Decimus Clodius Albinus est le premier général romain à avoir prétendu à l’Empire depuis l’île de Bretagne. Il est généralement compté, à juste titre, parmi les concurrents de l’année 193, lors de la crise qui suivit l’assassinat de l’empereur Commode. Ce n’est pourtant pas la date de son usurpation, qu’il faut placer en 195-197 ; néanmoins, l’étude de son cas se doit de commencer avec l’année 193. Pour le connaître, nous ne disposons que de peu de sources. Cependant elles ont cette qualité de nous offrir une vision relativement contemporaine des faits, avec le récit en langue grecque du sénateur Dion Cassius1, ainsi que, probablement, le récit en langue latine de Marius Maximus, dont le texte est perdu, mais qui a constitué l’une des sources principales de l’Histoire Auguste sur ce point2 ; celui d’Hérodien, écrivain de langue grecque, a été écrit quelque cinquante ans après les faits3. Le recueil de l’Histoire Auguste, écrit à la toute fin du IVe siècle, outre les Vies de Didius Julianus et de Septime Sévère, contient également une Vie d’Albinus, mais qui relève davantage de la fiction que de l’Histoire4. Le peu d’éléments contenus dans cette vie nous incite à penser que l’auteur inconnu de cette suite de biographies ne disposait pas de beaucoup d’informations : Marius Maximus, l’une de ses sources les plus abondantes et précises, devait être plus disert sur Septime Sévère ou Caracalla, sous les règnes desquels il écrivait, que sur Clodius Albinus, le César devenu ennemi public et, de ce fait, sujet dangereux à aborder. La même déduction peut être tirée du texte de Dion : aussi bien dans le livre qu’il consacra immédiatement aux présages d’Empire de Septime Sévère, que dans l’histoire en quatre-vingt livres qu’il écrivit durant les années suivantes5, le sénateur bithynien a certainement dû éviter de trop en dire sur Albinus, qui restait un mauvais souvenir pour la dynastie sévérienne encore au pouvoir. Bien qu’identifiant avec justesse Albinus comme un usurpateur, l’Histoire Auguste ne le qualifie pourtant pas de « tyran », comme il est de coutume à l’époque de sa rédaction, car les sources auxquelles elle a puisé n’utilisaient pas encore ce terme pour désigner ceux qui prétendent au pouvoir impérial face à un compétiteur plus légitime. Ce n’est donc pas, au sens propre du terme, un « tyran », puisque cette appellation est postérieure à son entreprise, mais il ressortit bien de la catégorie des usurpateurs que ce terme recouvre.
Albinus a fait l’objet de recherches plus récentes lors des journées organisées à Lyon par Patrice Faure en 2017, autour de la bataille de 197, mais les actes n’en ont pas encore été publiés6. Les points qui restent encore incertains à son propos concernent son origine, son âge, les dates de son élévation au rang de César, puis de son usurpation, ainsi que le statut officiel exact qu’il occupa entre ces deux dates. Le point sur lequel nous aimerions apporter un regard un peu différent concerne les monnaies, dont l’étude est fondamentale et qui sont un témoignage irrécusable digne d’être questionné sans relâche. Elles semblent pouvoir n’apporter que peu de choses vraiment nouvelles, si l’on prend les revers un par un. Mais nous voudrions tenter une autre approche, comparative, en partant de la totalité d’un discours et de son évolution. Elle permet, comme il se doit, de mettre en évidence les valeurs et les mots d’ordre d’Albinus devenu Auguste, mais aussi, avant cela, les choix faits par Sévère, pour lui-même et pour son César. Cela nécessite une approche comparée des deux monnayages qui, confrontés l’un à l’autre, sont révélateurs de la relation entre l’Auguste et son César. Nous tenterons ensuite de considérer les frappes d’Albinus Auguste comme un discours complet et autonome, en nous demandant ce qui en fait la spécificité, mais aussi comment il répond à celui de Sévère et s’organise face à lui, quel est le but qu’il cherche à atteindre et, enfin, dans quel type plus large de discours il s’insère.
Clodius Albinus, un gouverneur de province digne du rang impérial
Un bref rappel doit être fait sur le contexte qui suit l’assassinat de Commode, le 31 décembre 192. Le fils de Marc Aurèle, dernier des Antonins, est mort lors d’une conjuration destinée à mettre fin à l’évolution tyrannique d’un empereur qui s’assimilait à Hercule7. Cette rupture dynastique ouvre une période de crise qui va durer plus de quatre ans, soit la guerre civile la plus longue depuis la conquête du pouvoir par Auguste. Le premier empereur choisi par les soldats et les sénateurs le 1er janvier 193 est Pertinax, mais il est à son tour mis à mort, après trois mois de règne, par des prétoriens qui redoutent sa trop grande proximité avec les sénateurs. Le sénateur Didius Julianus est alors choisi par les soldats stationnés à Rome, après qu’il leur a promis une forte récompense. Une partie de la population de Rome s’élève contre « l’infamie » qui consiste à acheter le pouvoir et, réunie dans le Grand Cirque, appelle à l’élection de Pescennius Niger, le légat de Syrie alors à la tête de trois légions. Parmi tous les gouverneurs de province indignés par la mort de Pertinax, deux autres seulement sont en mesure, par l’importance égale de leurs effectifs, de se soulever contre Didius Julianus et de rivaliser avec Pescennius Niger : il s’agit de Septime Sévère en Pannonie et de Clodius Albinus en Bretagne. Ils vont pour un temps s’associer au pouvoir contre Niger, avant qu’Albinus ne se lance, face à Septime Sévère, dans une vaine tentative pour sauver son rang et son trône entre la fin de 195 et le début de 197.
Dans un premier temps, Clodius Albinus est donc un acteur de premier plan, mais immobile, de la crise de l’année 193, aussi appelée « année des cinq empereurs »8. Gouverneur de province digne du rang suprême, il va se voir offrir par un de ses rivaux le titre de César, devenant la victime de ce que l’on pourrait qualifier de neutralisation honorifique. Quel est donc son profil ? Parmi les trois légats disposant de trois légions, il bénéficie d’une bonne réputation, puisque, comme Pescennius Niger, il s’est illustré en Dacie sous Commode ; mais il se peut qu’il ait été le plus jeune de nos trois légats, ce qui ne le place pas en première position dans une société marquée par le rang et la préséance liée à l’âge9. De plus, en 193, c’est l’un des gouverneurs les plus isolés : il est à la fois éloigné de Rome, sur une île et sans autres troupes sur lesquelles compter que celles qui sont placées sous ses ordres10. En apprenant la mort de Pertinax, il est sans doute également informé de l’acclamation spontanée de Niger par les Romains et, peu de temps après, du ralliement des légions du Rhin à la proclamation de Sévère sur le Danube11. Il est donc fort probable qu’il ne se soit pas senti en mesure d’entrer en compétition avec ses deux rivaux : il lui aurait fallu traverser la Manche et combattre des légions favorables à Sévère, puis marcher vers la Ville, alors que le peuple de Rome s’était prononcé pour un autre. Les sources le disent populaire auprès des sénateurs et apparenté avec l’un d’entre eux, le proconsul d’Asie Asellius Aemilianus12, mais sur le premier point, il est possible qu’il ne faille y voir qu’une trace de souvenirs postérieurs – lorsqu’Albinus César allait présenter une alternative à Septime Sévère – et pour le second, il n’était pas imaginable qu’un candidat à l’Empire situé en Bretagne puisse se mettre d’accord avec un proconsul qui, fût-il son parent, n’avait pas de troupes sous ses ordres et qui était, de plus, géographiquement proche de Niger et séparé de lui par de nombreuses troupes hostiles13. Il n’eut donc d’autre choix que de suivre passivement les événements depuis son île.
Son portrait, du fait de sa défaite finale et de l’absence de sources informées ayant pu librement écrire sur lui, reste empreint d’incertitude : l’Histoire Auguste le dit africain, originaire d’Hadrumète, ce que pourrait confirmer un revers monétaire14, mais François Chausson, sur la base d’études prosopographiques et épigraphiques, envisage plutôt une origine nord-italienne et un possible lien avec Didius Julianus15. Hérodien en fait un patricien prisé du Sénat16, mais sans que l’on puisse savoir – comme on vient de le voir – s’il ne s’agit pas d’une contamination postérieure, notamment due à l’attitude plus hostile de Sévère à l’égard des Patres. L’information des uitae de l’Histoire Auguste, selon lesquelles Commode aurait voulu en faire son successeur, n’a, quant à elle, aucune valeur, sauf à considérer qu’elle conserverait la trace d’une liste dressée par Commode, des sénateurs qu’il estimait dignes de lui succéder : Auguste avait ainsi procédé et le fils de Marc Aurèle, qui n’avait pas d’enfants, aurait pu chercher à montrer qu’il pouvait lui aussi adopter un successeur hors de sa famille17. Mais si l’on tient compte du fait que cette information se trouve dans les uitae les moins sérieuses, il vaut mieux la tenir pour fantaisiste et comme un indice de la maigreur des informations sur Albinus dont pouvait disposer un sénateur de la fin du IVe siècle.
Une fois qu’il eut gagné le contrôle de Rome, puis fait éliminer Didius Julianus et les prétoriens qui le défendaient18, ce fut Septime Sévère qui prit l’initiative de proposer à Clodius Albinus d’être son César19. Les raisons de cette décision étaient multiples : Sévère pouvait ainsi neutraliser un danger potentiel sur ses arrières, pendant l’expédition qu’il envisageait maintenant contre Pescennius Niger en Orient ; ce faisant, il isolait un peu plus le proconsul Aemilianus, placé devant le choix difficile de rester fidèle à Niger, pour lequel il s’était prononcé, et de se battre alors pour lui, ou bien de trahir ce dernier, qui faisait stationner ses troupes dans sa province, pour rallier Sévère, le candidat qui avait promu son parent Albinus au rang de César. Enfin, cette adoption impériale permettait à Sévère de s’attirer, pour un temps, les sympathies du Sénat, qui voyait sans doute d’un bon œil le retour à une politique d’adoption du plus méritant qui lui rappelait les premiers Antonins. Albinus pouvait peut-être penser qu’il risquait d’être victime des ruses d’un Septime Sévère à qui tout réussissait, mais avait-il le choix ?
