« Quelle que soit l’indulgence du siècle pour les crimes politiques, il en est que l’opinion a flétri d’infamie. Tel est le régicide »1. Ces propos d’un des plus incisifs orateurs ultras – le comte de La Bourdonnaye2 – témoignent du scandale suscité, en 1819, par l’élection d’Henri Grégoire aux fonctions de député de l’Isère. En effet, l’abbé Grégoire, ancien conventionnel, focalise alors la haine des Ultras. Bien qu’absent lors du procès de Louis XVI3, il est perçu comme « l’homme-régicide »4, « frappé du sceau de l’infamie »5. Son image s’inscrit dans un imaginaire du pouvoir politique en recomposition, dans lequel les discours interagissent avec les gravures militantes6.
Nous proposons d’étudier les caricatures diffusées en réaction à cette élection, notamment celles produites par les Ultras. À quelles considérations politiques obéit le registre de l’infamie dans la caricature ultra envers Grégoire en 1819 ? Que nous apprennent ces caricatures de l’imaginaire politique des Ultras et plus largement de la monarchie restaurée ?
Cette étude bénéficie du renouvellement de l’histoire de la Restauration7, régime politique qui, loin de constituer un espace public atone, est le théâtre d’affrontements alimentés par deux formes d’expression associées souvent à la Révolution, le pamphlet8 et la caricature9. Cette dernière a perduré sous l’Empire10, mais aussi pendant la Restauration11, notamment en 1819, avant les fortes restrictions à la liberté d’expression12 décidées à la suite de l’assassinat du duc de Berry, en février 1820. Cette étude porte sur ce moment très particulier, l’année 1819 où la Restauration est « face à la tentation libérale »13.
Le régicide, un enjeu politique central sous la Restauration
En 1814, lors de la première Restauration, l’article 11 de la Charte affirme que « toutes recherches des opinions et votes émis jusqu’à la Restauration sont interdites. Le même oubli est commandé aux tribunaux et aux citoyens ». Cette politique « d’union et d’oubli » est voulue par Louis XVIII qui sait qu’un retour à l’Ancien Régime est impossible. Elle se justifie par le pardon accordé par Louis XVI à ses juges dans son testament, texte largement diffusé à partir de 1814, et qui élabore une image christique de Louis XVI s’offrant en sacrifice pour racheter les péchés de la France. Dans ce contexte, les régicides ne sont pas inquiétés, malgré une politique commémorative à l’égard de la famille royale par l’exhumation des corps de Louis XVI et de Marie-Antoinette et leur ré-inhumation de façon solennelle à Saint-Denis.
Mais les Cent Jours exacerbent les tensions. Après Waterloo et le retour de Louis XVIII sur le trône, la rhétorique de l’expiation ressasse un traumatisme qui ne parvient pas à être dépassé14. La Chambre des députés, élue à l’été 1815, dominée par les Ultras, entend punir ceux qui, au mépris de leurs serments, se sont ralliés à l’usurpateur. Cette « Chambre introuvable » parvient à imposer à Louis XVIII une entorse à l’esprit de la Charte15 par l’exil des régicides ayant exercé des fonctions pendant les Cent Jours (article 7 de la loi du 12 janvier 1816). En même temps que ces mesures répressives, les députés renforcent la politique expiatoire en souvenir du « crime » commis sur Louis XVI16. La loi du 19 janvier 1816 fait du 21 janvier un jour férié, de deuil national, en mémoire des victimes royales. La même loi prévoit l’édification de monuments où la nation sera appelée à honorer leur mémoire. Ces mesures veulent « rendre tabou le régicide, en empêcher la répétition à travers l’histoire »17 et « rappeler le caractère sacré et inviolable du souverain »18. Cependant, cette politique apparaît insuffisante à de nombreux royalistes. Ces derniers estiment que même les conventionnels absents lors de la condamnation de Louis XVI sont des régicides, comme l’abbé Grégoire.
