1. Introduction
L’apprentissage du vocabulaire constitue un enjeu majeur pour la réussite scolaire (Biemiller & Slonim, 2001 ; MENJS, 2018). Cependant, les résultats du cycle des évaluations disciplinaires réalisées sur échantillon (CEDRE), qui mesure le niveau des acquis des élèves au niveau de la compréhension des textes écrits (Eteve et al., 2022) montrent qu’en France 11 % des élèves sont en grande difficulté de lecture à l’entrée au collège. Ces ‘faibles compreneurs’ ont une compréhension très locale de ce qu’ils lisent et sont en difficulté pour réaliser des inférences.
1.1. Rôle de la maîtrise du vocabulaire dans la compréhension de textes
Le lien entre vocabulaire et lecture est bien établi : la connaissance du vocabulaire est fondamentale pour la compréhension des textes et, en même temps, la lecture est une activité qui contribue au développement du vocabulaire (Chall, 1958 ; Nation, 1990 entre autres, cités par Ma & Lin, 2015). Connaître les sens des mots en contexte demeure indispensable à la bonne compréhension d’un texte (Gablasova, 2014 ; David et al., 2022).
Cependant, selon le type de texte, l’élève se retrouve face à différentes stratégies pour comprendre. Dans les textes narratifs, le vocabulaire inconnu n’empêche pas la compréhension globale du texte, s’agissant souvent de termes nouveaux qui nuancent une action ou la description d’un personnage. En revanche, dans un texte documentaire, les mots sont souvent liés à des concepts nouveaux : l’accès à cette nouvelle connaissance est fondamental pour la compréhension (Best et al., 2006) et n’est pas toujours immédiat pour le jeune lecteur (voir Section 2.2).
1.2. Problématique et objectifs
Dans cette étude, nous nous intéressons aux connaissances lexicales des élèves de cours moyen (9 à 11 ans) et plus spécifiquement aux verbes opaques apparaissant dans des textes de spécialité (Elola & Roubaud, 2018). Il s’agit de verbes polysémiques que l’élève généralement connaît et utilise dans la langue courante, mais qui ont un sens de spécialité méconnu (par exemple développer en sciences ou lever en histoire, cf. Section 2.2). Nous faisons l’hypothèse que le nombre d’enfants connaissant les sens de spécialité est faible, et qu’il existe de grandes disparités entre types d’école (milieux). Aussi, l’idée de notre étude est de rendre compte de la difficulté d’accès au sens de ces verbes dans des contextes de spécialité et de montrer les stratégies que les élèves mettent en place pour élucider le sens. Ce travail nous a permis de dresser un premier bilan à partir des résultats d’une enquête menée dans différentes écoles de France entre mars et avril 2023, et de repenser quelques dispositifs pour l’enseignement du vocabulaire.
2. Textes de spécialité et verbes opaques
Pour accroître son stock lexical, l’apprenant d’une langue est confronté à des milliers de mots nouveaux (notion connue en anglais comme vocabulary length, ‘largeur’ ou ‘quantité de vocabulaire’2). En réalité, il fait face à des milliers de sens nouveaux (ang. vocabulary depth, ‘profondeur’ ou ‘connaissances sur les mots’). Ces sens, qu’il rencontre à l’écrit dans son cursus scolaire ou dans ses lectures personnelles, sont pour beaucoup spécifiques à des domaines de spécialité. Dans cette section nous reviendrons sur les textes de spécialité (Section 2.1) et sur les mots difficiles, caractérisés par leur opacité lexicale (Section 2.2), afin de poser le contexte théorique de notre étude.
2.1. Textes de spécialité adressés aux jeunes lecteurs
Les textes de spécialité recouvrent des productions linguistiques diverses et variées. Ils se différencient des textes narratifs (littéraires) par « leur dimension pragmatique qui conditionne (…) leur rapport à la langue » (Cusin-Berche, 2003). Il s’agit de textes qui ont un objectif, celui de transmettre une connaissance dans un domaine. La langue est appréhendée comme un instrument de transmission assujetti aux contenus, là où dans les textes littéraires la langue est l’objet même du discours.
Dans le curriculum scolaire, les textes de spécialité sont introduits très tôt. Dès la maternelle, les élèves découvrent des livres documentaires et les différencient des livres qui racontent des histoires. À l’école élémentaire, le travail sur ces textes de spécialité est plus systématique : les programmes pour l’école (MENJS, 2020) préconisent d’aborder en classe des sujets variés (en histoire, géographie, sciences, arts…) et pour ce faire, l’enseignant va s’appuyer sur des textes courts, présentés avec de nombreuses images et schémas.
Par ailleurs, ces textes de spécialité se retrouvent dans des ouvrages consacrés à une thématique spécifique, mais ils figurent aussi dans des collections jeunesse ou junior en format magazine avec différents articles courts, beaucoup de couleurs et images pour rendre la lecture attrayante. En histoire, les magazines thématiques s’adressent à des enfants à partir du collège. Dans des magazines pour les enfants de 8 à 12 ans, on peut trouver des articles portant sur un personnage ou un fait historique, mais la rubrique histoire est souvent très courte (deux ou trois pages par magazine) si on la compare à des rubriques d’autres domaines de spécialité (majoritairement, sciences de la vie et de la terre).
2.2. Mots difficiles, opacité lexicale et rétention des sens
Connaître un mot implique de connaître sa forme (orale et écrite), sa structure morphologique, son sens (ou plutôt ses sens) et ses relations avec d’autres mots (constructions syntaxiques, collocations). De nombreux travaux se sont intéressés à l’apprentissage du vocabulaire et il est connu que des informations sur la forme ont un impact sur les difficultés de compréhension. Par exemple, les mots ‘faussement transparents’ ont des morphèmes qui ne correspondent pas au sens attendu, comme pommade qui n’est pas un jus de pomme, ou shortcoming en anglais qui n’est pas une courte visite (Laufer, 1989, 1997). La même auteure souligne que « la plupart des problèmes qui se posent dans l’apprentissage du vocabulaire ont rapport au sens » (Laufer, 1994).
