De l’« affaire Griveaux » à l’« affaire Pavlenski » : infamie, art et politique en régime médiatique

DOI : 10.54563/gfhla.507

Résumés

En 2020, les réseaux sociaux diffusèrent abondamment des vidéos et messages à caractère sexuel envoyés par Benjamin Griveaux – candidat à la Mairie de Paris – à une jeune femme avec laquelle il avait eu une relation intime. La diffusion de ces éléments qui réunissait les ingrédients de la vieille recette du scandale politico-sexuel était l’œuvre d’un artiste russe, Piotr Pavlenski. Intitulée Pornopolitique, l’action fut présentée comme une performance, par son auteur qui expliqua utiliser les médias pour mettre à nu les « mécaniques du pouvoir ». Ce happening revendiqué provoqua la chute rapide de l’homme politique. Mais la suite prit une tournure judiciaire. Son œuvre se retourna contre l’artiste, conduisant Pavlenski à une garde à vue qui le ravala au rang de délinquant et éclipsa son statut d’artiste, en soumettant sa performance à une réception qui l’apparentait désormais à un fait divers de la vie politique contemporaine.

In 2020, social networks widely circulated videos and messages of a sexual nature sent by Benjamin Griveaux–then candidate for the office of Mayor of Paris–to a young woman with whom he had had an intimate relationship. The dissemination of this material, which combined all the ingredients of an old-fashioned recipe for a political sex scandal, was the work of a Russian artist, Piotr Pavlenski. Entitled Pornopolitique, the action was presented as a performance by its author, who explained that he was using the media to expose the “mechanics of power.” This happening, as Pavlenski claimed it should be considered, led to Grivaux’s rapid downfall as a politician. But what followed took a legal turn. His work backfired on the artist, leading Pavlenski into police custody, which in turn demoted him to the rank of a delinquent and eclipsed his status as an artist, by subjecting his performance to a reception that made it seem like a seamy news item in contemporary political life.

Plan

Texte

L’« affaire Griveaux » qui, en février 2020, fit l’effet d’un coup de tonnerre dans la campagne des élections municipales à Paris – où Benjamin Griveaux fut le candidat malheureux mais surtout déchu du parti présidentiel La République en marche (LREM), avant même le verdict des urnes –, pourrait paraître désormais lointaine, anecdotique dans le fil continument mouvementé de la vie politique, voire dérisoire au regard de l’histoire. Elle constitue pourtant une opportunité d’isoler et d’analyser les mécanismes par lesquels, d’une part, la puissance des images et de l’information dématérialisées, conjuguée à la transgression de l’intime dans l’espace public par le truchement de messages à caractère sexuel, a provoqué la chute d’un homme politique condamné à une forme d’indignité avant qu’il ne soit contraint de se retirer de la compétition électorale. D’autre part, elle permet d’interroger le traitement médiatique de ce bref et intense moment de peopolisation de la vie politique1, où Benjamin Griveaux fut la victime d’une destitution qui s’avéra réversible, puisque le producteur du scandale – l’artiste russe Piotr Pavlenski, exilé politique en France – vit son œuvre se retourner comme une arme contre lui-même. En quelques jours, les médias, qui s’étaient jusqu’alors intéressés à son opposition artistique au régime de Poutine, transformèrent en effet l’artiste en un activiste politique, sinon un dangereux anarchiste, dont les actes transgressifs, incertains et dérangeants, semblaient désormais flirter avec l’agit-prop2, les entorses à la légalité et une forme de délinquance.

