1. Introduction
En écho à la position de Bourigault et Slodzian (1999), L’Homme (2005, p. 1113) souligne que « la notion de “terme” est toujours colorée par la perspective du spécialiste qui l’aborde ». Il nous faut donc préciser que notre approche des termes se conçoit dans le cadre général de l’étude approfondie d’une variété spécialisée de l’anglais (VSA)1. Privilégier le terme VSA plutôt que langue de spécialité permet de souligner qu’il ne s’agit pas d’une langue à part, puisque c’est bien le même système linguistique que celui de la langue dite « générale » qui sert de support aux différentes variétés spécialisées. Ces variétés spécialisées sont produites par les acteurs des communautés spécialisées relevant de domaines donnés, disciplinaires ou professionnels, et il convient de tenir compte de leur histoire et de leur culture particulière. Il s’ensuit que leur étude ne peut se limiter à un répertoire de dénominations de concepts envisagés hors de leurs contextes discursif, situationnel, institutionnel, culturel, sociétal et historique. Une VSA ne saurait être coupée de ses racines, de l’histoire des idées qui l’ont forgée, ni de la culture du milieu et du domaine en question, ou encore des influences qui ont joué au fil du temps.
C’est donc, en quelque sorte, en position d’observateur et d’enquêteur que doit se placer le linguiste dont la formation initiale est étrangère au domaine et au milieu spécialisés qu’il cherche à mieux connaître. Tout naturellement, il commencera par s’intéresser à la structure conceptuelle d’un domaine ou sous-domaine spécialisés afin de s’en imprégner. Ces formes polyédriques que sont les termes (Cabré, 2000, 2003) constituent alors pour le profane une porte d’entrée privilégiée vers le domaine et le milieu spécialisés. Le questionnement que ces dénominations suscitent quant à leur raison d’être, leur origine, leur évolution, leurs connotations éventuelles, voire leur caractère métaphorique (Resche, 2013, 2019 ; Rossi, 2015 ; Fries, 2016) est légitime et souhaitable. Il incite le chercheur à pousser plus loin ses investigations dans une démarche sémasiologique : on conçoit alors aisément la nécessité d’une approche diachronique et historique de la terminologie (Temmermann, 2000). Mais c’est aussi le déploiement des termes en usage dans le discours (Gaudin, 2003, 2005 ; Van Campenhoudt, 1997) et en contexte qui permet de s’imprégner de leur caractère dynamique (Kristiansen, 2014) et de mieux appréhender les liens entre langue et connaissances.
L’objet de cette étude est double : il s’agit, d’une part, d’apprécier l’apport d’une perspective diachronique pour prendre la mesure de l’évolution d’un domaine spécialisé et apprendre à mieux comprendre et connaître la pensée et les pratiques des communautés qui le composent (Dury & Picton, 2009 ; Van der Yeught, 2009 ; Millot, 2018). D’autre part, il s’agit de livrer un travail exploratoire quant à la question de la temporalité à envisager pour mettre en lumière les enseignements qui peuvent être tirés selon que l’on adopte une perspective diachronique relativement courte ou, au contraire, plus longue, et selon qu’on s’attache à comparer des « arrêts sur images » ou que l’on regarde le film se dérouler en continu (Møller, 1998).
Cet article est construit en trois parties. La Section 2 pose le cadre méthodologique et présente la démarche adoptée ; la Section 3 offre un aperçu des enseignements que l’on peut tirer en menant des investigations portant sur des horizons temporels différents. La quatrième et dernière section s’attache à analyser l’incidence du facteur temporel sur les enseignements fournis par les pistes explorées et à montrer que la variabilité des termes et l’évolution des surfaces conceptuelles sont riches de sens. La conclusion envisage la plus-value apportée par une perspective diachronique des termes pour l’étude d’une variété spécialisée de l’anglais (VSA).
2. Cadre méthodologique
Le choix des sous-domaines pris en compte pour servir de base à ce travail n’est pas le fruit du hasard, mais plutôt le reflet de l’expérience que nous avons acquise en quatre décennies dans le domaine de l’économie au sens large, que ce soit dans une perspective d’enseignement ou de recherche, et du point de vue théorique ou disciplinaire, aussi bien que pratique et professionnel. S’adresser à des étudiants en cinquième année dans les filières de la banque et de la finance, d’une part, et du management international, d’autre part, exige de se mettre à niveau et de se tenir au courant des travaux menés dans ces domaines respectifs afin de relever les thèmes émergents ou récurrents qui y sont traités. Cette étude a précisément pour point de départ un constat fait à l’occasion de la lecture très régulière de travaux d’experts des deux domaines, publiés dans les rubriques correspondantes des revues et magazines spécialisés suivants : McKinsey Quarterly, Harvard Business Review, Knowledge at Wharton2, Forbes.