La question revêt une importance particulière dans les textes de spécialité en lien avec la rétention des sens d’un vocable (Polguère, 2008). Sur la base de travaux en acquisition de vocabulaire, nous sommes ici intéressées par la notion de profondeur : nous visons à étudier non pas la quantité de vocabulaire connu par l’élève, mais plutôt la connaissance qu’il a des différents sens et propriétés d’un mot, en particulier les sens dans des domaines de spécialité. Cette connaissance implique non seulement la « conscience » des différentes acceptions d’un vocable, mais aussi leur rétention, c’est-à-dire, savoir les employer, sans aide du contexte, à la demande (voir la consigne de l’étude menée, Section 3.2).
Les textes de spécialité contiennent des mots difficiles (Plane, 2004). Ce sont des mots opaques, majoritairement abstraits et polysémiques (Laparra, 1991 ; Tremblay et al., 2022), le sens attendu dans le domaine de spécialité est dès lors inconnu par le lecteur. Les sources d’opacité lexicale sont diverses (Xu, 2018). Ainsi, d’une part, il peut s’agir d’unités lexicales nouvelles, c’est-à-dire que l’enfant n’y a jamais été exposé, même à l’oral. Cela concerne les vocables se référant à des concepts nouveaux introduits via les textes de spécialité, par exemple, scaphandre ou gypse en sciences, ou encore capituler ou fief en histoire. On remarquera que ce sont des termes très spécifiques à ces domaines, avec des fréquences d’apparition très faibles dans la langue courante (entre 0,01 et 3,4 dans la base lexicale OpenLexicon (Lexique 3, New et al., 2001)) ; on peut comparer le verbe capituler avec une fréquence de 2,31 à son synonyme plus courant, tomber, avec une fréquence de 407,83. D’autre part, il peut s’agir de vocables que l’enfant connaît déjà et qu’il utilise dans un sens lié à ses activités sportives (entraîner, marquer) ou quotidiennes (lever, renverser) ou à son contexte socioculturel : en classe (représenter), dans des jeux vidéo (libérer), etc. Ces mots-là sont transdisciplinaires (Saidane & Tremblay, 2016 ; Sauvageau et al., 2021), en quelque sorte des « traîtres » car l’élève pense connaître le sens alors que dans le texte de spécialité cela amène à des incohérences et incompréhensions (Bensoussan, 1986).
Ce sont précisément les unités « traîtres » qui nous intéressent dans cette étude. La compréhension peut parfois être facilitée par le contexte, mais cela n’est pas une condition nécessaire et suffisante.
3. Méthodologie
Pour mener notre étude, nous avons sollicité plusieurs écoles avec une même consigne adressée aux élèves : celle de donner des exemples de phrases à partir d’un verbe « amorce » hors contexte. Nous décrirons dans cette section les caractéristiques des participants (Section 3.1), la procédure (Section 3.2) et le corpus de verbes choisis (Section 3.3).
3.1. Participants
Nous avons essayé de cibler des écoles appartenant à des zones géographiques différentes : dix écoles ont été sollicitées (Tableau 1), réparties dans le sud de la France (Bouches-du-Rhône), dans le centre (Cantal) et dans le nord (Nord), dans des espaces urbains ou ruraux. Leur population est composée d’élèves appartenant à des milieux socio-économiques différents (cf. Indices de Position Sociale du MENJS4) : favorisé ou défavorisé, hétérogène ou école située dans un réseau d’éducation prioritaire (REP5).
Nombre d’écoles | Environnement de l’école | Moyenne des IPS | |
Public favorisé | 2 (sud) | rural | 128,9 |
Public hétérogène | 2 (sud, centre) | 1 rural, 1 urbain | 112 |
Public défavorisé ou en secteur prioritaire | 6 (sud, nord) | urbain | 73,8 |
Tableau 1. Écoles sollicitées pour l’étude et la moyenne de l’indice de position sociale (IPS).
Le total des participants à l’étude se répartit comme suit (Tableau 2) : cinq classes de CM1 et huit de CM2 avec un total de 219 élèves, dont 83 en CM1 et 136 en CM2, 108 garçons et 111 filles. Dans le tableau 2, l’identifiant des écoles a été anonymisé avec les initiales de la ville et le nom de l’école. Pour trois écoles, nous avons un cours double (CM1-CM2) ce qui explique le petit nombre d’élèves au CM1 ou au CM2 : par exemple, l’école 11 (L-A2) a un total de 19 élèves répartis en 11 CM1 et 8 CM2.
Il est intéressant de signaler la variété linguistique des élèves ayant participé à l’étude6. Aucune classe n’a un taux de monolinguisme en L1 proche de 100 % (maximum 81 %, école 9 J-R).
École | Niveau | Milieu | Nombre de participants | Monoling. FR | Monoling. autre | Bilingue ou plurilingue | |
1 | R-V | CM1 | rural, favorisé | 14 | 57 % | 43 % | |
2 | J-R | rural, hétérogène | 27 | 81 % | 4 % | 15 % | |
3 | SC-T | rural, favorisé | 22 | 64 % | 36 % | ||
4 | R-M | urbain, REP | 9 | 11 % | 89 % | ||
5 | L-A2 | urbain, REP | 11 | 27 % | 73 % | ||
6 | A-C | CM2 | urbain, hétérogène | 16 | 25 % | 12 % | 63 % |
7 | G-V | urbain, défavorisé | 21 | 55 % | 10 % | 35 % | |
8 | R-V | rural, favorisé | 9 | 67 % | 33 % | ||
9 | J-R | rural, hétérogène | 26 | 77 % | 23 % | ||
10 | R-F | urbain, REP | 22 | 27 % | 73 % | ||
11 | R-M | urbain, REP | 11 | 36 % | 9 % | 55 % | |
12 | R-T | urbain, REP | 23 | 26 % | 13 % | 61 % | |
13 | L-A2 | urbain, REP | 8 | 25 % | 75 % |
Tableau 2. Participants à l’étude (219 élèves).