1. Des révélations en forme de séquence médiatique

Sans doute n’est-il pas inutile de rappeler ici, tout au moins dans leurs grandes lignes, les faits en lesquels certains commentateurs ont vu « une déflagration qui bouscule tout, salit et peut broyer »3. Un mois avant le premier tour des élections municipales des 15 et 22 mars 2020, Benjamin Griveaux – au cours d’une rapide carrière impulsée par son adhésion à LREM, il avait été successivement député, secrétaire d’État à Bercy puis porte-parole du gouvernement –, briguant désormais la Mairie de Paris, se trouva contraint, en quelques heures, de se retirer de la compétition électorale où certains sondages l’avaient un temps donné comme possible vainqueur. À l’origine de ce retrait qui laissait LREM sans candidat dans la capitale : la diffusion publique, le mercredi 12 février, de vidéos privées montrant Griveaux en train de se masturber. Ces séquences, assorties de quelques sextos échangés entre le candidat et une jeune femme (qui n’était pas la sienne) avec laquelle il avait eu une brève relation intime, venaient d’être publiées sur un site Internet franco-russe récemment créé, intitulé Pornopolitique, en lequel certains membres de la Macronie crurent d’abord voir une tentative d’ingérence et de déstabilisation de la vie politique française4. Ces images et messages circulèrent d’abord à bas bruit sur des groupes Facebook du mouvement des Gilets jaunes rassemblant quelques dizaines de milliers de membres5. Mais ils ne commencèrent à véritablement attirer l’attention publique que par le relais de deux comptes Twitter détenus pour l’un par Laurent Alexandre, un urologue parisien réputé doublé d’un collaborateur influent de différents médias, et pour l’autre, par un député exclu de LREM, Joachim Son-Forget, dont quelques-unes des déclarations ou attitudes aussi imprévisibles et tonitruantes que provocatrices avaient fait un paria de la majorité parlementaire. Tout en relayant ces contenus et en en augmentant l’audience par viralité, Alexandre et Son-Forget déplorèrent ou feignirent de condamner « cette attaque basse contre Benjamin Griveaux […], ce type de méthodes et les gens qui sont derrière ce piège ou ce montage »6. Alexandre regretta même que le candidat n’ait pas maintenu sa candidature7. En quelques heures, Griveaux figurait en tête des tendances sur Twitter8, moins pour la conférence de presse du jeudi 13 où il avait dévoilé une nouvelle mouture de son programme pour Paris qu’en raison de ses vidéos et messages scabreux. Le candidat LREM à l’Hôtel de Ville de Paris, qui avait d’abord opté pour la stratégie du silence indifférent, sans toutefois démentir les faits, se trouva donc emporté dans un tourbillon médiatique, à la hauteur des dizaines de milliers de retweets qui faisaient circuler le lien vers le site Pornopolitique.

En quelques jours, la presse leva le voile sur les principales zones d’ombre de cette affaire. Les images et sextos avaient été envoyés en mai 2018 par Griveaux à Alexandra de Taddeo, jeune étudiante en droit parisienne qui, depuis quelques mois, était devenue la compagne de Piotr Pavlenski. Après avoir enregistré et conservé ces messages éphémères, elle les avait montrés à l’artiste qui les récupéra et les mit en ligne à son insu sur le site Pornopolitique lancé pour l’occasion. Elle déclara que, s’il lui avait demandé l’autorisation de le faire, elle s’y serait opposée, mais que la chose étant désormais accomplie, elle refusait de censurer l’expression d’un artiste, au risque d’être poursuivie par la justice pour complicité d’« atteinte à l’intimité de la vie privée » et pour « diffusion sans l’accord de la personne d’un enregistrement sur des paroles ou images à caractère sexuel et obtenues avec son consentement »9 ; au risque également d’être condamnée à deux ans d’emprisonnement et 60 000 euros d’amende, comme le prévoit la loi. Elle s’amusa également de ce que la justice puisse la soupçonner d’être une escort-girl destinée à salir la réputation de Griveaux, une nouvelle Mata Hari ou « une espionne embauchée par Poutine »10.

Le 14 février au soir, en concertation avec l’Élysée et les instances du parti LREM, Benjamin Griveaux annonça officiellement qu’il renonçait à sa candidature aux élections municipales parisiennes, estimant que cette situation ne lui permettrait pas de poursuivre sa campagne dans de bonnes conditions et moins encore d’être élu, alors même que les sondages le donnaient en troisième position à l’issue du premier tour de scrutin, derrière Anne Hidalgo (PS) et Rachida Dati (LR)11. Dans une brève déclaration enregistrée à l’AFP, Griveaux expliqua, par référence à quelques actions spectaculaires et violentes des Gilets jaunes qui l’avaient personnellement visé en tant que porte-parole du gouvernement quelque temps plus tôt :

Depuis plus d’un an, ma femme et moi avons subi des propos diffamatoires, des mensonges, des rumeurs, des attaques anonymes, la révélation de conversations privées dérobées ainsi que des menaces de mort. Comme si cela n’était pas suffisant, hier, un nouveau stade a été franchi. […] ma famille ne mérite pas cela. Personne, au fond, ne devrait jamais subir une telle violence. […] J’ai décidé de retirer ma candidature à l’élection municipale parisienne.12

Ce retrait ferma ce que les médias qualifient de séquence.

2. Une performance artistique pour une chute

La diffusion des images et messages de Griveaux reposait sur le dévoilement dans la sphère publique de données relevant de la vie privée de deux adultes consentants. Ces éléments à caractère intime et sexuels impliquant des personnalités publiques et des responsables politiques présentaient néanmoins tous les ingrédients de la vieille recette du scandale politico-sexuel. Très vite, dans les heures qui suivirent la révélation des images relatives à Griveaux, des membres de LREM ne manquèrent pas de justifier la décision de retrait du candidat par le précédent américain que constituait le cas Anthony Weiner13 – ce Démocrate qui, en 2011, avait cru pouvoir se maintenir au Congrès puis, en 2013, à la candidature à l’investiture de son parti pour la Mairie de New York, après la publication de messages et photos obscènes, voire pornographiques, qu’il avait adressés quelques années auparavant à des jeunes femmes.