Mais cette victoire législative des Ultras est éphémère car ils perdent leur position dominante dès septembre 1816, avec la dissolution par le Roi de la « Chambre introuvable ». La nouvelle Chambre des députés, plus modérée, vote, en 1817, une loi électorale prévoyant, chaque année, le renouvellement d’un cinquième des députés. Le texte cherche à avantager la grande bourgeoisie commerçante et industrielle, inquiète des outrances ultras. Ce tournant politique est l’œuvre du souverain qui s’appuie sur son favori, le duc Decazes, devenu la personnalité la plus influente du ministère. Mais celui-ci doit composer avec des Ultras révulsés par la loi électorale qui, à leurs yeux, réactive les dangers de la Révolution et d’un nouveau régicide. Cette situation permet, cependant, un retour à une pratique de clémence19, porté par Decazes et les députés libéraux. Au cas par cas, quelques régicides obtiennent, grâce au pardon royal, le droit de revenir en France20. Quant aux libéraux, ils soutiennent, en avril-mai 1819, la loi du ministre de Serre abolissant la censure préalable et instituant une large liberté de la presse, y compris pour les caricatures politiques. Mais toutes ces tensions accumulées autour du sort des régicides, des élections et de la liberté de la presse convergent à l’automne 1819 pour donner naissance à « l’affaire Grégoire ».
Grégoire élu député en 1819, un scandale pour les Ultras
L’abbé Grégoire, comme d’autres protagonistes majeurs de la Révolution, bénéficie de « l’invention de la célébrité »21 et est devenu un symbole de la Révolution, en tant qu’évêque constitutionnel et député de la Convention. Ses convictions politiques, liées à sa foi chrétienne, prolongent ses combats pour la citoyenneté des juifs, contre l’esclavage et en faveur de l’émancipation de tous par l’instruction22. Son hostilité à l’Empire, puis à la Restauration, a renforcé sa notoriété. Sa candidature comme député en 1819 fait à nouveau de lui le symbole des principes républicains.
Dans ce portrait diffusé en novembre 181923, l’humanité du « plus honnête homme de France »24, pour reprendre les termes de Stendhal, est mise en valeur par un regard plein de douceur et de compassion. Mais dans la lettre de l’estampe, les omissions sont significatives : aucune évocation du parcours révolutionnaire d’Henri Grégoire n’est présente bien qu’il soit le premier curé à prêter serment à la constitution civile du clergé puis le premier conventionnel à proposer l’abolition de la monarchie. Le portrait mentionne, certes, ses fonctions d’« ancien évêque » mais sans indiquer qu’il s’agit de l’Église constitutionnelle, considérée comme schismatique par l’Église romaine. Quant à son siège à l’Institut, il l’a perdu en 1816 dans le cadre des mesures prises contre les régicides. À Paris, les opposants républicains ou bonapartistes se réunissent chez des libraires assurant la diffusion de ce type de portraits, tels Corréard, dans sa boutique « Au Radeau de la Méduse »25, et l’exposition de ces images provoque des heurts26, car les Ultras sont ulcérés de la promotion des « représentations de tous les crimes de l’infâme Grégoire »27.
L’élection de Grégoire, en Isère, couronne le processus électoral de l’été 1819 qui marque une victoire éclatante des libéraux face à la droite ultra et au centre. Sur les 52 sièges à renouveler, 35 sont remportés par les libéraux dont 23 gagnés sur leurs adversaires. Cette vague provoque la stupeur des ministériels qui comprennent qu’ils doivent, pour contrer cette avancée libérale, se rapprocher de la droite ultra afin de modifier la loi des élections.
Cependant, en Isère les résultats du scrutin sont ambigus28 : les chefs des libéraux espèrent que l’élection de Grégoire permettra de faire pression sur le Roi par une campagne de presse en faveur du « retour des bannis ». Mais l’élection de Grégoire a été acquise, au second tour, grâce au report d’une partie des voix ultras sur son nom : l’objectif est d’agiter la peur du retour de la Révolution, même si à Grenoble, de nombreux royalistes ont donc choisi la politique du pire en permettant l’élection d’un « jacobin » considéré de surcroît comme régicide. Le coup politique qu’espéraient les libéraux se retourne contre eux car les Ultras mettent astucieusement en scène le scandale de l’élection du « régicide » Grégoire.
Ainsi, une brochure politique ultra29 de 1820, sous la forme d’une comptine à récapitulation avec dix illustrations, présente, dans sa troisième image, l’élection de l’abbé Grégoire. Celui-ci est revêtu de sa tenue épiscopale, brandissant une pancarte où est inscrit « 21 janvier la mort » et montant, grâce à la loi des élections de 1817, dans une tour de siège à l’assaut de la chambre des députés, « Forteresse où sont logés les brigands » (les libéraux héritiers des « terroristes ») qui veulent « brûler la Maison que Pierre a bâtie » (la monarchie restaurée en 1814).