La date de la proclamation d’Albinus en tant que César de Septime Sévère est encore l’objet de débats. On a tendance à la placer au mois de juin 193 ; Anne Daguet-Gagey a proposé, d’après la copie d’une correspondance impériale gravée par le gardien de la colonne antonine, de la situer après le 13 septembre 193 et propose la fin du mois d’octobre, mais elle n’a pas encore convaincu Schumacher20. Il est certain que cette adoption survient avant l’assomption d’un second consulat, conjointement avec l’empereur, le 1er janvier 194. Il faut supposer un échange nourri de courriers, assorti de garanties réciproques : l’une d’elles devait être le consulat conjoint et la frappe d’un monnayage au nom du César ; mais il fut probablement demandé à Albinus de rester en Bretagne, puisqu’il s’y trouvait encore en 195. La situation avait l’avantage de ne présenter pour lui qu’un moindre risque : il ne se compromettait pas durant la campagne contre Niger et pouvait venir aider Sévère en cas de besoin, ou bien intervenir aux frontières contre des ennemis extérieurs, si quelque chose s’y produisait, en cas de prolongement des combats en Orient.
Des précédents semblables d’association au pouvoir existaient, sur lesquels l’un comme l’autre pouvaient se fonder. Les plus récents étaient ceux de Marc Aurèle sous Antonin le Pieux, ou d’Aelius Caesar qu’Hadrien avait adopté en 138 et qu’il avait envoyé combattre en Pannonie21 ; auparavant, Nerva avait adopté Trajan par lettre, mais ce dernier était resté sur le Rhin avec un commandement peut-être élargi. De façon plus lointaine, Titus, ou Germanicus avant lui, étaient restés en campagne pendant que leur père biologique ou adoptif était élevé à l’Empire. Mais ces précédents étaient trompeurs. Albinus n’était pas associé à la puissance tribunitienne de son empereur, et ce dernier, qui conservait en apparence un rang comparable si l’on se basait sur le nombre des consulats, allait creuser le fossé entre eux en multipliant les acclamations impériales d’une façon rarement vue auparavant22 : il ne les compta pas, comme il était de coutume, par campagne, mais par combat, sans distinguer entre ennemis extérieurs, qu’il était légitime d’affirmer avoir vaincus, et ennemis intérieurs des guerres civiles, sur lesquels on ne pouvait se vanter d’avoir triomphé puisqu’il s’agissait d’autres citoyens romains. Ainsi, après avoir vaincu Pescennius Niger aux environs de mai 194, Sévère en était déjà à sa IVe acclamation impériale, dûment relayée sur la titulature des monnaies, quand Albinus ne pouvait en revendiquer aucune. Clodius Albinus en fut donc réduit à un rôle passif, obligé qu’il était de s’en remettre au bon vouloir de Septime Sévère, tant en matière d’honneurs et de charges que de discours monétaire.
Les monnayages de Septime Sévère et de Clodius Albinus
Les monnaies d’Albinus ne peuvent être étudiées comme un tout reflétant sa personnalité et ses choix : il convient, bien sûr, de distinguer celles qui résultent de la période où il fut le César de Septime Sévère de celles où il se proclame Auguste ; mais au sein de ces deux sous-ensembles, les thèmes deviennent également plus intéressants lorsqu’on les compare chronologiquement à ceux de Sévère, ce qui est possible étant donnée la datation fine des monnaies de Sévère et la courte période pendant laquelle Albinus fut son César. Notre proposition est donc d’étudier, non le discours d’Albinus en tant que tel, mais comment il s’insère dans le discours plus global de Sévère, puis, une fois Albinus devenu Auguste, comment ce discours se modifie et répond à celui de son rival. L’étude de chacun des types frappés, ainsi que leur hypothétique classement chronologique, ont déjà été souvent menés23, mais leur insertion dans un discours plus large et nuancé nous semble donner une image quelque peu différente de la place occupée par le nouveau César dans le règne de Septime Sévère et dans le contexte plus large des guerres civiles qui ont suivi la mort de Commode et qui se sont aussi insérées dans une tradition désormais séculaire de compétition pour le pouvoir.
Le monnayage d’Albinus en tant que César compte douze types différents que l’on peut distinguer de deux manières. On peut tout d’abord les classer de manière chronologique, en tenant compte de la mention ou non du second consulat (COS II), assumé au 1er janvier 194. Les huit types qui le mentionnent sont donc postérieurs à cette date ; restent quatre types, dont trois ne mentionnent aucun titre, et un dernier qui indique le simple rang consulaire (COS). On peut supposer, à bon droit, ces quatre types antérieurs au 1er janvier 194 et postérieurs à l’adoption en tant que César. Le type indiquant le consulat peut être considéré comme le premier frappé parce qu’il apparaît tout d’abord sans le gentilice SEPT(imius), puis ensuite avec ce dernier, qui restera longuement intégré à la titulature et semble officialiser le rapprochement avec l’empereur nommé Septimius Severus : il s’agit de PROVID(entia) AVG(usta/i)24. Les thèmes mentionnant le second consulat, conjoint, sont donc au nombre de huit et ne peuvent pas être autrement classés par des critères internes entre le 1er janvier 194 et la rupture avec Sévère intervenue à la fin de l’année 19525. Sur ces frappes, la mention COS II semble systématique, mais, mis à part le titre de Caesar et l’adoption que laisse entendre l’adjonction du gentilice, aucune autre titulature ne laisse supposer l’octroi de la puissance tribunitienne ou le partage des acclamations impériales. En cela, ces frappes, comme cela a déjà été dit, s’insèrent dans un schéma classique d’adoption comme successeur, mais sans l’association à l’exercice du pouvoir comme cela avait été le cas pour Aelius Caesar avec Hadrien ou pour Commode avec Marc Aurèle26.
Les frappes communes avec Sévère
Le second classement possible est thématique. Il permet de repérer, au sein des douze thèmes, six thèmes communs entre les deux hommes, soit la moitié du monnayage d’Albinus en tant que César : deux thèmes sont antérieurs au second consulat et quatre postérieurs à celui-ci. Nous les avons rapprochés dans le tableau que nous proposons en annexe, mais sans garantie quant à leur simultanéité et à leur chronologie relative27. Il s’agit, dans un premier temps, de ROMAE AETERNAE28 et de SAECVLO FRVGIFERO, puis, lors du second consulat, d’une reprise légèrement différente de ce dernier thème plus semblable encore à la monnaie équivalente de Sévère29, puis d’ANNONA AVG(usta/i), de SAECVLI FELIC(itas) et de FORT(unae) REDVCI.
Les deux premiers types de revers rappellent ceux de Pertinax. La mort de ce dernier a servi de prétexte au soulèvement de Sévère et c’est l’un des rares motifs qui peut le mettre d’accord avec Albinus : on y trouve donc ROMAE AETERNAE et SAECVLO FRUGIFERO dès le début, si l’on se fie à l’absence de la mention du consulat pour ces deux thèmes. Le soulèvement contre Didius Julianus a, en effet, été entrepris pour la sauvegarde de la Rome éternelle et pour le profit de tous, afin de présider à l’avènement du nouveau saeculum tant attendu, que Julianus met en danger30. C’est Sévère seul qui a pris le contrôle de Rome, mais en en respectant les institutions et les traditions, comme pourrait le prouver l’adoption d’un collègue prisé des sénateurs. Il est donc normal qu’il ait repris des mots d’ordre du prédécesseur au nom duquel il a prétendu agir et qu’il a fait diviniser. Mais il faut également penser que ce monnayage doit s’entendre dans sa dimension polémique face à Pescennius Niger, leur rival à tous les deux, qui mobilise précisément les mêmes thèmes et ne doit pas pouvoir prétendre en posséder l’exclusivité. Roma Aeterna est reprise, dans sa figuration, du modèle de Pertinax31 ; Saeculum Frugiferum est légèrement différent : le caducée portant six épis de blé laisse place, chez Albinus et Sévère, à une allégorie de Saeculum radié, tenant un caducée ailé et un trident, avec parfois un épi de blé en plus, ce qui peut là aussi s’expliquer par la concurrence avec Niger pour le contrôle du ravitaillement maritime32. Cependant, l’un des types d’Albinus, avant puis pendant son second consulat, présente une variante où Saeculum est assis sur un trône flanqué de sphinx, avec barbe, fez et robe, tenant un épi et levant l’autre bras ; on y a vu une allusion aux origines africaines supposées de Clodius Albinus, car il pourrait alors s’agir d’une version africaine et de la traduction en grec de Saeculum Frugiferum, Aiôn Karpophoros, qui est précisément l’objet d’un culte à Hadrumète, lieu dont Albinus serait originaire33. Il s’agirait alors de l’une des rares personnalisations du monnayage d’Albinus concédées par Sévère, mais de façon très allusive et minoritaire, car ce sont les autres représentations de ce Saeculum « porteur de fruits » qui dominent par leur abondance. Ce qui devait l’emporter dans l’esprit des contemporains, c’était la mobilisation d’un même thème, quelles qu’en soient les représentations, par ailleurs assez proches, et centrées sur l’idée de prospérité et d’abondance du fait de la présence des épis ou du caducée. Le trident peut indiquer une maîtrise du commerce maritime qui permet d’assurer le ravitaillement de Rome par le blé africain, malgré la perspective d’une guerre avec Pescennius Niger en Orient34.
