La légende noire de l’impératrice Eugénie : une damnation misogyne

DOI : 10.54563/gfhla.519

Résumés

Eugénie de Montijo a été accusée de tous les maux : passionaria supposée de l’autoritarisme, responsable désignée des errements diplomatiques, hôtesse des décadences de la cour. Les fondements de cette légende noire sont à rechercher du côté d’une solide misogynie, réponse outrée aux responsabilités institutionnelles conférées par l’Empereur à son épouse. Eugénie fut en effet la femme la mieux préparée de son siècle à exercer la charge de l’État. Associée par son époux au conseil des ministres, désignée régente par l’Empereur, elle exercera trois fois la Régence et demeure la dernière femme à avoir occupé les fonctions de chef d’État en France. Restaurer l’Impératrice dans la réalité de son rôle politique et institutionnel fait apparaître encore plus nettement les bases de sa damnatio memoriae : l’effroyable transgression d’une « femme en politique » ne pouvait la condamner – à sa chute – qu’à la plus radicale des infamies.

Eugenie de Montijo was accused of all evils, painted as the passionate advocate for authoritarianism, as the one responsible for diplomatic errors, as the hostess of a decadent court life. The foundations of this dark legend are rooted in misogyny of the strongest kind, and testify to the outrage caused by the institutional responsibilities that the Emperor conferred on his wife. Eugenie was indeed the best-prepared woman of her century to exercise the duties of a head of State. Associated by her husband to the Council of Ministers, designated as regent by the Emperor, she would exercise the Regency three times and remains to this day the last woman to have held the office of head of State in France. Restoring the Empress to the reality of her political and institutional role makes the foundations of her damnatio memoriae appear even more clearly: the dreadful transgression of a “woman in politics” could only be met with a condemnation–after her downfall–to the most radical of infamies.

Plan

Texte

Au rang des femmes infâmes de notre histoire contemporaine, deux personnalités se distinguent par l’intensité de la détestation qu’elles suscitèrent et se rejoignent dans la similarité de leurs surnoms empreints de xénophobie. La seconde d’entre elles fut d’ailleurs une admiratrice assumée de la première : d’un côté la reine Marie-Antoinette et de l’autre l’impératrice Eugénie. L’Autrichienne et l’Espagnole.

Mais au-delà de cette similarité de façade, leurs personnalités se distinguent nettement et les infamies mémorielles dont elles furent frappées divergent quant à leurs destins respectifs. Ainsi, là où Marie-Antoinette fut transformée en icône par son procès puis – surtout – par l’échafaud, devenant un martyr symbolique avant de devenir – rapidement – le symbole d’une perception glamour de l’Ancien Régime finissant, on ne trouve rien de tout cela du côté de la dernière impératrice1.

Sa damnatio memoriae – qui n’a rien à envier, en termes de brutalité, à celle de la dernière reine – a connu une longévité bien plus conséquente et n’est jamais venue s’abîmer dans une résurrection par le marketing.

Il faut dire que, loin de mourir sur l’échafaud à 37 ans, Eugénie meurt dans un palais de Madrid à l’âge canonique de 94 ans, en 1920. Mais cette longue vie fut en partie son martyre, puisqu’elle dut la voir s’écouler sans son fils unique, précocement disparu en 1879, à seulement 23 ans. Quant à devenir une icône de beauté et d’élégance, au même titre que celle qui l’a précédée, Eugénie ne manquait pas non plus d’arguments en sa faveur, elle qui fut l’une des plus belles femmes de son époque et une avant-gardiste de la haute couture française, régnant avec un éclat incomparable sur l’une des cours les plus brillantes de notre histoire.

En somme, comment cette femme, qui acheva tout de même son règne – en 1869 – par l’inauguration triomphale du canal de Suez, est-elle – dès la fin du Second Empire – tombée si bas dans l’estime et dans la mémoire françaises ?

Par sa longévité, la légende noire d’Eugénie nous offre un lieu d’étude majeur de la déconstruction d’une figure historique au prisme des variations historiographiques que les conceptions sociopolitiques et les enjeux mémoriels d’une époque peuvent induire.

En rappelant tout d’abord les influences néfastes qu’on a pu prêter à l’Impératrice durant le Second Empire, on resituera Eugénie de Montijo dans la réalité du rôle institutionnel sans précédent qu’elle fut amenée à exercer au cœur du XIXe siècle, ce qui permettra dès lors de mieux saisir comment la légende noire de l’Impératrice s’est imposée, durant un long siècle, comme une entreprise mémorielle destinée à rappeler l’infamie de toute ingérence féminine en politique.

