1. Introduction
Depuis les années 1990, les sciences sociales et de la santé évoluent vers des pratiques fondées sur des données probantes (Mowbray et al., 2003 ; Stein et al., 2008). Parallèlement, les institutions publiques décisionnaires, certaines organisations de promotion de la santé ou de la pédagogie à but non lucratif (e.g. Cochrane ; World Association for Educational Research) et les différentes fédérations professionnelles nationales et internationales publient régulièrement des « recommandations de bonne pratique »1 à destination des acteurs des secteurs social et médical. Cette progression exige, néanmoins, son intégration dans des programmes scientifiques coopératifs et démocratiques qui tiennent compte de manière rigoureuse des réalités matérielles, environnementales, socio-économiques et professionnelles. De plus, il est essentiel de prendre en considération l’accessibilité intellectuelle, linguistique et matérielle de ces programmes, ainsi que leur ergonomie, afin de garantir des avantages optimaux pour les bénéficiaires. Un manque de considération de ces enjeux ouvre la voie soit à un mésusage du programme recommandé, soit à un désinvestissement de ces stratégies au détriment de toute la chaîne d’acteurs ayant permis l’émergence du programme : (i) le contribuable participant au financement public de la recherche (notion d’efficiency chez les anglophones) ; (ii) les chercheurs qui ont modélisé l’étude en question ; (iii) les bénéficiaires du programme eux-mêmes (i.e. professionnels et usagers). Cette problématique s’inscrit dans un registre d’instabilités et d’incertitudes plus larges quant à la mise en œuvre de données probantes au sein de la société et représentant un véritable défi pour la recherche et les instances publiques.
Tout d’abord, le climat de défiance envers les résultats scientifiques est particulièrement prégnant actuellement, comme le révèlent Philipp-Muller et al. (2022). Par ailleurs, les résultats issus de la recherche en santé demanderaient en moyenne 17 années pour être mis en pratique, la plupart du temps dans des conditions relativement éloignées de celles proposées par les auteurs (Balas & Boren, 2000 ; Lane-Fall et al., 2019). Enfin, avec la mise en lumière, depuis les années 2000, de la crise de la reproductibilité (replication crisis ou replicability crisis, en anglais : Baker, 20162), il est urgent pour le chercheur de produire une démarche expérimentale qui soit transparente et reproductible, mais aussi coopérative pour assurer son application et sa longévité auprès des usagers ciblés, mais plus largement dans la société.
Les Sciences Humaines et Sociales ne peuvent se soustraire à ces enjeux si elles souhaitent maintenir leur crédibilité et, a priori, développer ces approches vers le domaine clinique comme l’orthophonie et la pédagogie spécialisée ou l’éducation. Pour répondre à ces enjeux, la Recherche Participative (RP) est une excellente candidate. La RP recouvre les designs expérimentaux, les méthodes et les cadres de recherche qui ont recours à une investigation systématique en collaboration directe avec les personnes touchées par une question étudiée, dans le but d’agir ou de faire évoluer les comportements (Vaughn & Jacquez, 2020). La RP fait donc appel à des personnes qui ne sont pas nécessairement formées à la recherche, mais qui représentent les intérêts des personnes visées par la recherche.
L’objectif de cet article est précisément d’exposer les méthodes de recherche-action mobilisées dans le cadre de l’ANR DEMONEXT (Namer & Hathout, 2020), en vue de favoriser l’implémentation de la base de données en morphologie dérivationnelle, Démonette 2.0, auprès de la communauté des orthophonistes. La démarche est reproductible en direction des professionnels de l’enseignement du français, langue maternelle ou langue étrangère.
Après une première section dédiée à la science de l’implémentation et à la recherche participative (Section 2), nous détaillerons les limites et besoins des orthophonistes face aux contenus scientifiques (Section 3). La quatrième section de cet article sera consacrée au programme de recherche participative menée dans le cadre du projet DEMONEXT.