Les autres frappes communes, postérieures au 1er janvier 194, auraient pu être l’occasion d’établir une certaine proximité entre les deux hommes, qui partagent alors le consulat ordinaire ; mais aucune représentation n’existe les montrant tous deux sur une monnaie35, et les revers d’Albinus se chargent de maintenir ce dernier en position de sujétion. Certes, pas dans la reprise commune de SAECVLO FRVGIFERO dans les trois métaux, à laquelle nous avons déjà fait allusion : le thème est assez vague pour ne pas être attribué à l’un ou à l’autre, et l’on peut dire la même chose de SAECVLI FEL(icitas/itati), qui n’apporte rien de spécifique à Albinus, mais reste proche des thèmes de Pertinax, Saeculo Frugifero et Laetitia temporum, dont il offre comme une combinaison, et qui doit à nouveau s’entendre, semble-t-il, comme une réponse aux frappes de Niger : SAECVLI FELICITAS et FELICITAS TEMPORVM36.
En revanche, les deux autres frappes peuvent être vues comme des moyens de mettre indirectement en valeur le seul Septime Sévère. C’est d’abord le cas avec ANNONA AVG(usta/i)37. Cette monnaie, de bronze seulement et destinée aux échanges quotidiens, est spécifiquement liée à l’approvisionnement de Rome en blé. Or, il est notoire que la Bretagne ne joue aucun rôle dans cet approvisionnement. Si Clodius Albinus s’était trouvé en Afrique ou en Égypte, une partie du mérite aurait pu lui revenir ; mais, en 194, on ne peut lui attribuer aucune responsabilité dans le maintien des liens maritimes. C’est bien plutôt Sévère, originaire lui-même de Tripolitaine, qui s’est fait fort de maintenir la distribution de l’annone aux citoyens de la Ville, par le ravitaillement en blé d’Afrique et malgré la guerre en Orient. On peut penser qu’il a cherché à rassurer les habitants de Rome au moment où il envisageait une campagne assez longue qui le tiendrait éloigné de la Ville : la première conséquence tangible d’une victoire en Orient, pour le peuple de Rome, serait l’arrivée du blé d’Égypte, à laquelle Albinus ne pourrait aucunement prétendre. Or ce thème apparaît précisément dans le monnayage de Sévère au moment de sa IVe acclamation impériale, c’est-à-dire de sa victoire sur Niger au printemps 194 ; il n’y a aucune raison de penser que ce thème soit apparu plus tôt sur le monnayage d’Albinus et il faut donc en conclure que le César a été associé à cette bonne nouvelle pour Rome, à laquelle il n’avait pas œuvré.
Il en va de même pour FORT(unae) REDVCI, qui apparaît dans les deux monnayages, sans doute plus d’un an plus tard, à l’automne 195, au moment où Septime Sévère se proclame imperator pour la septième fois, après trois victoires obtenues contre les Arabes et les Adiabènes de l’Empire parthe38. Le revers représente Fortuna, assise sur un trône, tenant une corne d’abondance et un gouvernail posé sur un globe. La déesse qui préside au retour victorieux n’a agi qu’au profit de Sévère. L’empereur annonce ainsi sa victoire, en même temps que son prochain retour à Rome. Personne ne peut croire qu’Albinus, qui n’a pas bougé de son île, puisse avoir la moindre part de responsabilité dans tout ceci. L’invocation de Fortuna Redux, qui se fait massivement dans les trois métaux, ne met donc en valeur que l’empereur, pas son César, qu’il n’est d’ailleurs plus question de ménager, puisqu’à l’automne 195, le conflit entre les deux hommes est déjà devenu inévitable, comme nous le verrons.
Les frappes spécifiques à Clodius Albinus César
Si l’on se tourne à présent vers le groupement des six thèmes réservés au seul Clodius Albinus César, ce sentiment s’approfondit et nous permet de soupçonner qu’il lui a également été largement imposé par Septime Sévère. Ce n’est pas forcément le cas de la première monnaie frappée, qui est probablement, comme nous l’avons vu, CONCORDIA. C’est un classique des périodes d’usurpation, mais aussi d’adoption ; il est donc tout particulièrement adapté à la mise en valeur de l’accord politique opéré entre les deux hommes au détriment de Pescennius Niger. La proclamation de la Concorde entre compétiteurs est une forme d’affirmation de la justesse de leur cause ; c’est aussi l’indication qu’une fin des guerres civiles est envisageable. Le camp de Septime Sévère montre qu’il vise à la paix et qu’il en fournit déjà la preuve par l’accord entre deux chefs de guerre qui auraient pu s’affronter. Cela met les partisans de Niger en difficulté : si celui-ci ne se rallie pas à Septime Sévère, reconnu à Rome et qui a su gagner à sa cause Albinus, c’est qu’il refuse la concorde et prend la responsabilité de prolonger les guerres. Cependant, Niger, parallèlement, ne néglige pas, lui non plus, de monnayer sur ce thème fondamental, montrant par-là que la Concorde doit s’établir sur sa candidature qui a fait l’objet d’un ralliement spontané de la part des Romains39.
La mention du consulat d’Albinus (COS), si elle ne résulte pas d’une erreur de gravure, est à placer avant le mois de janvier 194, donc entre octobre et décembre 193, comme la précédente. Elle fait l’objet d’une frappe importante dans les trois métaux qui met en avant la PROVID(entia) AVG(usta/i)40, soit une qualité qui n’est reconnue qu’à l’empereur auguste, c’est-à-dire à Septime Sévère lui-même : il est le candidat voulu par la Providence pour présider aux destinées de l’Empire en période de crise ; il est également inspiré par la Prouidentia, ou doué de la qualité de prévoyance qui le caractérise, dans sa capacité à anticiper et prendre les bonnes décisions. C’est ainsi qu’il a pourvu à l’adoption d’un de ses rivaux en tant que César. Une monnaie à l’effigie de ce César mentionnant la Prouidentia Augusta, même si elle a des précédents41, ne peut que mettre en valeur Septime Sévère qui n’est pas directement nommé.
Cette tendance du monnayage à ne reconnaître des qualités qu’au seul Auguste se renforce avec les types suivants, FORTVNAE AVG(ustae/i), doublés d’une représentation muette mais bien reconnaissable sur un revers mentionnant seulement COS II42 : on voit sur les deux monnaies la même représentation banale de Fortuna que pour la version de Fortuna Redux étudiée ci-dessus ; on peut penser que, même si cela n’est pas explicitement dit, Fortuna, qui gouverne le monde, protège les entreprises de l’Auguste, qui lui permettent de rétablir la prospérité. Il est possible que cette monnaie ait été frappée en lien avec la victoire de Sévère contre Pescennius Niger au printemps 194, lorsqu’il reçut sa IVe acclamation impériale, ou, plus sûrement, lors des premières victoires contre les Arabes et les Adiabènes, durant l’été suivant. Ne pouvant directement se vanter dans son monnayage d’une victoire contre un autre Romain, ou n’ayant pas encore achevé la campagne contre un ennemi extérieur qui lui permette de célébrer un triomphe à Rome, Sévère a pu être tenté d’utiliser le monnayage de son César pour mettre sa bonne fortune en avant43. Il aurait alors attendu une victoire complète, à la fin de la campagne orientale, pour frapper le thème de Fortuna Redux, que nous avons déjà vu et qui annonce son retour à Rome. L’exaltation de FELICITAS, debout et tenant un caducée et un sceptre44, s’inscrit, nous semble-t-il, dans la même logique que Fortuna : ses attributs ont également trait à la prospérité (le caducée) et au pouvoir (le sceptre) ; non seulement cette représentation est la même que celle de Saeculi Felicitas, dont elle figure comme un doublon appauvri, mais de plus, il n’y a que Septime Sévère qui puisse se dire véritablement Felix, de par ses victoires guerrières. Albinus ne peut prétendre y avoir contribué qu’en ne s’étant pas opposé à lui ; il peut, à la rigueur, louer la felicitas qui lui a permis de devenir César sans avoir à affronter Sévère, ainsi que Sévère lui-même le rappelle dans un discours que lui prête Hérodien45.
Deux thèmes plus personnels apparaissent enfin, qui ne concernent que le seul Clodius Albinus. Tous deux frappés en argent et en bronze, ils sont relatifs à des divinités : MINER(ua) PACIFER(a)46 et Aesculapius, non nommé mais reconnaissable à ses attributs47. Il pourrait s’agir de divinités particulièrement prisées du César, mais sur lesquelles nous ne pouvons que faire des conjectures. Mattingly a supposé qu’Esculape ferait allusion à Apollon Grannus et indiquerait une autorité possible sur la Gaule48. Cela semble d’autant plus douteux qu’Albinus n’est sorti de son île qu’au moment de l’usurpation. Esculape n’apparaît que trois fois dans les précédents monnayages : sous Galba, on peut supposer qu’il affirmait veiller sur la parfaite santé de celui qu’on considère comme un vieil homme ; chez Hadrien, dans un cistophore d’Éphèse, on peut penser que cela a un rapport avec la visite de l’Aesclepeion de Pergame à une époque (128-132) où Hadrien était déjà malade ; mais Sévère s’est peut-être inspiré d’un précédent d’Antonin, qui avait frappé monnaie à l’effigie de son gendre Marc Aurèle, son César en 157-15849. Septime Sévère, âgé de douze ou treize ans à l’époque, en a peut-être tiré des leçons que nous ignorons. La référence à ce dieu ne devait pas être du goût de Clodius Albinus, que l’on pouvait à bon droit imaginer malade, et elle fait partie de celles qu’il abandonna, une fois élevé à l’Empire par ses troupes. En revanche, Minerve qui apporte la paix fut conservée ; c’est d’ailleurs la seule divinité guerrière qui soit propre à Albinus dans un monnayage soigneusement encadré par Sévère afin de ne mettre que lui-même en valeur. On pourrait donc y voir l’affirmation d’une dimension militaire du César, comme chez Domitien, s’il ne fallait également prendre en compte l’émission parallèle, de la part de Sévère, de monnaies à l’invocation de MARS PACATOR, Mars le pacificateur50. Les deux divinités semblent faire couple pour dire que la paix vient de l’usage efficace des armes sous la protection des dieux : à Sévère revient la part masculine et à Albinus, la part féminine moins brillante. Si le César décida de maintenir cette frappe une fois devenu empereur, la raison pourrait ne relever que de la pure superstition, car il peut se révéler dangereux de s’aliéner une divinité guerrière en pleine usurpation ; c’est d’ailleurs aussi ce qui peut expliquer que Sévère fasse figurer l’effigie de Minerve (mais sans légende) sur ses propres monnaies à cette époque51.