Mais l’« affaire Griveaux » devint vite l’« affaire Pavlenski », quand l’opinion publique française découvrit que les révélations étaient en fait l’œuvre d’un agitateur et artiste russe, opposant politique au régime de Vladimir Poutine, disposant depuis mai 2017 du statut de réfugié politique : Piotr Pavlenski, né en 1984 à Leningrad (l’actuelle Saint-Pétersbourg). Dans les portraits que la presse et la télévision dressèrent de Pavlenski, on apprit très rapidement que la publication en ligne, sur le site Pornopolitique, des images et des sextos de Benjamin Griveaux, constituait une performance artistique, selon son auteur qui expliquait utiliser les médias pour mettre à nu les mécanismes du pouvoir. Pornopolitique procédait de ce que Pavlenski avait précédemment théorisé et mis en pratique comme un « art politique » et dont, par un retournement qui avait servi de sous-titre à son livre d’entretiens de 2016, il avait fait le fondement de « la politique comme art »14.

Depuis le début des années 2010, en Russie, Pavlenski avait en effet multiplié les actions, performances et happenings15. En juillet 2012, dans le cadre d’une action intitulée Suture, en soutien aux Pussy Riot – un collectif de punkettes russes qui avaient entonné une chanson anti-Poutine dans la cathédrale du Saint-Sauveur de Moscou –, il s’était cousu les lèvres avec un épais fil rouge et s’était tenu debout devant la cathédrale de Kazan à Saint-Pétersbourg, pour dénoncer l’absence de liberté d’expression et de droit à l’opposition au pouvoir, dans une société qu’il jugeait pétrifiée par la peur, mais aussi pour protester contre le défaut de glasnot du régime russe. Deux ans plus tard, en mai 2013, lors du happening Carcasse, en protestation contre le retour de Poutine à la présidence de la Fédération de Russie, Pavlenski s’était couché nu dans une sorte de nasse de fils de fer barbelés et fait déposer sur la voie publique, à l’entrée du Parlement de Saint-Pétersbourg. Armées de pinces coupantes, les forces de l’ordre russes avaient mis de longues minutes, sous l’œil de photographes convoqués et de témoins interloqués, à libérer de cette gangue hostile le corps meurtri et sanguinolent de l’artiste. Quelques mois après, en novembre 2013, à Moscou cette fois-ci, il avait organisé une nouvelle performance intitulée Fixation : sur les pavés de la Place rouge, nu, il s’était cloué le scrotum pour fustiger « l’apathie, l’indifférence politique et le fatalisme de la société russe contemporaine ». Moins d’un an plus tard, en octobre 2014, assis au sommet du mur d’enceinte de l’Institut psychiatrique Serbski de Moscou – haut lieu de sinistre mémoire de la psychiatrie répressive et totalitaire de l’URSS –, Pavlenski, invariablement nu, s’était coupé le lobe de l’oreille droite, à l’aide d’un immense couteau, pour dire publiquement son inquiétude du retour de l’internement des opposants au pouvoir qui les privait ainsi de liberté et les discréditait en les traitant de déséquilibrés mentaux : cette performance s’intitulait Séparation. Enfin, le 9 novembre 2015, nuitamment, Pavlenski avait enflammé la porte principale du siège historique du FSB (l’ex-KGB), place de la Loubianka, au cœur de Moscou. L’action, baptisée Menace, entendait retourner la violence d’État qui exerçait sans fin et sans limites son pouvoir à l’encontre de 146 millions de personnes gouvernées par la terreur.