3.2. Procédure : questionnaire d’élicitation des sens hors contexte
Un questionnaire a été proposé à des élèves de cours moyen (voir Annexe A). Le but était de nous permettre de recueillir des métadonnées (métier des parents et langues parlées à la maison7) ainsi que les informations relatives à notre étude sur les verbes de spécialité.
Concernant les verbes de spécialité, nous avons proposé un questionnaire d’élicitation des sens hors contexte : l’élève devait fournir trois exemples de phrase avec un verbe donné à l’infinitif. Le sens de spécialité était amorcé en lui demandant si pour le troisième exemple il était capable de donner une phrase en lien avec un manuel d’histoire ou de sciences. Ce faisant, tout en étant conscientes de la difficulté de la tâche (appréhender les significations à l’échelle du mot isolé), nous avons voulu observer si les élèves de cours moyen avaient retenu des sens en lien avec les domaines de spécialité (voir Section 4.1).
Les tests ont été menés entre mars et avril 2023. Nous n’avons pas pu contrôler la façon dont ils ont été donnés aux élèves car nous ne savons pas (sauf dans quelques cas) si les élèves disposaient d’un moment collectif en classe pour remplir leurs questionnaires ou s’ils le faisaient sur leur temps libre en classe, une fois leur travail achevé.
Nous nous sommes néanmoins interrogées sur la façon dont les élèves remplissaient ces questionnaires. Nous verrons plus loin (voir Section 4.2) que les stratégies des élèves ont été variées au niveau du suivi de la consigne.
3.3. Corpus
3.3.1. Choix des verbes
Une première liste de verbes opaques a été dégagée à partir de corpus divers, et pour notre étude nous en avons retenu 20 (voir Annexes B et C), la moitié issue de supports destinés à des CM1 et l’autre moitié à des CM2. Les verbes choisis répondent tous aux critères d’opacité, de polysémie et d’abstraction dans le sens de spécialité.
Un seul verbe a été rencontré dans des textes attribués aux deux niveaux, à savoir le verbe entraîner8 (cf. Fig. 1) :
Dans le domaine des sciences de la vie et de la terre, les textes sont issus du corpus Alector9 (Gala et al. 2020), un corpus constitué d’extraits de documents adressés à des enfants en cours moyen (CM1 et CM2). Les extraits appartiennent à des magazines junior (par exemple, ImagesDoc, BTJ) ou à des encyclopédies en ligne (Vikidia ou Wikimini). Pour les textes en histoire, ils font partie du recueil réalisé dans le cadre du travail de thèse de M. Elola (2021). Il s’agit d’un ensemble de 24 manuels scolaires publiés entre 1998 et 2012, concrètement des extraits sur la guerre de Cent Ans et Jeanne d’Arc (pour les CM1) et sur le Premier Empire et Napoléon Bonaparte (pour les CM2).
3.3.2. Étude de la longueur et de la fréquence
De nombreux travaux en psycholinguistique démontrent la corrélation entre la longueur (mesurée en nombre de lettres) et la fréquence des mots, et son impact dans la reconnaissance du vocabulaire (New et al., 2001). En français, la longueur moyenne des mots fréquents se situe entre 4 et 5 caractères (7,7 caractères en moyenne pour la totalité des lemmes de Manulex (Lété et al., 2004), 7,9 pour les verbes). Dans notre corpus, la longueur moyenne des 20 verbes choisis est de 7,85 caractères (par exemple, libérer, parvenir), la longueur minimale est de 5 caractères (lever), et la longueur maximale de 11 caractères (représenter).
Nous avons analysé leur fréquence d’apparition à partir d’informations recensées dans deux ressources standard pour le français : OpenLexicon10 qui fournit des fréquences extraites à partir de corpus de langue générale (142.000 entrées), et Manulex11, qui recense des fréquences dans des manuels scolaires (48.886 entrées dont 23.812 lemmes). Les fréquences correspondent aux formes des unités lexicales (occurrences ramenées aux lemmes), il n’est pas possible à ce jour de recenser les fréquences d’apparition en fonction des sens étant donné la rareté de corpus sémantiquement annotés.
Les verbes choisis ont des moyennes de fréquence entre 47,76 (selon OpenLexicon) et 67,4112 (selon Manulex). Les verbes restaurer et lever sont ceux qui ont la fréquence minimale et maximale dans les deux ressources (6,31 et 4,8 pour restaurer ; 165,98 et 374,03 pour lever). Les verbes frapper (160,04 et 160,38) et lever montrent une très haute fréquence par rapport à des verbes peu fréquents comme aspirer (12,07 et 13,49) ou adopter (15,18 et 18,61). Il existe un lien très significatif entre la fréquence et la polysémie (cf. plus bas dans la section 3.3.4).
3.3.3. Étude des constructions syntaxiques
Comme l’ont montré Harris (1971) et Gross (1975), il existe une corrélation entre la structure et la signification, c’est-à-dire que selon la construction dans laquelle le verbe s’insère, son sens diffère : par exemple, fondre du métal (fondre quelque chose) / fondre sur son ennemi (fondre sur quelqu’un). Nous avons donc recherché, pour les 20 verbes choisis, ce lien entre sens et construction syntaxique, en nous appuyant sur deux ressources : le dictionnaire des Verbes français de Dubois et Dubois-Charlier (1997) et le Dictionnaire des verbes du français actuel de Florea et Fuchs (2010).
