La Bretagne romaine, écrivait saint Jérôme au tournant du Ve siècle de notre ère, était « une province fertile en tyrans »1. Cette phrase, certes écrite dans la conjoncture spécifique de la querelle pélagienne (la lettre 133 est dirigée contre l’hérésiarque Pélage, dont l’origine bretonne est bien connue), semble aussi donner accès à un monde de représentations et de clichés propre à la période du Bas-Empire : l’île de Britannia, dont la partie méridionale et centrale était romaine depuis le principat de Claude (41-54 apr. J.-C.), aurait alors été regardée – à l’instar de la Gaule voisine et peut-être aussi de l’Égypte – comme une « pépinière de tyrans »2.
Tyrannie et usurpation
On connaît, grâce à divers travaux parus depuis les années 1950, la polysémie des termes latins tyrannus (tyran) et tyrannis (tyrannie) dans l’Antiquité tardive et dans les siècles du très haut Moyen Âge3. On rappellera que, dans le monde gréco-romain classique, le mot grec tyrannos et son adaptation latine tyrannus avaient deux sens principaux, en plus du sens neutre (mais déjà vieilli sous le Haut-Empire) de « monarque ». Il pouvait d’abord désigner le détenteur d’un pouvoir personnel, souvent acquis par la force, qui gouvernait sans se plier aux règles institutionnelles de la cité, et donc sans autres freins que ceux de sa propre volonté et des rapports de force : en cela, le tyrannus n’est plus le synonyme mais bien l’opposé du rex. Par extension, en particulier chez les philosophes, le mot pouvait aussi qualifier tout dirigeant cruel, oppresseur et déréglé, présenté comme esclave de ses propres passions. Le christianisme, dès le IIIe siècle dans les récits de passion des martyrs, s’est appuyé sur ce second sens pour stigmatiser les persécuteurs, qu’il s’agisse des empereurs eux-mêmes ou de leurs délégués dans les provinces, ou encore de figures de l’histoire sainte comme Pharaon ou Hérode4.
Enfin, à partir de l’époque constantinienne, le sens du mot s’est encore élargi pour inclure toute figure d’usurpateur. Il est ainsi utilisé pour la première fois par Constantin au lendemain de la bataille du Pont Milvius (312) pour délégitimer son adversaire Maxence ; cet usage est repris par ce même Constantin à l’encontre de Licinius (en 324), puis par son fils Constance II à l’encontre de Magnence (en 350). Mais c’est surtout à partir du règne de Théodose Ier, qui l’emploie contre Magnus Maximus (en 388) et Eugène (en 394), que le mot « tyran » en vient à être utilisé systématiquement par les empereurs en place pour qualifier tout individu qui défie leur autorité en prétendant à la pourpre : on le retrouve ainsi, au moins en partie, dans l’Histoire Auguste compilée à la fin du IVe siècle. Ce dernier sens s’impose alors et se durcit même, au point qu’un souverain cruel et brutal, mais arrivé au pouvoir de façon « régulière », est rarement qualifié de tyrannus dans les sources du Ve siècle5. Le mot en vient donc à caractériser tous les rivaux des empereurs « légitimes »6, c’est-à-dire de ceux dans l’entourage ou pour le compte de qui un grand nombre de sources ont été produites.
Ces différents sens du mot « tyran » ont bien entendu été transmis au Moyen Âge occidental, à la fois par la lecture des auteurs latins eux-mêmes (en particulier les auteurs chrétiens) et par le biais de compilateurs et transmetteurs comme Isidore de Séville. Celui-ci, au début du VIIe siècle, affirmait ainsi dans ses Étymologies que « le roi est sobre et tempéré, alors que le tyran est cruel »7, reprenant le sens philosophique du terme ; mais dans ses chroniques, inspirées de la tradition d’écriture historique de l’Empire chrétien, il emploie le mot dans le sens politique d’usurpateur, c’est-à-dire de rebelle à l’autorité du roi visigoth en place. Cet usage apparemment factuel du mot tyrannus n’était cependant pas neutre, puisque le mot continuait de charrier des connotations de condamnation morale extrêmement fortes8. Tout comme le mot « barbare », qui connaît de semblables glissements entre description factuelle et jugement moral9, le mot « tyran » n’était jamais entièrement neutre dans l’Antiquité tardive et dans les siècles suivants. Comme l’a bien montré Céline Martin pour l’Espagne visigothique des VIe et VIIe siècles, les trois figures du monarque cruel, de l’usurpateur et du persécuteur avaient dès lors tendance à se confondre, et les différents sens ne sauraient être distingués de manière trop artificielle, car les sources elles-mêmes ne le font pas vraiment. Il est donc vain de trop vouloir séparer, dans les textes qui évoquent les usurpateurs du Bas-Empire, la figure du « tyran d’exercice » (celui qui gouverne mal) de celle du « tyran d’origine » (dont le pouvoir est illégitime dans son principe), pour reprendre la distinction classique rappelée par Céline Martin10.