1. Les ingérences de l’Espagnole

Sous le Second Empire, l’existence d’un « parti de l’Impératrice » relève de l’arlésienne : on en évoque la puissance tout au long du règne sans jamais en distinguer les contours. Et, surtout, on en souligne les inévitables conséquences : toutes les erreurs du règne auraient été le fait des ingérences de l’Espagnole.

Selon les affirmations liées à l’existence d’un « parti de l’Impératrice », celui-ci aurait été constitué par Eugénie au fil du règne par l’agglomération progressive des courtisans mécontents des choix politiques de Napoléon III et aurait pesé de tout son poids pour faire triompher une ligne politique inspirée par Eugénie, qui consistait à demeurer inflexiblement fidèle aux orientations de la décennie 1850 et de l’Empire dit « autoritaire ».

Force interne d’opposition et de résistance, le « parti de l’Impératrice » se serait donc affirmé tout au long de la seconde décennie du règne. Une décennie marquée par la libéralisation continuelle des institutions, amorcée par l’Empereur dès 1860, prolongée en 1867 puis en 1869, jusqu’à la constitution parlementaire de 1870. C’est en opposition à cette libéralisation que l’impératrice Eugénie se serait établie comme une alternative à la politique de son propre époux et comme l’égérie des bonapartistes autoritaires.

Pourtant, si l’Impératrice n’a jamais caché la réalité de cette divergence avec Napoléon III, il ne s’agissait pas tant d’une question de principe que d’une question d’opportunité stratégique, Eugénie considérant qu’il ne fallait pas ouvrir le régime en situation de faiblesse, mais réserver cette démocratisation à un souverain plus jeune, innocent du coup d’État : son fils, le Prince impérial. Plus important encore à souligner, elle ne s’opposa jamais frontalement à la politique de son mari et, au contraire, lui conseilla, à la fin du règne, de ne plus s’en détourner afin de ne pas être accusé d’incohérence.

Elle l’exprime très nettement dans une lettre qu’elle écrit d’Égypte à Napoléon III, le 27 octobre 1869 :

Je pense malgré tout qu’il faut ne pas se décourager et marcher dans la voie que tu as inaugurée, la bonne foi dans les concessions données comme du reste on le pense et dit, est une bonne chose. […] Je suis intimement convaincue que la suite dans les idées c’est la véritable force, je n’aime pas les à-coups et je suis persuadée qu’on ne fait pas deux fois dans le même règne des coups d’État.2

Mais l’organisation institutionnelle du régime impérial ne fut pas le seul domaine d’activités supposées du « parti de l’Impératrice » et c’est son ingérence diplomatique qui lui a été reprochée le plus vertement. Une influence appuyée sur un axe cardinal : la défense permanente des intérêts catholiques. Il en aurait été ainsi précocement avec la guerre de Crimée, où on évoque la passion d’Eugénie pour la défense des communautés latines au Proche-Orient, mais aussi dans la question polonaise, en 1863, face à la Russie orthodoxe.

Au cœur de cette diplomatie idéologique se trouve la question romaine3, dans laquelle l’Impératrice aurait été une passionaria du pouvoir temporel des papes et une ennemie inflexible de l’unité italienne. On retrouve aussi la trace de cette explication globale des options internationales d’Eugénie dans les fondements qu’on attribue à l’expédition du Mexique, lourdement appuyée par la souveraine, à savoir le souhait de ressusciter en Amérique centrale le colonialisme espagnol au service des intérêts de l’Église catholique.

Cette explication simpliste caricature à l’excès la foi catholique d’Eugénie et la systématise à l’échelle mondiale. En réalité, Eugénie fut très critique de l’intransigeance papale dans la question romaine. On trouve ainsi une dénonciation assez nette des positions du souverain pontife dans une lettre d’Eugénie au marquis de Cadore, en poste auprès de l’ambassadeur de France à Rome, en date du 23 mars 1860 :

Les préventions du Saint-Siège contre la politique de l’Empereur et, surtout, les illusions qui se forment autour de lui, rendront, je le crains, une bonne solution bien difficile. […] Le jour que l’Europe aura acquis la certitude que le dernier empêchement à une solution toute temporelle des affaires d’Italie vient du Saint-Père, je crains alors qu’il prenne sur lui une responsabilité lourde.4

Dans la plupart des grandes affaires diplomatiques, ses opinions se trouvaient en réalité appuyées sur des analyses géostratégiques partagées avec l’Empereur quant aux grandes lignes de celles-ci. Yves Bruley, spécialiste incontournable de la diplomatie du Second Empire, a ainsi pu démontrer que jamais l’Impératrice n’a exercé de rôle déterminant au sein de la prise de décision diplomatique et nous n’en avons jamais trouvé davantage de traces5.