2. La science de l’implémentation et la recherche participative
La science de l’implémentation peut être définie comme l’étude scientifique des méthodes visant à promouvoir l’adoption systématique des résultats de la recherche et d’autres pratiques fondées sur des données probantes dans la pratique courante. Cette approche participe notamment à améliorer la qualité et l’efficacité des services de santé (Eccles et al., 2006). Ce domaine a donc un champ d’application plus large que la recherche clinique traditionnelle, se concentrant non seulement sur le patient, mais aussi sur le prestataire (dans le cas présent : l’orthophoniste), l’organisation et la politique des soins de santé (Bauer & Kirchner, 2020). Plusieurs facteurs contribuent à l’efficacité de la mise en œuvre des programmes. Cela touche notamment les caractéristiques de l’organisme qui les offre, celles de la collectivité, du programme ou de l’outil lui-même ainsi que celles des coordonnateurs du programme (Durlak & DuPre, 2008 ; Gagnon et al., 2015). La Figure 1 illustre comment, selon la littérature actuelle, ces facteurs contribuent à la mise en œuvre du programme et aux résultats correspondants.
Une approche visant à enraciner un programme dans une pratique de manière durable reste extrêmement lourde, potentiellement coûteuse et engage à plusieurs années de préparation. Une telle approche nécessite en outre des équipes de recherche transdisciplinaires comprenant des membres très diversifiés ne faisant pas habituellement partie du programme développé, tels que des chercheurs en services de santé, des économistes, des sociologues, des anthropologues, des spécialistes des sciences de l’organisation et des partenaires opérationnels, y compris des administrateurs, des cliniciens de première ligne et des patients (Bauer & Kirchner, 2020). Toutefois, une alternative plus souple comme le développement d’un programme de RP peut constituer une stratégie intermédiaire valide. La RP permet d’initier une première approche objective afin de renforcer la validité sociale d’un projet ou d’un outil – particulièrement lors de sa conception – et de dégager des trajectoires d’implémentation pour un projet plus ambitieux et abouti (Bush et al., 2017 ; Cargo & Mercer, 2008).
Sur le territoire français, des projets scientifiques issus de différents domaines de recherche se sont dotés d’un tel programme de RP et se sont déjà bien implantés, au point de susciter un vif intérêt de la part des citoyens, les prestataires ou structures professionnelles ciblés. Ceux-ci agissent alors comme des collecteurs de données de terrain au bénéfice de la science. En contrepartie, ces collaborateurs sont, de manière explicite ou plus diffuse, sensibilisés, associés et formés au programme développé et, plus largement encore, à la thématique soutenue par la RP à laquelle ils participent. Par exemple, dans le domaine de l’analyse des écosystèmes marins, nous pouvons citer la plateforme européenne OBsenMer qui facilite la saisie et l’analyse des observations en mer (i.e. faunes et flores marines, comportements humains, activités industrielles et de pêche) grâce à son application. Ergonomique et intégrée aux enjeux socio-politiques de la préservation de la biodiversité marine, cette interface aura permis de collecter des données cruciales qui auraient échappé à la vigilance des chercheurs (Bordin et al., 2022 ; Sauleau et al., 2021). En linguistique, l’enquête « Le français de nos régions », dont l’objectif est d’étudier la vitalité et l’aire d’extension de certains régionalismes du français parlé en France, a permis, par méthode de crowdsourcing, de collecter de nombreuses données, et de tester l’intérêt de la recherche participative en accès libre sur les réseaux sociaux dans le domaine des sciences du langage pour des projets plus ambitieux sur le territoire européen (Avanzi et al., 2016 ; Goldman et al., 2014). En complément, la publication régulière des résultats des enquêtes issues de la RP ainsi que la publication d’ouvrages ou la diffusion de conférences et reportages pour le grand public offrent aux répondants et, plus largement, au grand public, l’opportunité de s’intéresser aux notions de variation régionale, et ainsi de participer à la diffusion des connaissances scientifiques dans ce domaine. Dans le domaine des sciences du langage toujours, on peut encore citer le projet sms4sciences et, en particulier, l’appel à don de SMS sur lequel il repose (cf. notamment Cougnon, 2015).
La RP, par sa dimension transversale, facilite également l’extension de projets cliniques et thérapeutiques vers des projets entièrement intégrés à la société et à la qualité de la vie pendant et après les soins. C’est notamment le cas du programme québécois ACCES (Accessibilité Communicationnelle des Commerces pour une Équité des Services), intégré à l’organisme de soutien à l’AVC et aux personnes aphasiques, ARTERE, dont l’objectif est d’améliorer la participation communicationnelle et sociale des personnes vivant avec une aphasie, en améliorant l’accessibilité communicationnelle des commerces de proximité.