Ce qui nous a intéressées plus particulièrement dans l’ouvrage de Dubois et Dubois-Charlier (1997), c’est le classement des verbes selon les domaines d’apparition (François et al. 2007). Ainsi restaurer se retrouve dans 4 domaines : beaux-arts, politique, chirurgie et médecine. Pour chacun des domaines sont donnés un synonyme (qui précise le sens) et un patron syntaxique, par exemple pour restaurer en médecine : « On restaure ses forces, sa santé par un bon régime ». Dans le cas des vingt verbes choisis, le nombre moyen de patrons syntaxiques est de 10,5, avec un minimum de 4 pour aspirer et restaurer et un maximum de 20 pour marquer et frapper, ce qui montre ainsi la diversité d’emplois de ces verbes.
Dans le dictionnaire de Florea et Fuchs (2010), les verbes sont classés selon leurs constructions syntaxiques avec mention de synonymes. Ainsi, les constructions sont regroupées avec une moyenne de trois patrons syntaxiques par verbe, avec un minimum de 1 pour restaurer par exemple (V + SN) et un maximum de 7 pour fondre (SN + V, V + SN, V en SN, V dans SN, etc.). Même si ces deux approches syntactico-sémantiques des verbes sont différentes, elles augmentent notre propre connaissance des verbes choisis.
3.3.4. Étude de la polysémie
Déterminer avec finesse la pluralité des sens d’un vocable est une tâche difficile. Rappelons que la polysémie est la propriété d’avoir plusieurs sens distincts, mais liés entre eux, et que « la plupart des vocables courants de la langue sont polysémiques » (Polguère, 2002). Si on s’en tient aux ressources lexicales (bases et dictionnaires), le recensement des sens n’est pas aisé du fait de la non-concordance entre ressources. Pour donner un exemple, le tableau 3 montre la polysémie du verbe renverser d’après le Trésor de la Langue française, le Wiktionnaire et la base lexicale de synonymes ReSyf13 (Billami et al., 2018). Nous avons fusionné les cellules dans une tentative de faire correspondre les sens similaires14.
Le recensement des sens dans les dictionnaires comme le TLFi est mis en évidence par une énumération des acceptions (« deux lexies sont regroupées au sein d’un même vocable si elles s’expriment par les mêmes signifiants et si elles possèdent une intersection de sens significative » (Polguère, 2020)). C’est précisément cette ‘intersection de sens significative’, qui résulte du choix du lexicographe, qui est rendue différemment si on compare les ressources. Ainsi le verbe renverser regroupe dans son entrée au TLFi quatre lexies dont la D (Tableau 3), qui propose trois acceptions dans un sens figuré lié au changement. Ces acceptions se retrouvent en tant que sens dans le Wiktionnaire et dans ReSyf.
Par souci de clarté, nous avons fait le choix d’utiliser ces deux dernières ressources pour notre étude. Nous obtenons des moyennes de 10,6 sens par verbe dans le Wiktionnaire, avec un minimum de 3 sens pour progresser et un maximum de 31 pour lever. Dans ReSyf, nous observons une moyenne de 5,1 sens par verbe avec un minimum de 2 sens pour provoquer et un maximum de 10 pour lever. Globalement, en tenant compte des deux ressources, les 20 verbes choisis ont une moyenne de 3 sens par verbe (voir Annexes B et C).
TLFi | Wiktionnaire | ReSyf | |||
A | 1. Mettre une chose de façon à ce que la partie supérieure devienne inférieure, mettre dans la position opposée à la position précédente. 2. Changer le sens. | 1 | Mettre à l’envers ; inverser. | a | inverser |
2 | (Vieilli) Mettre sens dessus dessous. | ||||
B | Faire tomber (généralement à la renverse), jeter à terre. | b | faire tomber, abattre | ||
D | 1. Changer, modifier complètement pour quelque chose d’opposé, de différent. 2. Abattre, anéantir. 3. Bouleverser, agiter, troubler. | 3 | (Sens figuré) Détruire, troubler l’état, l’ordre des choses politiques ou morales. | ||
4 | Mettre à bas, faire tomber une personne, une chose. | ||||
5 | (Sens figuré) (Familier) Causer un trouble extrême, bouleverser. | c | étonner, bouleverser, surprendre | ||
C | 1. Pencher, incliner vers l’arrière. | d | incliner, pencher | ||
6 | Transposer, réaliser une inversion. |
Tableau 3. Polysémie du verbe renverser selon le TLFi, le Wiktionnaire et ReSyf.
Nous avons évoqué plus haut une forte corrélation positive entre la fréquence et la polysémie. En effet, plus un verbe est polysémique, plus il est fréquent dans les corpus. Nous avons vérifié cette corrélation avec un test statistique (Pearson) dont la figure 2 reproduit les valeurs obtenues :
fréq Lexique3 | r de Pearson valeur p |
0.688*** < .001 |
fréq Manulex | r de Pearson valeur p |
0.762*** < .001 |
Fig. 2 Corrélations entre la polysémie et la fréquence des verbes opaques choisis pour l’étude.
4. Résultats et analyses
Nous présentons dans un premier temps les résultats obtenus au niveau des réponses des élèves (Section 4.1) et nous analysons par la suite les stratégies élaborées pour répondre à la consigne (Section 4.2).
4.1. Vue globale des résultats obtenus
Les participants à l’étude ont donné un total de 1 454 réponses pour les 20 verbes proposés. Nous incluons ici les productions erronées et même les cas où l’élève a répondu « je ne sais pas » (c’est un paramètre que nous n’avons pas pu contrôler, nous sommes conscientes que cela représente une limite à notre recherche, voir Section 3.2). Lorsque l’élève n’a pas répondu (sauf s’il mentionne qu’il ne sait pas), est-ce parce qu’il ne trouve aucun exemple, que le verbe lui est inconnu ou qu’il n’a pas eu le temps de répondre ?
Un premier résultat significatif est le nombre et la moyenne de productions différentes par verbe proposés par les élèves (cf. Tableaux 4 et 5). En principe, les réponses sont des acceptions de sens différentes, tel que demandé dans la consigne, avec au moins un sens général et un sens de spécialité. En réalité, ce n’est pas toujours le cas : nous recensons parfois le même sens dans les deux ou trois productions fournies pour le même verbe, avec des variations grammaticales ou lexicales (voir Section 4.2).