Dans tous ces happenings, l’artiste-activiste convoquait son corps émacié qu’il plaçait au centre de dispositifs sacrificiels inventés pour le mettre en danger ou le soumettre à la douleur, tout en le donnant à voir publiquement aux citoyens et aux médias appelés à devenir les témoins de ses performances et revendications. Pour chacune de ses actions artistiques et politiques, Pavlenski fut systématiquement arrêté par la police, traduit en justice, placé en détention préventive, soumis à des expertises psychiatriques et condamné à des amendes. Toutefois, à chaque fois, il échappa à la prison, selon une mansuétude inhabituelle des juges russes qui, peut-être, avouaient implicitement l’impuissance d’un appareil sécuritaire d’État à contenir le mode d’expression d’un individu solitaire dont le goût prononcé pour l’automutilation disait l’indifférence à la souffrance. En France, quelques-uns de ces différents happenings avaient rencontré un écho médiatique relatif mais certain – par exemple un long portrait dans Libération intitulé « Couillu »16–, et leur réception critique avait été plutôt louangeuse, suscitant notamment la traduction par les Éditions Louison du livre d’entretiens déjà mentionné : Le Cas Pavlenski17. Cette réception de ses performances et happenings pesa favorablement dans l’octroi rapide du statut de réfugié politique à Pavlenski en lequel les autorités françaises virent, selon les mots de son avocate Dominique Beyreuther-Minkov, un « artiste engagé et menacé dans son pays »18, militant des libertés citoyennes et de la liberté d’expression, que la patrie des droits de l’homme s’honorerait d’accueillir et de protéger. De son côté – et sans doute y a-t-il là une sorte de quiproquo autour d’une revendication des Lumières (mais lesquelles ?) –, Pavlenski confiera avoir choisi la France « parce que c’est la patrie du marquis de Sade, le plus grand Français de l’humanité »19.

Du point de vue de Pavlenski, Pornopolitique, qui, plus que le nom d’un simple site Internet, servit d’intitulé à son projet artistique et politique, et qui provoqua donc la chute de Benjamin Griveaux, était une continuation de son œuvre inaugurée et conduite en Russie par les différentes actions précédemment évoquées. C’en était le prolongement ailleurs, en l’occurrence en France, et par d’autres moyens : non plus la mise en scène et la mutilation du corps de l’artiste, mais la divulgation publique du corps d’un responsable politique par ses images, aussi obscènes fussent-elles, comme l’étaient autrement les apparitions nues de Pavlenski se mutilant le scrotum dans l’espace public. « L’art politique agit de l’intérieur de la mécanique du pouvoir et force l’appareil d’État à se démasquer », avait théorisé Pavlenski20. Comment l’auteur de ce programme en arriva-t-il à s’intéresser aux élections municipales parisiennes et plus particulièrement à la figure de Benjamin Griveaux ?

Autrement et brutalement posée, la question pourrait être : pourquoi Griveaux après Poutine ? Il y a là un jeu d’écarts et de disproportions qui laisse perplexe et invite à réfléchir, d’autant que Pavlenski reconnut qu’avant que sa compagne ne lui montre les vidéos qu’elle avait reçues de Griveaux, l’artiste n’avait jamais entendu parler de cet homme politique français et que la campagne électorale parisienne était assez éloignée de ses préoccupations. Sur la page d’accueil du site Pornopolitique et sous le bandeau affichant « une fresque érotique des plus kitsch qui hésite entre Playboy et un faux Dalí »21, on pouvait lire cette exhortation maladroitement traduite en français :

Citoyens de France et d’autres pays ! Correspondez ! Faites, inspirez le porno ! Politiciens, fonctionnaires, représentants politiques – ils sont parmi nous, et ils sont nombreux ! Chacun de nous peut être auteur et réalisateur. N’ayez peur de rien. C’est notre seul moyen de sortir des marécages du puritanisme et de l’hypocrisie !22

Si l’invitation à la délation publique était claire, le message permettait d’éclairer un peu les motivations de Pavlenski dans l’« affaire Griveaux ». Par ce qui constituait sans doute une justification a posteriori de son action, Pavlenski expliqua très sérieusement : « Griveaux représentait un grand danger pour Paris. Comment lancer une campagne avec une telle hypocrisie ? » L’artiste invoqua la nécessité morale de la transparence et déclara encore :

La vocation d’un artiste, c’est de déranger le monde et de faire sauter les codes normatifs. Il doit être un os dans la gorge du pouvoir. Je fais de l’art politique, pas des gestes politiques. Ce qui compte, c’est l’image. Je rends visible, je révèle.23

Que révélait donc Pavlenski du pouvoir, que la société aurait ignoré et qui aurait mis fin au règne de l’hypocrisie, à propos de Benjamin Griveaux, au point de devoir le faire chuter politiquement ?