Dès le lendemain de l’élection, la presse se déchaîne : Chateaubriand écrit que Grégoire
a provoqué la mise en accusation du Juste couronné. Il a sollicité le premier l’abolition de la monarchie. Peut-il, sans manquer à ses principes, reconnaître pour Roi le frère de celui dont il demanda et obtint la tête. Mais n’accusons pas le député. Accusons le ministère et sa loi.30
alors que dans Le Drapeau blanc, Martainville ironise :
Il y a deux hommes sur qui je compte pour sauver la Monarchie. Ce sont MM. Grégoire et Decazes. Le bien n’a-t-il pas coutume de sortir de l’excès du mal ? […] Si M. de Ravaillac avait pu tuer le roi avec un vote, il n’aurait pas pris son couteau.31
Louis XVIII n’est pas dupe des manœuvres politiciennes des Ultras, mais le tollé est tel que, sous la pression de son frère le comte d’Artois et des chancelleries européennes, il se résigne à opérer un rapprochement avec la droite. Le 19 novembre, les trois ministres les plus marqués à gauche, notamment le chef du ministère Dessoles, présentent leur démission et sont remplacés par trois personnalités nettement plus à droite.
La caricature Chacun sa massue ou au bout du fossé la culbute32, annoncée le 20 novembre, obéit à une composition géométrique avec au centre, en habit de ministre et en équilibre instable sur un chemin de crête appelé « chemin des aveugles », Dessoles qui vacille sous les coups des deux camps. À droite, les Ultras, personnifiés par le député et journaliste Castelbajac, ont pour horizon la légitimité et la rechristianisation du pays symbolisés à l’arrière-plan par la croix de mission surmontée du drapeau blanc. À gauche, un Grégoire niais et débonnaire, habillé en sans-culotte, est associé à la guillotine et à la Terreur. Dans sa chute, Dessoles s’exclame : « Je ne suis ni Royaliste (= Ultra) ni Jacobin (= Libéral), je suis entre les deux. Oh agitation agitation comme tu as marché. » Cette dernière phrase renvoie à l’idée d’une machination politique.
L’épisode suivant se joue le 29 novembre, lors de la séance royale d’ouverture de la Chambre des députés. Ce jour-là, Grégoire est absent car il n’a pas été invité à une séance où, face au souverain, chaque nouveau député doit prêter serment.
L’image de Grégoire entre indignité et abjection
La caricature Le bon et loyal député de 181933, annoncée également le 20 novembre, utilise un répertoire iconographique devenu usuel depuis 1815, celui de la girouette politique34, brocardant les volte-face des principaux acteurs de leur temps, au fil des régimes, tels Fouché, Cambacérès, Maury35…
Aux pieds de Grégoire, une crosse et une mitre rappellent ses anciennes fonctions d’évêque. Sur les papiers qu’il tient en main, on peut lire « 21 janvier 1793 » et « Un Roi n’est pas un homme. Grégoire ». Ses vêtements bariolés en font une girouette : soutane ecclésiastique de l’abbé, bonnet phrygien du jacobin, habits de sénateur de l’Empire portant l’épée et la légion d’honneur. Face au buste de Louis XVIII il proclame : « Je jure… fidélité au Roi » comme il a juré auparavant fidélité à la République ou à l’Empire. Par antithèse ironique, la caricature reprend comme titre la fin de la formule du serment : « Je jure […] de me conduire en tout comme il appartient à un bon et loyal député ».
Classiquement, l’infamie s’accompagne du parjure. La succession des serments et des vêtements renvoie à la duplicité supposée du caricaturé. Mais cette caricature, en utilisant un archétype qui se banalise, connaît des limites en inscrivant l’abbé dans une série de personnages disparates. En outre, l’accusation de girouettisme s’adapte mal à Grégoire car celui-ci n’a jamais renié ses principes comme l’indique la pérennité de son combat contre l’esclavage, de 1789 à la Restauration36.
Cependant les attaques ultras font mouche : face au discrédit que l’élection d’un « régicide » jette sur eux, les libéraux tentent de convaincre Grégoire de se démettre de son mandat, ce qu’il refuse. En accord avec les ministériels, les libéraux sont alors prêts à invoquer un motif technique pour invalider l’élection de l’abbé. Ainsi, le 6 décembre, dans la séance de validation des élections, les députés ultras se déchaînent. Ils se succèdent à la tribune pour réclamer l’éviction de Grégoire pour indignité. Finalement, dans une grande confusion, la Chambre décide d’invalider l’élection du supposé régicide37.