Le sens que Jérôme donnait au mot tyrannus au début du Ve siècle était donc, au-delà de sa portée polémique à l’encontre d’un hérésiarque originaire de l’île, héritier de ce long empilement sémantique. Pour lui, la Bretagne était d’une part, sur le plan factuel, une terre d’usurpations et de révoltes contre le régime impérial institutionnellement en place ; mais elle était aussi, sur le plan philosophique et moral, une île « sur le rebord du monde »11 où sévissait une forme de barbarie qui se manifestait notamment par la fréquence des révoltes et des usurpations. La Bretagne en est effet représentée par les sources antiques et tardo-antiques comme une terre de « tyrannie » et de coups de force répétés contre la légitimité impériale, mais aussi plus largement d’insoumission aux régimes impériaux successifs ; elle est aussi, bien entendu, marquée par la cruauté et la brutalité propres aux contrées « barbares ». Laissons ici de côté la question de la valeur référentielle réelle de ces accusations : que la Bretagne romaine ait été une terre foncièrement rétive à la domination romaine et à l’intégration à l’Empire12 ou qu’il s’agisse pour l’essentiel de la représentation d’une périphérie éloignée par un centre qui ne la comprenait pas vraiment, il est certain que l’île a régulièrement été présentée dans les sources latines comme une terre à la fois rebelle et marquée par la violence.
Depuis la révolte de Boudicca sous le règne de Néron (54-68 apr. J.-C.) jusqu’à l’œuvre du moine breton Gildas au début du VIe siècle13, il existe en effet dans la littérature latine une longue tradition de caractérisation en ce sens de la Bretagne et des Bretons – notons au passage que la violence des Bretons entraîne souvent en retour, dans les mêmes sources, une égale brutalité de la part des troupes romaines, qui répriment sans états d’âme les divers soulèvements et tentatives de sécession. Ainsi pour l’historien grec Zosime aux environs de 500, les soldats stationnés en Bretagne, « plus que tous les autres, se laissaient dominer par l’arrogance et la colère »14 ; et selon Gildas, la Bretagne, « rétive de nuque et d’esprit depuis qu’elle est habitée, aujourd’hui contre Dieu, autrefois contre ses citoyens, se souleva même à maintes reprises avec ingratitude contre les rois d’outre-mer et leurs sujets »15 – entendons contre les empereurs romains « légitimes » et leurs agents. Cette représentation de l’île comme une terre de tyrannie et d’usurpation semble d’ailleurs, comme le montrent la plupart des contributions à ce numéro, s’être maintenue au-delà de la période de domination romaine.
Catalogue des tyrans de Bretagne
Ce discours s’est singulièrement cristallisé autour d’une poignée de figures de tyrans, usurpateurs, et autres détenteurs de la pourpre proclamés empereurs par leurs troupes dans l’île de Bretagne. Nous pouvons en faire la liste, car elle n’est pas très longue, même si elle est, comme on va le voir, à géométrie variable. En effet, ce catalogue (que nous tentons ici de dresser de manière exhaustive16) peut être plus ou moins long selon que l’on inclut ou non des personnages reconnus par la suite comme des empereurs légitimes ; selon que l’on retient ou non des individus dont l’autorité s’est étendue à la Bretagne sans qu’elle ait constitué le cœur ou l’origine de leur pouvoir ; et selon que l’on admette ou non quelques figures certes post-romaines, mais dont la représentation reste fortement tributaire de celle des « tyrans de Bretagne » de l’époque antique et tardo-antique.
En outre, si ce catalogue n’inclut que des figures attestées par des sources plus ou moins contemporaines, il s’intéresse à leur postérité dans des sources pseudo-historiques beaucoup plus tardives, en particulier dans l’île même – une postérité qui entraîne souvent le lecteur très loin de toute fidélité aux événements tels que la critique moderne cherche à les restituer. La tradition historiographique insulaire17, qui a conservé ou réinventé la mémoire de plusieurs usurpateurs de l’époque impériale, est ici représentée par diverses œuvres narratives comme le De Excidio Britanniae de Gildas (début du VIe siècle ?), l’Historia ecclesiastica gentis Anglorum de Bède (achevée en 731)18, l’Historia Brittonum (ouvrage anonyme composé à la fin des années 820 et que des manuscrits tardifs attribuent à un certain « Nennius »)19, et surtout l’Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth (publiée en 1135-1138). Cette dernière œuvre est de fait structurée par les règnes successifs de « rois de Bretagne » dont plusieurs portent les noms de certains de nos « tyrans » et sont insérés (sans qu’aucune date ne soit donnée) dans des moments chronologiques qui correspondent plus ou moins à ceux où leurs archétypes historiques ont porté la pourpre20.
Clodius Albinus (193-197) est le premier usurpateur qui ait revêtu la pourpre dans l’île. D’origine africaine, ce gouverneur de Bretagne fut un des quatre principaux compétiteurs qui s’affrontèrent après l’assassinat en mars 193 de Pertinax, éphémère successeur de Commode. D’abord reconnu comme coempereur (avec le titre de Caesar) par Septime Sévère, il prit le titre d’Augustus et affronta son ancien allié dans une brève guerre civile (196-197) pendant laquelle la province de Bretagne et ses trois légions ont vraisemblablement constitué son principal réservoir de troupes. L’article de Jérôme Sella fait ici le point sur l’aventure impériale de cet usurpateur dont le succès fut de courte durée, puisque sa défaite et sa mort près de Lyon le 19 février 197 y mirent fin21. Il reste qu’il a surtout été représenté dans les sources antiques comme un « usurpateur gaulois » et que son lien à la Bretagne n’a pas donné lieu à une exploitation polémique ou littéraire22. La postérité médiévale de Clodius Albinus est donc inexistante dans l’île de Bretagne, où il semble avoir été entièrement oublié. Ainsi il ne figure pas au nombre des « rois de Bretagne » de Geoffroy de Monmouth, qui se contente de rapporter, à la suite de l’Historia Brittonum, le règne en Bretagne du Romain « Severus » et son combat près d’York contre un Breton (inconnu par ailleurs) nommé « Fulgenius », affrontement au cours duquel les deux adversaires trouvent la mort23.