Richesse et abondance du monnayage de Sévère
Face à cette relative pauvreté du monnayage d’Albinus, celui de Sévère évolue avec souplesse en appuyant le cours des événements d’une tonalité martiale : cela vaut aussi bien pour le nombre d’émissions que de types.
Ceux qui sont communs à l’empereur et à son César – au nombre de six – sont noyés dans cette surabondance dont la chronologie est scandée par les acclamations impériales qui sont autant de victoires militaires. Les premières frappes au nom du César, alors qu’il n’est pas encore Consul II, ou avant la première victoire contre Niger, s’insèrent dans le premier monnayage sévérien qui avait suivi la victoire sur Didius Julianus. Si le monnayage de consecratio de Pertinax52, de pure circonstance, n’est pas poursuivi, ses mots d’ordre, Saeculum Frugiferum ou Romae Aeternae, sont repris, nous l’avons vu. De même, le monnayage qui avait servi à récompenser les légions qui avaient soutenu Sévère53 n’a pas de raison d’être repris ; il avait d’ailleurs fait l’objet d’une frappe abondante qui a permis une large diffusion : c’est à Sévère que toutes les légions ont prêté serment, y compris les trois légions dont disposait Albinus. Les habitants de l’Empire le savent bien qui ont entre les mains, depuis plusieurs mois, les monnaies énumérant les légions dont Sévère a disposé dès le début de son usurpation et grâce auxquelles il a pu conquérir le pouvoir. Celles de Clodius Albinus n’y figurent pas, mais leur consentement à reconnaître le nouvel empereur les place, elles aussi, dans un lien de Fides que les monnaies continuent de diffuser sous l’invocation à FIDEI LEG(ionum)54. Une autre forme de récompense que l’empereur peut seul décider d’octroyer est la LIBERAL(itas) AVG(usta/i), qui se traduit par des largesses au peuple de Rome, après la victoire de juin 193. Sévère frappe à nouveau ce thème, qu’il se réserve, à l’occasion de son second consulat, daté du 1er janvier 194, mais sans y associer Albinus, pourtant devenu César55. Celui-ci doit se contenter de CONCORDIA et de PROVID(entia) AVG(usta/i), soit de la mise en valeur de l’entente régnant entre l’empereur et son César et de la prévoyance du seul Auguste, c’est-à-dire de Sévère.
Cette politique se poursuit durant la campagne contre Pescennius Niger, que l’on peut suivre grâce à la mention des trois nouvelles acclamations impériales qui la scandent. Ainsi, la frappe de VICT(oria) AVG(usta/i) vient-elle scander chaque nouvelle étape de la confrontation avec Niger56. De même poursuit-il DIS AVSPICIBVS, au moyen duquel il affirme que les dieux lui sont favorables. Ce sont ces dieux qui ont voulu que Sévère obtienne l’Empire et qui le soutiennent dans cette nouvelle étape pour rétablir le consensus à son profit : la représentation d’Hercule et de Bacchus avec leurs attributs peut indiquer une dévotion personnelle de l’empereur envers ces dieux spécifiques de sa ville natale, et notamment envers Bacchus, qui réapparaît dans l’émission suivante accompagné de la légende LIBERO PATRI57 ; ces deux monnayages offrent un répondant idéal à la frappe du thème de Saeculo Frugifero avec des attributs spécifiques à la ville d’Hadrumète, si c’est bien l’interprétation qu’il faut en donner, mais aussi à Niger, qui avait mis en avant le soutien d’APOLLINI SANCTO, l’Apollon d’Antioche. D’ailleurs, après la victoire finale, Sévère rétorque à Niger post mortem que c’est finalement lui que le dieu a choisi avec APOLLINI AVGVSTO58. Si c’est à la même époque qu’ont lieu les frappes pour Albinus montrant Esculape, le parallèle entre le dieu solaire et le guérisseur des malades n’est certainement pas fait pour valoriser le César de Bretagne.
Mais ce qui semble le plus important, durant cette campagne, c’est la mobilisation de thèmes liés à la souveraineté et à la force militaire. Parallèlement à LIBERO PATRI ou AFRICA59 apparaissent des références claires à Rome et à ses dieux protecteurs : GENIVS P(opuli) R(omani), le génie protecteur du peuple romain, rarement mobilisé, mais souvent en contexte de guerre civile60, Jupiter61 et ROMAE AETERNAE, jusque-là laissée – peut-être – au seul Albinus, mais qu’il devient utile d’opposer à son compétiteur d’Orient62. Car ce dernier met en avant IOVI CONSERVATORI, IOVI PRAE(sidi) ORBIS et même IOVI CAP(itolini) PR(aesidi) VRB(is)63. La dimension polémique joue donc à plein entre celui qui prétend, à bon droit, avoir été appelé à l’Empire par le libre choix des Romains, et Sévère qui lui rappelle que les dieux – notamment Jupiter qui lui remet le globe64 – lui ont donné la victoire et le pouvoir. L’empereur africain fait également effectuer une nouvelle frappe exaltant, sous l’invocation de VIRT(us/uti) AVG(usta/i), la vertu militaire qui lui est propre comme ses victoires le démontrent65. Ce sont ces victoires, dues au soutien de MARS PACATOR, Mars pacificateur, qui lui ont permis de rétablir la paix, nommée à bon droit PACI AVGVSTI66. À cette date, Septime Sévère contrôle tout : les frappes de MONET(a/ae) AVG(usta/ae) puis d’ANNONA(ae) AVG(usta/ae)67 font savoir à Rome que c’est de son fait que, depuis l’Orient, l’argent et le blé affluent à nouveau vers la Ville grâce à la prise de contrôle d’Alexandrie. Toutes ces monnaies peuvent être vues comme des répliques à Niger68, mais elles ne sont pas sans conséquences sur la figure et la position de Clodius Albinus, qui ne peut se réclamer alors que d’Esculape... Peut-être conscient de ce décalage humiliant, Sévère n’évoque Jupiter que de façon discrète, sans lui adjoindre de légende.
Après la victoire définitive contre Niger, il semble, en effet, s’être fait discret dans l’atelier monétaire de Rome69. Il est certes représenté dans une posture guerrière, avec lance et globe, démontrant la prétention universelle de son imperium, mais dans une seule monnaie sans légende spécifique70. Sévère préfère affirmer indirectement que le dieu Mars est son père (MARS PATER) – et c’est alors qu’il fait également une place à Minerve sans la nommer71. De nouvelles thématiques importantes apparaissent alors, qui vantent les premières victoires contre des peuples de l’Empire parthe, les Arabes et les Adiabènes, et le fait que cela a permis d’assurer la SECVRITAS PVBLICA72. Comme il est de tradition, Sévère a évité de trop mettre en avant, à Rome, le thème de sa victoire dans une guerre civile, pour préférer exploiter les thèmes de la paix retrouvée à l’occasion d’une victoire dans une guerre extérieure73. C’est probablement alors qu’Albinus est associé à ces victoires par la proclamation sur les monnaies à son effigie de la FELICITAS et de la FORTVNA de l’Auguste, ce qui ne pouvait se faire dans le contexte fratricide des guerres civiles. Avec les deux émissions suivantes de l’été 195 et de l’automne 195, les victoires sont là : IMP V puis VII (sous-entendant VI et VII), et avec elles l’annonce de la rupture entre l’empereur et son César à l’initiative du premier, comme nous allons le voir74. Les monnaies de la Ve acclamation impériale sont, pour la plupart, des reprises de thèmes des précédentes émissions, comme on peut le voir sur le tableau, sauf deux : SAECVLI FELICITAS, qui est sans doute l’occasion d’une des dernières frappes communes avec Albinus ; c’est le thème le plus vague et le moins « impérial » de toute la frappe, qui opère comme une reprise de l’évocation du Saeculum frugiferum75.
Le second thème nouveau est autrement lourd de menaces : il présente Sévère comme le fils du divin Marc Aurèle, montrant que l’adoption posthume dans la famille antonine a eu lieu dont Albinus est, de fait, exclu. Cela est encore plus net dans l’émission suivante, où la légende DIVI M PII F domine et accompagne des représentations montrant Rome couronnant Sévère, Mars avec un trophée, la victoire avançant ou Felicitas, le pied sur une proue76. La dernière frappe commune intervient sans doute alors, qui annonce le retour victorieux de l’empereur (FORTVNAE REDVCI)77. Mais il ne peut donner le change, car la logique même de ces frappes montre que l’affrontement avec Clodius Albinus – ou son élimination sans affrontement – est devenu inévitable.