École | Niveau | Total de verbes | Moyenne de Verbes par élève | Moyenne de Phrases produites par enfant et par verbe | |
1 | R-V | CM1 | 95 | 6,79 | 1 |
2 | J-R | 229 | 8,18 | 1,41 | |
3 | SC-T | 100 | 4,55 | 1,22 | |
4 | R-M | 77 | 8,56 | 1,20 | |
5 | L-A2 | 29 | 7,25 | 1,37 | |
total / moyennes | 518 | 7,04 | 1,24 |
Tableau 4. Analyse quantitative des résultats en CM1 : nombre de verbes traités, moyennes de verbes traités par élève et nombre d’exemples produits par enfant et par verbe.
École | Niveau | Total de verbes | Moyenne de Verbes par élève | Moyenne de Phrases produites par enfant et par verbe | |
6 | A-C | CM2 | 48 | 3 | 1,6 |
7 | G-V | 172 | 8,19 | 1,36 | |
8 | R-V | 90 | 10 | 1,38 | |
9 | J-R1 | 66 | 2,54 | 1,49 | |
10 | R-F | 212 | 9,64 | 1,45 | |
11 | R-M | 97 | 8,82 | 1,86 | |
12 | R-T | 213 | 8,83 | 1,36 | |
13 | L-A2 | 48 | 6 | 1,77 | |
totaux/moyennes | 934 | 7,17 | 1,53 |
Tableau 5. Analyse quantitative des résultats en CM2 : nombre de verbes traités, moyennes de verbes traités par élève et nombre d’exemples produits par enfant et par verbe.
Rappelons que la moyenne de sens que nous avions identifiée par verbe était de 3 (voir Annexes B et C). Nous observons dans nos résultats que la moyenne générale par enfant (CM1 et CM2 confondus) est de 1,4 phrases différentes par verbe, ce qui montre que la profondeur de vocabulaire en cours moyen est très faible. On peut néanmoins observer la progression entre les CM1 et les CM2, avec 1,24 productions pour les premiers et 1,53 pour les seconds en moyenne. Cela tend à montrer un léger progrès dans la rétention de sens différents pour un verbe.
Au niveau quantitatif, nous n’avons pas identifié un effet du type d’école (lié au secteur socio-économique), puisque par exemple, les élèves de CM2 de l’école R-M (classe 11), qui sont dans un secteur REP, fournissent plus de phrases que la moyenne des enfants de CM2 ayant participé à l’étude (1,86 en moyenne, par rapport à 1,53). Quant aux élèves dans des écoles de secteurs favorisés, ils sont plutôt en dessous de la moyenne, par exemple pour l’école 1/8 R-V (1 en CM1 et 1,38 en CM2) par rapport, respectivement, aux moyennes de 1,24 et 1,53.
Le Tableau 6 illustre le nombre de réponses obtenues par verbe et le pourcentage de réponses correspondant au sens de spécialité : parmi les réponses données pour un verbe, il y a au moins une phrase qui correspond bien au sens de spécialité recherché, par exemple écraser dans le sens de vaincre dans « j’ai écrasé mon copain au foot » (CM1, J-R 26). Pour rappel, en CM1 nous avions 5 classes et 83 élèves qui ont fourni un total de 757 réponses.
Verbes pour les CM1 | Total de réponses | Total de sens de spécialité | |
développer | 60 | 24 | 40 % |
écraser | 108 | 16 | 14,81 % |
entraîner | 81 | 0 | 0 % |
lever | 99 | 0 | 0 % |
libérer | 67 | 2 | 2,99 % |
marquer | 89 | 12 | 13,48 % |
parvenir | 73 | 9 | 12,33 % |
progresser | 69 | 5 | 4,25 % |
soumettre | 46 | 5 | 10,87 % |
soutenir | 65 | 40 | 31,54 % |
Total CM1 | 757 | 113 | 14,93 % |
Tableau 6. Analyse des réponses pour les verbes opaques proposés en CM1.
Les verbes développer et soutenir sont les verbes les plus connus au niveau des acceptions des domaines de spécialité. Pour autant, parmi les réponses fournies, leur sens de spécialité est connu à, respectivement, 40 et 31,5 %, ce qui est moins de la moitié. Autrement dit, pour ces verbes seulement environ un tiers des phrases proposées par les élèves de CM1 correspondent aux sens de spécialité recherchés pour ces verbes. Globalement pour tous les verbes, le score est de 15 %.
Les plus faibles scores (<10 %, en gras) correspondent aux verbes entraîner, lever, libérer et progresser. Comme observé par Nonnon (2008), s’agissant de verbes très fréquents dans la langue courante et particulièrement dans les usages des enfants, le sens de spécialité est très difficilement retenu : « quand on questionne les élèves à partir de leurs propres termes […] il semble que la notion soit en voie d’élaboration pour beaucoup d’entre eux […] le mot restant bloqué dans un certain nombre de constructions routinières ».
Le tableau 7 montre les résultats pour le CM2 (pour rappel, 8 classes ont participé à l’étude, avec un total de 136 enfants) :
Verbes pour les CM2 | Total de réponses | Total de sens de spécialité | |
adopter | 139 | 17 | 12,23 % |
aspirer | 125 | 1 | 0,80 % |
assurer | 136 | 25 | 18,38 % |
fixer | 146 | 18 | 12,33 % |
fondre | 158 | 0 | 0 % |
frapper | 113 | 4 | 3,54 % |
provoquer | 119 | 30 | 25,21 % |
renverser | 131 | 6 | 4,58 % |
représenter | 145 | 13 | 8,97 % |
restaurer | 100 | 3 | 3 % |
total CM2 | 1312 | 117 | 8,92 % |
Tableau 7. Analyse des réponses pour les verbes opaques proposés en CM2.