L’extrême simplification de ses opinions, cumulée à l’immensité supposée de son pouvoir d’influence, et de son désir d’ingérence, se retrouve encore dans la vision – toujours tenace – du rôle qu’aurait joué Eugénie dans la déclaration de la guerre de 1870. Un rôle synthétisé par la citation apocryphe : « C’est ma guerre ! » Si l’Impératrice fut un membre évident et important du parti favorable à la guerre, elle ne le fut pas par volonté de profiter de la gloire militaire pour rétablir les institutions autoritaires ou, accusation plus sidérante encore, pour envoyer son mari à la mort et saisir le pouvoir. Dès 1866, et la défaite autrichienne face à la Prusse à Sadowa, Eugénie considère que l’unité allemande est une menace pour la France comme pour l’équilibre européen, d’autant plus sous égide prussienne, et qu’il faut lui barrer la route sans délai. Elle conserve en 1870 l’opinion géostratégique qui était déjà la sienne en 1866. De nouveau, l’analyse fine de la crise de l’été 1870 a démontré que l’Impératrice avait certes défendu la guerre, mais n’avait pas joué de rôle d’entraînement déterminant6.

2. L’institution de la Régente

En somme, l’ingérence d’Eugénie est une influence sans conséquence majeure. Elle ne dispose pas des outils institutionnels ni des réseaux nécessaires pour contourner le mécanisme décisionnaire du Second Empire où, jusqu’en 1869, tout dépend de la volonté de l’Empereur. Si elle est consultée par son époux, et assurément écoutée, aucune décision du règne ne porte la trace d’une influence déterminante d’Eugénie. Et pourtant, tel député va se réclamer d’elle pour tenter de faire avancer son propre combat tandis que le monde politique ne cesse de bruisser de l’influence délétère de l’Espagnole. Comment est-il possible qu’une femme dont le bilan politique ne contient aucune victoire décisive ait pu être perçue comme une puissance d’influence majeure ?

Pour Eugénie, la rumeur a précédé l’infamie. Elle l’annonce, elle en charrie déjà les fondements.

Ce fantasme du « parti de l’Impératrice » est la conséquence – en grande partie – du rôle institutionnel, unique pour le XIXe siècle, dont l’Impératrice fut investie par Napoléon III.

On rappellera que la Révolution de 1789 avait masculinisé la régence pour en priver Marie-Antoinette7. On rappellera que Napoléon avait réservé cette éventualité à ses frères8, sauf conjoncturellement – et bien tard – lorsqu’il se souvint face à ses défaites que sa seconde épouse était la fille de l’empereur d’Autriche9. Sous la monarchie de Juillet, la loi de Régence perpétue cette tradition et exclut les femmes d’une fonction à laquelle elles étaient pourtant traditionnellement appelées sous l’Ancien Régime10.

Napoléon III rompt avec cette exclusion et, dès le sénatus-consulte du 17 juillet 1856, qui fait suite à la naissance de son fils et héritier le 16 mars précédent, il reconnaît des droits à la régence à la mère de l’éventuel souverain mineur. Cependant, l’élément central de ce sénatus-consulte est ailleurs et tout son esprit réside dans la liberté laissée à l’Empereur de désigner, par acte public ou secret, le régent de son fils.

Le 1er février 1858, à la suite de l’attentat d’Orsini qui a visé le couple impérial, le 14 janvier, l’Empereur déclare vouloir « faire cesser les incertitudes » liées à cette disposition et nomme explicitement, par décret, l’impératrice Eugénie comme future régente de Napoléon IV11.

Cette reconnaissance institutionnelle n’a aucun précédent au sein de l’Histoire contemporaine. Eugénie se retrouve dès lors investie d’un rôle politique potentiel et particulièrement important. Elle s’impose non seulement parce que Napoléon III ne peut s’appuyer sur aucune alternative au sein de sa propre famille – et certainement pas sur les turbulents cadets que sont le prince Jérôme12, dernier frère survivant de Napoléon Ier, et son fils13 – mais aussi parce que l’Empereur estime hautement les qualités de son épouse et la croit capable de gouverner.

Eugénie disposera de deux régences intérimaires, la première en 1859 (du 11 mai au 17 juillet), au cours de la campagne d’Italie, et la seconde en 1865 (du 30 avril au 9 juin), durant le voyage de Napoléon III en Algérie. Bien sûr, elle exercera une ultime et tragique régence du 28 juillet au 4 septembre 1870.

Loin de n’être que des simulacres et des mises en scène destinées à la propagande monarchique, ces régences sont des outils de formation pour Eugénie, notamment en 1859 où elle se montre une élève extrêmement attentive et traverse sa régence comme un stage d’observation. Davantage assurée d’elle-même, elle exerce une régence plus active, mais toujours très respectueuse de la primauté de l’Empereur, même absent, en 1865, invitant notamment les différentes commissions parlementaires au palais des Tuileries.