En résumé, la RP présente une multitude d’avantages pour faciliter l’implémentation d’un programme dans la société. Elle permet notamment une recherche éclairée par les contextes du monde réel au bénéfice de ce dernier. Les résultats peuvent être traduits plus efficacement dans les milieux extra-universitaires. La recherche est ainsi améliorée par « l’intégration de l’expertise théorique et méthodologique des chercheurs aux connaissances et expériences du monde réel des participants non universitaires dans un partenariat qui se renforce mutuellement » (Wright et al., 2013).
3. Limites et besoins des orthophonistes face aux contenus scientifiques
À l’échelle internationale, les orthophonistes sont encouragés à développer leur pratique professionnelle en accord avec les connaissances scientifiques probantes. Toutefois, la mise en place d’une telle démarche achoppe à de nombreuses limites et variables qui complexifient le travail de ces professionnels de santé et ce, dès la formation initiale (Durieux et al., 2016). Les obstacles vécus par les cliniciens le plus souvent répertoriés dans la littérature sont (i) le sentiment d’illégitimité à développer une méthodologie d’extraction de données probantes pour la pratique (Hegarty et al., 2018 ; McCurtin & Healy, 2017), (ii) le manque de formation pour se préserver des biais méthodologiques et cognitifs favorisant l’analyse critique des informations qu’ils collectent (Furlong et al., 2018), (iii) le sentiment d’un décalage marqué (réel et/ou imaginaire) entre la clinique et la recherche (Hegarty et al., 2018 ; Joffe & Pring, 2008 ; McCurtin & Healy, 2017), (iv) pour les non-anglophones, l’entrave à l’accès à la connaissance que constituent les écrits scientifiques en langue anglaise (Durieux et al., 2016). Ce manque de confiance, et parfois de sensibilité, à cette démarche de la part des orthophonistes professionnels affecte en outre sensiblement la formation clinique de plusieurs centaines d’étudiantes et d’étudiants de premier et second cycle en orthophonie. Enfin, la pluralité des disciplines dans lesquelles évolue cette profession – principalement : les sciences du langage, les sciences de la réadaptation, les sciences de l’éducation, les sciences cognitives – oblige souvent les orthophonistes à favoriser un domaine au détriment des autres.
Plus spécifiquement, dans le domaine de la morphologie dérivationnelle, un nombre constant d’études collecte des données développementales, cliniques et des modèles cognitivo-linguistiques (Reed, 2008) aussi bien chez l’enfant (e.g. trouble spécifique des apprentissages, trouble développemental du langage) que chez l’adulte (e.g. aphasiologie, troubles neurocognitifs, illettrisme, Troubles spécifiques des apprentissages du langage écrit). Par exemple, des pistes de recherche clinique et pédagogique explorent des modèles d’interventions visant à étayer des compétences majeures comme l’orthographe ou le vocabulaire, ou encore la capacité à générer des formes complexes et à soutenir des mécanismes lexico-sémantiques chez l’adulte atteint de pathologie neurologique (Auclair-Ouellet et al., 2017 ; Goodwin & Ahn, 2010). L’état des connaissances actuelles dans ce domaine pointe cependant le besoin de développer des approches valides, tout en veillant au transfert de ces nouvelles connaissances auprès des cliniciens et pédagogues. La mise en place de cette réflexion reste cependant ambitieuse, tant pour le chercheur que pour le clinicien, pour les raisons évoquées plus haut en termes de limites d’accès à la connaissance scientifique et parce que la majorité des études interventionnelles en morphologie sont modélisées par et pour des anglophones. En s’intéressant aux réalités et aux contraintes de l’orthophoniste et en partageant le leadership en recherche, les RP ont le potentiel de contribuer directement à l’épanouissement des personnes, de leurs communautés et des écosystèmes dont elles font partie (Reason & Torbert, 2001). Le domaine de la science de l’implémentation (Denman et al., 2019 ; Kinsler, 2010 ; Zuber-Skerritt et al., 2020) reconnaît que de nombreux facteurs peuvent influencer l’adoption réussie des recommandations de bonnes pratiques dans la pratique clinique. Il est donc crucial de prendre en compte les contextes du monde réel dans lesquels les lignes directrices doivent être mises en œuvre (Fulcher-Rood et al., 2018 ; Olswang & Prelock, 2015).