Les résultats sont nettement moins bons : à peine 10 % des réponses fournies correspondent à des sens de spécialité. Le verbe fondre dans son acception se précipiter/s’abattre sur (histoire) n’obtient aucune bonne réponse. Les verbes aspirer, frapper, renverser, représenter et restaurer obtiennent des scores inférieurs à 10 %. Là aussi, ce sont des verbes courants dans les usages des enfants et ce sont ces acceptions qui sont retenues au détriment des sens de spécialité.
Pour aller plus loin, nous avons voulu observer s’il y avait un effet du type d’école, c’est-à-dire si l’environnement socio-économique pouvait contribuer à expliquer les résultats obtenus. Les résultats sont présentés dans le Tableau 8 :
Milieu | Écoles | Niveau | Total de réponses | Nombre de sens de spécialité | |
rural, favorisé, hétérogène | 1, 2, 3 | CM1 | 551 | 88 | 15,97 % |
6, 8, 9 | CM2 | 301 | 30 | 9,97 % | |
urbain, défavorisé, REP | 4, 5 | CM1 | 206 | 25 | 12,14 % |
7, 10, 11, 12, 13 | CM2 | 1011 | 87 | 8,61 % |
Tableau 8. Analyse des réponses pour les verbes opaques de CM1 et CM2 en fonction du milieu socio-économique des écoles.
De ce que nous pouvons observer, la différence entre les milieux socio-économiques n’est pas statistiquement significative (test t-Student), mais la tendance est confirmée. Le milieu de l’école ne semble pas être un facteur déterminant dans la production de bonnes réponses, mais ce résultat est à minorer au vu du faible nombre de verbes proposés par niveau (10). En revanche, quel que soit le milieu, on observe que les élèves de CM1 ont de meilleurs résultats : ils donnent plus de sens de spécialité que ceux de CM2, mais cela n’est pas, non plus, significatif (test t-Student). Si on tient compte du fait que la liste de verbes était différente, il faudrait une analyse plus poussée pour déterminer si cela n’a pas contribué aux résultats obtenus.
4.2. Stratégies des élèves
Pour obtenir des emplois différents du verbe donné, nous avons posé trois questions (cf. Annexe A). La première réponse devait nous indiquer le sens premier que l’élève attribuait au verbe, la seconde, nous amener à voir si l’élève avait conscience de la polysémie du verbe et la dernière, s’il le rattachait à un domaine de spécialité. Les façons de faire des élèves (telles que nous les décryptons dans les réponses) montrent qu’ils ne suivent pas la progression que nous avions envisagée. Face à la tâche, ils déploient diverses stratégies : ils convoquent la grammaire et le lexique.
4.2.1. Recours aux connaissances grammaticales
Parmi les élèves qui donnent des exemples, il est rare que ceux-ci ne répondent pas à la consigne qui est d’écrire une phrase. Sur l’ensemble du corpus, il n’y a qu’un CM1 qui ajoute un objet à l’infinitif donné et trois élèves qui reprennent l’infinitif et lui ajoutent un objet :
(1) | aspirer la saleté (CM2, G-V 21) |
Les phrases affirmatives et négatives étant au programme de l’école primaire, ce sont les CM1, quel que soit le milieu, qui utilisent cette stratégie pour 8 verbes du corpus (sauf libérer, développer) et un seul élève au CM2 pour le verbe frapper :
(2) | ma sœur parvient à dormir / ma sœur parvient pas à dormir (CM1, R-V 19)15 |
(3) | je soumets mes devoirs / je ne soumets pas mes devoirs (CM1, R-M 20) |
(4) | hier on m’a frappé / hier je n’ai pas frappé (CM2, R-V 5) |
Cette stratégie peut même servir à l’élève pour enchaîner trois exemples :
(5) | je progresse en mathématique / je progresse en vocabulaire / je ne progresse pas (CM1, J-R 15) |
Le poids de l’enseignement grammatical se confirme puisque l’école apprend aux élèves, dès les premières classes du primaire, à reconnaître le sujet et le verbe d’une phrase. Certains font alors varier le sujet, mais ce sont surtout les CM2 qui utilisent cette stratégie, quel que soit le milieu, soit en changeant le pronom personnel soit le syntagme nominal :
(6) | J’adopte un chien. / Nous adoptons un chien. (CM2, R-V 3) |
(7) | la bougie fond dans la nuit / la neige fond dans la nuit (CM2, G-V 6) |
(8) | il fixe / le chien fixe / le chat fixe (CM2, R-F 11) |
Cette façon de faire peut aider l’élève à donner les trois exemples demandés :
(9) | mon glaçon fond / ma glace fond / mon chocolat fond (CM2, L-A2 2) |
De la même façon, les élèves, au CM1 comme au CM2, changent l’objet pour répondre à la consigne et les exemples sont plus nombreux que pour le sujet. En effet, il est plus aisé de poser la structure syntaxique et de faire varier ce qui est après le verbe car ceci n’oblige pas l’enfant à revenir au début de sa construction. Cette stratégie est rentable car l’élève peut ainsi enchaîner trois phrases :
(10) | j’ai écrasé une souris / j’ai écrasé un écureuil / j’ai écrasé une fourmi (CM1, J-R 6) |
(11) | je représente mon enfant / je représente ma copine / je ne représente rien (CM2, L-A2 2) |
À cette occasion, certains patrons syntaxiques se dégagent :
(12) [soutenir SN pour que P] | |
je soutiens mon ami pour qu’il gagne son match / je soutiens mon cousin pour son examen / je soutiens ma mère pour qu’elle trouve un travail (CM1, J-R 6) | |
(13) [frapper SN avant de Inf] | |
il m’a frappé avant de partir à l’école / il m’a frappé avant de sortir (CM2, R-F 22) |
En revanche, si les élèves de 8 à 11 ans font varier l’objet et parfois le sujet, le verbe est rarement soumis à la variation. Il demeure un objet difficilement saisissable :
(14) | J’écrase ma pêche parce que j’aime pas / J’ai écrasé ma pêche parce que j’aimais pas (CM1, R-M 1) |
Avec de telles stratégies, nous sommes loin de notre objectif qui était de vérifier si les élèves entrevoient la polysémie des verbes et le domaine de spécialité dans lequel ils peuvent apparaître.