Le motif de l’indignité étant insuffisant aux yeux des Ultras pour disqualifier Grégoire, ceux-ci n’hésitent pas à recourir au répertoire de l’abjection pour atteindre leur objectif politique principal, l’abandon de la politique libérale. Parait alors une série de caricatures d’une extrême virulence, dans la forme comme dans le fond, car pour les Ultras,
Un régicide coopérant à la confection des lois dans une monarchie est une monstruosité qui n’ayant rien de commun avec les règles générales ne peut être détruite que par des règles exceptionnelles.38
La caricature ultra Matière Electorale de 181939, annoncée le 25 décembre 1819, met en scène un personnage féminin grotesque aux vêtements tricolores qui vient de se soulager et qui s’essuie le derrière avec un papier où se lit le mot « Paten(te) », impôt pris en compte dans la loi électorale de 1817 pour l’octroi du statut d’électeur. De la fosse à merde fumante émerge un individu portant le rabat ecclésiastique, très probablement l’abbé Grégoire armé d’un poignard – l’arme des Régicides – devant une foule brandissant le drapeau tricolore et des piques surmontées de bonnets phrygiens. Tous montent à l’assaut de la Chambre des députés, en gravissant les marches bordées par les statues des grands serviteurs de l’État. Cette infamie attribuée à Grégoire par les Ultras peut être perçue comme un rite propitiatoire afin de faire du régicide un individu isolé, un couteau à la main, tel un Jacques Clément ou un Ravaillac, en niant le caractère collectif de la condamnation à mort de Louis XVI.
Annoncée le même 25 décembre, la caricature Les Besoins de la nouvelle Nation40 montre l’hémicycle. Au centre, un sans-culotte symbolisant la loi des élections vient de déféquer. Il exhibe fièrement le résultat de ses efforts, un long étron dont l’extrémité est la représentation de Grégoire, à mi-corps, en habit d’évêque constitutionnel, qui s’exclame : « Vive le sans culottisme ». À l’arrière-plan, les trois partis de la chambre réagissent. À gauche, les libéraux41 applaudissent, tendent les bras au nouvel élu et s’exclament : « Bravo », « Pourra-t-il arriver ? » Au centre, les ministériels dont certains sont déjà représentés en « ventrus » semblent perplexes : « Qu’en ferons-nous ? », « Oh c’est un cas très particulier ». Mais, à droite, les ultras, horrifiés et indignés, se bouchent le nez : « Ôtons cette ordure ».
Cette caricature donne à l’incarnation de la loi électorale un aspect bestial, dont les matières fécales se métamorphosent en abbé Grégoire, son buste jaillissant d’un étron reptilien. Or le reptile est l’incarnation traditionnelle du mal dans l’Occident chrétien. La Matière Electorale renvoie, elle aussi, à un aspect bestialisé de l’allégorie de la nation. Elle est très proche de la caricature suivante par ses connotations simiesques, le singe apparaissant, traditionnellement, parmi les figures grotesques comme un « double bestial de l’homme »42.
Les allégories de la Nation et de la Loi, essentielles dans les discours démocratiques, sont assimilées à des créatures monstrueuses : à travers Grégoire, les ultras attaquent la souveraineté populaire43. Les idées libérales, confondues avec les idéaux révolutionnaires, sont réduites à des « besoins » qui les excluent de toute civilisation. Le scatologique aboutit à faire de l’autre l’incarnation de l’abjection. Le débat est impossible avec un tel être. Le rejet des pratiques constitutionnelles jaillit de ces dessins. La caricature Les Besoins de la nouvelle Nation montre une Chambre des députés similaire à un cirque, où les représentants assistent à la scène de défécation d’un être monstrueux. Mais tous ces éléments limitent la portée des caricatures ultras. Leur extrémisme figuratif leur interdit une large diffusion. Le scatologique, poussé jusqu’au scabreux, ne saurait aboutir à un message rassembleur. La Renommée, journal libéral de Benjamin Constant, peut facilement ironiser sur « l’atticisme féodal » des Ultras et de leurs salons aristocratiques, en commentant Les Besoins de la nouvelle Nation : « On assure que les dames de certain faubourg44 trouvent cette caricature d’un si bon goût que leurs chevaliers la leur offrent pour étrennes »45.