Non seulement Eugénie est reconnue comme une éventuelle régente dès 1856 et 1858, mais elle obtient, faveur également sans précédent et qui mettra longtemps à se reproduire pour une femme, le droit de siéger au sein du Conseil des ministres, à l’issue de sa régence de 1859. Cette présence institutionnelle nouvelle et innovante est le fondement des fantasmes d’un « parti de l’Impératrice » qui serait venu s’imposer au cœur même du pouvoir impérial.

En réalité, la présence de l’Impératrice au Conseil des ministres n’est pas une réalité linéaire et son étude démontre bien la dimension d’apprentissage qu’elle revêt. Ainsi, selon nos relevés statistiques, Eugénie a assisté à un conseil sur quatre en l’espace de dix ans. Mais, au sein de ce nombre, ses deux régences de 1859 et 1865 représentent déjà un peu moins d’un tiers du total des séances et deux années rassemblent à elles deux la moitié de celles-ci : les années 1866-1867. À l’exception d’une période, 1866-1867, Eugénie use donc assez peu de son privilège. Et sa présence correspond à des moments de tension, notamment face à la menace prussienne, en 1866-1867. Il n’y a donc aucun envahissement du Conseil par Eugénie.

Elle est cependant clairement associée aux délibérations dans une optique de continuité gouvernementale à laquelle Napoléon III est attaché et, ainsi, lorsque le duc de Persigny, en novembre 1867, lui demande le retrait d’Eugénie des conseils, il répond à ce vieux camarade que la future Régente doit pouvoir prendre la suite des affaires gouvernementales sans rupture et en étant armée pour faire face aux lourdes responsabilités d’une Régence. Face à cette vision, très moderne, Persigny mettait quant à lui en avant l’image archaïque d’une Régente qu’il faut tenir le plus possible éloignée de la politique afin d’en conserver la pureté nécessaire à toute autorité féminine14. Pour ne pas desservir son époux, Eugénie se retire elle-même des conseils des ministres, progressivement en 1868-1869, puis définitivement en 1870, arguant que l’Empire ayant désormais changé, elle ne serait qu’une Régente constitutionnelle et n’a plus besoin d’apprendre l’art difficile de gouverner.

3. L’infâme influence des femmes en politique

La rumeur qui entourait l’ingérence exercée par Eugénie, jusqu’au cœur du pouvoir impérial durant la décennie 1860, devait se transformer – à la chute de l’Empire – en terreau fertile pour une légende noire aux solides fondements misogynes. La monstruosité de cette présence d’une femme au centre même des institutions, d’une femme de surcroît peu encline – par sa personnalité – à taire ses opinions, devait appeler sur sa mémoire une violente infamie. Eugénie allait devenir une souveraine sotte et superficielle, intrigante brouillonne, réactionnaire insatiable et despote en crinoline.

Si on retient de Marie-Antoinette comme d’Eugénie le sobriquet d’Autrichienne ou d’Espagnole qui leur fut appliquée, la xénophobie n’est pourtant pas la dimension principale du rejet dont elles furent l’objet. La xénophobie est davantage la conséquence d’un autre rejet, primordial, celui des femmes, que la cause première de cette infamie mémorielle.

En 1877, dans son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Pierre Larousse en fait l’aveu dans la notice qu’il consacre à l’Impératrice : « En cherchant un peu, on trouve au bas des actes les moins heureux de ce règne la signature invisible, mais lisible pour qui sait lire, de l’impératrice, de l’impératrice femme, Espagnole, catholique surtout. »15 Si la foi catholique d’Eugénie semble ici être le reproche principal, l’aveu est net dans le pléonasme « impératrice femme ». En explicitant l’évidence même, Pierre Larousse semble avouer la misogynie qui va nourrir durant un siècle l’historiographie d’Eugénie de Montijo.