Ces lectures nous ont permis de constater que la terminologie managériale et financière s’est enrichie d’une constellation de termes (Tableau 1) qui s’inscrivent dans le cadre d’une nouvelle conception de l’économie durable, circulaire et collaborative (sustainable economy, circular economy, sharing economy) et d’un capitalisme durable et repensé (regenerative capitalism), qui prend en compte l’ensemble des parties prenantes (stakeholder capitalism), et dont les conséquences doivent être bien pesées (conscious capitalism3), car ses acteurs devront rendre des comptes (accountable capitalism).
Monde des entreprises | Banque, finance, capitalisme, investissement, comptabilité |
PRINCIPES : Environmental, Social, Governance principles (ESG) 20044 TYPES D’ORGANISATIONS Purpose-driven company 2021 Green Swan 2020 Positive impact company (PIC) 2020 Benefit corporation / B Corp 2006 PHILOSOPHIE DES ENTREPRISES Corporate Social Responsibility (CSR) 2006 RAPPORTS COMPTABLES Environmental Profit & Loss statement (EP&L) 2011 Total Societal Impact 2017 ESG reporting 2020 Integrated reporting 2015 NOUVEAUX TYPES DE POSTES Chief happiness officer (CHO) 2000 Chief sustainability officer (CSO) 2004 Chief wellbeing / wellness officer (CWO) 2004 Head of environmental excellence and circularity 2015 Head of sustainable sourcing and nature initiatives 2015 |
PRINCIPES : Responsible investment principles 2006 PHILOSOPHIE DES BANQUES Banking for good années 1980 Purpose-driven banking 2019 (Socially)-responsible banking 2019 (Nations Unies) Sustainable banking 2008 FORMES DE CAPITALISME/ D’ÉCONOMIE Accountable capitalism 2017-2018 Conscious capitalism 2013 Regenerative capitalism 2020 Stakeholder capitalism (Davos 2020) Purpose economy (Aaron Hurst 2014) FINANCE Inclusive finance 1980-1990 / Sustainable finance 1992/2022 Green finance 2001 TYPES D’INDICES BOURSIERS / DE BOURSE Ethical / Social / socially responsible / sustainability indices 1990‑2000 Sustainable Stock Exchange (SSE) Initiative 2009 PHILOSOPHIE D’INVESTISSEMENT ESG investment 2005 Ethical investment 1960-1970 Socially-responsible investment (SRI) 1980‑1990 Responsible investing 2006 (Social)Impact investing (II) 2007 Sustainable investing années 2000 Thematic investing 1970-1980 SUPPORTS D’INVESTISSEMENT Social impact bonds (SIBs) 2010 Sustainability bonds (green bonds / social bonds, climate bonds) 2012 ESG / Sustainable funds début années 2000 COMPTABILITÉ Full-cost / True-cost accounting 2014 |
Tableau 1. Nouveau pan de la terminologie managériale et financière : état des lieux préliminaire concernant les termes relevés depuis 2000 dans les numéros des quatre revues spécialisées mentionnées ci-dessus. Ils sont organisés autour des catégories portées en majuscules.
Le Tableau 1 ne prétend pas à l’exhaustivité et si certaines des dénominations ne sont pas très récentes, elles font toutefois l’objet d’un regain d’intérêt ces dernières années : on les retrouve dans les documents des entreprises (déclarations d’engagements divers, lettres aux actionnaires, rapports annuels), dans les publications des analystes ou encore dans les travaux de recherche. C’est pourquoi, sur la base de notre premier inventaire, nous avons souhaité approfondir la question en nous reportant à des revues scientifiques (Journal of Business Ethics5, Journal of Corporate Citizenship6, Journal of Corporate Social Responsibility7, Journal of Global Responsibility8), y compris les plus récentes dont les titres mêmes sont révélateurs d’un intérêt renouvelé pour les questions évoquées (International Journal of Sustainable Economy, Journal of Impact and ESG Investing, Journal of Sustainable Economics)9. En sélectionnant les articles les plus pertinents pour cette étude, à partir des titres et mots-clés, et en croisant les références et renvois trouvés dans les divers supports de publication, nous avons pu vérifier que ces termes récurrents gravitent autour de quelques concepts.
Le déploiement de nouveaux termes ou la résurgence de termes plus anciens ne sont pas fortuits. Ils font sans doute écho à une évolution dans les mentalités quant à la façon dont les entreprises doivent s’engager vis-à-vis de toutes les parties prenantes pour répondre aux attentes des communautés concernées et de la société en général. Mais ce premier constat ne pouvait que constituer un point de départ pour des explorations dans un passé plus ou moins lointain puisqu’il faut garder à l’esprit l’idée que « rien n’est sans raison » (Nyckees, 2006). Dans la mesure où les termes ont un fonctionnement discursif et social, il est important de relier « la production de leur [sens] avec les conditions de leur apparition » (Gaudin, 2005, p. 81). Le regain d’intérêt pour certains d’entre eux semble pointer vers une recomposition, avec de nouveaux concepts qui viennent s’y agréger pour esquisser un nouveau tableau du monde des entreprises et de la finance.