4. Le programme de recherche participative mené dans le cadre du projet DEMONEXT
4.1. Objectifs et protocole
La double réflexion qui précède a conduit l’ANR DEMONEXT à développer quatre axes de recherche-action basés sur la taxonomie Knowledge-To-Action Framework de Graham et al. (2006), adaptée en ligne par la Registered Nurses’ Association of Ontario3 :
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Établir un partenariat et des échanges fructueux entre le domaine de la recherche fondamentale et appliquée en morphologie dérivationnelle et les acteurs du terrain clinique ;
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Permettre aux participants de contribuer à l’amélioration d’une banque de données en morphologie dérivationnelle en libre accès ;
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Permettre aux participants extra-académiques de s’engager au sein d’un dispositif rigoureux et ouvert, favorable au développement de l’esprit critique dans un domaine balisé des sciences du langage, des sciences de l’éducation et des sciences de la remédiation et de la rééducation ;
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Favoriser la diffusion de la connaissance scientifique en morphologie dérivationnelle auprès des professionnels du soin afin d’enrichir les interventions et les programmes d’apprentissage ou en thérapie.
Afin de répondre à ces objectifs, quatre axes de recherche distincts ont été développés au sein du projet DEMONEXT en concertation avec des cliniciens et des chercheurs de plusieurs disciplines (T.A.L, morphologie, ingénierie, psycholinguistique, réadaptation) :
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Interroger des cliniciens francophones sur leurs connaissances théorico-cliniques en morphologie pour des applications cliniques (évaluation, intervention, prévention) ;
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Réaliser une revue critique des supports cliniques et pédagogiques orientés en morphologie (dérivationnelle) édités en français ;
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Favoriser l’accès des professionnels extra-académiques aux données scientifiques en morphologie dérivationnelle ;
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Codévelopper des médias facilitateurs pour l’usage de la base de données DEMONEXT en contexte clinique.
La Figure 2 décrit l’implication des participants dans chacun de ces axes :
4.2. Détail des axes de recherche-action de la recherche participative DEMONEXT
Nous détaillons ci-dessous chacun des quatre axes retenus, du point de vue du ou des objectifs visés selon la taxonomie Knowledge-To-Action Framework de Graham et al. (2006), des procédures suivies et des résultats généraux obtenus.
Axe 1. Interroger les cliniciens francophones sur leurs connaissances de la morphologie et leurs stratégies de sélection d’un outil pédagogique/d’étayage clinique.
Objectif visé selon Graham et al. (2006) : Identifier et déterminer l’écart entre les connaissances théoriques et la pratique chez les professionnels.
Procédures et résultats généraux : Entre novembre 2020 et avril 2021, l’enquête DEMONEXT a mobilisé près de 155 orthophonistes/logopèdes (réponses complètes pour toute l’enquête sur n = 242) sur un ensemble de territoires francophones (France, Belgique, Suisse, Canada, Monaco, Luxembourg, Niger). Les premiers résultats de cette enquête, dont les analyses sont en cours, indiquent que 35 % des orthophonistes réalisent des interventions ciblant la morphologie dérivationnelle. Parmi eux, 10 % évaluent leur niveau de connaissance sur ce sujet de niveau faible à très faible, et 23 % estiment avoir une connaissance générale de la morphologie dérivationnelle. Cependant, l’analyse qualitative des corpus de réponses spontanées sur les types d’activités proposées et sur les connaissances terminologiques et théoriques en morphologie dérivationnelle suggère que les manques sont de 15 à 20 % supérieurs aux lacunes auto-évaluées par les répondants. Par ailleurs, pour développer leurs activités de soin auprès des patients qu’ils accompagnent, 60 % (n =242) des cliniciens interrogés indiquent n’utiliser que des dictionnaires, papier ou en ligne, ou encore des listes toutes faites issues du milieu de l’édition. Toutefois, 74 % d’entre eux disent souhaiter avoir accès à une base de données morphologiques spécifique afin de les soutenir dans la préparation des activités/tâches pour leurs interventions, et 45 % souhaitent développer leur pratique vers l’apprentissage du vocabulaire. L’obtention de listes d’une même famille d’affixes tenant compte de la dimension sémantique par l’intermédiaire d’un outil pragmatique et valide remporte entre 65 % et 70 % des demandes chez ces professionnels.