Caracalla (196-217) et Geta (198-211) ne sont certes pas, dans l’histoire de l’Empire romain, des usurpateurs : fils légitimes de Septime Sévère (193-211) et de son épouse Julia Domna, ils ont été associés à l’Empire par leur père et lui ont succédé de manière « régulière » à sa mort en 211. Cependant, leur traitement par la postérité invite à les intégrer à ce catalogue. C’est en effet à York (Eboracum) que Septime Sévère est mort en février 211, et c’est donc dans l’île de Bretagne que ses fils ont accédé au pouvoir ; en cela ils sont bien, du moins pour la postérité médiévale, des « empereurs bretons » ou des « rois de Bretagne ». En outre, l’élimination brutale de Geta par Caracalla en décembre 211 a donné à ce dernier une image « tyrannique » que la postérité a pu interpréter en termes d’usurpation. Sous le nom de « Bassianus »24, Caracalla est en effet traité par la tradition insulaire comme un tyran et un usurpateur. Geoffroy de Monmouth raconte ainsi comment, à la mort du roi de Bretagne Severus, les Romains soutiennent son fils Geta tandis que les Bretons soutiennent son fils Bassianus, dont la mère est originaire de l’île ; les deux demi-frères s’affrontent alors lors d’une bataille où Geta est tué ; puis Bassianus règne seul sur l’île jusqu’à ce qu’il soit renversé par Carausius, aidé en cela par les Pictes25. On retrouve des échos de cet affrontement et de son étrange réception médiévale jusque dans la pièce de Shakespeare Titus Andronicus (v. 1590)26.
Le cas de ceux que l’on appelle parfois les « empereurs des Gaules » est plus délicat. Entre 260 et 274, Postumus (260-269), les éphémères Laelianus (269), Marius (269), Victorinus (v. 269-270), l’un peu moins éphémère Tetricus (271-274) et quelques-uns de leurs parents et alliés associés au pouvoir, ont en effet exercé leur autorité sur un espace bien plus vaste que la seule Bretagne, qui n’a donc jamais constitué le cœur ou l’origine de leur pouvoir ; un certain Domitien (v. 270-271) n’est connu que par une brève mention de Zosime et par deux monnaies trouvées près de Nantes et d’Oxford. Certains ont voulu y voir les indices d’un régime essentiellement gallo-breton et, de fait, les trois derniers « empereurs des Gaules » ont semble-t-il vu l’extension de leur empire se réduire considérablement. Dans les quatre ou cinq dernières années de son existence, cet Empire était un ensemble plutôt atlantique couvrant la Gaule anciennement chevelue et la Bretagne. Malgré ce tropisme, la tradition insulaire médiévale n’a rien retenu de ces empereurs « gaulois » : comme on vient de le voir, Geoffroy fait de Carausius (proclamé empereur en 286) le meurtrier et successeur de « Bassianus » (à savoir Caracalla, mort en 217) et saute donc à pieds joints par-dessus la plus grande partie du IIIe siècle27.
Il convient de noter l’existence d’un certain Bonosus (v. 280-281), sous le règne de Probus (276-282). Son usurpation n’a pas eu lieu en Bretagne, puisque c’est à Cologne qu’il tenta brièvement d’accéder à l’Empire ; il fut vite éliminé. Son souvenir n’est conservé que par l’Histoire Auguste, qui signale l’origine bretonne de son père28 : c’est à ce titre seulement qu’il figure dans ce catalogue. Il ne semble pas avoir laissé de souvenir dans la mémoire insulaire.
Plus net et surtout beaucoup plus important par sa durée est le cas de la sécession de Carausius (286-293). Il s’agit en effet ici d’un régime dont la Manche et sa flotte, la Classis Britannica basée à Boulogne-sur-Mer, ont vraisemblablement constitué l’épine dorsale. Il est donc approprié que le colloque dont les actes sont ici publiés ait eu lieu à Boulogne : plus précisément, la contribution d’Angélique Demon et Olivier Blamangin éclaire, à partir des fouilles archéologiques anciennes et récentes, ce rôle éminent du port et de la ville de Bononia (aussi appelée Gesoriacum) « au temps des usurpateurs ». Comme pour l’Empire des Gaules, la fin de la sécession de Carausius est plus trouble que son commencement. Son trésorier Allectus (293-296) l’aurait fait assassiner afin de s’emparer du pouvoir, mais cette fois-ci dans la seule île de Bretagne puisque Boulogne et sa flotte, reconquises par le César Constance Chlore (293-306), lui échappaient. Allectus ne fut éliminé qu’au bout de trois ans, et la Bretagne retourna dans le giron de la Tétrarchie. La postérité de Carausius, sur laquelle nous reviendrons plus loin, est complexe. Il est peut-être le « Karitius » qui, dans l’Historia Brittonum, est présenté comme l’assassin de « Severus » et reçoit explicitement le qualificatif de « tyran »29. Geoffroy compte pour sa part Carausius et Allectus parmi ses « rois de Bretagne »; il leur donne même un successeur en la personne d’Asclépiodote. Dans l’histoire, Julius Asclepiodotus était un général de Constance Chlore qui seconda ce dernier lors de la reconquête de l’île en 296 ; à notre connaissance, il n’a jamais prétendu à la pourpre et ne saurait donc être compté au nombre des tyrans historiques30. Mais tous ces personnages étant mentionnés dans des sources largement diffusées dans le haut Moyen Âge, comme le Bréviaire d’Eutrope ou l’Histoire contre les païens d’Orose31, on ne s’étonnera pas que le pseudo-Nennius et Geoffroy de Monmouth les aient annexés à leurs réécritures de l’histoire de l’île.