Les caricatures ultras, dans leur stratégie de dénonciation de l’infamie du régicide, ne sauraient utiliser l’arme du rire. Ce dernier, en effet, a une fonction de catharsis qui minore l’aspect inquiétant des ennemis politiques. Le caricaturé peut devenir un interlocuteur, en tout cas un être humain à part entière. Or les caricaturistes ultras nient, en majorité, cette humanité en bestialisant l’adversaire politique.
La caricature ultra ou l’impossible châtiment du régicide
Annoncée le 23 octobre, la caricature ayant pour titre La loi des élections est accouchée heureusement d’un enfant marqué sur le front d’un grand R et de taches de sang sur les mains46 est centrée sur une allégorie de Minerve qui représente le principal périodique libéral, La Minerve Française : celle-ci brandit, dans ses bras, le nouveau-né de La loi des élections, l’abbé Grégoire, emmailloté dans des langes d’un blanc éclatant qui ne sauraient faire oublier la marque de l’infamie inscrite sur son front, le « R » stigmatisant le régicide, les mains souillées du sang royal. À droite, la Terreur est personnifiée par un sans-culotte hideux et débraillé qui agite, avec un air sadique, une guillotine miniature. Sur la gauche, Decazes est représenté en costume ministériel avec un immense portefeuille qui facilite son identification. Il tient la main de l’accouchée, une femme à la poitrine gonflée et au ventre énorme où sont inscrits les noms des futurs députés à naître lors des prochaines élections « Barras, Carnot, Fouché, Syeyes [sic] », tous conventionnels régicides. Decazes est donc directement désigné comme responsable des succès de l’opposition et du danger révolutionnaire renaissant.
L’adversaire libéral est affublé des stéréotypes attribués au sans-culotte où se lit l’influence des caricaturistes britanniques, comme Gillray47. Le sans-culotte épouvantable porte sa violence sur son visage, les cheveux noirs ou roux, mal peignés, montrant son désordre intérieur. Certes, Grégoire n’est pas représenté comme un sans-culotte : c’est un être inexpressif, une baudruche, une marionnette aux mains des manipulateurs, les sauvages sans-culottes qui, incarnation du Mal révolutionnaire, sont en haillons, ce qui indique leur exclusion du corps social, par la saleté et la nudité. La sauvagerie du révolutionnaire, figure de l’infamie, associe ainsi impudicité et violence figurées par l’aspect brutal du sans-culotte ; ses muscles saillants surgissant de ses hardes détournent le mythe révolutionnaire du peuple Hercule, renvoyant cette force à la pure bestialité.
La présence de la guillotine est essentielle pour nourrir l’imaginaire d’une Terreur fantasmée48 où tout libéral, tout démocrate, tout révolutionnaire – trois termes synonymes pour les polémistes ultras – est un régicide avide de sang.
Pour une partie des Ultras, la Restauration n’a guère restauré la monarchie. L’ordre ancestral a disparu, son caractère sacré a été balayé par la Révolution. Le Régicide est considéré comme le crime absolu, alors que n’existent plus les rites de purification qui auparavant pouvaient l’effacer. Les messes en l’honneur de Louis XVI, la chapelle expiatoire, apparaissent comme des cérémonies a minima pour les ultracistes car il manque l’essentiel, le châtiment. Des royalistes, de retour d’exil pour les plus intransigeants, perçoivent avec amertume que les régicides ont été condamnés au même sort qu’eux, le bannissement. Le terrible cérémonial de naguère, frappant les « monstres » qui, à l’instar de Damiens, ont osé porter la main sur le roi, est devenu impensable, car politiquement insoutenable. La monarchie française, de retour, est incapable de produire un châtiment spectaculaire des régicides, au contraire de la dynastie des Stuart, en Angleterre. Le malaise est d’autant plus net que les Ultras se refusent de penser les réalités de la Révolution. Pour eux, seule une minorité monstrueuse – l’archétype du sans-culotte, du « septembriseur » simiesque – est supposée avoir agi et non pas une majorité de Français en Révolution. La croyance à la perpétuation de la monarchie est à ce prix, niant la possibilité d’une souveraineté du peuple.