On observe par conséquent un différentiel fort entre le niveau de connaissance des orthophonistes et leurs pratiques professionnelles effectives, et, plus encore, leur niveau de confiance envers les outils à leur disposition. Cela suggère que la sélection des outils est une tâche complexe pour ces professionnels, d’autant plus dans un contexte où il est nécessaire d’individualiser l’accompagnement sans réelles ressources disponibles pour les accompagner. Ces résultats vont dans le même sens que ce qui a déjà été rapporté pour le domaine des connaissances théorico-cliniques en psychométrie par exemple (Betz et al., 2013 ; Kerr et al., 2003).
Axe 2. Réaliser une revue critique du matériel clinique et pédagogique édité en français orienté en morphologie dérivationnelle.
Objectifs visés selon Graham et al. (2006) : Identifier et déterminer l’écart entre les connaissances et la pratique chez les professionnels ; Adapter les connaissances au contexte local en lien avec sélectionner un KTA Tool (outil Knowledge To Action) pour proposer une base de données morphologiques pragmatique et valide.
Procédures et résultats généraux : Sur la base d’une grille critériée balayant six domaines majeurs de qualité et 22 sous-domaines (grade 0 = incertitude maximale > grade 4 = certitude optimale), les résultats de cette étude indiquent que les 15 supports de remédiation sélectionnés orientés en morphologie présentent des faiblesses (i) dans leurs caractéristiques générales, (ii) dans la typologie des tâches morphologiques proposées, (iii) dans l’efficacité des lexèmes dérivationnels ciblés pour la remédiation. À titre d’illustration, le critère de qualité 2 Ergonomie et qualités techniques a montré que 47 % (n =7) des supports analysés ont obtenu la note de 0 (incertitude maximale) dans cette catégorie, 40 % (n =6) la note 2 ou 3 (marqueurs d’incertitude modérée à faible, également répartis), et seulement deux matériaux la note 4. Le critère de qualité 3, à savoir la population-cible à laquelle s’adresse le matériel, indique que 60 % (n =9) des supports sont au grade 0, que 13 % (n =2) se partagent les grades 1 et 2, et que seulement 27 % (n =4) des supports sont classés au grade 4, c’est-à-dire font preuve de transparence quant à la population ciblée pour ce matériel. Le critère de qualité 5, qui concerne la validité théorique du matériel, indique une majorité de grade 0 avec un score de 73 % (n =11), 13 % (n =2) des supports ont obtenu le grade 2, un support a obtenu le grade 3 et un autre le grade 4.
Par ailleurs, les instructions (équivalentes aux consignes à donner pour l’administrateur et à connaître pour l’usager) pour les activités morphologiques sont principalement orientées vers les tâches de dérivation (tâche A) et les tâches d’analyse structurelle (tâche B). Cependant 13 des 15 supports ont révélé qu’une majorité des tâches proposées correspondaient à plus d’une catégorie de sous-tâches ou n’étaient pas assez spécifiques pour être formellement étiquetées par les chercheurs de l’étude. De plus, il n’était pas explicitement indiqué si ces tâches devaient être réalisées à l’oral ou à l’écrit, ou dans une modalité mixte, sauf dans les deux matériels qui obtiennent un très bon score dans leurs caractéristiques générales.