Le cas de Constantin le Grand (306-337) est plus délicat. En effet, la légitimité de son accession à l’Empire doit être à la fois affirmée et nuancée. Le 25 juillet 306, à la mort de son père Constance Chlore devenu Auguste l’année précédente, Constantin n’était pas au nombre des tétrarques ; mais il était le fils, qui plus est adulte, de son père. Le principe d’hérédité, bien établi comme un des moyens de désignation impériale, entrait donc en conflit avec le principe a priori plus « constitutionnel » de la succession tétrarchique, lui-même extrêmement récent puisque Dioclétien et Maximien n’avaient abdiqué que quelques mois auparavant. Mais si nous le mettons au nombre de nos « tyrans de Bretagne », c’est aussi pour la simple et bonne raison que, dès le haut Moyen Âge, la réception insulaire a vu en lui un souverain indigène, fils d’une sainte Hélène bretonne, et l’a ainsi intégré à la geste des « rois de Bretagne ». C’est sur cette réception originale de Constantin, initiée par Bède, l’Historia Brittonum et les généalogies galloises du Xe siècle, et bien entendu poursuivie par Geoffroy de Monmouth32, que porte l’article de Marie-Madeleine Castellani, qui développe ici son traitement dans le Brut, œuvre du poète jersiais Wace au milieu du XIIe siècle.
Le « tyran de Bretagne » suivant pourrait être Magnence (350-353), dont le père est identifié comme un Breton par le compilateur byzantin du XIIe siècle Jean Zonaras33. Proclamé empereur en Gaule en 350, il renversa Constant II, fils de Constantin et de son épouse Fausta ; il fut lui-même vaincu dans les Alpes par Constance II, le frère de celui qu’il avait éliminé. Même s’il n’avait pas ses origines en Bretagne, le régime de Magnence y fut accepté et semble y avoir reçu un soutien important : la répression exercée par les agents de Constance II après la chute de l’usurpateur est décrite comme particulièrement féroce par Ammien Marcellin. La mémoire de ce personnage, dont la dimension bretonne est de fait très réduite, n’a pas été conservée par la tradition insulaire : pour cette période, Geoffroy de Monmouth évoque en revanche deux figures inconnues par ailleurs, qu’il nomme Octavius et Trahern34.
Ammien Marcellin rapporte qu’en 369, après le rétablissement de l’ordre dans les provinces de Bretagne par le comte Théodose (père de l’empereur du même nom), un Pannonien nommé Valentinus, qui avait été exilé dans l’île quelques années auparavant, aurait tenté de fomenter une nouvelle révolte : la conspiration fut éventée et son inspirateur fut rapidement éliminé par le duc Dulcitius, représentant de l’empereur Valentinien Ier (364-375) dans l’île35. Ces événements se situent au lendemain de la célèbre (et assez mystérieuse) barbarica conspiratio des Pictes, Scots et Saxons, qui avait menacé la paix et la stabilité de l’île en 367 : cet événement, ignoré par les auteurs du Moyen Âge36, a au contraire eu un certain écho dans la littérature anglophone contemporaine, comme le montre Marc Rolland dans sa contribution.
Quelques années plus tard, c’est un parent et un ancien subordonné du même comte Théodose qui se lance dans l’aventure impériale. À l’instar de Clodius Albinus, de Carausius ou de Constantin, Magnus Maximus (383-388) s’appuie d’abord sur la Bretagne et sur ses troupes pour étendre son autorité à l’ensemble de la Gaule, où il élimine l’empereur légitime Gratien (367-383) près de Lyon, réussissant là où Clodius Albinus avait échoué deux siècles plus tôt. Mais sa tentative de s’imposer ensuite en Italie face au régime apparemment plus fragile de Valentinien II (375-392) ne rencontre pas le succès et il est vaincu et tué à Aquilée par les troupes de l’empereur d’Orient Théodose Ier (379-395). Son fils Victor (384-388), qu’il avait fait Auguste en 387 et à qui il avait confié le gouvernement des Gaules (et donc de la Bretagne), ne lui survécut que quelques mois et fut à son tour éliminé. Comme pour Constantin, la réception insulaire médiévale de Magnus Maximus est considérable. Sous le nom de Maxim ou Macsen Wledig, il est représenté comme l’ancêtre de plusieurs dynasties royales dans les généalogies galloises, et en premier lieu sur le célèbre Pilier d’Eliseg, érigé au IXe siècle près de Valle Crucis au pays de Galles37 ; Victor, entièrement oublié, en est absent. Magnus Maximus est aussi le héros d’un superbe récit médiéval, Le Rêve de Macsen38, dont les résonances contemporaines sont ici évoquées par Marc Rolland. La complexité de la figure de Magnus Maximus est encore augmentée par le fait que l’Historia Brittonum le dédouble, sans doute parce qu’elle était l’héritière de deux traditions distinctes39 : sous le nom de « Maximus », il est identifié comme le sixième Romain ayant régné en Bretagne et comme l’interlocuteur de saint Martin de Tours40 ; sous le nom de « Maximianus », il est représenté comme le meurtrier de l’empereur Gratien et le conquérant de Rome qui, parti de sa base britannique, « régna sur l’Europe entière »41. C’est cette seconde tradition qui est amplifiée par Geoffroy de Monmouth, chez qui l’exploit de « Maximianus » face à Gratien préfigure celui d’Arthur face au tribun Frollo et au procurateur Lucius Hiberius42. Ajoutons que l’historiographie médiévale a attribué à Maximus (ou à Maximianus) la responsabilité d’un double mouvement de troupes singulièrement fondateur, qui a fait de son règne un moment charnière dans la représentation du passé breton au Moyen Âge. C’est d’abord lui qui, selon Gildas et ses imitateurs (au premier rang desquels le pseudo-Nennius et Geoffroy de Monmouth), aurait retiré les troupes romaines de l’île de Bretagne ; son échec final aurait ainsi donc entraîné la fin à la domination de Rome sur les provinces bretonnes43. D’autre part, d’après Le Rêve de Macsen et une partie de la tradition vernaculaire galloise, Macsen aurait installé ses troupes dans la péninsule armoricaine sous la direction de Conan Mériadec, un personnage que Geoffroy de Monmouth présente comme le neveu du « tyran » Octavius et le fondateur de la Bretagne continentale44. Ainsi, en fonction des textes et des traditions, les troupes transférées par Magnus Maximus de l’île vers le continent sont décrites tantôt comme romaines – auquel cas leur départ libère la Bretagne du joug romain mais la laisse sans défense –, tantôt comme bretonnes – dans des récits étiologiques visant à expliquer l’origine de l’identité brittonique de la Bretagne armoricaine. Les historiens savent bien aujourd’hui que ces représentations relèvent très largement de réinventions médiévales45. En effet, à la suite de la défaite de Magnus Maximus, l’autorité romaine a été rétablie sur les provinces et les cités bretonnes pendant encore une vingtaine d’années, qui correspondent à la fin du règne de Théodose Ier et au début de celui de son fils Honorius (395-423). Cette confusion est un des aspects abordés par la contribution de James Gerrard.