Si l’on dresse maintenant un bilan de ce monnayage du temps du règne conjoint, mais du point de vue de Sévère, on constate que ce dernier a présidé à la frappe d’au moins trente-cinq thèmes différents (sans compter ceux qui sont attribuables au commencement de son règne ni les refrappes), contre douze pour Albinus ; seuls six peuvent être considérés comme communs. Lors de l’adoption en tant que César, Albinus a tout d’abord bénéficié d’une modification de titulature et de quatre thèmes dont deux en commun avec une adaptation personnalisée – Concordia et Providentia Augusta qui s’inscrivent dans la tradition des adoptions à l’Empire – et deux thèmes qui justifient ce combat commun par la volonté de venger Pertinax, dont l’œuvre est continuée par la poursuite de l’avènement d’un Saeculum Frugiferum et d’une lutte contre Niger au nom de la Roma Aeterna. Ce sont d’ailleurs des thèmes également utilisés par Niger, à qui on ne peut les laisser. Albinus a peut-être droit à une adaptation d’un des types en référence à sa région d’origine, mais qui le « déromanise » un peu, tandis que Sévère laisse peu paraître, à cette époque, ses origines africaines si l’on tient compte de l’abondance de ses frappes78. Il affirme, au contraire, sa pleine possession de l’imperium et du pouvoir légitime en frappant des thèmes militaires, en récompensant les soldats et en faisant frapper des monnaies relatives à la consecratio de Pertinax. On observe alors que la Concordia affichée ne l’est pas sur un pied d’égalité : elle concerne le seul Albinus, qui est comme une prise de guerre de Sévère, un empereur par ailleurs caractérisé par sa prévoyance ; c’est lui qui a pensé à consolider le pouvoir dans l’intérêt de tous en adoptant, comme César, celui qui aurait pu être son rival. Cette tendance se confirme dans la suite du monnayage romain, où la plupart des vertus impériales mises en avant au revers des monnaies d’Albinus exaltent, en fait, le seul Auguste qui pourvoit à l’alimentation de Rome, revient victorieux de la guerre parce qu’il est soutenu par Fortuna, parce qu’il est Felix, et rétablit la Felicitas du Saeculum. Albinus, à côté de ces proclamations martiales, doit se contenter d’une contrepartie féminine avec Minerve, et peu agressive avec Esculape.
L’ensemble démontre que Sévère contrôle tout. Il s’est attribué les types de revers les plus significatifs et en grand nombre : 37 en tout à partir du second consulat, dont 16 vantant ses qualités militaires79, 6 une légitimité d’empereur romain80 et 5 sa filiation avec Marc Aurèle81. Il laisse à Albinus 8 types de moindre valeur, les 4 qu’ils ont alors en commun étant très largement minoritaires et contribuant indirectement à exalter l’Auguste.
Le monnayage d’Albinus Caesar n’est pas ce qu’il prétendait être au début. Ce n’est en aucun cas un monnayage successoral qui reconnaîtrait des qualités de chef à celui qui a été choisi par l’empereur en titre ; il n’y a entre les deux hommes aucun lien familial tissé après deux ans d’association au pouvoir, ce qui se conçoit plus encore si l’on tient compte de la proximité en âge des deux hommes. Dans une situation proche, Marc Aurèle et Lucius Verus étaient dans un lien de beau-père à gendre, avec seulement neuf ans de différence d’âge, et cela ne fut pas sans tension82. Le modèle dont ce monnayage serait le plus proche – et qui permettrait de le justifier sans insulter la dignitas du César – pourrait être celui de Marc auprès d’Antonin, en ce que, contrairement à celui d’Aelius Caesar auprès d’Hadrien, il repoussait la perspective d’une succession dans le lointain. Mais Marc bénéficiait d’une position au sein de la Domus en tant que gendre d’Antonin, et il était associé à la puissance tribunitienne depuis la naissance de son premier enfant83 ; de plus, il est à noter l’absence de toute monnaie associant les effigies de Sévère et d’Albinus, que ce soit sur un avers et un revers ou en les figurant tous deux au revers dans un signe de concordia ou dans l’accomplissement d’une quelconque charge leur incombant.
L’usurpation de Clodius Albinus
Une mise à l’écart progressive
Si l’on considère à présent l’usurpation de 195 et ce que les monnaies nous disent de son origine, force est de constater que la position d’Albinus en tant que César était devenue très inconfortable après les victoires de 194, tant sur Niger que contre les peuples de l’Empire parthe ; Septime Sévère n’avait plus besoin de lui84. Au contraire, après les purges rendues nécessaires par la défaite de Niger en Orient, Clodius Albinus risquait maintenant de faire figure de rival susceptible de rallier des mécontents, surtout à Rome où le légat de Syrie comptait probablement des soutiens85 – c’est peut-être de cette période que date la popularité d’Albinus auprès du Sénat86. Il est certain qu’une parenthèse se clôt alors, qui s’était ouverte avec la mort de Commode. Comme lors de la chute de Néron, dernier des Julio-Claudiens, on avait pu croire discréditée l’idée d’une succession dynastique au trône : Pertinax n’avait pas nommé son jeune fils César87, Didius Julianus avait certes frappé monnaie au nom de sa femme et de sa fille, sur le modèle des Antonins, mais il avait été rapidement éliminé et n’avait jamais été unanimement considéré comme un empereur à part entière. L’adoption d’Albinus en tant que César laissait penser qu’on pouvait en revenir à un idéal d’adoption du plus méritant hors de tout lien du sang, comme Nerva l’avait fait avec Trajan. Mais la prégnance du modèle légué par plus de quatre-vingts ans de pratique restait trop forte et Sévère décida, au printemps 195, de faire de sa femme Julia Domna une Mater Castrorum, ou « mère des camps », à l’instar de Faustine vingt ans auparavant88. C’était une décision capitale.
Ce titre, en effet, lorsqu’il fut dévolu à Faustine le 14 avril 175, fut le prélude à l’adoption officielle de Commode en tant qu’associé à l’Empire de son père Marc, dans le contexte de l’usurpation d’Avidius Cassius89. Septime Sévère, âgé à l’époque d’une trentaine d’années, ainsi que tous ses contemporains, pouvaient y voir la procédure normale, continuant la politique en vigueur, déjà, au temps d’Antonin le Pieux. Seulement, cela signifiait la rupture avec la politique suivie jusque-là vis-à-vis d’Albinus. Si la femme de Septime Sévère était célébrée en tant que « mère des camps », cela mettait en valeur sa place dynastique dans le nouveau règne, d’autant qu’elle était mère de deux jeunes enfants, ainsi placés en position d’héritiers au trône : Bassianus, le futur Caracalla, âgé de sept à huit ans, et Geta, son cadet d’un an. On peut supposer, si la date est confirmée, qu’il s’agit du premier pas dans l’affirmation d’une politique dynastique, dont le second est l’adoption posthume de Sévère dans la famille des Antonins, qui laisse sa trace dans le monnayage à l’été 195. Délaissant la filiation avec Pertinax, qui n’a servi que de prétexte au déclenchement de l’usurpation de 193, le nouvel empereur s’affirme, en effet, fils de Marc Aurèle et donc frère de Commode90. Sévère change donc de titulature sur les monnaies et les inscriptions et, poursuivant dans la même logique, il réhabilite Commode, deux ans seulement après la damnatio memoriae dont il avait été victime. Ses statues sont relevées et ses inscriptions martelées sont regravées91. Clodius Albinus, qui n’est pas concerné par l’adoption, se trouve clairement mis à l’écart.
On imagine aisément la surprise qui saisit les sénateurs qui avaient pu croire à la fin des guerres et à un nouveau règne plus consensuel. Tous ceux qui s’étaient prononcés avec véhémence pour la déchéance symbolique de Commode, l’empereur assassiné, faisaient maintenant figure d’ennemis de la nouvelle dynastie continuée. Certaines sources nous disent que c’est Albinus qui prit l’initiative de l’usurpation, mais ces éléments, auxquels on peut ajouter l’envoi, par Sévère, d’un sicaire pour le faire éliminer92, montrent que s’il en fut ainsi, Albinus ne fit que prendre les devants d’une évolution qu’il savait inéluctable, et les monnaies permettent de dire que la rupture intervint avec certitude après l’été 195, lorsque l’adoption antonine fictive, dont Albinus était exclu, fut proclamée sur le monnayage. Nous ne possédons pas la date de la proclamation impériale de l’ancien légat de Bretagne, mais elle intervint sans doute entre la fin de l’année 195 et la chute de Byzance, au cours de l’année 196, qui valut à Sévère sa VIIIe acclamation impériale et fut l’occasion de frapper un monnayage associant son fils aîné à la titulature par la mention des AVGG(usti), c’est-à-dire de l’Auguste et de son nouveau César93.