Si Pavlenski entreprit de soumettre cette figure politique à une forme d’opprobre – entre raillerie, indignité et critique –, c’est parce qu’il accéda à des images et des messages qui lui permettaient de contrecarrer la diffusion de l’image lisse, respectable et donc « hypocrite » – selon le qualificatif de l’artiste – que le candidat à la Mairie de Paris avait voulu donner de lui-même, avec sa femme (enceinte), dans le magazine Paris-Match, par l’entremise d’une communication photographique soigneusement élaborée24. Pavlenski s’érigeait donc en artiste justicier intransigeant, démasqueur d’un puritanisme de complaisance et pourfendeur du mensonge imposé à la société par les élites qui prétendaient la représenter. De ce point de vue, on pourrait considérer que Pavlenski était parvenu, avec une certaine efficacité, à ses fins politiques par le truchement de moyens revendiqués comme artistiques : non sans une forme de facilité que certains observateurs qualifièrent de vertigineuse, l’action d’un artiste russe exilé avait réussi à faire tomber pour indignité un responsable politique dont il ignorait l’identité même quelques mois ou semaines plus tôt. La question de la représentation politique et publique avait été très abruptement posée et la réponse apportée s’était montrée d’une radicalité glaçante.

3. Judiciarisation de l’affaire, traitement médiatique et destitution de l’artiste

Mais la suite de l’action Pornopolitique prit sans tarder une tournure judiciaire pour atteinte à la vie privée de Benjamin Griveaux qui avait porté plainte. C’est alors que l’œuvre se retourna contre son créateur en interrogeant brutalement le vieux topos de la figure de l’artiste. Ce retournement conduisit Pavlenski à une garde à vue et à un contrôle judiciaire qui le ravalèrent subitement au rang de délinquant. La publication, à la une de Paris Match25, d’un reportage photographique alla dans ce sens, qui montra les conditions de son arrestation par la police le plaquant au sol et le menottant tel un criminel, au mépris des droits de l’intéressé que protégeait pourtant l’article 35ter de la loi du 29 juillet 1881 interdisant la diffusion de telles images sans son accord26. Dès lors, les médias traitèrent la personnalité de Pavlenski sous d’autres jours qui n’avaient guère été évoqués jusque-là. On rappela que pour avoir incendié la façade de la succursale parisienne de la Banque de France, place de la Bastille, en octobre 2017, lors d’une performance intitulée Éclairage, il avait écopé d’une arrestation, de plusieurs mois de détention préventive et d’une condamnation à trois ans de prison, dont deux avec sursis (il passa onze mois à Fleury-Mérogis). Quand il expliqua au Monde que cette action avait été soigneusement préparée, les journalistes qui l’interviewaient écrivirent non sans condescendance implicite : « Un choix mûrement réfléchi, à l’en croire : « En 1871, la banque s’est très mal conduite avec les Communards. » Une leçon d’histoire « lue sur Internet ». »27 Dans un registre similaire, la presse rappela que sa femme Oksana Shalygina, qui est la mère de leurs deux fillettes, avait demandé le divorce en l’accusant d’être un individu pervers, violent et tyrannique, tout comme le pouvoir qu’il déclarait vouloir combattre par ses œuvres. Les raisons de l’exil en France de Pavlenski furent aussi passées au crible et une nouvelle version en fut donnée, à distance de la noblesse de ses combats pour la liberté d’expression : afin d’échapper à la justice, il aurait été contraint de quitter la Russie où il était accusé d’avoir tenté d’agresser sexuellement une jeune comédienne et d’avoir tabassé l’ancien compagnon de celle-ci28. La narration des frasques de Pavlenski, à Paris, lors du réveillon du 31 décembre 2019, lors d’une fête « post-crépusculaire »29 organisée dans un appartement bourgeois de Saint-Germain-des-Prés, acheva le portrait d’un « ange déchu »30 : Pavlenski y avait eu une violente altercation avec plusieurs convives, blessant deux hommes au couteau, assénant un puissant coup de poing à une femme et recevant lui-même un violent coup de bouteille de champagne sur le crâne31 – un épisode qui lui valut même les honneurs du dessin judiciaire dans les colonnes du Parisien32.

Dans la presse, un changement dans le traitement médiatique du performeur s’opéra donc, le faisant passer d’une approche de ses projets artistiques à l’évocation fait-diversière de ses actes. Pavlenski fut même comparé à Clyde Barrow dans le couple improbable qu’il formait avec Bonnie Parker-Alexandra de Taddeo33. Paris Match les vit comme « les diaboliques qui ont fait chuter le candidat »34 et on présenta Pavlenski comme l’un des membres du « trio sans foi ni loi »35 qu’il constitua dans la déchéance de Griveaux, avec sa jeune compagne et avec Juan Branco, l’avocat proche de La France insoumise, soutien de Julian Assange et défenseur des Gilets jaunes.