Celle-ci va devenir le modèle de ces femmes envahissantes et dangereuses qui font tant de dégâts quand la faiblesse des hommes leur permet de s’occuper de ce qui ne les regarde pas. Larousse évoque clairement cette menace féminine qui plane sur le monde des hommes : « L’homme, qu’il s’appelle César ou Napoléon, peut rester fort contre les hommes et contre les événements ; il ne le peut pas devant le sourire ou les pleurs d’une femme, quand cette femme s’appelle Cléopâtre ou Eugénie. »16

Avec la chute de l’Empire, les pamphlets qu’on s’échangeait sous le manteau obtiennent une large diffusion. Au rang des pamphlétaires antibonapartistes, Hippolyte Magen occupe une place de choix en termes de brutalité et de calomnie. En 1862, il avait consacré un pamphlet tout entier à Eugénie, intitulée La Femme de César, un opuscule réédité sous diverses formes durant les années 1870. On y trouve un déferlement d’insanités sur la vie intime de la souveraine qui, réputée pour sa rectitude morale et sa foi catholique, est dépeinte en débauchée qui multiplie les conquêtes amoureuses durant sa jeunesse, jusqu’à devenir impropre à tout mariage sérieux, et ne devant ainsi son élévation impériale qu’à la réussite d’une tactique cynique de dérobade vis-à-vis des élans de Napoléon III.

Par son contenu ubuesque, ce pamphlet n’est naturellement pas un objet historiographique. Et pourtant, par son primat intimiste, il apparaît comme un ancêtre des biographies à venir. On y retrouve notamment un élément d’explication sur l’influence d’Eugénie qui s’apprête à connaître une longévité extraordinaire.

L’Impératrice aurait ainsi obtenu un rôle politique, non par la grâce des opinions institutionnelles et de l’estime de son mari, mais dans le cadre d’une transaction matrimoniale où Napoléon III l’autorise à jouer à gouverner la France, comme Marie-Antoinette s’amusait à jouer à la bergère, en échange de son silence quant à ses (très) nombreuses infidélités. On en retrouve encore la trace, assourdie, en 2004, dans l’excellente biographie de Napoléon III par Pierre Milza : « Pendant 15 ans, l’Impératrice a dû supporter les écarts conjugaux de son impérial époux. Elle en a souffert : pas toujours sans réagir, mais avec dignité. Elle a accepté qu’en contrepartie Napoléon veuille bien l’associer aux affaires en lui ouvrant les portes du Conseil. »17

Ou transaction matrimoniale proposée par un mari infidèle ou revanche politique d’une femme trompée, la légitimité politique d’Eugénie est complètement niée par cette explication d’alcôve où le couple impérial apparaît comme la relation d’un homme faible et débauché avec son épouse envahissante et ambitieuse.

La présence d’Eugénie dans les Conseils des ministres devient l’exemple typique d’un abandon du champ masculin de la politique au champ féminin de l’intime, voire d’une invasion par celui-ci.

Ainsi usurpée par une force étrangère, la puissance politique d’essence masculine est condamnée à s’affaiblir en manigances de couloirs et en décisions irrationnelles dictées par les sautes d’humeur de la souveraine. Le régime tout entier se retrouve vidé de sa substance politique en étant ainsi féminisé, un angle d’attaque que l’historiographie républicaine ne va pas refuser afin de mieux accabler l’Empire défunt.

Avec l’éloignement de la menace bonapartiste, consécutivement à la mort de l’Empereur en 1873 puis de son héritier en 1879, l’infamie dont Eugénie est frappée aurait pu s’effacer. Au contraire, elle passe dès lors dans le champ des certitudes historiques. Si des ouvrages comme ceux de Victor Duruy18 ou de Lucien Daudet19, ou d’anciens serviteurs comme Mesdames de Larminat20 ou Carette21, ou encore Augustin Filon22, sont autant de témoignages favorables à l’Impératrice, la discussion historiographique à son sujet est dominée par la stabilité des réquisitoires.

Cette absence de réévaluation historiographique va durer jusqu’en 1980, en partie à cause de trois dynamiques de l’école historique française au XIXe siècle : l’anathème porté sur le Second Empire, celui porté sur l’histoire politique ensuite, et enfin celui – plus grave encore dans le cas d’Eugénie – porté sur le genre biographique et ses adeptes, caractérisés encore en 1975 par Jacques le Goff et Pierre Nora comme des « plumitifs de l’historiette »23.

Conséquence logique de ces tendances historiographiques, l’étude d’Eugénie est abandonnée hors du champ universitaire et scientifique. Son premier véritable biographe, en 1891, est ainsi un romancier, Pierre de Lano24, qui, malgré un discours saturé d’assurances méthodologiques, pose en historien sans jamais l’être. En pastichant la méthode historique, il consolide d’autant plus fortement la vision négative du règne de l’Impératrice à laquelle il enlève les calomnies pour mieux renforcer le réquisitoire principal porté sur l’ingérence politique de la souveraine qui aurait mené le Second Empire à sa perte.