Albinus devint alors un ennemi public (hostis publicus). C’était, pour tous les Romains, le signal d’une reprise des hostilités au plus grand désespoir des habitants de Rome, comme le démontre le récit de la manifestation de mécontentement qui eut lieu dans le Cirque la veille des Saturnalia, la veille du 17 décembre d’une année qui peut être 195 ou 19694. Ce qui n’était que déploration de la guerre civile fut probablement interprété par Sévère comme une manifestation de soutien à la cause d’Albinus, censée être populaire auprès des sénateurs. D’autant que le Cirque avait été le lieu où le peuple de Rome en avait spontanément appelé à Niger à la fin de mars 193…
L’activité monétaire de Clodius Albinus empereur
L’activité monétaire de Clodius Albinus en tant qu’Auguste est donc à placer globalement dans l’année 196 et provient de l’atelier de Lyon, qui n’avait plus fonctionné depuis 78, mais qu’Albinus remit en service après avoir fait passer ses troupes sur le continent et choisi d’en faire sa capitale95. Cela ne se fit pas sans heurt : nous savons que le nouvel empereur autoproclamé dut affronter les troupes du gouverneur de Germanie Inférieure, Virius Lupus, alors à la tête de deux légions, qui furent vaincues96. Cela permit à Albinus de capitaliser sur une première victoire dont les monnaies pouvaient propager la nouvelle et de s’installer à Lyon, sans doute assez tôt dans l’année, pour devancer le retour prévu de Sévère et bloquer les passages des Alpes. Il est possible qu’en montrant sa force, Albinus ait également proposé à Sévère des solutions de compromis qui l’intégraient dans la famille impériale telle qu’elle était en train de se redéfinir. Ainsi pourrait s’expliquer le maintien de la titulature incluant le cognomen SEP(timius), qui apparaît encore abondamment dans le monnayage qu’Albinus émit en tant qu’Auguste97. En tout cas, cela ne dura pas et Sévère confirma la direction qu’il avait prise en faisant de son fils Bassianus un César à un moment de l’année 196 dans la ville de Viminacium98. On déduit de ce fait que Sévère prépara avec soin la confrontation en regroupant ses troupes sur le Danube. Alors que ses deux premières guerres avaient été marquées par la rapidité, il prit son temps, probablement parce qu’il ne pouvait plus compter sur l’effet de surprise, mais aussi parce qu’il savait devoir compter avec l’énergie du désespoir d’ennemis qui le connaissaient : il n’y aurait pas de pitié et la volonté de domination de Sévère ne connaîtrait plus de limites.
Les autres monnaies frappées par Sévère en préparation de l’affrontement contre Albinus ne présentent aucun caractère novateur ; on y trouve des monnaies sans légende autre que la titulature impériale et convoquant Jupiter, Genius ou Fortuna ou Victoria avançant99. Seules choses vraiment importantes : l’effigie du jeune Bassianus, le futur Caracalla, et l’annonce du retour victorieux de l’empereur. C’est peut-être à cette occasion qu’est frappée la dernière monnaie de Clodius Albinus Caesar sur le même thème, qui peut donner l’impression que Sévère continue à le considérer comme un César régulier100. Lorsqu’apparaît, au premier semestre 196, la VIIIe acclamation impériale qui accompagne, après trois ans de siège, la chute de Byzance, le monnayage se renouvelle. Sévère, qui revient d’Orient où il était parti depuis la fin de l’été 193, met alors en valeur sa victoire avec VICT AETERN, PART(hicus) MAX(imus), et l’association de son fils à sa bonne fortune par un pluriel, FORTVNAE AVGG(ustorum)101. Il célèbre également la paix qu’il a assurée avec Pax assise, PACI AVGVSTI, SECVRITAS PVBLICA102 ; le retour du ravitaillement, auquel son fils est également associé par la mention d’ANNONAE AVGG(ustorum) ; et le soutien que lui a apporté HERCVLI DEFENSOR(i), en plus des dieux déjà cités et refrappés103. Hercule apparaissait déjà dans le monnayage initial en compagnie de Liber Pater ; mais en faire ostensiblement un dieu protecteur de l’empereur, si peu de temps après la mort de Commode, qui s’était assimilé de façon polémique au demi-dieu, à la fin de son règne tyrannique, cela ne pouvait laisser indifférent. Sévère lui-même pouvait donc être comparé au destructeur de monstres, par l’exaltation de ce représentant de Jupiter chargé de rétablir l’ordre et la paix sur la terre. Le tout est résumé dans la monnaie qui montre Sévère à cheval, le bras levé à l’occasion de son aduentus très heureux : ADVENTVI AVG(usti) FELICISSIMO104. Enfin MVNIFICENTIA et LIBERAL(itas) AVG(usta/i) II et montrent que ce retour fut accompagné d’une nouvelle largesse et de spectacles dans Rome105. Un dernier thème nouveau semble concerner plus spécifiquement Albinus, ou les derniers partisans de Niger inquiets des rumeurs de purges venues d’Orient : Septime Sévère affirme que la qualité qui le guide est l’indulgence : INDVLGENTIA AVG(usta/i)106 ; le fait d’avoir besoin de le dire montre que cela ne paraissait pas forcément évident à tous.
Les thèmes frappés par Clodius Albinus empereur
Les thèmes frappés par Albinus Auguste107 à la même période, en 196, s’insèrent donc dans ce contexte riche et polémique. Pour les aborder nous distinguerons, parmi ces vingt-cinq thèmes, ceux qui ont été abandonnés par Albinus ; ceux qui sont conservés de son règne conjoint, voire modifiés, c’est-à-dire réappropriés ; et enfin, ceux qui lui sont propres et n’avaient pas encore fait l’objet d’une frappe dans son monnayage comme dans celui de Septime Sévère.
Cinq thèmes, qui ne sont plus de saison, sont immédiatement abandonnés ; on peut supposer qu’ils lui avaient d’ailleurs été imposés par Sévère. Il s’agit d’ANNONA AVGVSTA, ROMAE AETERNAE et SAECVLO FRVGIFERO, mais aussi d’Esculape108 ; la frappe de CONCORDIA, semble-t-il, avait cessé depuis longtemps, puisqu’on ne trouve pas la mention du second consulat sur les légendes. Mais Albinus conserve d’autres revers (sept) qui, jusque-là, ne reconnaissaient de mérites militaires qu’à son collègue Sévère et qu’il peut enfin s’approprier pour affirmer son rang : la Felicitas Augusta ou la Fortuna Augusta ne sont donc plus les qualités que l’on pouvait attribuer au seul Sévère ; elles deviennent les protectrices d’Albinus dont la titulature, à l’avers, proclame qu’il a atteint le rang d’Auguste109. Cela est d’autant plus vrai que le nouvel empereur peut lui aussi frapper au thème de FORTVNAE REDUCI110, après avoir vaincu les légions sous les ordres de Virius Lupus. La Prouidentia Augusta est également devenue sienne ou, si l’on veut, veille également sur lui en tant que nouvel Auguste, destiné à recevoir la totalité du pouvoir une fois que son concurrent aura été éliminé. L’insistance sur ce point se déduit peut-être du nombre de variantes frappées ; c’est Prouidentia qui choisit le détenteur de l’imperium et lui transmet le gouvernement du monde111. C’est ensuite seulement que pourra advenir, sous son règne, la promesse de la Saeculi felicitas112. Dans un second temps, si l’on en juge par la disparition du cognomen SEP(timius), alors qu’il est devenu clair qu’aucun arrangement ne sera possible et que ce sont les armes et les dieux qui décideront du sort de l’empereur en titre et de son compétiteur, Albinus met en avant sa chance au combat (FELIC AVG) et, peut-être pour ne pas se l’aliéner, reprend le type de MINER(ua/ae) PACIFER(a/ae), que Sévère lui avait imposé, mais qui apporte la paix... par la victoire des armes113.
Mais cela ne peut suffire à affirmer toutes ses qualités en tant qu’empereur. Il doit donc maintenant reprendre à son compte les frappes dont Septime Sévère s’était réservé l’exclusivité. Les thèmes ou, du moins, les légendes qu’il reprend à ce dernier sont au nombre de huit, sans compter les variantes. Tous concernent des qualités ou des prérogatives impériales. Il doit proclamer que lui aussi possède la Virtus (VIRTVTI AVG), la Fides des légions (FIDES LEGION) et le soutien de Mars Pater, qui vont mener à la Paix Auguste (PAX AVG)114. SALVTI AVG est plus difficile à interpréter : on y voit Salus debout ou assise sacrifiant avec une patère au-dessus d’un autel autour duquel un serpent est lové : on peut y voir une allusion à la bonne santé de l’empereur115 (autrefois placé sous la protection d’Esculape), ou même au fait que le nouvel empereur représente une forme de salut face à Sévère. Albinus reprend également à son compte la frappe de MONET(a) AVG(usta) : son atelier basé à Lyon lui permet en effet de frapper monnaie à son effigie et de payer ses trois légions et leurs auxiliaires, en montrant également, à qui veut l’entendre, que ces nouvelles monnaies ne sont plus dues à l’initiative de Sévère116. Parmi tous ces thèmes, celui de la VIC(toria) AVG(usta), frappé sans doute pour galvaniser les troupes, domine par le nombre de ses variantes : une victoire ailée, debout sur un globe ou avançant vers la droite, porte une couronne et une palme ou bien une couronne et un étendard ; le pied droit sur un globe, elle écrit sur un bouclier posé sur son genou ; enfin, assise sur une cuirasse, elle tient une palme et un bouclier. Le tout montre l’importance d’un thème dont Albinus ne peut laisser l’exclusivité à Sévère et qu’il frappe, en un dernier sursaut, jusqu’aux derniers jours de l’usurpation117.
Enfin, un dernier groupe est constitué par les monnaies « nouvelles » qui permettent à Clodius Albinus d’enrichir et de personnaliser son message. Il est constitué d’une dizaine de types. Une première moitié pourrait regrouper ce que l’on considérera comme des monnayages polémiques : FIDES AVG, MAR(s) VLT(or), CLEMENTIA et peut-être AEQVITAS. La Fides du nouvel Auguste est celle dont il peut se vanter du fait du soutien de ses troupes, certainement ; mais elle est surtout celle dont il a fait preuve envers Sévère en tant que César, et dont ce dernier a manqué en l’excluant progressivement des plans de succession et en cherchant à le faire assassiner. Cela suffit à justifier sa rébellion118. C’est selon la même logique que, à côté de Mars Pater, le soutien de Mars Vltor est revendiqué, dans la phase finale de l’usurpation, quand aucun accord n’est plus envisageable. Car Mars Vltor, déjà mobilisé par Octavien contre les assassins de César et contre les Parthes, est le Mars Vengeur, susceptible de soutenir la juste cause de Clodius Albinus contre les ruses et les traîtrises de Sévère119. En ce sens doivent s’entendre l’Aequitas, mais aussi la Clementia, vertu de Jules César, qui distingue l’usurpateur de Bretagne de son ancien collègue, réputé pour une cruauté dont il vient à nouveau de faire la démonstration en réprimant les partisans de Pescennius Niger vaincu. Déjà ce dernier s’était proclamé Iustus quand son rival n’était que Seuerus120.