La judiciarisation de l’affaire et son traitement médiatique contribuèrent donc à destituer l’artiste, dont Ernst Kris et Otto Kurz ont montré dans leur ouvrage pionnier36 que, dans l’histoire et plus particulièrement dans l’histoire sociale de l’art, sa figure était toujours caractérisée par une forme d’énigme et de magie contribuant à son héroïsation, sa mythification et sa légende, pour lui conférer « une place spécifique mais pas tout à fait bien délimitée » qui permet de sanctionner ses « facultés ou [ses] dispositions particulières »37. En transformant Pavlenski en voyou, les médias éclipsèrent son statut d’artiste, ramenèrent sa personnalité au cœur de la société et de ses aspirations sécuritaires, et soumirent son action Pornopolitique – de la même manière que son happening Éclairage contre la Banque de France – à une lecture et une réception l’apparentant désormais à un fait divers de l’actualité ordinaire, à un banal scandale de la vie politique avec ses accidents individuels, ses erreurs de stratégie et ses bassesses de campagne. Pis encore. On qualifia Pavlenski d’« agitateur forcené converti au « kompromat » »38. La dissolution de la figure de l’artiste devenu un militant douteux s’accompagna d’une accusation lourde de sens : on le soupçonna, en effet, en ayant rendu publiques les photos de Griveaux en train de se masturber, d’avoir adopté les méthodes du FSB pour faire tomber des personnalités jugées dangereuses ou encombrantes par le pouvoir. On rappela que Poutine lui-même, alors qu’il était chef des services de sécurité russes, y avait eu recours en 1998 pour écarter le procureur Iouri Skouratov, chargé d’enquêter sur la corruption dans l’entourage proche de Boris Eltsine, en diffusant à la télévision une vidéo montrant le juge dans ses ébats avec deux prostituées39. C’est donc cette technique du « kompromat » (le « dossier compromettant ») que Pavlenski aurait appliquée dans Pornopolitique, empruntée au système oppressif du pouvoir russe qu’il prétendait combattre et dénoncer dans ses performances et happenings. Cette permutation des valeurs prenait un tour de conversion, comme si Pavlenski avait changé de religion : de l’art (politique) à la barbouzerie (politicienne), de l’opposition à Poutine jusqu’à l’adhésion à ses pires manœuvres. Est-ce le sens de cette remarque énigmatique faite par son ancienne avocate, Dominique Beyreuther-Minkov : « Je ne suis absolument pas surprise par ce qui se passe aujourd’hui. […] Quand on veut dîner avec le diable, il faut une longue cuillère »40 ? La presse française ne manqua pas de souligner que l’ambassade de Russie en France et les médias russes établis en France avaient fait des gorges chaudes du mauvais tour de Pavlenski à Griveaux, ironisant sur la protection policière attribuée à ce dernier, « pour s’assurer qu’il ne se masturb[ait] plus devant une caméra »41.

Quelques mois après la chute de Griveaux, Pavlenski publia en octobre 2020 un livre d’entretiens au titre très pasolinien42, Théorème, dans lequel, sous la forme d’une sorte d’abécédaire, il donnait sa conception de l’art (politique) et inscrivait sa démarche en regard de l’œuvre de Gustave Courbet, Guy Debord ou Marcel Duchamp. En février 2022, il publia, sous le titre Collision43, un autre livre composé à partir des documents émis par la police, la justice et les experts en psychiatrie à son sujet dans le cadre de ses deux performances Menace (Moscou, 2015) et Éclairage (Paris, 2019), pour montrer ce que produit « la machine carcérale, aussi bien russe que française, s’abattant sur un artiste engagé dans l’art politique ». Par ces publications, Pavlenski tenta de documenter et promouvoir sa démarche d’artiste. A-t-il pour autant, selon le vœu Dominique Beyreuther-Minkov, réussi à passer « des pages faits divers [aux] pages culturelles [des journaux] »44 ? En 2021, son ex-femme, Oksana Shalygina, publia un livre45 dans lequel elle dévoilait ce que fut sa vie tumultueuse avec Pavlenski en Russie et en France. Elle l’y décrivait comme un pervers manipulateur et sadomasochiste qui aurait perdu de vue ses ambitions artistiques sous le coup de sa mégalomanie narcissique et cruelle – « C’est fini, il est temps de faire tomber le masque ; [Pavlenski] est cent fois pire que Griveaux, un hypocrite capable de toutes les perversités », déclarait-elle46. En faisant tomber Griveaux avec une relative facilité, Pavlenski chuta lui-même du piédestal sur lequel la société place généralement les artistes. Peut-être était-ce le tribut à payer pour lui, dès lors que le matériau de son œuvre n’était plus son propre corps nu, abîmé et sacrificiel, mais celui d’un homme politique dans sa grande banalité à l’heure de la « sexualité spectacle » – selon le titre de l’ouvrage du sociologue Michel Dorais47 –, dépourvu de toute idéalisation et péniblement trivial dans la « société d’exposition »48 dans laquelle nous vivons à l’heure des réseaux sociaux et de leurs usages numériques ? Le 11 octobre 2023, le tribunal correctionnel de Paris condamna Piotr Pavlenski et Alexandra de Taddeo à des peines respectives de six mois de prison ferme sous bracelet électronique et à six mois de prison avec sursis, pour avoir enregistré à son insu, divulgué et diffusé publiquement sans son consentement, des vidéos intimes de Benjamin Griveaux. Trois ans après les faits, alors que ce dernier avait abandonné la vie publique, cette affaire ne semblait plus rien signifier ni de politique ni d’artistique. Maître Richard Malka, l’avocat du plaignant, s’était contenté de faire valoir que la vie privée devait demeurer protégée, comme « pilier de notre civilisation », en particulier face à « la terreur 2.0 des plus violents », avant de conclure : « L’art n’a jamais été un instrument de délation pour détruire des vies, un instrument totalitaire, de puritanisme »49.