Le « R » porté sur le front de Grégoire renvoie aux pratiques judiciaires de l’Ancien Régime, permettant d’éviter tout contact fortuit avec l’éternel coupable. Mais il marque également la rupture advenue : la peine de mort à l’égard du régicide ne s’applique plus. Si le marquage au fer rouge permet de montrer l’infamie, de manière à retrancher le régicide de la communauté des hommes, il reprend un châtiment qui somme toute, par rapport au passé, marque la perte de sacralité de la personne royale, car la marque au fer rouge est une peine qui s’applique à des délits jugés moins infamants et secondaires, comme le vol. Il s’énonce alors comme un aveu : le régicide n’a pas été puni, il échappe à la justice royale, pourtant restaurée.
Et les Ultras sont menacés eux-mêmes par la censure qu’ils appellent de leurs vœux contre leurs adversaires. Certes, l’auteur de La loi des élections fait preuve de prudence dans son dessin de Decazes. Haï par son camp, le ministre est mis en cause dans son action, mais il tourne le dos, et n’est donc pas associé à l’infâme sans-culotte et à son bébé-baudruche Grégoire. Cependant le même caricaturiste rompt avec toute mesure, dans La Messe de 9349.
Annoncée le 20 novembre, la caricature représente Grégoire au centre, portant la flétrissure de l’infamie au front. En habit ecclésiastique, ce que lui refusent pourtant la monarchie et la papauté, il est en train d’officier à l’offertoire, moment clef de la messe, entouré de deux sans-culottes enfants de chœur. Le premier verse le vin et l’eau des burettes dans le calice que lui tend Grégoire. L’autre est à genoux sur les marches de l’autel, dans l’attitude de la prière, alors qu’à l’arrière-plan le tabernacle, contenant les hosties consacrées, est surmonté de Jésus crucifié, affublé d’un pagne tricolore et d’un bonnet phrygien. Cette caricature réactive le souvenir de la déchristianisation de l’an II, quand des églises et des hosties ont été profanées. Tout dans cette caricature porte le scandale et témoigne du bouleversement opéré par la Révolution, vécue par les Ultras comme la transgression du caractère sacré de la monarchie de droit divin. Un double tabou a été franchi, par la violation de la personne du roi et de l’Église, comme le dénonce Chateaubriand :
On prétend que M. l’abbé Grégoire offre chaque matin l’Hostie sans tache de la même main dont il immola son Roi : puisse-t-il être racheté par le double sacrifice, par le mérite de ce sang répandu sur la croix et sur l’échafaud.50
Mais en faisant de Grégoire le desservant d’une messe, le caricaturiste ultra, porté par sa haine contre la Révolution, fait œuvre de sacrilège. Il ne faut donc pas s’étonner que cette parodie blasphématoire alerte les autorités puisque Le véridique de Gand, dans son édition du 1er décembre, nous apprend qu’« au moment où la caricature de la Messe de 93 avait la plus grande vogue, elle a été saisie à la requête du Procureur du roi, chez tous les marchands de nouveautés ». L’auteur, à force de dénoncer l’Église constitutionnelle de la Révolution, dont l’un des piliers fut Grégoire, remet au premier plan, également, une question éminemment subversive pour la royauté et l’Église catholique : la validité ou la relativité des sacrements. Or les autorités politiques savent combien le dernier siècle de la monarchie absolue a été miné par cette question dans les controverses contre le jansénisme.
Grégoire après « l’affaire Grégoire »
La caricature La Guerre civile organisée sur le papier en attendant pire51 est annoncée le 15 janvier 1820, au moment où les chefs de la droite ultra, Villèle et Corbière, sont prêts à soutenir la nouvelle loi électorale visant à écarter le danger libéral. Cette estampe révèle, deux mois plus tard, l’évolution des rapports de force politiques. L’enjeu est, pour les Ultras, la fin de la loi « diabolique » des élections de 1817, afin de dominer à nouveau la Chambre des députés (représentée en haut au centre). Pour cela, l’estampe met en scène la dernière bataille qui vient de se dérouler, la prise du « Fort Grégoire ou de la Révolution » (au centre) qui symbolise la Chambre où les libéraux ont triomphé en 1819. Dans ce combat, ce sont « les armées révolutionnaires commandées par le général Grégoire de la Feuillette » (La Fayette) qui sont présentées à gauche comme victorieuses, chassant du fort « l’armée royaliste ». Mais celle-ci effectue à droite « sa retraite en bon ordre par suite de cette prise du fort Grégoire » et surtout elle doit « revenir l’attaquer et le reprendre d’autorité » grâce à la future loi électorale qui va lui être favorable. On remarque que Grégoire n’est même pas représenté, son image infamante n’étant plus d’actualité car la droite triomphe. Le péril révolutionnaire est certes encore agité dans le titre de l’estampe comme un chiffon rouge, La Guerre civile sur le papier en attendant pire, mais la droite royaliste sait qu’elle a politiquement gagné. Un mois plus tard, l’assassinat du duc de Berry dans la nuit du 13 au 14 février 1820 va réactiver l’horreur du régicide, confirmer la victoire des Ultras qui interprètent le crime comme la réalisation de leurs prophéties et hâter les mesures politiques qu’ils préconisent, comme une nouvelle loi restreignant la liberté de la presse et de la caricature.