L’autre moitié de ce monnayage nouveau d’Albinus tente de galvaniser les troupes bretonnes et les habitants des Gaules par la mobilisation des divinités les plus cruciales – Jupiter et Hercule, le roi des dieux et son fils sur terre, le garant de l’imperium et l’incarnation de l’ordre obtenu par la force juste, dont Albinus n’entend pas laisser le monopole à Sévère – puis par l’affirmation finale d’une espérance avec SPES ou SPE AVG121. Jupiter, assis ou debout, tient une victoire et le sceptre ou le foudre, accompagné de l’aigle avec les légendes IOVI VICTORI ou IOVIS VICTORIAE122. Hercule, également debout, tient le globe et porte ses attributs habituels, la massue et la leonte, associés à la légende FORTITVDO AVG INVICTA, qui sonne comme un baroud d’honneur123. Enfin, faute de pouvoir se prévaloir du soutien du Genius Populi Romani, Albinus tente de mobiliser ses derniers fidèles dans la dernière phase de son usurpation en se réclamant du GEN(ius/io) LVGD(uni), lui aussi associé au sceptre et à l’aigle124. De tout ceci, on déduit que Clodius Albinus a besoin de convaincre les habitants de la Gaule Lyonnaise de la justesse de sa cause et de sa capacité à vaincre.
On remarque d’ailleurs que l’ensemble des frappes de l’atelier de Lyon n’est pas d’une grande qualité ni d’une grande originalité graphique, ce qui ne saurait être étonnant dans un contexte d’usurpation qui a provoqué la réouverture d’un atelier fermé depuis 78125. Beaucoup de revers représentent une allégorie debout, tenant les attributs que l’on attend compte tenu de la légende. Ils sont donc à lire avant tout du point de vue des mots d’ordre et de leur articulation. On voit Clodius Albinus opérer une sélection parmi les monnaies déjà frappées à son nom, mais aussi parmi les thèmes que Septime Sévère s’était réservés, et enfin, plus largement, parmi le répertoire déjà riche et ancien adapté à un affrontement armé. Le tout constitue un discours typique des usurpations qui n’a rien de vraiment original – surtout si on le compare à celui de Pescennius Niger, seulement un an auparavant – mais qui présente l’intérêt d’être un cas unique dans lequel on peut comparer le passage d’une situation officielle à une situation insurrectionnelle qui lui succède. Le discours de conciliation et de célébration de la prospérité, dans lequel le César se trouve privé de toute dimension militaire, est remplacé par un discours où la tonalité martiale domine, accompagné de monnayages polémiques destinés à apporter un surcroît de légitimation, et d’une note d’espoir dont le but est de galvaniser la confiance des troupes et des provinces.
La plupart de ces thèmes font partie d’un registre bien rodé, apparu lors des usurpations de 68-69 et réemployé peu de temps auparavant par Didius Julianus, Septime Sévère et Pescennius Niger126. Au sein de ce registre, on trouve les dieux typiques qui assurent la possession de l’imperium (Jupiter, Mars, Genius) ou la victoire qui la permet ; on trouve les qualités et prérogatives impériales habituelles et un appel aux légions (FIDES LEG), qui ne peuvent cependant être dénombrées comme l’avait fait Sévère en 193, car Albinus n’en contrôle que trois. Le fait que toutes ces monnaies soient en argent sauf une (en bronze) montre qu’elles leur étaient avant tout destinées. On peut d’ailleurs se demander quelle fut la motivation de ces soldats dans un affrontement qui se présentait comme largement défavorable. On peut soupçonner que ce fut, pour une part, la peur d’être victimes d’une épuration particulièrement dure, comme l’avaient été les troupes de Niger, pour une autre part le désir d’être les troupes qui auraient fait l’empereur face aux autres légions. On peut également penser qu’elles croyaient à la justesse de leur cause, suffisamment du moins pour imaginer que le nombre des mécontents susceptibles de les soutenir dans tout l’Empire devait être important, y compris à Rome ; sans quoi il leur aurait été facile de mettre Albinus à mort afin de s’acquérir les bonnes grâces de Sévère, comme l’avaient fait les soldats d’Avidius Cassius en 175127.
Bilan d’une usurpation
Il est temps, maintenant que nous sommes sur le point d’aborder la défaite finale et le bilan de cette usurpation, de se pencher sur le pouvoir concret de Clodius Albinus : l’espace qu’il a contrôlé, les armées qui ont été sous ses ordres.
Clodius Albinus dut laisser une partie de ses troupes en Bretagne pour protéger l’île des attaques des Caledones et des Maeatae mais, avec une grosse partie de chacune de ses trois légions, il passa sur le continent, sans doute à Bononia, et dut affronter Virius Lupus, le légat d’Auguste de la province voisine de Germanie Inférieure128, la plus proche à disposer de légions. Le combat fut une victoire pour Albinus et occasionna sans doute la frappe du seul bronze de toute sa production, vantant la Fortune qui préside au retour victorieux : FORT(unae) REDVCI129. Une telle victoire était capitale pour sa survie, pour le moral de ses troupes et pour la justesse de sa cause : elle indiquait que les dieux n’étaient pas contraires et prenait valeur d’omen pour la suite ; il était important de le faire largement savoir. Pescennius Niger avait agi de même après avoir conquis Byzance et, comme lui, Albinus ne poussa pas plus loin son avantage130. On n’est pas même certain qu’il ait obtenu le contrôle de la Germanie Inférieure. En tout cas, il ne s’attaqua pas à la Germanie Supérieure mais préféra peut-être se rendre à Lugdunum, point névralgique permettant d’aller au devant de toute expédition qui viendrait de l’Italie ou du Rhin.
De même, nous ne savons pas s’il bénéficia du ralliement de la Narbonnaise. Nous savons seulement qu’il y eut des escarmouches dans le Norique, où Candidus, un général de Sévère, parti sur la route de l’expeditio gallica, s’illustra face, peut-être, à un gouverneur trop proche d’Albinus131. Cela prouvait que les dieux n’avaient pas encore choisi entre les deux compétiteurs et que les cols alpins restaient sous le contrôle de Sévère.
Une légion était stationnée en Espagne, la VII Gemina. Elle était assez proche et isolée pour pouvoir craindre une attaque d’Albinus, mais suffisamment éloignée pour pouvoir demeurer dans l’attente. Son légat, Novius Rufus, ne dut cependant pas montrer assez de zèle pour la cause de Sévère, puisqu’il figure sur une liste de sénateurs exécutés après l’écrasement de l’usurpation132. On ne peut que faire des hypothèses. Peut-être a-t-il suivi Albinus et lui a-t-il fourni des hommes ? Peut-être a-t-il seulement répondu à une de ses lettres ? Peut-être n’a-t-il tout simplement rien fait, alors que, placé dans la même situation, en 89, lors de l’usurpation d’Antonius Saturninus, le jeune Trajan avait volé sans attendre au secours de l’empereur Domitien133. D’ailleurs, la situation n’était pas sans rappeler celle de Vindex et Galba dans leur révolte contre Néron en 68, lorsque la Lyonnaise et l’Espagne constituaient un ensemble dissident, mais qui n’avait pas réussi à entraîner les légions stationnées le long du Rhin. La ville de Lugdunum, assiégée par Vindex, constituait déjà un point névralgique face aux légions venues de Germanie Supérieure pour combattre le soulèvement. Cependant, certains éléments faisaient toute la différence en 197. Albinus avait certes trois légions, mais il ne pouvait pas compter sur l’Espagne dont le « ralliement » à sa cause – s’il eut lieu – ne résultait que de son isolement. Il ne pouvait, non plus, aller plus loin du fait de l’attachement des soldats rhénans à la cause de Sévère, qu’ils soutenaient depuis le début134, quand Vindex et Galba avaient pu croire à un rejet de Néron par les légions du Rhin ; quant au ralliement de la légion d’Arabie, si ce n’est pas une invention, il ne lui était d’aucun secours135. Albinus n’avait pas de solution de repli en cas de défaite. L’affrontement aurait donc lieu en Gaule et tout se jouerait dans une bataille entre les deux chefs.
Le départ en campagne de Sévère depuis Rome, après le 10 décembre 196, fut annoncé par le monnayage PROFECTIO AVG, qui montre Sévère à cheval, tenant une lance136 ; il fut accompagné de sacrifices et de vœux publics. VOTA PVBLICA présente deux variantes, qui montrent Sévère sacrifiant seul ou en compagnie de son fils137. Pour rassurer le peuple romain, qui avait montré des signes de mécontentement devant cette prolongation des guerres civiles, Sévère veilla à renouveler la frappe de PACI AVGVSTI (à la paix de l’Auguste), promesse d’un retour à la paix, qui se déduisait également de la représentation de Pax assise138. Il renouvela également la frappe de PROVIDENTIA AVG, qui soutenait l’empereur choisi en 193 et lui donnait ce don de pourvoir à tout, notamment à l’adoption d’un nouveau César en la personne de son fils Bassianus, devenu de ce fait Antoninus et que l’histoire retient sous le sobriquet de Caracalla.