Notes

1 Jamil Dakhlia, Les politiques sont-ils des people comme les autres ?, Paris, Éditions Bréal, 2012 ; Christian Delporte, Une histoire de la séduction politique, Paris, Flammarion, 2011. Retour au texte

2 Le terme vient du russe (agitatsiya i propaganda, signifiant agitation et propagande) et désigne, depuis la révolution bolchevique de 1917, un mode d’action politique basé sur l’agitation publique orchestrée par des militants. Retour au texte

3 Denis Cosnard, Olivier Faye et Damien Leloup, « Griveaux renonce à être candidat à Paris », Le Monde, 15 février 2020. Retour au texte

4 Lors de la campagne présidentielle de 2017, la France avait suspecté une tentative de déstabilisation politique émanant du Kremlin semblable à celle opérée l’année précédente aux États-Unis envers la candidate démocrate Hillary Clinton. Les relations franco-russes s’en étaient trouvées refroidies. Retour au texte

5 Rappelons que, le 5 janvier 2019, des « gilets jaunes » avaient forcé l’entrée du ministère de l’ex-porte-parole du gouvernement, à l’aide d’un chariot élévateur. Pour sa participation à cette opération, un « gilet jaune » était en attente de son procès (initialement prévu en mars 2020, mais repoussé du fait de la grève des avocats, puis de la crise du Covid, au mois de novembre). Benjamin Griveaux était alors doublement au cœur de l’actualité. Retour au texte

6 Denis Cosnard, Olivier Faye et Damien Leloup, « Griveaux renonce à être candidat à Paris », art. cité. Retour au texte

7 Adrien Sénécat et Damien Leloup, « Du privé aux réseaux, itinéraire d’un scandale politique », Le Monde, 16-17 février 2020. Retour au texte

8 Un pic à 153 600 mentions « Griveaux » fut observé en quelques heures, avant que le hashtag ne disparaisse le soir même… Cette situation ne manqua pas de laisser dubitatifs les internautes, de même que certains médias n’hésitant pas à relayer des thèses conspirationnistes (cf. Valeurs actuelles, 14 février 2020, « Diffusion de vidéos intimes : le nom de Griveaux censuré par Twitter ? »). Retour au texte

9 Simon Piel, « Piotr Pavlenski et Alexandra de Taddeo mis en examen », Le Monde, 20 février 2020. Retour au texte

10 Quentin Girard, « L’intrigante », Libération, 17 juin 2020. Retour au texte

11 Denis Cosnard, Olivier Faye et Damien Leloup, « Griveaux renonce à être candidat à Paris », art. cité. Retour au texte

12 Denis Cosnard et Sacha Nelken, « Pour Griveaux, une campagne en forme de chemin de croix », Le Monde, 16 au 17 février 2020. Retour au texte

13 Denis Cosnard, Olivier Faye et Damien Leloup, « Griveaux renonce à être candidat à Paris », art. cité. Retour au texte

14 Piotr Pavlenski, Le Cas Pavlenski, La politique comme art, entretiens avec Michel Eltchaninoff, traduits du russe par Galia Ackerman, Paris, Louison Éditions, 2016. Retour au texte

15 Ces actions de Pavlenski sont exposées en ouverture de son ouvrage Le Cas Pavlenski, op. cit., sous la forme d’un portefeuille de photographies. Retour au texte

16 Quentin Girard, « Piotr Pavlenski, couillu », Libération, 11 octobre 2016. Retour au texte

17 Piotr Pavlenski, Le Cas Pavlenski, op. cit. Retour au texte

18 Isabelle Mandraud, « Piotr Pavlenski, agitateur forcené converti au « kompromat » », Le Monde, 16-17 février 2020. Retour au texte