L’image de Grégoire ne disparaît pas totalement des représentations graphiques ultras. Elle resurgit après l’assassinat du duc de Berry.
Cette estampe52 représente Louvel, l’auteur de l’attentat contre le duc, dans son intérieur, l’arme du crime à la main. Bonaparte et Grégoire, accusés d’être les inspirateurs de l’attentat, ont leurs portraits affichés sur le mur. La caricature ultraciste poursuit sa vindicte contre la presse libérale étalée sur la table (La Minerve, La Renommée, Le Constitutionnel…), désignant les journaux d’opposition comme complices du crime. Mais à cette date, Decazes a démissionné et a quitté la France pour éviter une mise en accusation de la part des Ultras. En effet, ceux-ci amalgament Decazes à Necker, considéré comme le fossoyeur de la monarchie, alors que Louvel est présenté comme le nouveau Grégoire53.
Deux ans après la chute de la Restauration, l’agonie d’Henri Grégoire, à qui l’archevêque de Paris, Mgr de Quelen, refuse l’extrême-onction, émeut l’opinion publique54. Louis-Philippe doit intervenir, dans l’urgence, pour éteindre la controverse, en envoyant auprès de l’ancien conventionnel un abbé extérieur à la juridiction de la capitale pour administrer les derniers sacrements à celui que les Ultras percevaient comme l’essence de l’apostat et du régicide, et qui, dans sa jeunesse, fut influencé par le jansénisme. Trente mille personnes assistent à l’enterrement du sénateur Grégoire55. La boucle se referme. Les liens entre sacré et politique alimentent le ressassement du régicide, poison lent pour la monarchie restaurée qui s’est montrée incapable de surmonter le traumatisme du 21 janvier 1793.
Conclusion
La prolifération des images infamantes, cherchant à souiller le « régicide » Grégoire, correspond à une vaste opération politique menée par les Ultras. Ceux-ci utilisent la caricature, médium particulièrement percutant qui permet de mobiliser l’opinion publique, bien au-delà des quelques cent mille électeurs censitaires. Dans le cadre d’une lutte politique intense entre Libéraux et Ultras, ces derniers n’hésitent pas à lancer une véritable campagne de presse permettant de délégitimer leurs adversaires et, pour un temps, de les terrasser.
Ces caricatures ultras de « l’affaire Grégoire » fournissent un répertoire de l’infamie, fondé traditionnellement sur le parjure, le parricide, le sacrilège. Cette damnatio memoriae de Grégoire s’est perpétuée, notamment dans une partie de l’Église qui a repris le vocabulaire contre-révolutionnaire56, particulièrement au XIXe siècle. Les polémiques de la panthéonisation, lors du Bicentenaire57, comme les jugements émanant de sites internet traditionalistes et de droite extrême, utilisent encore cette rhétorique de l’infamie qui montre son ambivalence. Il s’agit d’une volonté d’effacer le passé afin de revenir à une conception du sacré anéantie par la Révolution. Mais la négation de la légitimité de l’adversaire politique par l’infamie et un discours d’exclusion ne fait que renforcer la rupture politique. Les caricatures ultras de la Restauration s’engagent dans les mêmes chemins problématiques que leurs devancières contre-révolutionnaires des années 1789-179258. La politique du pire, en refusant une option constitutionnelle, affaiblit la voie médiane prôné par Decazes et Louis XVIII, et c’est la monarchie elle-même qui est atteinte par les royalistes les plus engagés. Ainsi, la volonté d’effacer le passé révolutionnaire, phénomène essentiel sous la Restauration, aboutit à un ressassement des rancœurs et des mémoires, fragilisant les processus démocratiques et l’unité du pays, selon des phénomènes toujours présents au début du XXIe siècle.