C’est précisément le décalage possible entre la première occurrence d’un terme et son adoption par un nombre accru d’acteurs dans les domaines spécialisés qui engage le chercheur à adopter une approche diachronique. Selon Aspect (Grallet, 2023), lauréat du prix Nobel de physique 2022, « lorsqu’on s’intéresse à l’histoire des sciences et des techniques, on s’aperçoit que les études les plus fondamentales, quand elles sont importantes et intéressantes, aboutissent toujours à des applications, même s’il faut attendre souvent plusieurs décennies ». Ceci vaut également pour les sciences douces comme l’économie, car le lien ainsi établi entre théorie et pratique s’applique parfaitement au monde des entreprises et au domaine de la finance.
Nous nous sommes donc employée à essayer de remonter le temps en nous attachant, autant que faire se peut, aux définitions des termes fournies par leurs auteurs. Notre objet était d’illustrer les enseignements que l’on peut tirer en prenant du recul pour embrasser un panorama plus large et se faire une idée plus précise et significative de la trajectoire des concepts spécialisés dans le temps et de ce qu’elle révèle aussi de l’évolution des idées et de la société.
3. En remontant le temps à la recherche de l’itinéraire des termes et de l’origine des concepts
Nous avons choisi de concentrer notre étude sur des termes noyaux comme responsibility et sustainability, et sur leurs déclinaisons dans les deux domaines retenus (responsible investment, impact investing10, sustainable finance, etc.) afin de tester ce que la prise en compte d’horizons temporels différents pouvait apporter au niveau des connaissances et de l’ouverture sur les aspects historiques et culturels d’une VSA. Nous verrons qu’un terme comme corporate social responsibility (CSR), attesté il y a 70 ans (Bowen, 2013 [1953]), a fait un retour marqué depuis 2006, sans doute en liaison avec le triptyque ESG (Environmental, Social, Governance) qui met en relief les questions environnementales, sociales et de gouvernance. Les différentes déclinaisons de ESG et la nature très englobante de ce concept seront d’ailleurs précisées dans la Section 3.3. Pour le moment, concentrons-nous sur l’horizon de quelques décennies.
3.1 Rétrospective sur quelques décennies
Cette première rétrospective permet de retracer l’itinéraire de la pensée des experts en matière de pratiques managériales et comptables des entreprises quant à leur environnement humain et naturel. Le Tableau 2, qu’il convient de lire de bas en haut, permet de suivre les différentes étapes de leur réflexion.
Management | Date d’apparition des termes11 |
Green Swans / 3R’s: Responsibility, Resilience and Regeneration / Regenerative economy (Elkington) Benefit Corporation / (certification B. Corp) ESG (Rapport Who Cares Wins de l’ONU) Triple bottom line (Elkington) Balanced scorecard (Kaplan & Norton) 3P’s: People, Planet, Profits / Prosperity (Elkington) Corporate citizenship (voir Matten et al., 2003) Stakeholder management / Business ethics |
2020 2006 2004 1997 1992 1992 Années 1990 Années 1980 |
Tableau 2. Prise en compte de l’environnement humain et naturel dans les pratiques managériales et comptables des entreprises sur une période de 40 ans
Si la décennie 1980-1990 a vu émerger les termes stakeholder management et business ethics, il semblerait que ces concepts soient restés un vœu pieux au départ ; l’éthique d’entreprise s’apparentait alors souvent à des mesures d’ordre « cosmétique ». Pour pousser les entreprises à aller plus loin, Kaplan et Norton (1992, 1996) ont alors créé le terme balanced scorecard afin de souligner le risque de biais et de déséquilibre à ne mesurer que ce que l’on choisit de mesurer. Ainsi, l’appréciation de la performance ne saurait se limiter aux aspects économiques. À la même période, Elkington12, considéré comme le parrain du développement durable, introduisait le concept 3P’s (People, Planet, Profits), et affinait sa réflexion en 1994 avec la création du terme Triple bottom line (TBL ou 3BL), terme qu’il a explicité et illustré dans son ouvrage de 1997.
Lutter contre des habitudes profondément ancrées n’est guère facile, et, en 2018, soit un quart de siècle après avoir créé le terme TBL, Elkington regrettait l’interprétation erronée qui avait été faite du concept sous-jacent, souvent compris comme un outil strictement comptable, ce qui entravait les progrès qu’il avait voulu introduire :
TBL’s stated goal from the outset was system change – pushing toward the transformation of capitalism. It was never supposed to be just an accounting system. It was originally intended as a genetic code, a triple helix of change for tomorrow’s capitalism, with a focus on breakthrough change, disruption, asymmetric growth (with unsustainable sectors actively sidelined), and the scaling of next-generation market solutions. (Elkington, 2018)13
Il plaçait alors ses espoirs dans l’émergence des Benefit Corporations (B Corps), telles que Patagonia qui considère la planète comme son principal actionnaire. L’objet pour ces B Corps n’est pas d’être parmi les meilleures AU monde, mais POUR le monde en intégrant clairement leur but annoncé dans toutes leurs activités et en innovant (Honeyman, 2014). En tant que guides pour les autres entreprises, elles deviennent des entreprises « missionnaires ». Dans cette optique, Elkington créa le nouveau terme Green Swan (2020) qui évoque le type d’innovation et de changements dont la planète a besoin pour faire face aux énormes défis à venir :
We’re facing enormous challenges and need a rich vocabulary to communicate about them and an extensive toolset to solve them. More than many of the other concepts, Green Swans reflect the exponential systemic changes that our planet needs and how they develop (cité par Kraaijenbrink, 2022).