Les causes réelles de l’abandon de la Bretagne par le régime impérial romain sont en effet à rechercher dans les événements des années 406-411, pour lesquels, comme le rappelle ici Panagiotis Antonopoulos, les historiens de l’Empire d’Orient, écrivant en grec, sont souvent mieux informés que ne le sont leurs pâles équivalents occidentaux, écrivant en latin. À partir du milieu de l’année 406, et en succession serrée, trois individus furent proclamés empereurs par les troupes de Bretagne : d’abord un soldat nommé Marcus (406) ; puis un civil (qualifié de municeps par Orose et dans un grand nombre de sources ultérieures) nommé Gratien (407) ; puis après l’élimination rapide des deux premiers, un autre soldat que l’on nomme en général Constantin III (407-411)46. Il se pourrait bien que ces trois usurpations aient eu lieu au lendemain (et non, comme on l’a longtemps cru, à la veille) et donc en conséquence du franchissement du Rhin par les Vandales, Alains et Suèves le 31 décembre 405 (et non 406)47. Comme plusieurs de ses prédécesseurs, Constantin III dut donc passer en Gaule pour soutenir ses prétentions, mais aussi pour protéger les provinces gauloises de cette nouvelle incursion barbare : ayant établi sa capitale en Arles, il proclama son fils aîné Constant César (sans doute en 408), puis Auguste (en 409 ou 410)48. Mais à nouveau, malgré de réels succès initiaux, l’usurpation fit long feu. D’une part les partisans de Constantin III se divisèrent : son ancien général Gerontius lui suscita en effet un concurrent nommé Maximus (409-411) et fit exécuter le jeune Constant à Vienne ; un autre usurpateur, Jovin (411-412), est attesté à la même époque dans le nord de la Gaule49. Surtout, une fois que le régime d’Honorius se fut remis de ses difficultés et se fut accordé avec les Goths, qui avaient sillonné l’Italie et mis Rome à sac en 410, il fut en mesure de s’opposer efficacement à Constantin, qui dut se rendre et fut exécuté en Arles en 411 ; Honorius dut cependant abandonner les provinces bretonnes à leur sort, comme le suggère l’allusion faite par l’historien Zosime à un « rescrit d’Honorius » dans lequel, répondant aux demandes des Bretons, l’empereur légitime enjoignait aux cités de l’île de veiller désormais à leur propre sécurité50. Comme le montre l’article d’Alban Gautier, l’aventure impériale de Gratien, de Constantin et de Constant a eu de probables échos, très étouffés, dans la réception médiévale : pratiquement escamotés au profit de Magnus Maximus, ils n’ont presque plus rien de commun avec les personnages historiques qui leur ont donné naissance.