Pierre de Lano consolide également une des accusations les plus violentes dont on puisse accabler Eugénie et qui n’est pas sans rappeler celles portées contre Marie-Antoinette. L’Impératrice, mère marâtre, aurait tout simplement provoqué la mort de son fils en le poussant à aller chercher la mort en Afrique du Sud sous l’uniforme anglais, en lui coupant notamment les vivres. Une accusation aussi révoltante qu’infondée, et qu’on retrouve aussi chez le baron Albert Verly quand il écrit : « Une mère autre que l’impératrice Eugénie ne serait pas, à l’heure actuelle, responsable de la mort du fils de l’Empereur. »25

Par cette accusation, la légende noire d’Eugénie achève son entreprise de démolition misogyne : cette femme, délaissée dans son mariage, n’aurait pas été capable d’être digne de sa fonction de mère – ni épouse ni mère, autant dire une monstruosité pour le XIXe siècle, une femme incapable d’exercer son rôle traditionnel et vouée dès lors à corrompre tout ce qu’elle touche.

Cette eschatologie misogyne n’est nullement un excès d’interprétation et se lit très explicitement dans les textes consacrés à l’Impératrice. En 1907, le journaliste Frédéric Loliée donne cette conclusion à sa biographie d’Eugénie : « On le redira après nous : elle était femme. Elle éprouvait et ne raisonnait pas. Elle agissait et ne voyait pas où la conduiraient ses actes, ou plutôt ses impulsions, et, avec elle, l’empereur et la France. »26 Plus net encore, Arsène Houssaye, dans le quatrième tome de ses Confessions, assène en 1885 : « Pour son malheur et pour le malheur de la France, l’ambition inquiète germa sous ce front couronné de roses et de violettes. […] Elle aspira au gouvernement du monde. Ce fut l’abîme pour tous. Elle y tomba, mais la France y tomba aussi. Les femmes ont perdu toutes les royautés et tous les empires. »27 Et il ajoute : « Dieu a jeté les femmes sur la terre pour déjouer la sagesse des hommes. »28

Une des meilleures preuves du caractère autonome des fondements de la légende noire de l’Impératrice Eugénie, par rapport à la légende noire du Second Empire dans son ensemble, se retrouve dans l’absence quasi totale de concomitance entre les évolutions historiographiques concernant le régime et Napoléon III, et l’historiographie de la souveraine. Au contraire, en reconsidérant Napoléon III, le début du XXe siècle va venir renforcer la condamnation d’Eugénie au terme d’un transfert de responsabilité particulièrement sidérant.

Sans réévaluer le régime, le début du XXe siècle réévalue l’Empereur dans son intimité et met fin à l’image du croque-mitaine sorti de la mythologie hugolienne. Napoléon III est de nouveau perçu de manière équilibrée, avec ses faiblesses, mais aussi toutes ses qualités, au premier rang desquels la bonté et la douceur de son caractère. Il devient dès lors non plus l’abominable tyran sanguinaire, mais un gentil somnambule irresponsable. Eugénie apparaît en contraste d’autant plus négativement. Ainsi, dans une biographie de 1898 : « Jusqu’à la fin, ils demeureront les mêmes, [Eugénie] sèche et insensible, [Napoléon III] affectueux et humain. »29

L’Empereur étant un homme doux et bien intentionné, les désastres de son règne sont dès lors imputés à la faiblesse qui l’amena à accorder trop de place auprès de lui à une épouse sotte et hystérique.

L’ouvrage emblématique de cette période est la biographie signée par Octave Aubry30. Le temps faisant son œuvre, l’acrimonie s’étiole, mais le réquisitoire demeure et le rôle politique de la souveraine demeure présenté comme un « dérivatif aux orages conjugaux »31 : « Pourvu qu’Eugénie ne s’irrite point trop de ses galanteries, il la laisse agir près des ministres, faire nommer des évêques, décorer des amis, même parfois […] avancer des préfets. »32 Et nous avons pu voir déjà comment on en trouve encore la trace chez des historiens récents.

Il faut attendre les années 1980, le retour en grâce de l’histoire politique comme du genre biographique, pour que l’ère de la réhabilitation advienne, importée d’outre-Manche grâce aux travaux de l’historien irlandais William Smith33. En se fondant sur un appareil documentaire important, composé notamment des archives Bonaparte (versées en 1970 aux Archives nationales et donc majoritairement inaccessibles jusqu’alors), des archives royales de Windsor ou encore des archives de la famille d’Albe, William Smith sort Eugénie de l’alcôve et interroge sa vie en suivant quatre axes fondateurs : son rôle constitutionnel, son aura politique, sa vision politique, et son parcours de femme.

Avec cet ouvrage, William Smith clôt – sur le plan historiographique – un siècle d’opprobre. Une nouvelle page de l’historiographie d’Eugénie peut enfin s’écrire, loin des archaïsmes misogynes et des querelles mémorielles périmées.