Enfin, les lexèmes construits les plus fréquemment utilisés dans ces supports de remédiation résistent mal à un examen structurel et diachronique, si bien que l’on peut remettre en cause leur pertinence. Pour exemple, alors qu’il est très utilisé dans ces matériels, le patron morphologique inX n’est pas productif en français actuel, sauf avec les bases déverbales en -able. Ainsi (cf. Duboisdindien & Dal (2021), des adjectifs comme inhumain ou injuste, très usités dans ces supports, ne sont pas de bons stimuli primaires (tâche A) : outre le fait qu’ils apparaissent dans le lexique français dès les 13-14ème siècles et, à ce titre, sont fortement lexicalisés, ce ne sont pas de bons inputs pour aider à former un adjectif en in- en français actuel, si la base n’est pas elle-même suffixée par -able. Plus généralement, l’analyse spécifique des lexèmes construits qu’ils utilisent a remis en cause les logiques des deux supports de remédiation présentant pourtant les meilleures caractéristiques globales. Le contexte de la tâche (tâche A ou B) semble être en opposition avec les lexèmes-cibles proposés dans la plupart des supports. Du moins, cela pose la question de savoir si ce sont bien les mécanismes morphologiques qui sont engagés dans ce type de tâche associée à ce type de schéma, ou si elle n’active pas cognitivement les compétences mnésiques ou le stock lexical de l’enfant (en gardant en tête les biais liés aux inégalités d’accès au lexique : voir Rassel et al. (2021)).
Les données qui précèdent indiquent qu’une analyse critique des supports à usage clinique est pertinente pour permettre aux orthophonistes de faire des choix éclairés et fondés sur des preuves4. De plus, les chercheurs du projet DEMONEXT ont utilisé les données collectées pour ajuster leurs procédures de modélisation de la base Démonette 2.0, en complément des construits méthodologiques et théoriques qui ont été utilisés pour construire les tables.
De manière concrète (cf. Namer et al., ce volume), la base de données se compose de trois tables téléchargeables : la table des lexèmes, la table des relations et la table des familles. Cependant, afin de faciliter l’utilisation pour des usagers non spécialisés, il a été décidé de rendre l’outil adapté et explicite socialement. Ainsi, des tutoriels (Figure 3) ont été intégrés dans la base de données, fournissant aux orthophonistes et aux enseignants des instructions claires sur la navigation dans la plateforme afin de poser des questions en utilisant des fonctionnalités ergonomiques. En outre, des messages préventifs et des recommandations claires sont systématiquement inclus, tant pour l’utilisation de la fonction « outils spécifiques » que pour la planification d’activités cliniques ou pédagogiques en fonction de l’objectif souhaité. Sans l’étude préalable basée sur des outils de remédiation disponibles sur le marché, il n’est pas assuré que les chercheurs de l’équipe DEMONEXT auraient pensé à intégrer des modules d’accompagnement à la prise en main de la base par des usagers non spécialistes de morphologie.
Axe 3. Favoriser l’accès des professionnels extra-académiques aux données scientifiques en morphologie dérivationnelle en collaboration avec des usagers cliniciens.
Objectif visé selon Graham et al. (2006) : Évaluer et établir les facilitateurs à l’utilisation des connaissances pour les professionnels.
Procédures et résultats généraux : Pour l’équipe des chercheurs interdisciplinaires et cliniciens bénévoles du projet DEMONEXT, l’engagement vers un programme de diffusion des données scientifiques à destination du public de cliniciens, mais également de pédagogues, de familles et de patients/élèves semblait crucial en vue de modifier le changement de pratique d’une part et de rompre la barrière de la langue d’autre part. Afin de favoriser cette diffusion des connaissances, un appel à participation à destination des orthophonistes a été lancé d’octobre 2020 à février 2021 ainsi que de juillet à octobre 2021. L’appel a été transmis électroniquement via les réseaux sociaux (spécialisés en orthophonie et en pédagogie), le site web du projet, deux conférences en ligne et un papier de vulgarisation scientifique par les chercheurs de l’équipe DEMONEXT dits du Lot 4. Les aptitudes et motivations principalement recherchées chez les professionnels bénévoles étaient (1) une curiosité intellectuelle pour le domaine des sciences humaines et sociales ; (2) une pratique de terrain ; (3) un intérêt pour la langue et la morphologie ; (4) la connaissance de l’anglais scientifique ou un intérêt de développer cette compétence ; (5) un esprit de collaboration ; (6) un systématisme dans l’activité et (7) de la disponibilité et de la transparence dans les échanges. Une dizaine de candidatures ont été soumises à partir desquelles le coordonnateur scientifique principal de cette RP organisait un temps d’échange individuel. La visée de ce premier contact était de décrire les procédures méthodologiques, le rétroplanning envisagé et le niveau d’implication nécessaire pour le professionnel intéressé. À la fin de ce processus, quatre orthophonistes et une étudiante en orthophonie de second cycle ont intégré le programme de RP. Cinq à six sessions de formation d’une heure à la méthodologie de la recherche de données externes et à la synthèse de données ont été déployées en début de programme en mars et octobre 2021. Afin de valoriser l’implication des participantes, une attestation de participation cosignée par les responsables scientifiques et le coordonnateur scientifique du programme RP DEMONEXT a été remise chaque année. Ce travail a permis de constituer un corpus d’une vingtaine de synthèses d’articles scientifiques majeurs codéveloppées avec les cinq bénévoles professionnelles, en français, en libre accès et téléchargeables sur le site DEMONEXT.