Elkington rappelle d’ailleurs que le terme Green Swan vient en contrepoint du terme Black Swan choisi par Taleb (2007) pour décrire des événements hautement improbables qui ont un impact souvent négatif et dévastateur14. Le concept Green Swan envisage des innovations qui peuvent donner lieu à des progrès dont l’impact positif aura des conséquences tout aussi importantes pour l’environnement humain et naturel. Dans le droit fil de ses réflexions et créations, s’inscrit aussi la nouvelle triade 3Rs : Responsibility, Resilience and Regeneration15.
Parallèlement, dans le domaine de l’investissement, toute une série de produits financiers sont apparus et les investisseurs ont pu arrêter leurs choix d’investissement sur des entreprises ou des fonds en adéquation avec leurs préoccupations environnementales dans un premier temps (sustainable investment), puis exclure de leur portefeuille des secteurs jugés nocifs pour la société et l’environnement (thematic investing), et enfin sélectionner des entreprises vertueuses à travers l’impact investing (Clarkin & Canglioni, 2016) qui renvoie nécessairement à un impact positif.
On conçoit donc combien il importe de rechercher la filiation des termes et de suivre, comme cela a été possible pour les concepts créés par Elkington, le cheminement de la pensée de leur auteur et les mises au point nécessaires pour que les concepts portés par les nouveaux termes se traduisent dans les pratiques.
3.2 Enquête sur des horizons temporels plus longs : recherche des origines conceptuelles et des liens avec l’histoire de la pensée économique
Une perspective diachronique plus longue permet d’aller plus loin dans la découverte d’un domaine, de son histoire, de ses penseurs, d’autant que les termes, qui ne naissent pas ex nihilo, peuvent apparaître avec un certain décalage dans le temps par rapport aux réflexions théoriques menées en amont. C’est déjà ce qu’évoquait l’économiste Marshall à la fin du XIXe siècle :
The full importance of an epoch-making idea is often not perceived in the generation in which it is made… For a new discovery is seldom fully effective for practical purposes till many minor improvements and subsidiary discoveries have gathered themselves around it. (Marshall, 1890, livre 4, note 1)
L’examen des termes sustainability et sustainable development permet d’illustrer ce point.
Selon divers spécialistes (Du Pisani, 2006 ; Purvis, Yong & Robinson, 2019) sustainability a longtemps été utilisé dans une acception large, pour évoquer ce que sustainable development a permis par la suite de dénommer plus précisément16. Il est difficile de trouver une définition consensuelle à sustainability, tant les différentes époques17 ont coloré le concept à leur manière (Kidd, 1992 ; Lumley & Armstrong, 2004). Après le mouvement pour la conservation de l’environnement dans la première partie du XXe siècle, le mouvement environnemental a pris le relais dans les années 1960 et 1970, suivi de différentes versions de la philosophie « no growth » (l’écologie comme discipline, le mouvement anti-technologie, le concept de l’environnement comme ressource, etc.). Dans les années 1980, le terme a été largement adopté par les gouvernements, les ONG et les médias, de sorte qu’il a connu un regain d’intérêt au cours des vingt-cinq dernières années. Un champ de recherche, Sustainability Science, a d’ailleurs vu le jour.
Même si l’Antiquité envisageait déjà les notions de progrès et de croissance, dans la mesure où notre étude s’intéresse au monde des entreprises et de la finance, en relation avec la discipline économique, il nous a semblé pertinent de ne remonter qu’aux travaux de Smith et Malthus (deuxième moitié du XVIIIe siècle), pour suivre la progression des préoccupations en la matière. Le Tableau 3 permet d’illustrer une particularité à ne pas négliger : les concepts, qui suivent un itinéraire sinueux jusqu’à ce qu’ils trouvent enfin une dénomination et émergent en tant que termes, pourraient s’apparenter à un système rhizomique, car ils se développent parfois de manière insidieuse et dans de multiples directions. On notera que le terme sustainable development n’est apparu qu’au début des années 1970, alors que la réflexion plus générale a suivi de nombreux méandres (slow growth, zero growth). Le terme, qui s’est développé en réaction à la notion de progrès, et dans un contexte où l’imminence de la crise écologique se faisait plus pressante, témoigne d’un changement de paradigme.