Après cela, on ne peut plus vraiment parler d’usurpateurs et de tyrans romains dans l’île de Bretagne. Pour autant, la perception du pouvoir de fait en Bretagne reste marquée par la figure du tyran et de l’usurpateur, à la fois depuis Byzance et dans l’île même. Au milieu du VIe siècle, Procope de Césarée affirme ainsi que « les Romains ne purent, malgré tout, recouvrer la Bretagne, qui, à dater de ce jour, resta dirigée par des usurpateurs »51. De même, son contemporain Gildas en vient à affirmer que, de son temps, « la Bretagne a des rois, mais ce sont des tyrans »52. Un personnage en particulier mérite ici d’être mentionné : le superbus tyrannus, l’orgueilleux tyran mentionné par Gildas au début du VIe siècle, et qui aurait régné après le départ des Romains, c’est-à-dire dans les décennies centrales du Ve siècle53. La question s’est posée de sa possible identification à Magnus Maximus54 ou à Constantin III55, mais même en tenant compte du rapport très souple de Gildas à la chronologie, il est tout de même plus probable qu’il s’agisse d’une figure postérieure à la crise des années 406-411. Gildas le représente en effet comme celui qui, de manière tout à fait conforme aux usages romains tardifs, aurait recruté des fédérés saxons pour défendre l’île contre ses ennemis56. La postérité, à partir de l’œuvre de Bède, lui donné le nom de Vortigern, figure que le pseudo-Nennius puis Geoffroy de Monmouth ont par la suite fortement développée : ainsi l’histoire du règne de « Guorthigirnus » couvre environ le quart de l’Historia Brittonum, qui en fait son principal personnage négatif57. Le nom même de Vortigern (« Vurtigernus » chez Bède, où il apparaît pour la première fois58) pourrait n’être qu’un titre signifiant « grand roi » : le terme breton tigern, qui a pu être rapproché de tyrannus par les auteurs insulaires médiévaux avides de rapprochements linguistiques avec le latin, est en effet un terme de souveraineté assez bien attesté59. Quelle qu’ait été sa véritable identité, la plupart des souverains ultérieurs identifiés par la tradition – Ambrosius Aurelianus, Uther Pendragon, Arthur et leurs successeurs – sont représentés comme des souverains légitimes, dans une construction littéraire qui nous éloigne de plus en plus de l’Empire romain et nous fait entrer dans l’univers des royaumes médiévaux. Vortigern représente donc notre dernier « tyran de Bretagne », et peut-être celui dont la réception a été la plus durable puisqu’à la différence de tous les autres il donne encore lieu à des productions culturelles très largement diffusées. C’est ce que montre bien la contribution de Justine Breton, qui étudie la représentation qu’en donne le récent film King Arthur, Legend of the Sword (2017), de Guy Ritchie, où l’acteur Jude Law endosse le double rôle du « tyran de cinéma » et de l’usurpateur.
Tyrans et usurpateurs : une matière de Rome et de Bretagne
Le rapport que tous ces personnages ont effectivement entretenu avec la Bretagne est, on l’aura compris, complexe et variable, à la fois à l’époque impériale et dans la réception ultérieure, qu’elle soit médiévale ou contemporaine. Ce rapport est en effet, soit distant et à portée universelle, soit localisé et à portée strictement insulaire : dans le premier cas, la dimension bretonne apparaît seconde par rapport à la geste impériale, romaine et chrétienne ; dans le second, l’île et ses mers bordières, incluant éventuellement le nord de la Gaule, restent le cadre principal d’un récit plus ou moins développé.
De fait, certains de nos « tyrans » n’ont eu, historiquement, une dimension bretonne que comme par accident. Ce n’est que parce que Constance Chlore est mort dans l’île à l’issue d’une campagne militaire – un sort assez semblable, somme toute, à celui de Septime Sévère un siècle plus tôt – que son fils Constantin a été proclamé à York ; il s’est empressé de gagner le continent pour faire valoir ses prétentions. Pourtant, la réception de son règne et de sa personnalité en Bretagne en a fait une figure bretonne par excellence, en particulier par la mise en place progressive d’une fiction généalogique faisant de sa mère Helena (sainte Hélène) une princesse bretonne, fille du roi Coel (volontiers assimilé par les modernes à l’Old King Cole d’une comptine enfantine bien connue60). On sait pourtant que la compagne de Constance Chlore n’était pas d’origine royale et insulaire : d’extraction relativement obscure comme un grand nombre de dirigeants de cette période passés par ce grand ascenseur social qu’était l’armée romaine, elle était originaire de Bithynie. En outre, l’empereur Constantin, qui est devenu dans la réception médiévale le principal champion du christianisme et le promoteur du culte de la Croix, ne pouvait être ni limité à l’île ni représenté comme un tyran. Ainsi, anticipant la carrière d’Arthur, Geoffroy de Monmouth fait de lui un prince breton dont l’action consiste à conquérir Rome en renversant le « tyran » romain Maxence61. L’auteur du XIIe siècle retournait ainsi, sans en avoir eu conscience, à la première apparition de l’usage du mot tyrannus pour disqualifier un concurrent et le présenter comme dépourvu de légitimité.
Le pouvoir de certains personnages s’est au contraire centré, qu’ils l’aient souhaité ou que les circonstances les y aient contraints, sur l’île elle-même et sa périphérie maritime. C’est le cas de Carausius, qui a tenu la Bretagne et la flotte pendant six ans et qui, malgré son origine ménapienne (on dirait aujourd’hui flamande), apparaît comme une des figures les plus strictement britanniques dans notre catalogue ; de fait, les sources antiques soulignent déjà l’importance des Britanni dans la mise en place et le maintien de son régime62. Pourtant, il n’a pas eu une réception très importante63. Il est vrai que son nom (assez rare) apparaît dans une inscription du VIe siècle au pays de Galles64, mais il n’a pas suscité une véritable geste. Quant à son assassin et successeur Allectus, dont l’empire était pourtant exclusivement breton, il n’a laissé aucune trace dans la mémoire insulaire. Geoffroy de Monmouth a bien tenté de les tirer de l’obscurité en se livrant à une amplificatio autour de ces deux personnages, mais il l’a fait semble-t-il sur une base purement livresque et non à partir de traditions orales en langue vulgaire témoignant de l’existence d’une mémoire vive, comparable à celles de Constantin Ier ou de Magnus Maximus : l’histoire de Carausius, Allectus et Asclépiodote, rapportée aux chapitres 75 à 77 de l’Historia regum Britanniae, n’a donc eu aucune postérité et n’a donné lieu à aucune adaptation significative dans les siècles médiévaux. Ce n’est que récemment, dans les romans historiques du XXe siècle marqués par l’influence de la fantasy, que ces personnages ont pu retrouver une consistance et un rôle de premier plan.