Axe 4. Créer des moyens facilitant la compréhension du fonctionnement de la base DEMONEXT et son usage en clinique ou en pédagogique
Objectifs visés selon Graham et al. (2006) : Sélectionner, adapter et mettre en œuvre des interventions ; soutenir l’utilisation des connaissances.
Procédures et résultats généraux : Deux scénarios cliniques ont été développés à travers des rapports méthodologiques, les DEMONEXT-Step DP4, afin de permettre aux cliniciens de contextualiser une approche de soin en s’appuyant sur des données probantes d’une part et sur des données authentiques de patients d’autre part. Ces scénarios cliniques, réalisés par un chercheur-clinicien expert en méthodologie clinique de la réadaptation, une linguiste experte en morphologie et une clinicienne bénévole experte dans le domaine des troubles des apprentissages et de la communication, sont disponibles en ligne et à la libre consultation (https://hal.science/hal-03780590/, https://hal.science/hal-03740322v1). Ils proposent des méthodes pas-à-pas (capsules vidéo à l’appui) pour présenter la décision clinique basée sur les goûts/plaintes/besoins du patient ainsi que l’utilisation de la base DEMONEXT et le recours à d’autres bases françaises en vue de contrôler les variables mesurées et les cibles d’intervention selon l’objectif de soin (fréquence, âge développemental, imageabilité, etc.). Ces scénarios modélisent (i) pour le cas de l’intervention : des consignes et des activités en progressif, depuis la séance d’introduction à un nouvel affixe à la séance restitutive, en passant par une illustration de séance intermédiaire, (ii) pour le cas de l’évaluation critériée : un protocole d’évaluation clinique critérié formel basé sur des données issues de la recherche.
5. Conclusion
Les orthophonistes sont conscients de leurs difficultés à se doter d’outils valides pour les interventions qu’ils développent, comme l’a révélé notre enquête préalable. Par ailleurs, les supports de remédiation en morphologie française issus de l’édition spécialisée présentent de nombreuses insuffisances si l’objectif est de contribuer à mettre en place des soins de haute qualité. En parallèle, il est crucial, pour le chercheur désireux de proposer un programme au bénéfice d’usagers, de le modéliser et de l’éprouver au sein d’un dispositif proche de ses conditions d’utilisation et des processus réflexifs du clinicien (Gagnon et al., 2015). Dans cette perspective, le projet DEMONEXT a mis en place un programme de recherche participative reposant sur quatre axes. L’objectif est d’identifier, soutenir et développer les connaissances nécessaires pour promouvoir l’utilisation de la base de données en morphologie dérivationnelle dans la pratique professionnelle des orthophonistes cliniciens francophones. En plus de l’amélioration de la banque de données de mots dérivés pour les usagers, cette démarche aura permis de laisser à disposition des professionnels (i) des capsules de prise en main de l’outil, (ii) des rapports méthodologiques basés sur une démarche en problem based learning par scénarisation (Gijbels et al., 2005), et (iii) des contenus de vulgarisation scientifique dans le domaine de la morphologie dérivationnelle. En outre, les chercheurs ont pu modéliser la plateforme d’interrogation Démonette-2.0 pour une dimension d’usage plus général qu’à seule destination des experts. Le choix intentionnel de méthodes, d’outils et de processus de recherche participative peut aider les chercheurs à faire participer de façon plus significative les intervenants et les communautés à la recherche, ce qui, à son tour, a le potentiel de créer des résultats de recherche pertinents et significatifs, qui se traduisent en actions concrètes pour le chercheur.