Dates de 1re parution | Économistes | Précisions / citations |
1759, 1776 | Adam SMITH | Dans la Théorie des sentiments moraux, il met en avant le sens de l’harmonie et de l’équilibre naturel et, dans La Richesse des Nations, les notions de justice, d’équité et de vertu et le nécessaire respect de l’éthique pour les agents économiques. |
1798 | Thomas MALTHUS | “I say, that the power of population is indefinitely greater than the power in the earth to produce subsistence for man. Population, when unchecked, increases in a geometrical ratio. Subsistence only increases in an arithmetical ratio. A slight acquaintance with numbers will show the immensity of the first power in comparison with the second”. (Malthus, 1926 [1798], pp. 13-14) |
1848 | John Stuart MILL | “I sincerely hope, for the sake of posterity, [that the world’s population] will be content to be stationary18, long before necessity compels them to it” (Mill, 1883 [1848], p. 452) |
1866 | William Stanley JEVONS | Exprime la crainte que les ressources cruciales en bois, charbon et pétrole ne s’épuisent |
1917 | Thorstein VEBLEN | Prônait ce que l’on appellerait aujourd’hui sustainable development, sans mentionner le terme |
1929 | Arthur Cecil PIGOU | “It is the clear duty of Government which is the trustee for unborn generations as well as for its present citizens, to watch over, and, if need be, by legislative enactment, to defend, the exhaustible resources of the country from rash and reckless spoliation.” (p. 29) |
1941 | Sir John HICKS | Désaccord : rejet du terme stationary et défense d’une progressive economy |
1972 | Barbara WARD et René DUBOS | Apparition du terme sustainable development |
1972 | Rapport MEADOWS | Insistance sur les termes equilibrium et steady state. “Every day of continued exponential growth brings the world system closer to the ultimate limits to that growth. A decision to do nothing is a decision to increase the risk of collapse. […] We suspect on the basis of present knowledge of the physical constraints of the planet that the growth phase cannot continue for another one hundred years.” (p. 183) |
1978 | Ignacy SACHS | Création du terme Eco-development défini comme suit : An approach to development aimed at harmonising social and economic objectives with ecologically sound management, in a spirit of solidarity with future generations. |
1987 | Commission BRUNDTLAND | Définition officielle de sustainable development : “development that meets the needs of the present without compromising the ability of future generations to meet their own needs.” (p. 43) |
Tableau 3. Sustainable development : itinéraire d’un concept et des considérations qui l’ont nourri depuis plus de deux siècles
Progressivement, à partir de la définition de « eco-development » (Sachs, 1978), on en arrive à envisager la croissance en termes qualitatifs (qualitative growth) et à prôner l’idée d’équilibre entre les objectifs économiques, environnementaux et sociétaux, qui constituent les trois piliers du développement durable. On les retrouve d’ailleurs dans le sigle ESG (mentionné dans le Tableau 1), dont la surface notionnelle peut varier d’une entreprise à l’autre, d’un pays à l’autre et au fil du temps.
3.3 Diachronie et instabilité des surfaces conceptuelles : le cas de ESG
Contrairement à la théorie générale de la terminologie qui insiste sur la bi-univocité et la stabilité du terme, et qui cherche donc à écarter toute idée de variation, une perspective diachronique permet de mettre en lumière l’évolution des surfaces conceptuelles des termes, contribuant par là même à affiner nos connaissances dans un domaine spécialisé (Dury, 2022). Variabilité et instabilité sont donc porteuses de sens.
Le cas de l’ESG est assez révélateur. Ce sigle apparaît pour la première fois en 2004, dans le rapport Who Cares Wins (UN & Swiss Federal Department of Foreign Affairs, 2004) lorsque le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, invite les principales institutions financières de la planète à intégrer les facteurs environnementaux (E), sociaux (S) et de gouvernance (G) dans leur évaluation financière des entreprises. C’est bien l’association des trois catégories qui a présidé à l’adoption de ESG, même si les principes sous-jacents sont beaucoup plus anciens, à en juger par les efforts consentis au fil du temps par les entreprises pour mieux traiter leurs employés et ouvriers : fin de l’exploitation des enfants au travail, réduction de la journée de travail, attention portée aux conditions de travail, à la sécurité et à la santé, augmentation des salaires, octroi de congés, etc.
Soucieuses de préserver ou d’améliorer leur image de marque, les entreprises se sont saisies du concept à trois branches pour faire valoir auprès des autorités et des investisseurs leurs efforts et accomplissements dans les trois grandes directions concernées. Ont suivi un certain nombre de directives et obligations légales (GRI, SASB, UNGC, TCFD)19, en dépit desquelles les observateurs soulignent un manque d’harmonisation et de clarté dans les critères, de sorte qu’il est difficile de mesurer les progrès accomplis. En effet, l’ampleur des considérations pouvant entrer dans les rubriques E, S, et G et l’interprétation qui en est faite par les entreprises en fonction de leur secteur d’activité contribuent à faire de l’ESG un concept à géométrie variable. Le pays d’accueil, les normes juridiques en vigueur, les attentes des parties prenantes, la culture locale et l’époque prise en compte sont autant de facteurs de variabilité, d’où l’avantage d’adopter une approche diachronique pour l’observateur que nous sommes.