En revanche, ces façons de faire nous montrent le poids de l’école et des prescriptions (écrire une phrase), le poids de l’enseignement grammatical en France. Quel que soit le milieu, les élèves reproduisent dans leurs exemples les leçons apprises à l’école (ce qui avait déjà été démontré pour le verbe, voir Gourdet & Roubaud (2022)). Dans notre corpus se dessine une répartition des notions grammaticales vues en classe : les formes de phrases (affirmatives / négatives) étant l’affaire du CM1, le sujet, du CM2 et l’objet, des deux niveaux. Quant au temps verbal, il n’est pas investi par les élèves.
Les résultats nous montrent aussi les secteurs de la langue qui posent problème aux élèves car si quelques-uns nous livrent leur stratégie pour exécuter la tâche, leur façon de faire est singulière. Il y a plusieurs raisons à ce très petit nombre d’exemples.
L’élève sait que l’écrit diffère de l’oral et l’exemple produit par cet élève de CM2 (il en écrit 3 de ce type) ne correspond pas à la forme canonique d’un énoncé SVO (sujet-verbe-objet) :
(15) | J’ai renversé mon jus de pomme / mon jus de pomme j’ai renversé (CM2, A-C 15) |
Une autre raison tient à la difficulté de manipuler la structure produite en intervertissant le sujet et l’objet. Deux d’élèves de la même classe de CM2, en REP, le font. Il est possible que l’enseignant ait travaillé ce point grammatical avec eux :
(16) | j’ai assuré mon ami à l’escalade / mon ami m’a assuré à l’escalade (CM2, R-F 14) |
(17) | Mon chat me fixe / je fixe mon chat (CM2, R-F 7) |
4.2.2. Recours aux connaissances lexicales
Une stratégie récurrente dans le corpus est de recourir à une autre catégorie grammaticale que le verbe demandé, pour tous les niveaux de classe et tous les milieux. Le verbe se transforme principalement en nom et parfois en adjectif. Voici un récapitulatif de cette conversion (Tableau 9) :
CM1 | CM2 |
développer > développement entraîner > entrainement écraser > écrasé lever > lever, *leuveuse libérer > liberté, libre, libéré marquer > marque, marqué progresser > progression, progrès soutenir > soutien |
adopter > *adoptement assurer > assurance, assuré fixer > fixation, fixe fondre > fond, fondant, fondu frapper > frappe provoquer > provocation renverser > renversant, renversé représenter > représentation restaurer > restauration, restaurateur, restaurant |
Tableau 9. Synthèse des conversions des verbes par niveau de classe.
Au CM1, seuls deux verbes ne changent pas de catégorie grammaticale : parvenir (parce qu’il ne se dérive pas en nom) et soumettre (parce que soumission est de très basse fréquence16). Quant au CM2, si aspirer ne figure pas dans le tableau, c’est parce qu’aspirateur est donné aux côtés du verbe dans les exemples.
L’appui sur la morphologie est essentiel pour la compréhension en lecture (Casalis & Colé, 2018). Cette stratégie de dérivation est très productive à l’oral chez le jeune enfant (dès 3 ans) et à l’écrit, ce qui entraîne des créations lexicales (*leuveuse, *adoptement), adaptées à un des sens du verbe ou incongrues, comme fond qui ne dérive pas de fondre. Le recours à la dérivation pose un problème pour le verbe restaurer car quand l’enfant écrit « je restaure mon restaurant », quel sens attribue-t-il au verbe ? Est-ce réparer ? Ou est-ce simplement un rapprochement de deux mots de la même famille qui lui a suggéré l’exemple ?
Une autre stratégie est de ne pas employer le verbe, mais d’en donner la définition, ce qui est une opération complexe (Plane & Lafourcade, 2004 ; Plane, 2005). Au CM1, 8 verbes sur 10 sont définis par les élèves et 3 sur 10 en CM2 :
(18) | [développer] je dis tout ce que j’ai sur le cœur (CM1, L-A2 11) |
(19) | [libérer] sauver quelqu’un (CM1, L-A2 10) |
(20) | [adopter] je prends un enfant mais ce n’est pas le mien (CM2, L-A2 8) |
Nous remarquons que ces élèves appartiennent à la même classe en milieu REP. Nous pouvons nous demander s’il n’y a pas là une prise de conscience par les enseignants des effets du milieu avec un travail tenant compte des objectifs du projet d’école.
Au lieu de réemployer le verbe dans une phrase, les élèves peuvent également recourir à un synonyme, parfois de la langue familière (écrabouiller, tabasser) comme on peut le voir dans le tableau suivant :
CM1 | CM2 |
développer = trouver écraser = écrabouiller17 lever = aider, entraider libérer = délivrer progresser = améliorer soutenir = aider |
aspirer = manger fixer = regarder fondre = se dissoudre, avoir trop chaud frapper = toquer, tabasser, démolir |
Tableau 10. Synthèse des synonymes des verbes par niveau de classe.