Les contributions qu’on va lire montrent donc comment cette réception s’est construite à partir de ce que les auteurs tardo-antiques et médiévaux ont peu à peu transmis de l’histoire insulaire et impériale, à partir de sources parfois perdues ou connues uniquement par des fragments. Quelques jalons importants se dégagent, dont quatre semblent essentiels. Le premier est constitué par les compilateurs, abréviateurs et transmetteurs plus ou moins scrupuleux du VIe siècle : citons, en Orient, Zosime et Procope, et surtout, dans l’île, Gildas, dont le De Excidio Britanniae a pu représenter malgré ses défauts le principal (et souvent l’unique) réservoir d’informations sur l’histoire de l’île à l’époque romaine et post-romaine : plusieurs contributions, en particulier celles de Panagiotis Antonopoulos et de James Gerrard, reviennent sur cette étape importante. C’est Gildas, en particulier, qui a imposé une vision de l’histoire de l’île en termes d’affrontements répétés entre les Bretons et des envahisseurs successifs, dont les Romains sont les principaux. À l’inverse de la plupart des historiographies modernes qui identifient une unique population « britto-romaine » ou « romano-bretonne », Gildas et tous ses successeurs ont voulu voir dans Rome un corps étranger à l’île, dont les effets ont certes pu être bénéfiques – ce qui explique pourquoi les révoltes contre l’Empire peuvent être décrites sous un jour négatif – mais auquel les Bretons sont fondamentalement restés rétifs – d’où leur propension à la révolte65.
Bède le Vénérable, qui a achevé son Historia ecclesiastica gentis Anglorum en 731, s’est immédiatement imposé comme la principale autorité insulaire, une autorité qui a fait foi et que les auteurs ultérieurs n’ont guère osé contredire. Même le pseudo-Nennius, écrivant un siècle après Bède, en est souvent resté tributaire malgré son ingéniosité à développer la moindre allusion et son rapport singulier à la chronologie. La communication présentée lors du colloque par Olivier Szerwiniack, qui a piloté une traduction française de l’œuvre, entreprise qui a fait date66, portait plus particulièrement sur la manière dont Bède a retravaillé ses sources pour synthétiser dans une perspective britannique l’histoire des usurpateurs. Il s’est attaché à montrer comment Bède avait « tissé » ensemble les récits d’Orose (souvent copié verbatim) et de Gildas (plus souvent paraphrasé), donnant généralement la priorité au premier sur le second et complétant ces deux apports par ceux, plus ponctuels, d’Eutrope et de Prosper d’Aquitaine ; parmi les événements rapportés par ses sources, Bède a par ailleurs opéré une sélection, ne retenant que ceux qui concernaient d’une part l’île de Bretagne, d’autre part les hérésies67. L’immense prestige de Bède et l’excellente diffusion de son œuvre68 ont assuré le succès de la sélection qu’il avait opérée et en ont fait, pour très longtemps, la version de référence de l’histoire de l’île au temps des usurpateurs.
Geoffroy de Monmouth, au XIIe siècle, représente l’étape suivante. C’est avec lui que, pour la première fois, l’écriture de l’histoire s’affranchit presque entièrement de l’héritage de Bède, mais aussi des auteurs chrétiens de l’Antiquité tardive comme Eutrope, Orose ou Jérôme ; comme chez Gildas et le pseudo-Nennius, mais dans des proportions infiniment plus grandes, l’histoire de l’île à l’époque « romaine » devient une histoire essentiellement bretonne où les Romains ne jouent qu’un rôle secondaire, celui d’intervenants occasionnels dans les affaires indigènes de cent quatorze « rois de Bretagne » dont le règne ininterrompu escamote entièrement le fait de la colonisation69. Malgré les contestations dont elle a pu faire l’objet dès sa parution, l’œuvre de Geoffroy de Monmouth a connu une diffusion encore plus impressionnante que celle de Bède, et les conséquences de cette réception largement positive sont incalculables, tant dans les îles que sur le continent70. L’Histoire des rois de Bretagne a donc donné le la pendant environ cinq cents ans. Elle a été considérée à la fois comme une source d’histoire fiable et véridique et comme un réservoir inépuisable d’anecdotes et d’intrigues, tant pour le roman médiéval que pour le théâtre élisabéthain. L’influence considérable de Geoffroy est ici explorée par Alban Gautier et, à travers son émule Wace dont le Roman de Brut a été composé au milieu des années 1150, par Marie-Madeleine Castellani.
Enfin, le siècle écoulé a aussi entraîné, à travers le considérable renouveau de la matière arthurienne (en particulier dans le monde anglophone71), un nouvel intérêt pour les tyrans de Bretagne et des représentations très originales, dont la fantaisie et l’inventivité atteignent parfois le même niveau que chez Geoffroy lui-même. C’est ce dont témoignent les contributions de Marc Rolland et de Justine Breton. Il semble bien, en effet, qu’il existe un engouement spécifiquement britannique pour l’époque de la domination romaine, la Roman Britain, à peine écornée par des réserves comparables à celles qui prévalent dans ce qui fut la Gaule, où l’on exalte plus volontiers la résistance à la conquête de César et à la romanisation : Boudicca n’a pas le même rayonnement national que Vercingétorix, et il n’existe pas outre-Manche d’équivalent d’Astérix. Sans remonter à l’adoption de symboles romains par les rois de Wessex ou d’Est-Anglie dans le haut Moyen Âge, les sujets de l’Empire britannique ne laissaient pas de se modeler sur les citoyens de cet Empire plus lointain.