On note aussi une certaine instabilité grammaticale au niveau de l’expansion du sigle, de nature tantôt nominale (Environment, Society, Governance), tantôt adjectivale (environmental, social, governance), à l’exception de governance qui demeure inchangé dans tous les cas. Cette instabilité grammaticale peut s’accompagner d’une instabilité orthographique, puisque, si le sigle est majoritairement transcrit en majuscules, il est parfois banalisé par des minuscules (esg). En outre, les substantifs avec lesquels le sigle ou son développement entrent en composition sont assez variés : il peut s’agir de personnes (ESG investors), de questions générales (environmental, social, governance issues / principles / rules / strategies), de documents officiels transmis par les entreprises (ESG report), d’évaluations (ESG performers / ratings / scores).
En réalité, ce terme générique réunit des concepts d’ordre différent (Schéma 1) : d’une part, en 1., la protection de la planète et de l’environnement naturel (sustainability et sustainable development) et, d’autre part, les diverses responsabilités de l’entreprise auparavant déclinées en termes de corporate citizenship (2a.) et de corporate social responsibility (2b.) avec deux variantes relevées au fil du temps (Carroll, 2015) : corporate social responsiveness, puis corporate social performance. Le terme CSR a lui-même reçu un très grand nombre de définitions depuis 196020. En liaison avec le triptyque ESG qui met en relief les questions environnementales, sociales et de gouvernance, et depuis la publication des Sustainable Development Goals (SDGs) par les Nations Unies en 2005, CSR a connu un intérêt renouvelé parmi les chercheurs et les dirigeants d’entreprises.
Le couplage ainsi réalisé par le concept ESG a donné lieu à une constellation de termes liés sémantiquement, que ce soit au niveau des entreprises ou du monde de la finance. ESG englobe toutes les questions concernant l’impact des activités des entreprises sur l’environnement naturel et humain (carbon footprint, positive-impact companies, impact investing, employee wellbeing), les valeurs éthiques (purpose-driven companies, ethical investing), la diversité, l’équité et l’inclusion (DEI). On aboutit à un réseau conceptuel qui a donné lieu à des termes à part entière connotés « ESG ». Il en va de même pour les nouvelles déclinaisons des termes economy (circular / inclusive / mission / regenerative / sharing / sustainable) et capitalism (accountable / conscious / regenerative / stakeholder).
Il conviendra donc de poursuivre l’évolution de tous ces termes dans les années et décennies à venir, de même que celle de la surface conceptuelle de ESG, si toutefois cette dénomination résiste à l’obsolescence terminologique. Quoi qu’il en soit, une analyse qualitative et quantitative des rapports ESG des entreprises est de mise sur l’axe du temps, dans la mesure où il est quasiment impossible pour une entreprise de progresser sur tous les fronts au même rythme. Les efforts consentis dans le cadre de l’ESG doivent être envisagés en termes de processus à affiner, de progrès à accomplir, de but vers lequel tendre, mais qui ne sera jamais complètement atteint.
4. Analyse et discussion
4.1 Incidence de l’horizon temporel sur les connaissances acquises
Il ressort des investigations décrites dans les sections précédentes et ciblées sur quelques concepts et termes que, quel que soit l’horizon temporel envisagé (décennies ou siècles), les concepts prennent un certain temps à mûrir, à recevoir une dénomination, et à inspirer les acteurs d’un milieu avant de se manifester dans les pratiques et susciter l’intérêt général. C’est d’autant plus vrai lorsque ces termes véhiculent des concepts qui peuvent introduire ou signaler des changements importants dans un milieu, une communauté, ou dans la société.
Précisément, pour mesurer l’intérêt porté aux questions d’ESG, Pérez et al. (2022) se sont fondés sur le nombre de requêtes menées sur internet, tous publics confondus. Selon leur étude, ces questions ont fait l’objet d’un intérêt renouvelé et plus marqué dans la dernière décennie. Plus particulièrement entre 2019 et 2022, elles ont été multipliées par cinq, alors même que les requêtes sur CSR marquaient un recul très net. De notre côté, nous avons mené nos propres investigations en nous intéressant exclusivement au nombre d’articles d’experts portant sur les questions d’ESG dans la revue Knowledge at Wharton sur une période de 30 ans et les résultats semblent plutôt signaler une montée en puissance entre 2008 et 2015, avec un pic en 2012 et 2013 (Graphique 1).
Cette différence de résultats entre l’intérêt suscité dans la population plus générale, d’une part, et parmi les experts, d’autre part, s’explique sans doute par le délai nécessaire à la diffusion des conclusions des travaux de recherche auprès d’un public plus large et leur traduction dans les pratiques. Néanmoins, le changement d’intitulé des rapports annuels extra‑financiers de l’entreprise Walmart sur ces questions depuis 2005 (Tableau 4), avec, à partir de 2019, l’adoption de « Environmental, Social and Governance Report », semble corroborer le constat fait par Pérez et al. (2022). On peut donc penser que, depuis 2019, toutes les parties prenantes sont sensibilisées à l’importance des questions liées à l’ESG pour l’entreprise et pour elles.