Nous reproduisons ici l’exemple avec avoir trop chaud parce qu’il montre que l’enfant peut aussi utiliser une image pour expliquer le sens du verbe, comme ici pour fondre :
(21) | L’expression « Les gens fondent de chaleur » veut dire « Les gens ont trop chaud » (CM2, R-V 8) |
Cette utilisation d’images pour des élèves de 9 à 11 ans a aussi été remarquée chez des élèves allophones qui n’avaient pas les mots pour dire (Roubaud & Gouaich, 2023). Elle débouche sur l’emploi de locutions qui sont des expressions imagées où le verbe prend un sens abstrait. Le verbe fondre a suscité chez les élèves des exemples avec fondre en larmes :
(22) | mon frère fond en larmes en voyant mon cadeau (CM2, R-M 11) |
Au moment de produire une phrase avec le verbe demandé, l’élève fait appel à ses connaissances grammaticales, lexicales, mais aussi à ses connaissances culturelles. C’est ainsi que nous avons relevé de nombreux exemples qui font référence à l’univers de l’enfant dans sa vie scolaire et quotidienne, ancrée dans l’actualité (cinématographique, sportive…) :
(23) | En tant que délégué je représente la classe. (CM2, G-V 14) |
(24) | Nous provoquons les gilets jaunes ! (CM2, R-V 3) |
(25) | La chanson de la Reine des Neiges commence par : “Libérée, délivrée” (CM1, J-R 5) |
Mais peu d’exemples sont des emprunts à l’histoire ou aux sciences :
(26) | Clovis écrase l’armée des Alamans (CM1, L-A2, 1) |
(27) | Jules César renverse les Gaulois (CM2, G-V 13) |
(28) | Chaque action chimique est due à une glande qui libère des sucs digestifs. (CM1, R-V, 17) |
Nous pouvons nous interroger sur ce très faible emprunt dans les domaines de spécialité.
5. Discussion et Conclusion
Cette étude visait à évaluer les connaissances lexicales d’élèves de cours moyen pour ce qui est des verbes apparaissant dans des textes de spécialité. Ces verbes sont complexes étant donné leurs caractéristiques intrinsèques, à savoir : polysémie, opacité sémantique (acceptions difficilement accessibles sans contexte), notions majoritairement abstraites liées à un domaine spécifique. Il s'agit de vocables dont les élèves connaissent a priori le sens usuel dans leur vie quotidienne, en lien avec leurs habitudes et pratiques. Les vingt verbes choisis sont des verbes que les élèves sont amenés à rencontrer dans des textes de manuels scolaires ou lectures personnelles dans le domaine de l’histoire et des sciences de la vie et de la terre.
Au niveau des connaissances lexicales, nous avons observé que les sens spécifiques aux domaines de spécialité ciblés sont très peu (ou pas du tout) présents. Le nombre de sens connus (ou retenus) par verbe proposé est très faible par rapport au nombre de sens attendus (1,4 sens connus en moyenne, 3 sens en moyenne attendus pour les verbes ciblés dans cette étude). Les sens courants sont privilégiés lorsque les élèves sont sollicités, ceci même lorsque la consigne demandait explicitement un exemple dans un domaine de spécialité. Pour ce qui est du milieu socio-économique, nous n’avons pas relevé d’effet statistiquement significatif, mais la tendance est confirmée : les élèves rencontrent tous des difficultés lorsqu’il s’agit de proposer des sens de spécialité hors contexte (rétention faible de ces sens).
Concernant les réponses à la consigne, nous avons vu que les élèves, quel que soit le milieu ou le niveau de classe, déploient bon nombre de stratégies en puisant dans leurs connaissances grammaticales et lexicales, et qu’ils réfèrent à leur vie scolaire, quotidienne et à l’actualité. Mais nous avons aussi constaté, à l’échelle de notre cohorte de 219 élèves, que le vocabulaire de spécialité est peu convoqué. Est-ce parce que l’école n’accorde pas assez de place à l’étude des verbes transdisciplinaires (Sauvageau et al., 2021) ?
Dans les limites de notre étude, nous sommes conscientes que les questionnaires proposaient d’éliciter des sens avec des verbes hors contexte, ce qui est une tâche en soi plus difficile que si on avait proposé de fournir des synonymes pour un verbe dans son contexte d’apparition. Ce faisant, nous avons voulu tester si les élèves de cours moyen avaient retenu les sens de spécialité. Une deuxième limite tient aux milieux dans lesquels ces tests ont été effectués : les classes en REP sont surreprésentées. Enfin, si les analyses ont été faites de façon minutieuse, il reste néanmoins une part de subjectivité, comme dans toute tâche liée à la sémantique, dans le choix des acceptions et dans l’interprétation de quelques productions des élèves. Des entretiens métagraphiques avec quelques élèves nous auraient aidées à mieux interpréter les exemples comme pour restaurer (« je restaure un restaurant ») ou à mieux comprendre certains emplois (« je lève mon cerveau »).
Ces résultats nous amènent à penser qu’il faut sensibiliser les enseignants aux défis du travail sur le vocabulaire de spécialité. En effet, l’étude a mis en évidence la pauvreté des connaissances liées aux domaines de spécialité, mais elle a aussi montré, au travers des stratégies lors des réponses, la place que prend l’enseignement grammatical et le poids qu’il a sur les élèves ainsi que les limites des manipulations sur la phrase.
Par ailleurs, nous avons remarqué, dans certaines classes situées en REP, des stratégies communes aux élèves de la classe : donner la définition du verbe ou inverser le sujet et l’objet du verbe pour obtenir deux exemples différents ou encore écrire un synonyme. Cela nous conforte dans l’idée que l’enseignant doit travailler la structuration du lexique au-delà de l’étude des mots. Il doit aussi impliquer l’élève dans cette observation de la langue, « d’où l’intérêt de l’articulation des mots et des discours » (Reboul-Touré & Reboul, 2008).
Les mots entrent ainsi dans des discours variés. Notre recherche a montré que les verbes que nous avons présentés aux élèves de cours moyen sont cantonnés le plus souvent à un sens et pas à celui qui correspond à un domaine de spécialité. L’école se doit de développer des activités de réflexion systématique sur les sens rencontrés dans des contextes authentiques (Saidane & Tremblay, 2016), avec éventuellement l’aide de ressources lexicales numériques comme Resyf (Gala & Javourey-Drevet, 2020), afin d’impliquer les élèves et faciliter les apprentissages. En amont, la formation des professeurs à un enseignement visant la mise en pratique de la polysémie est un axe de travail fondamental qui ne doit pas être ignoré (Roubaud & Sardier, 2020).