On ne s’étonnera donc pas de trouver chez Kipling, dans Puck of Pook’s Hill (1906), une célébration des centurions qui veillaient aux frontières septentrionales de l’Empire et qui devaient lui rappeler les vaillants sous-officiers de l’Armée des Indes à la frontière du nord-ouest. Le même thème réapparaît quelques décennies plus tard sous la plume de W. H. Auden dans le poème « Roman Wall Blues », tiré de sa pièce radiophonique Hadrian’s Wall (1937), et dont Benjamin Britten composa la musique. Déjà William Morris, dans The House of the Wolfings (1890), où il prenait parti pour les Goths contre les envahisseurs romains, ne pouvait manquer de couvrir d’éloges le courage de ces derniers. Au XXe siècle, on pourrait même parler d’une école du roman historique britannique : Robert Graves, Alfred Duggan, Henry Treece, Rosemary Sutcliff, Peter Vansittart et bien d’autres prisent fort la Grande-Bretagne romaine, voire l’Empire romain tout entier, et portent sur elle un avis généralement positif. C’est à la vue d’une monnaie de l’empereur Hadrien qu’un des personnages de Porius (1951) de John Cowper Powys sent se dissiper comme par miracle toutes les « barbaries » de la Bretagne du Ve siècle. Quant à l’héroïque général romain, lui aussi nommé Maximus, qui défend le limes rhénan contre l’invasion de 406 dans Eagles in the Snow (1970) de Wallace Breem, il défendait précédemment la Muraille d’Hadrien.
Ce genre inclut également les réécritures arthuriennes, en particulier celles où le roi médiéval s’efface derrière la figure d’un héritier de Rome – pas de n’importe quelle Rome cependant, mais d’une Rome qui s’incarne dans le particularisme grand-breton à travers, justement, nos « tyrans » insulaires. À l’instar de celle qui l’a précédée au Moyen Âge72, la « nouvelle matière de Bretagne »73 qui s’est affirmée au long du siècle écoulé est donc aussi, à maints égards, une « matière de Rome ». C’est à travers le prisme fragmenté d’une île laissée à ses propres moyens depuis le « rescrit d’Honorius » et, surtout, à travers la fabuleuse puissance d’assimilation des bardes gallois, que certains de nos usurpateurs sont devenus des « empereurs romains britanniques » et, mieux encore, ont été annexés par le légendaire qui a produit la matière de Bretagne, arrimant l’île à Rome en lui donnant même un ancêtre troyen en la personne de Brutus/Brut. Sans doute y entre-t-il une part d’exceptionnalisme britannique, car il s’agit bien de représenter la Bretagne comme la seule région de l’Occident romain qui se soit insurgée contre l’invasion germanique et, durant un temps, l’ait tenue en échec. Tout cela se retrouve dans le roman historique moderne, où la vision positive de Rome s’accorde généralement avec une image tout aussi positive de la Grande-Bretagne celtique, et où le conflit des stéréotypes – l’ordre et la lumière romains contre les ténèbres et l’instinctif du Celte74 – offre une fructueuse matière à la fiction romanesque.
Quoi de mieux que nos « tyrans » pour incarner la fusion des deux mondes ? Les romanciers britanniques du XXe siècle ont abondamment puisé à ce réservoir. Dans The Silver Branch (1957), Rosemary Sutcliff offre une vision positive de Carausius, bien avant que Marion Zimmer Bradley, dans les romans qu’elle écrit ou co-écrit à partir de 1983 à la suite de The Mists of Avalon, ne s’en empare pour l’annexer, comme bien d’autres personnages, à une mythologie arthurienne refondue combinant histoire, merveilleux et féminisme75. Dans The Little Emperors (1951), Alfred Duggan (qui fut le fils adoptif d’un véritable proconsul de l’Empire britannique, Lord Curzon) redonne vie non seulement aux mystérieux usurpateurs Marcus et Gratien, mais annonce l’usurpation de Constantin III, dont un mystérieux agens in rebus épargnera in extremis le narrateur.
Il n’en reste pas moins que c’est Magnus Maximus qui se taille la part du lion en littérature, bien plus que Constantin le Grand et sa mère sainte Hélène que le Moyen Âge chrétien avait privilégiés. Sans doute parce qu’il était trop risqué de reprendre cette appropriation dans la fiction historique, qui obéit à l’exigence de la vérisimilitude, on s’est rabattu sur la figure de Maximus et on a profité du mutisme des historiens pour faire basculer Elen Luyddog, la princesse galloise du Rêve de Macsen, dans la sphère historique. Maximus est porteur, dans certains romans, non seulement d’un rêve impérial, mais d’un rêve éminemment romantique, celui de la princesse lointaine et de la fusion du Celte et du Romain. Il s’identifie si bien aux destinées du pays de Galles qu’il est encore cité dans un hymne nationaliste de la fin du XXe siècle76. Combien d’empereurs romains – car empereur, Magnus Maximus le fut assurément, et même légitimé entre 383 et 387 – peuvent en dire autant77 ?
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Il nous reste, avant de donner à lire les divers articles qui constituent les actes de notre colloque, à remercier ceux et celles qui en ont permis la bonne organisation de ce colloque. Sophie Bracqbien et Catherine Wadoux, secrétaires du laboratoire HLLI, en ont assuré toute la logistique ; M. le Maire de Boulogne-sur-Mer nous a autorisés à visiter les vestiges de la Gesoriacum antique dans les souterrains du Château-Musée et Angélique Demona a guidé cette visite ; enfin, l’équipe de la revue Grandes figures historiques a accepté de publier l’ensemble des contributions.