2005 et 2006 | Report on Ethical Sourcing |
2007 et 2008 | Sustainability Progress Report |
2009 et 2010 | Global Sustainability Report |
2011 à 2018 | Global Responsibility Report |
Depuis 2019 | Environmental, Social & Governance Report |
Tableau 4. Changements d’intitulés des rapports portant sur les questions d’éthique, de durabilité, de responsabilité et d’ESG pour l’entreprise Walmart à partir de 2005
Cette évolution illustre bien la nécessité de prendre en compte des horizons temporels suffisamment révélateurs de l’évolution des préoccupations et des priorités de l’entreprise. Les questions d’éthique, mises en avant par Walmart les deux premières années et reliées aux sources d’approvisionnement, s’ouvrent au concept de durabilité pour présenter l’état des efforts en cours. Ce concept est ensuite généralisé à l’ensemble des pays dans lesquels l’entreprise est présente. Puis, le terme sustainability est remplacé par responsibility et on en arrive enfin, depuis 2019, au rapport ESG beaucoup plus englobant. Conformément à notre Schéma 1 présenté dans la section 3.3, les chercheurs Quairel et Capron (2013) ont noté un couplage au fil du temps des champs sémantiques de sustainable development qui concernait auparavant l’avenir de la planète et de corporate social responsibility qui se préoccupait du rôle de l’entreprise dans la société. La fusion de ces deux concepts est elle-même englobée par ESG.
C’est donc une optique dans la durée, même limitée à deux décennies dans le Tableau 4, et une observation en continu de la période concernée plutôt qu’une comparaison de quelques arrêts sur image qui permettront de prendre la mesure de l’évolution de la pensée et des pratiques (Visser, 2010).
En se fondant simplement sur les termes, les concepts sous-jacents et leurs antécédents, on peut aussi, en choisissant des horizons temporels variés, prendre conscience de l’évolution du rôle de l’entreprise dans la société et de l’évolution parallèle, voulue ou obligée, de celui de la finance.
4.2 Les nouveaux termes, ou leurs nouvelles acceptions, témoins de l’évolution du rôle de l’entreprise dans la société
Une démarche rétrospective d’ordre terminologique (Humbley, 2011) permet de comprendre comment le contexte de chaque époque a influencé les pratiques managériales pour aboutir à la situation présente.
Quairel et Capron (2013, pp. 126-127) distinguent trois courants sur l’axe diachronique. Selon l’approche « éthique », héritée du paternalisme du XIXe siècle et souvent fondée sur des valeurs morales (stewardship principle) et religieuses (charity principle), l’entreprise a le devoir moral d’assurer le bien-être de ses ouvriers, de leurs familles et de la communauté, ce qui a donné lieu à la création de fondations, vectrices d’une politique de mécénat et de philanthropie. Puis, dans les années 1970, l’approche « managériale utilitariste », aussi appelée Social Issues Management, a mis l’accent sur la nécessité de soigner l’image de marque de l’entreprise pour s’assurer la confiance des parties prenantes influentes et réaliser les objectifs économiques. Enfin, dans une approche plus large englobant les deux autres conceptions, l’entreprise en est venue à répondre aux attentes d’un nombre plus important de parties prenantes et à rendre compte de ses actions et pratiques : accountability est alors devenu un terme récurrent et l’on est passé du shareholder capitalism au stakeholder capitalism (Schwab & Vanham, 2021).
La déclaration faite au New York Times, par l’économiste Friedman sur le rôle de l’entreprise dans la société, illustre bien la réunion des deux premières approches :
In a free-enterprise, private-property system, a corporate executive is an employee of the owners of the business. He has direct responsibility to his employers. That responsibility is to conduct the business in accordance with their desires, which generally will be to make as much money as possible while conforming to the basic rules of the society, both those embodied in law and those embodied in ethical custom. (Friedman, NYT, 1970)
De cette citation, souvent amputée de ses derniers éléments soulignés ici par nos soins, certains concluent que l’entreprise a pour seul objet de réaliser des bénéfices pour satisfaire ses actionnaires. La fin de la citation évoque toutefois les questions de conformité aux normes en vigueur en matière de légalité et d’éthique, même s’il faut admettre que l’ajout de « basic » laisse à penser qu’on peut se contenter du minimum légal plutôt que de s’engager vraiment.
Au fil du temps, les trois approches évoquées plus haut, et qui ne sont pas incompatibles ont été absorbées par le concept de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE / CSR). Avec la concurrence accrue par l’ouverture des frontières et la transition vers une économie de services dans les pays développés, le rôle de l’entreprise et les relations entreprise-société n’ont cessé d’évoluer. La mondialisation a eu pour effet de transférer des responsabilités qui incombaient aux gouvernements vers les multinationales pour assurer la protection sociale des communautés qui dépendent d’elles au niveau de l’emploi, et pour faciliter l’exercice des autres droits civiques et politiques de ces communautés. Dans cette optique, selon Matten et Crane (2005), il aurait été judicieux de préférer le terme Corporate Administration of Citizenship (CAC) à Corporate Citizenship (CC). Ce choix aurait permis d’éviter un amalgame entre CC et CSR. En effet, omettre ou ignorer les effets de la mondialisation risque de conduire le profane à conclure, à tort, que Corporate citizenship se rapporte à l’entreprise elle-même, personnifiée en tant que « citoyenne », et qui, à ce titre, partagerait les droits et devoirs de tout citoyen.