19 Raphaëlle Bacqué, Ariane Chemin et Piotr Smolar, « Comment Pavlenski a piégé Griveaux », Le Monde, 22 février 2020. Retour au texte

20 Raphaëlle Bacqué, Ariane Chemin et Piotr Smolar, « Derrière la chute de Griveaux, un trio sans foi ni loi », Le Monde, 18 février 2020. Retour au texte

21 Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, « Les liaisons dangereuses de l’affaire Griveaux », Le Monde, 21 février 2020. Retour au texte

22 Ibid. Retour au texte

23 Raphaëlle Bacqué, Ariane Chemin et Piotr Smolar, « Comment Pavlenski a piégé Griveaux », art. cité. Retour au texte

24 « Le pari de Benjamin Griveaux », Paris Match, 11-17 avril 2019. Retour au texte

25 Paris Match, 20-26 février 2020. Retour au texte

26 Robin Andraca, « Paris Match a-t-il le droit de montrer Piotr Pavlenski menotté en une ? », Libération, 22-23 février 2020. Retour au texte

27 Raphaëlle Bacqué, Ariane Chemin et Piotr Smolar, « Comment Pavlenski a piégé Griveaux », art. cité. Cet événement historique a longtemps occupé une place importante dans l’idéologie marxiste. Sans doute Pavlenski y fut-il sensibilisé durant sa formation scolaire ou intellectuelle. Retour au texte

28 Isabelle Mandraud, « Piotr Pavlenski, agitateur forcené converti au « kompromat » », art. cité. Retour au texte

29 Emmanuel Fansten, « Pavlenski mis en examen pour « violences aggravées » », Libération, 4 mars 2020. Retour au texte

30 Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, « Les liaisons dangereuses de l’affaire Griveaux », art. cité. Retour au texte

31 Emmanuel Fansten, « Pavlenski mis en examen pour « violences aggravées » », art. cité. Retour au texte

32 Le Parisien, 29 février 2020. Retour au texte

33 Raphaëlle Bacqué, Ariane Chemin et Piotr Smolar, « Derrière la chute de Griveaux, un trio sans foi ni loi », art. cité. Retour au texte

34 Paris Match, 20-26 février 2020. Retour au texte

35 Raphaëlle Bacqué, Ariane Chemin et Piotr Smolar, « Derrière la chute de Griveaux, un trio sans foi ni loi », art. cité. Retour au texte

36 Ernst Kris et Otto Kurz, La Légende de l’artiste, Un essai historique [1934], préface d’Ernst H. Gombrich, traduit de l’allemand par Laure Cahen-Maurel, Paris, Allia, 2010. Retour au texte

37 Ibid., p. 15. Retour au texte

38 Isabelle Mandraud, « Piotr Pavlenski, agitateur forcené converti au « kompromat » », art. cité. Retour au texte

39 Ibid. Retour au texte

40 Ibid. Retour au texte

41 Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, « Les liaisons dangereuses de l’affaire Griveaux », art. cité. Retour au texte

42 Piotr Pavlenski, Théorème, entretiens avec Mariel Primois Bizot, Paris, Exils éditeur [coll. « Art »], 2020. Retour au texte

43 Piotr Pavlenski, Collision, Vauvert, Au diable Vauvert, 2022. Retour au texte

44 Isabelle Mandraud, « Piotr Pavlenski, agitateur forcené converti au « kompromat » », art. cité. Retour au texte

45 Oksana Shalygina, Sous emprise, Paris, Éditions de l’Observation, 2021. Retour au texte

46 Sophie des Déserts, « Oksana Shalygina révèle la face cachée de Piotr Pavlenski », Paris Match, 14 février 2021. Retour au texte

47 Michel Dorais, La Sexualité spectacle, Saint-Martin-de-Londres, H&O Éditions [coll. « Essai »], 2013. Retour au texte

48 Bernard E. Harcourt, La Société d’exposition, Désir et désobéissance à l’ère numérique, Paris, Seuil, 2020. Retour au texte

49 L’Obs, 11 octobre 2023. En ligne : https://www.nouvelobs.com/justice/20231011.OBS79327/videos-intimes-de-griveaux-jugement-ce-mercredi-pour-pavlenski-et-de-taddeo.html Retour au texte

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Référence électronique

Bertrand Tillier, « De l’« affaire Griveaux » à l’« affaire Pavlenski » : infamie, art et politique en régime médiatique », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [En ligne], 13 | 2024, mis en ligne le 03 juin 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/507

Auteur

Bertrand Tillier

Centre d’histoire du XIXe siècle (UR 3550),
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Droits d'auteur

CC-BY-NC