter. Mais il me semble malheureusement que les auteurs cherchent bien moins à ouvrir ces débats qu’à les clore, à imposer de Bakhtine et de son œuvre une vision définitive. Ils ont assurément le souci de proposer une démonstration complète et détaillée (pour autant que cela soit possible à des critiques travaillant à partir de traductions, à qui certains textes en russe demeurent inaccessibles) ; l’ampleur des recherches, l’érudition et la précision qui caractérisent le propos, la longueur et surtout la densité de l’ouvrage en témoignent. Il n’en demeure pas moins biaisé par une hypothèse unique, « monologique » pourrait-on dire par réflexe, et même, à de nombreux endroits, dogmatique, tant elle se refuse à l’ouverture, à l’autocritique et à la plus élémentaire prudence. Les thèses auxquelles ils aboutissent ne constituent pas des preuves ; les questions qu’ils soulèvent méritent une approche plus distanciée, qui reste à faire.