Si les entreprises veulent conserver une légitimité à mener leurs activités (license to operate), elles doivent répondre aux attentes de la population, s’appliquer à minimiser les aspects négatifs de leurs activités (do no significant harm ou DNSH) et rechercher comment œuvrer au bienfait de leur environnement humain et naturel, comme le résume Doug MacMillon, PDG de Walmart, dans son introduction au rapport ESG de 2019 :
People want to see companies doing good in the world, and people want to work for companies they believe in. Businesses should serve more than just one stakeholder group. […] We understand that for a business to last, it must have a fundamental reason for being, which is found in the value it creates for all – customers, associates, communities, shareholders, suppliers, future generations – and the planet. (McMillon, ESG report, 2019).
Les éléments soulignés par nos soins résument l’essentiel des attentes21 actuelles des différentes parties prenantes qui exercent une pression sur les entreprises et se montrent très vigilantes. On notera d’ailleurs que la planète compte parmi les éléments concernés. Tout décalage entre les déclarations officielles (purpose/mission statements) des entreprises et leurs décisions et actions, tout manque de transparence ou toute manipulation de type « greenwashing » ou « purpose-washing » seront immédiatement sanctionnés par une baisse de certaines formes de capital (reputational capital, social capital). Tout est une question de confiance et d’engagement. Le monde de la finance a également pris conscience des nouvelles attentes des investisseurs : l’offre élargie de produits financiers pour faire écho aux valeurs des clients témoigne d’efforts pour ré-enraciner la finance dans l’économie réelle.
Enfin, l’évolution du rôle de l’entreprise dans la société est aussi liée à l’attitude des nouvelles générations (millennials, génération Z ou Alphas) par rapport à l’environnement, au travail, au bien-être, à l’engagement, d’où l’apparition de nouveaux postes mentionnés dans le Tableau 1. L’entreprise est appelée à évoluer, à toujours progresser pour entrer dans la catégorie « best place to work ». À cet égard, les Benefit corporations ont ouvert la voie en se montrant proactives. Une veille néologique et terminologique s’impose donc pour continuer à suivre l’évolution conceptuelle et terminologique dans le cadre d’une approche diachronique.
5. Conclusion
Au terme de ce rapide tour d’horizon, il convient de rappeler les avantages présentés par une approche diachronique en matière de VSA, à savoir comprendre la raison d’être des termes.
Dans la mesure où il ne s’agit ni de prescrire, ni de proscrire, mais d’observer, de découvrir et de mieux appréhender un milieu ou domaine spécialisé par le biais de sa structure conceptuelle, les termes constituent une porte d’entrée privilégiée pour le linguiste. Pour éviter toute conclusion hâtive, toute erreur d’interprétation, il faut se garder de ne s’intéresser qu’au présent, mais, au contraire, chercher à comprendre comment s’est construite et développée l’histoire d’une discipline, d’un milieu, quelles périodes et influences les ont marqués, quels défis ils ont dû relever, et quelles bifurcations conceptuelles les ont conduits à la période actuelle. Une perspective diachronique s’impose donc pour envisager la terminologie en termes d’héritage, de filiation, en lien avec les contextes historique, scientifique, culturel, sociétal, institutionnel, professionnel et avec l’histoire des idées et des pratiques.
Notre approche rétrospective nous a permis de noter les glissements de sens, l’imbrication de certains concepts et de mettre en évidence les liens entre théorie et pratique, le décalage dans le temps entre l’émergence des concepts, la circulation des idées et l’adoption des termes, dont la surface conceptuelle peut varier, même si la dénomination ne change pas.
Pour ce qui concerne la présente étude, notre travail d’enquête a permis de lire en filigrane l’impact sur les pratiques managériales des luttes syndicales, des crises climatiques, du progrès, et de souligner l’évolution des attentes de la société et l’offre élargie de types d’investissements pour répondre à ces attentes. Une telle approche présente le double avantage de procurer un enrichissement culturel et un approfondissement des connaissances, en capitalisant sur la « richesse des notions » (Resche, 2013).
C’est pourquoi le choix des horizons temporels doit être réfléchi si l’on veut éviter d’aboutir à des conclusions biaisées. Comme c’est le cas pour les termes métaphoriques, dont l’étude doit tenir compte des métaphores constitutives d’un milieu, d’une discipline et de la théorie22, la terminologie d’une profession, d’un milieu spécialisé ou d’une discipline doit s’analyser dans une optique diachronique, en tenant compte de contextes variés. Tel l’arrière‑plan d’un tableau qui permet de lui donner de la profondeur et aide à mieux situer et encadrer la scène, une approche diachronique et rétrospective permet d’ancrer le présent dans le passé plus ou moins lointain et de mettre les choses en perspective. Se priver d’une telle approche reviendrait à ignorer les racines historiques et culturelles qui ont progressivement enrichi le terreau dans lequel ont germé les concepts et les termes.