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Le terme de réhabilitation n’a pas bonne presse en histoire, mais nous l’assumons au sens où il recouvre une réalité précise : l’invalidation par une démonstration rigoureuse de l’irrecevabilité d’une condamnation. Casser la condamnation de la légende noire d’Eugénie apparaît d’autant plus légitime que celle-ci apparaît nettement comme une entreprise misogyne.

Mais réhabiliter ne fait qu’invalider la condamnation, et la réévaluation doit suivre de près pour rétablir l’objet historique dans toute sa complexité. Concernant Eugénie, un des périls d’une réhabilitation déséquilibrée revient à présenter cette dernière comme précurseur du féminisme. L’affirmation nous semble excessive puisque, si l’Impératrice a encouragé de nombreuses avancées pour la cause des femmes, elle n’a pas œuvré à l’intégration des femmes au sein du champ politique, reprenant elle-même une part de la misogynie de son siècle quand elle écrit à sa sœur : « Je n’ai jamais été et ne serai probablement jamais une femme politique, c’est un être amphibie pour lequel je n’ai aucune sympathie. »34

Malgré cette idée préconçue de l’étanchéité d’un monde politique réservé aux hommes, l’Impératrice sera féministe par la pratique, s’affirmant au fil de sa reconnaissance institutionnelle et de son apprentissage de Régente. Si elle ne devint jamais vraiment une femme politique, Eugénie eut une vie politique. Elle deviendra cet être amphibie, une monstruosité aux yeux d’une classe politique masculine pétrie de misogynie, notamment chez les républicains qui prendront la succession de l’Empire.

Cette misogynie républicaine nous renvoie à un élément prédominant du XIXe siècle : la monarchie. Dans ses Souvenirs du Quatre-Septembre, Jules Simon écrit ainsi : « Si [l’Impératrice] avait eu le tort et le malheur d’être mêlée à la politique, à laquelle, en sa qualité de femme et d’étrangère, elle n’entendait rien, c’était moins à elle qu’on en voulait qu’au principe monarchique si fatalement ressuscité par les Bonaparte après la Révolution, et qui avait remis nos destinées entre ses mains inexpérimentées et impuissantes. »35

La misogynie républicaine est ainsi indissociable de la place que la monarchie accorde mécaniquement aux femmes, en tant qu’épouses et mères, en tant surtout que régentes en puissance. Avec de surcroît d’importants modèles dans le passé national, allant de Blanche de Castille à Anne d’Autriche, en passant par Catherine de Médicis, cette fonction de régente est une des dimensions sous-estimées d’un XIXe siècle plus monarchique que républicain et au sein duquel les héritiers sont bien souvent de jeunes enfants, qu’il s’agisse de l’Aiglon, du duc de Bordeaux, du comte de Paris ou du Prince impérial.

Sous cet angle, trois femmes apparaissent comme des emblèmes de ce siècle où échoue la réacclimatation du principe dynastique au sein de la France postrévolutionnaire : la duchesse de Berry (et sa tentative de soulèvement vendéen en 1832) et la duchesse d’Orléans (et sa tentative désespérée à la Chambre des députés en 1848), mais – surtout – l’impératrice Eugénie, la seule d’entre elles à avoir été associée et formée à l’exercice éventuel des responsabilités politiques, et la seule à en avoir reçu l’exercice intérimaire. À ce jour, elle reste toujours et encore la dernière femme à avoir été – brièvement – chef d’État en France, et sa mémoire a longtemps été conçue comme un moyen de se prémunir qu’il n’y en ait jamais d’autres.

Notes

1 Au rang des œuvres importantes de cette réhabilitation plus littéraire qu’historique de Marie-Antoinette, il nous faut d’ailleurs citer une œuvre du Second Empire, à savoir l’Histoire de Marie-Antoinette des frères Goncourt, parue en 1858 et qui inaugure, sous le règne d’Eugénie, un intérêt renouvelé pour la dernière reine. Retour au texte

2 Cité in Papiers secrets et correspondance du Second Empire, Paris, Garnier Frères, 1875, 2e éd., p. 204-205. Retour au texte

3 Philippe Pichot-Bravard a fourni une excellente synthèse de la politique de l’empereur Napoléon III vis-à-vis de la question romaine dans Le pape ou l’empereur. Les catholiques et Napoléon III, Perpignan, Artège, 2008. Si l’Empereur a toujours été favorable à l’unité italienne, il n’a jamais porté ce projet en opposition frontale au pouvoir temporel de la Papauté ; au contraire, la France de Louis-Napoléon Bonaparte fut la principale protectrice du pouvoir temporel des papes, de 1849 à 1870, cherchant à bâtir une politique de garanties pour se désengager sans menacer la pérennité des États pontificaux réduits au Latium. Retour au texte