Le premier combat eut lieu à Tinurtium (Tournus), à 100 km au nord de Lyon, une localité qui marquait l’entrée dans la Lyonnaise depuis la Germanie Supérieure139. C’était la même logique qui avait prévalu en 68, lorsque le légat de Néron Verginius Rufus avait vaincu les troupes de Vindex à Vesontio (Besançon), quelque 100 km plus au nord-est. L’affrontement fut indécis et les troupes de Clodius Albinus se replièrent sur Lugdunum, leur place forte. Ce dernier fut finalement vaincu le 19 février 197, mais après une bataille où il faillit l’emporter, car Septime Sévère, présent en personne – ce qui n’avait pas été le cas contre Pescennius Niger – tomba de cheval et manqua d’y laisser la vie. Ses troupes ne furent sauvées que par l’arrivée tardive d’un certain Julius Laetus, qui fut par la suite accusé d’avoir tardé à dessein et le paya de sa vie. Albinus fut alors décapité, sa tête envoyée à Rome et son corps jeté dans le Rhône140. Son règne en tant que prétendant à l’Empire n’avait sans doute pas duré plus de quinze mois et sa défaite allait être l’occasion d’une épuration importante.
En effet, Sévère s’était jusque-là montré très « indulgent », comme son monnayage le proclamait. Il n’avait pas tué grand-monde après avoir vaincu Didius Julianus ; au contraire, il avait même rassuré le Sénat en choisissant Albinus comme César ; il devait alors s’assurer le plus grand nombre de soutiens dans sa guerre en Orient. Après y avoir vaincu Niger, au printemps 194, il mena une répression modérée, mais suffisamment importante pour inquiéter les sénateurs141. Il est possible que certains d’entre eux aient pris contact avec Albinus pour lui offrir l’Empire, mais c’était très dangereux. Qu’ils l’aient fait ou non, Septime Sévère pouvait utiliser cette accusation pour justifier sa défiance envers Albinus. Mais la vérité est que sa décision d’associer sa femme et son fils à son pouvoir était prise depuis longtemps et qu’on ne peut accuser Clodius Albinus d’avoir pris seul l’initiative de la révolte. Une fois ce dernier vaincu, Sévère n’avait plus de raisons de se limiter, et les sources littéraires gardent la trace de l’épuration qui fut menée avec un cynisme et une cruauté assumés142.
Le pouvoir était définitivement acquis, mais la victoire, compte tenu de son contexte dramatique d’affrontement entre Romains, fut annoncée avec une relative discrétion par une IXe acclamation impériale. Les thèmes purement guerriers semblent à nouveau avoir été volontairement gommés pour insister davantage sur le retour à la paix et à l’Imperii Felicitas qui prenait le visage des deux bustes affrontés de l’empereur et de son nouveau César143. Concordia apparaît alors pour la première fois dans le monnayage au nom de Sévère : à l’affirmation de l’entente régnant au sein du nouveau couple impérial, s’ajoute la proclamation du rétablissement durable d’une forme de consensus entre tous les Romains, maintenant qu’Albinus a été éliminé. C’était un moyen de dire que ce dernier avait constitué le principal obstacle au rétablissement de l’unité ; les nuages étaient écartés, le soleil pouvait à nouveau luire pour tous144.
Ce n’est qu’après une nouvelle campagne militaire au-delà de l’Euphrate, comme en 194, que les thèmes monétaires qui venaient célébrer l’extinction des guerres apparurent, à l’occasion des Xe et XIe acclamations impériales : la première marquait une victoire à Nisibis et la seconde la prise de Ctésiphon, qui fut l’occasion de l’élévation d’Antoninus-Caracalla au titre d’Auguste, ainsi que de son association à la puissance tribunitienne. Le 28 janvier 198, moins de deux ans après l’octroi du titre de César, Sévère accordait à son fils de dix ou douze ans ce qu’il avait refusé à Albinus – le César de circonstance qu’il avait choisi pour le neutraliser145. Dans les thèmes qui furent alors frappés, nombreux sont ceux qui associaient les deux empereurs (FORTVNAE AVGG, VICT AVGG, ANNONAE AVGG, SALVTI AVGG146), mais seulement un se référait clairement au contexte oriental (VICT PARTHICAE)147. Les autres semblaient très généraux (MARTI VICTORI)148, mais s’entendaient mieux encore dans le contexte de l’écrasement d’Albinus : MARTI PACIFERO, Mars Pacificateur, ou qui apporte la paix, repris des premières frappes, rappelait que la paix était revenue par l’emploi des armes149 ; IOVI CONSERVATORI, Jupiter Conservateur, était le dieu qui avait remis le pouvoir à Sévère et le lui avait conservé, et qui avait conservé l’empereur vivant dans la lutte face à son rival150 ; la CONCORDIAE MILITVM, ou concorde des soldats, avait été rétablie par la lutte commune des légions contre les Parthes, mais c’était la guerre contre Albinus qui avait mis à mal cette concorde151 ; enfin, PACI AETERNAE, la paix éternelle, sonnait comme une promesse et une réponse à la triste lassitude qui avait étreint les Romains lors de la dernière guerre civile entre l’empereur et son César152. Il est à noter également que Sévère cessa de noter ses acclamations impériales après la XIe : elles lui avaient servi à asseoir son pouvoir par la victoire, mais il ne souhaitait certainement pas dépasser le nombre qu’avait atteint son « père » Marc Aurèle153.
Clodius Albinus et la Bretagne
On peut s’interroger, en conclusion, sur ce que Clodius Albinus doit à la Bretagne et ce qu’il lui a laissé. On n’a trouvé de lui aucune inscription ni aucun monnayage spécifique sur l’île ; en ce sens, Albinus n’est pas un usurpateur « breton ». La Bretagne avait, certes, déjà servi de faire-valoir à de grands généraux avant lui : Vespasien, Suetonius Paullinus ou Agricola avaient pu y démontrer la Virtus qui faisait d’eux des capaces imperii. Mais cette province avait plutôt tendance, comme en 68-69, à demeurer en dehors des conflits civils154 ; elle était éloignée et demandait à rester protégée contre les invasions venues du nord et de l’ouest. La construction des murs d’Hadrien puis d’Antonin en avait fait une province plus calme, mais l’agitation à la frontière avait repris, justifiant une intervention de Pertinax sous Commode155, puis de Septime Sévère entre 208 et 211. C’est d’ailleurs à cette date que l’empereur africain trouva la mort sur l’île, dans la ville d’Eburacum (York).
À l’inverse, son insularité permettait une plus grande cohésion des troupes et, on peut le supposer, un lien plus fort avec leur commandant. Elle permettait également une gestation protégée des projets d’usurpation. Mais ces projets supposaient une traversée de la Manche et une conquête de la Gaule, voire de l’Espagne, avant une descente vers Rome : autant d’opérations complexes qui furent rendues possibles à Albinus par l’éloignement temporaire de Sévère. Conscient de ces avantages, ce dernier allait confier à Virius Lupus, le gouverneur de Germanie Inférieure vaincu par Albinus aux premiers jours de l’usurpation, la mission de gouverner l’île et de prendre des mesures pour rendre un nouveau soulèvement impossible : la province fut alors divisée en deux, comme l’avait été la Syrie, afin qu’il ne reste plus aucune province mettant trois légions sous le commandement d’un seul gouverneur156.
Si l’on considère, à présent, que l’usurpation de Clodius Albinus constitue la première tentative de revendiquer l’Empire à partir d’une base située en Bretagne, alors on peut y voir le premier modèle de ce que furent ensuite les usurpations de Constantin (306), de Magnus Maximus (383), et de Marcus, Gratien et Constantin III (407), qui ont laissé une trace littéraire bien plus grande. Parmi ces usurpations, seule celle de Constantin fut un succès, dans lequel il faut prendre en considération le fait que Constantin était le fils d’un empereur légitime qui avait trouvé la mort en Bretagne, ce qui apparente davantage son entreprise à celle de Caracalla partant faire reconnaître son pouvoir à Rome après la mort de son père.
On peut également considérer que l’usurpation d’Albinus, par le domaine qu’il a contrôlé, intégrant la Bretagne mais centré sur la Gaule et associant potentiellement l’Espagne, annonce tout autant les usurpations des années 260, quand des généraux romains que l’on qualifiera d’empereurs gaulois se sont trouvés à la tête d’un domaine semblable par son étendue et sa cohérence. C’est cette cohérence qui allait donner naissance aux diocèses, ces circonscriptions administratives regroupant plusieurs provinces à l’époque tétrarchique. À l’époque d’Albinus, cependant, la Bretagne ne se concevait pas comme une province autonome ou comme une île, mais comme la partie d’un tout qui était l’Empire. Albinus fut peut-être le premier à montrer que ce pouvait être également un élément d’un ensemble potentiellement autonome.
L’histoire ne se souviendrait pas de lui comme d’un tyran, parce qu’au début du IIIe siècle, les prétendants autoproclamés n’étaient pas encore appelés ainsi157 : Tertullien est notre première source à le citer avec d’autres prétendants (Avidius Cassius et Pescennius Niger), mais sans leur appliquer de vocabulaire spécifique158. C’est sans doute ce qui explique qu’il ne soit pas toujours identifié comme un usurpateur susceptible d’être inclus dans une liste et qu’il ne figure ni chez Bède, ni dans l’Historia du pseudo-Nennius, ni chez Geoffroy de Monmouth. L’ironie du sort est que les historiens postérieurs de la Bretagne se souvinrent davantage de Sévère, qui y mourut et à qui on attribua la construction d’un mur159, que d’Albinus qui y devint empereur. Sans doute parce que Sévère y mena campagne et que sa mort, suivie de la proclamation de son fils Antonin-Caracalla en 211, présageait l’avènement bien plus connu de Constantin, après la mort de son père Constance Chlore.