4 Cité par Paul Guichonnet, « Une lettre inédite de l’Impératrice », in Fert-Savoiardi e nizzardi nel Risorgimento. Bollettino dell’associazione oriundi savoiardi e nizzardi italiani, Stamperia Artistica Nazionale, Turin, 1961, p. 48. Retour au texte

5 Cf. Yves Bruley, La diplomatie du Sphynx, Paris, CLD éditions, 2013. Retour au texte

6 Nous renvoyons à notre démonstration au chapitre VI d’Eugénie, une vie politique, Paris, Le Cerf, 2020. Retour au texte

7 Titre III, chapitre 1er, section II, article 2 de la constitution de 1791 : « Les femmes sont exclues de la régence. » Retour au texte

8 Article 18 de la constitution de 1804 : « Les femmes sont exclues de la régence. » Retour au texte

9 L’impératrice recouvre son droit à la régence par le sénatus-consulte du 5 février 1813. Retour au texte

10 Article 2 de la loi de régence du 30 août 1842 : si l’exclusion n’est plus explicitement inscrite dans le texte, comme en 1791 et 1804, l’article 2 confère la régence au « prince le plus proche dans l’ordre de succession ». Retour au texte

11 Lettres-patentes du 1er février 1858 publiées au Moniteur universel du 2 février 1858. Retour au texte

12 Jacques Olivier-Boudon, Le roi Jérôme, frère prodigue de Napoléon, Paris, Fayard, 2008. Retour au texte

13 Michèle Battesti, Plon-Plon, le Bonaparte rouge, Paris, Perrin, 2010. Retour au texte

14 Victor Fialin de Persigny, Mémoires du duc de Persigny, Paris, Plon, 1896, p. 387 et sqq. Retour au texte

15 Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du 19e siècle, t. 7, Paris, Administration du grand dictionnaire universel, 1870, p. 1108. Retour au texte

16 Idem. Retour au texte

17 Pierre Milza, Napoléon III, Paris, Perrin, 2004, p. 576. Retour au texte

18 Victor Duruy, Notes et souvenirs, Paris, Hachette, 1901, 2 vol. Retour au texte

19 Lucien Daudet, L’impératrice Eugénie, Paris, Fayard, 1911 ; L’inconnue, Paris, Flammarion, 1922 ; Dans l’ombre de l’impératrice Eugénie, Paris, Gallimard, 1935. Retour au texte

20 Marie de Larminat, Souvenirs d’une demoiselle d’honneur, Paris, Calman-Lévy, 1928-1929, 2 vol. Retour au texte

21 Amélie Carette, Souvenirs intimes de la cour des Tuileries, Paris, Ollendorf, 1889-1891, 3 vol. Retour au texte

22 Augustin Filon, Souvenirs sur l’impératrice Eugénie, Paris, Calman-Lévy, 1920. Retour au texte

23 Jacques Le Goff et Pierre Nora, Faire de l’histoire, t. 1, Paris, Gallimard, 1974, p. 23. Retour au texte

24 Pierre de Lano, L’impératrice Eugénie, Paris, Havard, 1891. Retour au texte

25 Albert Verly, Souvenirs du Second Empire. De Notre-Dame au Zululand, Paris, Ollendorf, 1894, p. 238-239. Retour au texte

26 Frédéric Loliée, La vie d’une impératrice, Paris, Juven, 1907, p. 412. Retour au texte

27 Arsène Houssaye, Les Confessions, souvenirs d’un demi-siècle (1830 – 1880), Paris, Dentu, 1885, t. 4, p. 146. Retour au texte

28 Ibid., p. 176 Retour au texte

29 Sylvain Blot, Napoléon III, Paris, Société d’éditions scientifiques, 1898, p. 300. Retour au texte

30 Octave Aubry, L’impératrice Eugénie, Paris, Fayard, 1931. Retour au texte

31 Ibid., p. 163 Retour au texte

32 Ibid., p. 168-169 Retour au texte

33 William Smith, Eugénie : impératrice et femme, Paris, Orban, 1989 Retour au texte

34 Citée par William Smith, entrée « Eugénie » du Dictionnaire du Second Empire, dir. Jean Tulard, Paris, Fayard, 1995. Retour au texte

35 Jules Simon, Souvenirs du Quatre Septembre, Paris, Calman-Lévy, 1874, p. 239 Retour au texte

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Référence électronique

Maxime Michelet, « La légende noire de l’impératrice Eugénie : une damnation misogyne », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [En ligne], 13 | 2024, mis en ligne le 03 juin 2024, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/519

Auteur

Maxime Michelet

SIRICE (UMR 8138), Sorbonne université

Droits d'auteur

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